L’ange de la caverne/01/06

La bibliothèque libre.
Le Courrier fédéral (p. 24-31).

CHAPITRE VI

UNE ÉVASION ET SES DANGERS.


Dix heures moins le quart du soir.

Dans leurs cellules, 818 et 602 commencèrent à faire leurs préparatifs de départ.

602 plaça dans une de ses poches les croûtes de pain qu’il était parvenu à mettre de côté depuis plusieurs jours et dans une autre poche, il mit de la ficelle. Autour de sa taille, il enroula un cable long de quatre mètres. Ce cable, il l’avait fait avec une couverture de son lit qu’il avait déchirée par lanières et tressée ensuite. Il avait procédé de même pour la ficelle ; s’ils parvenaient à s’évader, cette ficelle leur rendrait plus d’un service. Pour commencer, il prit un bout de cette ficelle, il la passa autour de son cou et y suspendit un petit gobelet en étain, qu’il prit sur une table qui se trouvait près de son lit ; ce gobelet leur serait très utile, indispensable même.

818 mit, aussi, dans une de ses poches les croûtes de pain qu’il avait tenu en réserve. Dans une autre de ses poches, il mit le couteau ébréché qui avait servi à scier les barreaux de leurs fenêtres ; il mit aussi un objet long de huit pouces à peu près. Autour de ses reins il enroula une des couvertures de son lit, puis, lui aussi, il suspendit à son cou un gobelet d’étain. Hélas ! c’est tout dont pouvaient se charger ces hommes ; c’est tout ce que leur dénuement leur permettait d’emporter, d’ailleurs. Ces objets, ce n’est qu’après mûres réflexions qu’ils les emportaient.

Maintenant, à la grâce de Dieu !

Les cellules de 818 et de 602 étaient au troisième étage du pénitencier ; comment allaient procéder ces prisonniers pour s’enfuir ? Se laisseraient-ils glisser le long du câble pour tomber ensuite jusqu’à terre ?… Impossible ! Ils arriveraient ainsi dans la cour intérieure du pénitencier… d’ailleurs, le câble n’était que de quatre mètres de long, on s’en souvient… Ils procéderaient tout autrement.

Il leur fallait atteindre l’extrémité ouest de la bâtisse, puis descendre jusqu’au sol par une échelle de sauvetage qui donnait du côté des marais. Cette échelle de sauvetage étant, comme nous venons de le dire, à l’extrémité ouest de la bâtisse, comment ces hommes y parviendraient-ils ?… Pour y arriver, ces malheureux allaient s’aventurer sur une corniche de deux pieds et demi de largeur entourant le pénitencier. Cette corniche était à dix pieds plus bas que les fenêtres de 818 et 602. Il leur faudrait donc, d’abord, exécuter un saut périlleux — si périlleux qu’on frissonne d’horreur rien qu’à y penser — de leurs fenêtres à la corniche. En se suspendant par les mains à leurs fenêtres, le saut, il est vrai, serait diminué de six pieds pour 818 et de cinq pieds six pouces pour 602, mais… Inutile de dire que cette corniche qu’il fallait atteindre n’était pas entourée : un faux mouvement, et ces hommes seraient précipités de quarante pieds de haut à une mort certaine.

Pour se risquer sur cette corniche, il fallait avoir le pied sûr, la tête et le cœur solides et n’avoir rien à craindre du vertige.

Dieu seul pouvait protéger ceux qui allaient se risquer sur cette corniche !  !

Dix heures du soir.

Quand le dernier coup de dix heures résonna au cadran du pénitencier, 818 et 602 s’agenouillèrent près de leurs lits et échangèrent ces mots :

« C’est l’heure ! »

Puis chacun escalada sa fenêtre et s’y suspendit quelques instants, le corps en dehors, dans le vide… Ensuite, tous deux lâchèrent prise… Ces quelques instants que ces hommes passèrent suspendus à leurs fenêtres, furent épouvantables… Si leurs pieds allaient manquer la corniche, combien affreuse serait leur mort !… Broyés sur la cour dallée du pénitencier ! … Mais, non ; leurs pieds, à tous deux, rencontrèrent la corniche.

Maintenant, il s’agissait de se retourner, pour faire face à l’ouest de la bâtisse, où était suspendue l’échelle de sauvetage. .. Dans la profonde obscurité de cette noire nuit, ce demi-tour à gauche comportait de terribles dangers… Mais, encore cette fois, le ciel leur vint en aide…

Les voilà donc, tous deux, faisant face à l’ouest et commençant cette marche périlleuse vers l’échelle de sauvetage, sur une corniche de deux pieds et demi, à quarante pieds du sol !…

Une distance de trente-cinq pieds les séparait de l’échelle de sauvetage et, ces trente-cinq pieds, ils mirent au-delà de dix minutes à les franchir, 818 précédant 602. Ils ne posaient un pied devant l’autre qu’avec d’extrêmes précautions… Quarante pieds de vide, d’un côté, de l’autre, un mur uni, sans la moindre saillie à laquelle ils eussent pu se cramponner, même un moment… Ah ! ils l’avaient bien examinée cette façade du pénitencier et aussi cette corniche sur laquelle, depuis deux mois, ils avaient résolu d’essayer de s’évader !… Un moment d’hésitation, un faux mouvement ; ils le savaient d’avance, ce serait la mort…

818 et 602 marchaient en silence, respirant à peine. À un moment, 818, ayant mal calculé la distance, avait posé le bout du pied dans le vide ; mais, avec un sang-froid extraordinaire, il s’était rapproché du mur… et après cela, il redoubla de vigilance.

Ils essayaient, ces pauvres malheureux, d’oublier l’abîme qui se trouvait à leur droite ; ils ne voulaient songer qu’à l’échelle de sauvetage de laquelle ils s’approchaient davantage chaque fois qu’ils posaient un pied devant l’autre.

Oh ! cette marche sur la corniche du pénitencier !  !… Ces hommes, quand ils vivraient mille ans, ne l’oublieraient jamais… Au souvenir de l’affreux danger couru cette nuit, toujours ils frissonneraient d’épouvante !…

Enfin, 818 parvint à saisir le bord de l’échelle de sauvetage. Il était temps ! 818 tendit la main à 602 et tous deux purent sauter sur l’échelle et s’asseoir sur un de ses échelons… Ils étaient littéralement épuisés… Les jambes tremblantes ; la sueur de l’épouvante au front, les mains glacées, le cœur palpitant, ils n’auraient pu faire un pas de plus.

« Que ça a été épouvantable ! » murmura 602 à l’oreille de 818.

— « Dieu est pour nous, » répondit 818.

Ils furent près d’un quart d’heure sur l’échelle de sauvetage. Quand, enfin, ils sentirent les forces et le courage leur revenir, ils se mirent à descendre l’échelle lentement et avec précautions.

Vous le pensez bien, cependant, l’échelle de sauvetage ne descendait pas jusqu’au sol : à vingt-cinq pieds de terre, l’échelle était repliée sur elle-même et il aurait été impossible de la déployer sans faire du bruit. 602, alors, déroula le câble qu’il portait autour de sa ceinture et en attacha l’une des extrémités solidement au dernier échelon de l’échelle de sauvetage. Le câble — on s’en souvient — n’avait que quatre mètres de longueur ; il faudrait faire un saut de douze pieds. Mais pour ces hommes qui venaient d’accomplir un prodige de sang-froid et de courage en franchissant trente-cinq pieds sur une corniche, à quarante pieds du sol, un saut de douze pieds, c’était un jeu d’enfant.

C’est 602 qui, le premier, se suspendit au câble. Il se laissa glisser jusqu’à son extrémité, puis il lâcha prise et arriva, sans accident, jusqu’au sol.

818 saisit le câble, à son tour, et commença la descente ; mais, arrivé à la moitié de la longueur du cable, à peu près, il s’aperçut que le câble allait céder. Ceux qui se souviennent d’Yves Courcel savent qu’il était grand et bien développé… Le câble va casser… 818 se laissa alors glisser si rapidement sur le câble qu’il s’en déchira les mains ; mais il put parvenir aux trois quarts du câble, quand celui-ci cassa net. 818 fit une chute qui aurait pu avoir des suites graves, s’il n’avait eu la présence d’esprit de porter le corps en avant et de fléchir les jambes sur la pointe des pieds.

602 ramassa le câble et l’enroula de nouveau autour de sa taille ; ils ne devaient rien dédaigner dans l’état de dénuement où ils se trouvaient : tout pouvait leur être utile à un moment donné.

C’était le temps de partir !… Les évadés allaient s’élancer sur la route conduisant à la liberté, quand ils entendirent les pas du gardien de ronde dans la cour intérieure. Le gardien se rapprochait du côté ouest du pénitencier ; mais son pas n’avait pas la régularité accoutumée… Il avait cru entendre du bruit dans cette direction… Il s’arrêta, il écouta puis cria :

« Qui va là ? »

818 et 602 sentirent le sang se glacer dans leurs veines… Avoir tant risqué, avoir passé par tant d’angoisses… et être repris.

« Qui va là ? » répéta le gardien.

Il écouta pendant quelques instants encore, puis il murmura :

« J’ai pourtant cru entendre du bruit de ce côté !… Mais, je me serai trompé. »

818 et 602 s’étaient couchés sur le sol ; ils osaient à peine respirer… Quel soulagement pour eux quand ils entendirent enfin les pas du gardien qui s’éloignaient !

C’est seulement quand ils furent certains que le gardien était retourné dans la partie est de la cour du pénitencier que 818 et 602 se décidèrent à se risquer. Ils se mirent à ramper sur les genoux, s’arrêtant quand ils entendaient les pas du gardien se rapprocher. Car, chaque fois que le gardien arrivait à la partie ouest, il s’arrêtait un moment et il écoutait… Les évadés rampèrent ainsi pendant l’espace d’un quart de mille à peu près, puis, quand les pas du gardien ne parvinrent plus jusqu’à eux, ils se levèrent et partirent, d’un bon pas, vers les marais.

Depuis plus d’une heure ils cheminaient ainsi, quand la voix de 818 se fit entendre :

« Au secours, camarade ! Au secours ! »

602 accourut à l’appel de 818 : celui-ci s’était enlisé. Il s’enfonçait sous le sol ; déjà ses pieds et ses jambes, jusqu’aux genoux, étaient pris dans le sol détrempé. 602 eut vite fait de secourir son compagnon en lui tendant une branche d’arbre qu’il trouva à sa portée, et bientôt 818 et 602 mirent le pied sur un terrain plus solide.

Mais il faudrait, désormais, redoubler de précautions : on entrait dans les marais de la Guyane Française.

602 parvint à casser deux fortes branches d’un arbre qui croissait tout près ; il donna une de ces branches à 818 en disant : « Ne nous aventurons pas sans nous assurer du terrain auparavant. Ces gaules nous seront indispensables. »

Bientôt, les évadés aperçurent un rocher et 602 dit :

« Dirigeons-nous vers ce rocher ; nous y dormirons pendant une couple d’heures. »

— « C’est bien, » répondit 818. « J’avoue que je tombe de sommeil, camarade. Allons dormir ! »

— « Nous dormirons chacun notre tour, cependant, » répondit 602, qui semblait avoir pris toute l’initiative dans cette affaire, « et il en sera toujours ainsi, tant que nous serons dans ces terribles marais… Les serpents et les chauve-souris, sans compter les alligators et les bêtes fauves, feraient bon jeu de deux hommes endormis… Voici le rocher ! »

Mais les environs du rocher étaient friables comme de la pâte… Comment s’y aventurer ?… Comment atteindre ce rocher, le seul endroit où ils pourraient se reposer un peu ?…

602 prit les deux gaules : la sienne et celle de 818, il en appuya l’une des extrémités sur le sol, puis l’autre dans un interstice du rocher. Sur ce pont improvisé, tous deux parvinrent au sommet du rocher, qui n’était que de cinq pieds de hauteur d’ailleurs…

« Dormez le premier, 818, » dit 602. « Vous avez peine à tenir les yeux ouverts… Moi, je veille… Je vous éveillerai dans une heure d’ici à peu près et je dormirai à mon tour… Au lever du soleil nous reprendrons notre route vers le sud. »

818 s’enveloppa dans la couverture qu’il avait enroulée autour de sa taille au moment de quitter sa cellule, il s’étendit sur le rocher et bientôt, il dormait d’un lourd sommeil. 602 faisait la garde… Quelques chauve-souris vinrent voltiger au-dessus du rocher, mais 602 les chassa à coups de gaule.

Il pouvait être deux heures du matin quand 818 s’éveilla. Aussitôt, il se leva et tendit la couverture à 602 :

« À votre tour maintenant, camarade ! » dit 818 à 602. 602 s’endormit d’un sommeil de plomb, à son tour, aussitôt qu’il se fut étendu sur le rocher et, à son tour aussi, 818 veilla. Mais il n’y eut pas d’alerte.

La Providence veillait, évidemment, sur ces pauvres malheureux durant cette première nuit qu’ils passèrent dans les marais de la Guyane Française !