L’ange de la caverne/01/03

La bibliothèque libre.
Le Courrier fédéral (p. 12-16).

CHAPITRE III

LE « CLUB DES BONS VIVANTS »


Un soir, trois habitués étaient attablés dans un des salons du « Club des Bons Vivants. » Le « Club des Bons Vivants » était très achalandé, très aristocratique et très comme il faut. Jamais on ne jouait gros jeu au « Club des Bons Vivants » ; c’était défendu par les règlements. Une petite partie d’écarté de temps à autre, ce n’était pas défendu, du moment qu’on ne jouait pas pour de l’argent.

Ce soir-là, donc, un des « Bons Vivants » attablés, s’amusait à mêler des cartes, tout en causant.

« Il nous manque un compagnon pour faire la partie, ce soir. Je serais bien disposé à jouer quelques parties d’écarté. »

— « Moi aussi, » répondit Letendre, un monsieur fort corpulent. « Allons voir si nous n’y trouverions pas un quatrième dans la salle de billard. »

À ce moment, quelqu’un entra dans le salon.

« Tiens ! Voilà Courcel ! » s’exclama-t-on.

— « Bonsoir, messieurs, » dit Yves Courcel. « Vous alliez jouer aux cartes ? Que je ne vous dérange pas ! »

— « Nous aurions besoin de vous pour faire un quatrième, Courcel, » dit un nommé d’Artigny.

— « Je serai des vôtres dans quelques instants et avec plaisir » répondit Yves. « Je suis à la recherche de Desroches dans le moment. »

— « Desroches n’est pas au club ce soir ; il n’y était pas hier soir, non plus, ” répliqua le jeune Comte d’Oural.

— « Le fait est, » dit d’Artigny, « que Desroches se fait mourir à travailler… Et pourquoi ?… Il est, dit-on, très riche. »

— « Desroches est bien changé, je trouve, » ajouta M. Letendre.

— « Oui, Desroches est bien changé, » répéta le Comte d’Oural.

— « Je n’ai rien remarqué d’anormal chez Desroches, d’Oural ! Mais, je trouve singulier de ne pas le rencontrer ici ; il m’avait donné rendez-vous dans ce salon… Je vais voir dans la bibliothèque et dans la salle de billard, » dit Yves, qui commençait à être un tant soit peu inquiet de son ami…

Juste au moment où il entrait dans la bibliothèque pour y chercher son ami, celui-ci en sortait.

« Bon soir, Desroches, » dit Yves. « Je te cherchais ; n’es-tu pas en retard au rendez-vous ? »

— « Un peu, je l’avoue, » répondit Sylvio en souriant ; « mais je viens de quitter mon bureau. »

Tout en parlant, les deux amis parvinrent à la porte du salon, où Yves avait laissé ses compagnons attablés. Ils entrèrent et furent accueillis avec des exclamations de joie.

« Bonjour, Desroches ! » dit d’Artigny : « Courcel commençait à être inquiet sur votre compte. »

— « J’étais à expliquer à Courcel ce qui m’a retenu si tard, » répondit Sylvio, en prenant place à la table de jeu. « Je ne fais que quitter mon bureau… Je viens de terminer une affaire… une affaire d’or ! » ajouta-t-il, avec un peu d’exaltation dans la voix.

— « Tant mieux pour vous, Desroches ! » s’écria le Comte d’Oural, en riant. « Les affaires d’or, je ne connais pas cela, moi !… Chançard, va ! »

Sylvio Desroches fronça les sourcils et pâlit.

« Vous ne me croyez pas, peut-être, d’Oural ? » dit Sylvio Desroches d’un ton sec, « Je vais vous prouver que je ne mens pas que je ne me vante pas même… Voyez ! »

Ce disant, Sylvio jeta sur la table un porte-feuille, duquel il retira des titres au porteur de la valeur de 250,000 francs.

« Voyez ! » reprit Sylvio Desroches, devenant tout à fait excité cette fois. « Il y a, dans ce porte-feuille, plus de 250,000 francs ! Une affaire d’or, vous dis-je, une affaire d’or, messieurs ! »

Yves regardait son ami avec des yeux étonnés et inquiets… Jamais, auparavant, Sylvio n’avait parlé ni agi de cette manière… Yves sentit un frisson le secouer de la tête aux pieds et son cœur fut étreint comme d’un funeste pressentiment.

« Mon pauvre Desroches, » s’exclama tout à coup le Comte d’Oural, « permettez-moi de vous dire que vous faites une sottise de vous promener dans la ville ainsi, le soir, avec tant d’argent sur vous… C’est risquer votre vie… Des gens ont été assassinés, déjà, pour infiniment moins qu’un quart de million ! »

— « C’est vrai, » répondit Sylvio Desroches, en remettant son porte-feuille dans sa poche. « Mais, je viens de terminer cette affaire et les banques sont fermées. Demain matin, je déposerai cet argent. »

— « Et vous ferez bien ! » s’écria Letendre… « En attendant, pour l’amour de Dieu, et si vous n’êtes pas fatigué de la vie, Desroches, n’allez pas exhiber votre porte-feuille à tout venant ! »

— « Je crois, » dit Sylvio, en se levant, « que je ne veillerai pas au club ce soir… Je suis fatigué… Je ressens des bourdonnements dans la tête… Une bonne nuit de sommeil me fera du bien… Au revoir, à tous !… Viens-tu, Courcel ? »

— « Oui. Je ne tiens pas à veiller tard moi-même. Allons, Desroches ! Au revoir, messieurs, » ajouta Yves Courcel à ses autres compagnons. « Ce n’est que partie remise, » dit-il, en souriant et désignant les cartes.

Yves et Sylvio, au lieu de prendre une voiture, préférèrent marcher, le temps étant idéalement beau. Arrivé près de sa demeure, Yves invita Sylvio à entrer :

« Je suis veuf de ce temps-ci, tu sais, Desroches, » dit-il, en souriant. « Ma femme et ma mignonne Éliane sont encore à la campagne et elles se plaisent bien dans le chalet qui t’appartient, et que tu as si généreusement mis à leur disposition… Aimerais-tu à entrer chez moi ? C’est plus tranquille qu’au club et j’ai bien des choses à te dire. »

— « Oui, montons chez toi, Courcel, » répondit Sylvio Desroches, « Moi aussi, j’ai bien des choses à te dire… bien des projets à te communiquer. »

— « Montons, alors ! » dit Yves, gaiement. « Dans ma maison Sylvio, tu es toujours le très-bienvenu ! »

Tous deux montèrent chez Yves Courcel. Mais, quoique Sylvio eut dit avoir bien des choses à communiquer, il ne parla pas beaucoup. Les bras croisés sur sa poitrine, un pli soucieux au front, il semblait fort préoccupé. C’est Yves, en fin de compte, qui fit tous les frais de la conversation. Vers les onze heures, Sylvio se leva pour partir.

« Je vais aller me mettre au lit, » dit-il. « J’ai mal à la tête et je me sens bouleversé… je ne sais pourquoi. »

— « Tu travailles trop, Sylvio, » dit Yves, en posant la main sur l’épaule de son ami ; « cet excès de travail finira par te jouer quelque mauvais tour… »

Puis voyant que Desroches avait l’air bien fatigué et même un peu malade, il ajouta :

« Pourquoi ne passes-tu pas la nuit ici, si tu te sens malade ? … Je… »

— « Malade ! Mais, je ne suis pas malade ! » s’écria Sylvio, quelque peu impatienté. « Allons ! À demain ! » ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte de sortie, puis, revenant auprès d’Yves et retirant de sa poche son porte-feuille, il reprit :

« Veux-tu te charger de ceci pour cette nuit, Courcel ? Ces imbéciles — je veux dire d’Oural, Letendre et d’Artigny — sont parvenus à m’effrayer un peu, je crois et je n’aime pas me promener à cette heure avec tant d’argent sur moi. »

Yves prit le porte-feuille des mains de Sylvio, puis il se dirigea vers un coffre-fort, dont il ouvrit la porte :

« Vois, » dit-il à Sylvio, en déposant le porte-feuille dans un tiroir du coffre-fort, « ton argent sera en sûreté ici jusqu’à demain. »

— « Merci, » répondit Sylvio. « Je serai ici à neuf heures et demie, demain matin et ensuite, j’irai déposer cet argent à la banque. À demain ! »

— « À demain, cher cher ami, « répondit Yves, subitement attendri et pressentant je ne sais quel malheur. « Tâche de bien dormir… et… bonne nuit ! »

— « À demain ! » répéta Sylvio Desroches. « À demain ! » Il prit la direction de l’escalier, mais il revint, encore une fois vers Yves. « N’est-ce pas, Courcel, que c’est, entre nous, à la vie, à la mort, toujours ? »

Puis Sylvio Desroches descendit les marches de la résidence d’Yves Courcel.

Yves entendit, pendant quelques secondes les pas de son ami sur le trottoir, puis tout entra dans le silence. Yves soupira tout à coup : Sylvio n’était certainement pas dans son état normal… Il n’aurait pas dû, lui, Yves, le laisser partir… S’il allait tomber malade, seul dans ses appartements… Yves fut tenté de courir après son ami et le ramener chez lui ; mais il résista à cette tentation : dans l’état d’énervement où était Sylvio, ce soir, cet excès de zèle pourrait le froisser.

Il était minuit quand Yves Courcel se coucha enfin ; mais il ne dormit guère de la nuit, tant il était inquiet de son ami Sylvio Desroches.