L’ange de la caverne/01/05

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Le Courrier fédéral (p. 20-24).

CHAPITRE V

PREUVE ACCABLANTE.


Jusqu’au lendemain soir, Yves Courcel et Germain, le secrétaire coururent la ville, s’informant discrètement et téléphonant, entre temps, chez Sylvio Desroches… Inutilement… Sylvio Desroches avait disparu et si mystérieusement qu’Yves se demandait si les soupçons du secrétaire n’étaient pas fondés et si son ami n’avait pas été assassiné. Sans doute, quand Sylvio avait quitté la maison de son ami, il n’avait plus sur lui les 250,000 francs ; mais personne ne le savait… Que faire ?… Il ne restait plus qu’à avertir la police et, bien que cela lui répugnât quelque peu, il fallait s’y décider.

« Germain, » dit Yves au secrétaire, « vous faites mieux d’aller avertir la police immédiatement. Moi, je ne puis vous accompagner, car ma femme et ma petite Éliane arrivent, ce soir, de la campagne et il faut que je sois à l’arrivée du train. »

« C’est bien, » répondit le secrétaire, « je pars, sans perdre un instant… Mon Dieu ! Qu’est-il donc arrivé à M. Desroches ? »

Ce qu’Yves avait prévu arriva : la nouvelle de la mystérieuse disparition de Sylvio Desroches se répandit rapidement dans la ville. En se rendant à son bureau, le lendemain matin, il rencontra le Comte d’Oural d’abord, M. d’Artigny ensuite : ils venaient d’apprendre la nouvelle. « C’est vous, Courcel, qui, le dernier, l’avez vu ce pauvre Desroches ! »

— « Oui, c’est moi, » répondit Yves tristement. « Pauvre pauvre Desroches ! »

Nous n’insisterons pas sur les détails de cette affaire. Quand, plus tard, Yves Courcel essayait de se rappeler les évènements qui suivirent la disparition de Sylvio Desroches, il ne le put jamais… À son ami disparu, Yves songeait sans cesse ; c’était devenu une obsession chez lui : à la maison, au bureau, en marchant dans les rues de la ville, il y pensait toujours…

Un soir, quinze jours après la disparition de Sylvio, Yves veillait avec sa femme et tenait dans ses bras sa petite Éliane endormie, lorsqu’on sonna à la porte. La bonne vint dire aussitôt à Yves que trois hommes étaient dans l’étude de monsieur et qu’ils désiraient parler à M. Courcel. Yves se rendit à son étude et se trouva en face d’un agent de sûreté et de deux gendarmes. Il fut vivement surpris. Ces sortes de gens ne sont jamais les bienvenus, même quand on a la conscience tranquille.

— « Qu’y a-t-il à votre service, messieurs ? » demanda Yves. — « Nous venons faire une petite perquisition dans votre maison, M. Courcel, » répondit l’agent. « C’est vous qui, le dernier, avez été vu avec M. Desroches et… »

— « C’est très-bien, » dit Yves, assez mécontent ; cette perquisition allait peut-être effrayer sa femme.

L’agent et les gendarmes visitèrent la maison d’Yves Courcel, de la cave au grenier, puis ils revinrent à l’étude, où Mme Courcel avait rejoint son mari.

« Nous avons tout visité, » dit l’agent de sûreté, « excepté ce coffre-fort… Veuillez l’ouvrir, M. Courcel. »

Le coffre-fort !… Ciel !… Dans ses préoccupations et inquiétudes à propos de Sylvio, Yves avait complètement oublié les 250, 000 francs dont il était le dépositaire… Ces 250, 000 francs étaient là, dans son coffre-fort ; on allait peut-être croire qu’il avait voulu les garder pour lui… On ne comprendrait pas… Pris de panique, tout à coup, Yves balbutia :

« Le coffre-fort !… Je… »

— « Ouvrez ce coffre-fort, M. Courcel. » répéta l’agent, d’un ton péremptoire, cette fois.

— « Je voudrais… vous… expliquer… » balbutia, de nouveau, Yves Courcel.

Mme Courcel posa sa main sur l’épaule de son mari :

« Mais, ouvre donc ton coffre-fort, mon ami ! » dit-elle doucement ; « tu vois bien que ces messieurs… »

— « Je vous ordonne d’ouvrir ce coffre-fort, M. Courcel ! » s’écria l’agent…

Yves ouvrit le coffre-fort avec des doigts tremblant… Il le savait, il se trouvait dans une mauvaise position : le portefeuille de Sylvio Desroches était dans son coffre-fort ; plus d’un avait été accusé de vol sur des preuves moins accablantes. … Mme Courcel regardait son mari avec des yeux étonnés … Ce trouble de son mari… cette hésitation… Qu’est-ce que cela voulait dire ?…

Et, quand le coffre-fort fut ouvert enfin, Mme Courcel crut mourir quand l’agent trouva, dans un tiroir un portefeuille, porte-feuille que Mme Courcel reconnut immédiatement comme ayant appartenu à Sylvio Desroches.

« Le porte-feuille de M. Desroches, » dit, assez tranquillement l’agent de sûreté. « Ce porte-feuille doit contenir 250, 000 francs. »

« Yves ! Mon mari ! » s’écria Mme Courcel. » « M. Courcel, ” reprit l’agent, « vous êtes le dernier qui ait été vu en compagnie de M. Desroches… M. Desroches a disparu mystérieusement… et nous trouvons chez vous, caché dans votre coffre-fort, le porte-feuille de M. Desroches contenant un quart de million. »

— « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » s’écria Mme Courcel, puis elle perdit connaissance.

Yves voulut voler au secours de sa femme, mais l’agent de sûreté le retint. Il posa sa main sur l’épaule du malheureux et dit :

« M. Yves Courcel, je vous arrête, au nom de la loi ! »

Yves Courcel passa à la cour de police, puis en cour d’assises. Dans l’intervalle, on trouva, dans la Seine, un cadavre tout défiguré, dont les habits ressemblaient à ceux que Sylvio Desroches portaient, lors de sa disparition. Constatation faite, cet homme ne s’était pas noyé ; il avait été assommé, puis jeté dans la Seine. Yves Courcel fut trouvé coupable de vol et d’assassinat. Mais, comme on n’avait pas de preuves certaines de sa culpabilité, il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Yves Courcel fut transporté au pénitencier de Cayenne, dans la Guyane Française. Yves Courcel n’existait plus, maintenant, comme citoyen ; il ne restait de lui qu’un pauvre malheureux, portant le numéro 818, celui que nous avons vu, dans le premier chapitre de ce récit, complotant de s’évader du pénitencier de Cayenne, celui qui, agenouillé, priait Dieu de le protéger et de permettre qu’il revoie un jour, sa fille bien-aimée, son Éliane chérie !

Il y avait dix ans qu’Yves Courcel était à Cayenne, souffrant pour des crimes qu’il n’avait pas commis, et si nous trouvons 818 enfermé dans le pénitencier même, au lieu de jouir de la demie-liberté dont jouissent les forçats de Cayenne, c’est qu’il avait été surpris il y avait six mois, alors qu’il essayait de s’évader… Eh ! bien, il allait essayer encore une fois ; peut-être aurait-il plus de chance !

Ce qui rendait la souffrance d’Yves Courcel — ou de 818, si l’on veut — plus amère encore, c’était cette pensée qui l’obsédait nuit et jour :

« Ma femme a douté de moi ! Elle m’a cru coupable ! »

Oui, hélas ! Mme Courcel n’avait pu douter de la culpabilité de son mari, qu’elle aimait, pourtant… Cet argent, ces 250,000 francs dont il ne lui avait dit mot, et qu’on avait trouvés dans son coffre-fort… Puis cette peine extrême — que Mme Courcel avait trouvé un peu exagérée, malgré l’amitié qui liait les deux hommes — cette peine extrême, dis-je, que son mari ressentait de la disparition de Sylvio Desroches… n’était-ce pas plutôt du remords ?

Mme Courcel était allé rendre visite à son mari trois fois pendant qu’il était incarcéré dans la prison de la ville. À sa dernière visite, elle avait amené Éliane, âgée de neuf ans, alors. La chère mignonne ne comprenait pas pourquoi son papa chéri, qu’elle adorait, restait enfermé dans cette laide maison grise et sombre.

Yves sentit son cœur se briser quand il dit adieu à sa mignonne Éliane ; il lui avait dit : « Écoute, Éliane, mon ange bien-aimé, dis-toi toujours ceci — et tu en comprendras, plus tard la signification : « Papa n’était pas coupable ; il a été victime d’une affreuse erreur judiciaire ! »

Il y a trop de ces erreurs judiciaires, malheureusement !