L’appel de la race/Vers la conquête

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(Pseudo : Alonié de Lestres)
L’Action française (p. 37-55).



Vers la conquête

Au numéro 240 de la rue Wilbrod on s’inquiétait ce jour-là de la longue absence de Jules de Lantagnac. On venait de se mettre à table pour le dîner et le chef de la famille n’était pas encore rentré.

— N’est-ce pas à midi que devait arriver papa ? demanda Nellie, l’aînée des filles.

— Précisément, répondit Madame de Lantagnac ; sa dernière carte m’annonçait son retour par le train de onze heures et demie.

— Si au moins notre pauvre père peut avoir laissé là-bas son spleen, interjeta Wolfred, l’aîné des fils. À dire vrai, je le crois très fatigué.

— Je le crois, moi aussi, reprit Madame. Ne trouvez-vous pas un peu étrange ce long voyage dans sa famille où il n’a mis les pieds depuis vingt-trois ans, où surtout il a voulu aller seul ?

— Mais rien que de naturel en tout cela, dit Virginia, la cadette ; ce cher papa a trop bon cœur pour oublier toujours. Puis, bonnement, que serions-nous allés faire à Saint-Michel, nous qui ne parlons pas leur français ?

— Leur français ! s’exclama Nellie ; dis plutôt leur patois. Ah ! voyez-vous cela d’ici ? Papa qui se remet à ce langage !…

— En tous cas qu’il arrive le plus tôt possible, ajouta William, le cadet. Moi, j’ai hâte de partir pour notre villa d’été. Par cette chaleur, c’est à suffoquer sur le Sandy Hill. Et papa nous le décrit si beau son pays de Québec.

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Pendant que chez lui on s’inquiétait de son absence trop prolongée, Jules de Lantagnac quittait à peine Saint-Michel. Malgré la hâte de revoir les siens, le matin du départ il était reparti à travers champs, pour une dernière promenade. Il voulait condenser, humer, une dernière fois, disait-il, ses enivrantes impressions. Du reste, il avait décidé d’aller voir le Père Fabien avant de rentrer chez soi. Il se sentait obsédé par la promesse solennelle faite aux ancêtres du cimetière ; il brûlait d’annoncer au religieux le terme de son évolution.

Maintenant il est sept heures du soir. Il s’en revient vers son domicile, se redisant les dernières paroles prononcées par lui, tout à l’heure, au seuil de la cellule du Père Fabien : « Vers le travail et vers la lutte ». Au moment de commencer sa vie, Jules de Lantagnac éprouve cette peur de soi-même, ce mouvement en arrière que connaissent les plus fermes, quand l’enthousiasme du rêve tombé ainsi que le rideau au théâtre antique, l’action, la tragédie commence. D’une trop noble sincérité, l’avocat n’entend point résonner sans effroi à ses oreilles le mot si grave du Père Fabien :

« Un chef nous est né ! »

Pendant qu’il s’engage sur le pont interprovincial pour regagner Ottawa, le converti voit se dresser devant lui, symbole de son âpre avenir, l’image de la capitale avec ses hautes falaises. Là, à droite, sur la colline parlementaire, lui apparaissent les palais des Chambres et des ministères fédéraux, puis la tour du parlement où flotte, dans le grand air, le drapeau du conquérant. À gauche, ce sont les murs de l’hôtel de la monnaie, écrasé comme une usine, puis le pavillon à peine plus élégant des Archives ; plus au loin, au centre, c’est le quadrilatère en briques rouges de l’Imprimerie Nationale, les murailles donjonnées du ministère des douanes. Autant de lieux, autant d’institutions, Lantagnac se le répète en marchant, où ceux de sa race obtiennent péniblement leur part d’influence et de travail. N’y a-t-il point jusqu’au site de la haute-ville anglaise qui ne paraisse afficher, du haut de son piédestal orgueilleux, la domination du vainqueur sur le vaincu dont les quartiers plus modestes s’échelonnent vers l’emplacement de la basse-ville ? Dans ce panorama de défaite, une vision cependant attire soudainement les yeux de Lantagnac et réconforte son courage. Devant lui, au plus haut de la colline Nepean, un homme de bronze, de stature héroïque, se dresse sur son socle, face à la ville, le pied hardiment de l’avant, son astrolabe au bout de la main. Ce chevalier de la gloire, aux bottes évasées, au large feutre ancien, c’est Samuel de Champlain, un héros de race française, le fondateur de la Nouvelle-France. Cette vision dans ce paysage, ce Champlain armé de son astrolabe, pour marquer aux siens la route des grandes conquêtes, paraît à Lantagnac un symbole qui corrige le premier, une prédication d’espérance.

— Quelle belle race énergique que celle des Français de jadis ! se dit-il. Ceux-là n’avaient besoin que d’un astrolabe ou d’une boussole pour aller au bout du monde.

D’un pied plus léger il se hâte vers la rue Wilbrod où, depuis dix ans, il habite, presque en face de l’église Saint-Joseph. Le réconfort qui lui est venu du monument de Champlain, ne l’empêche point cependant de se livrer, chemin faisant, à l’étude de son terrain d’action.

— Tout à l’heure, médite-t-il, je m’en vais rentrer chez moi, avec une âme changée, retournée. C’est un homme nouveau, entièrement neuf que je ramène à ma femme, à mes enfants. Cependant personne ne sait parmi les miens ; personne ne se doute. Personne ne doit même se douter. Si je dois conquérir mes enfants, ne faut-il pas que ce soit à leur insu, à l’insu de leur mère surtout. Ah ! leur mère…

Lantagnac sent de nouveau s’éveiller toutes ses inquiétudes.

— Leur mère ! répète-t-il, toujours angoissé, leur mère voudra-t-elle me laisser agir ? En mon zèle si nouveau pourra-t-elle ne pas voir une révolution menaçante, un effort déguisé pour lui ravir la direction intellectuelle de ses enfants ? Et si la pensée, la crainte de cette dépossession allait tout brouiller entre nous ? Si même mon prosélytisme français devait réveiller, aviver peut-être en elle l’instinct de race ? Que ferai-je ? Pourrai-je aller jusqu’au bout de mon entreprise, sans courir les plus grands risques ?

Lantagnac voyait se dresser devant lui l’obstacle déprimant, celui dont on fait le tour sans voir tout d’abord si on pourra jamais le surmonter ou l’écarter, celui dont l’ombre seule donne envie de reculer. À son arrivée dans Ottawa, il y avait de cela vingt-quatre ans, ses relations d’affaires avaient poussé le jeune avocat, vers les salons anglais du Sandy Hill[1]. Un jour il y avait rencontré Miss Maud Fletcher, fille d’un haut fonctionnaire au ministère des finances. Les deux jeunes gens s’étaient plu rapidement. Un obstacle toutefois s’opposait à leur union : Miss Maud Fletcher appartenait à l’église anglicane. Le jeune de Lantagnac qui tenait plus à sa foi religieuse qu’à sa foi nationale, se promit d’obtenir la conversion de sa fiancée. Au début, les Fletcher y mirent à la vérité, quelque mauvaise humeur. Fort heureusement pour le jeune homme, la foi religieuse n’était restée qu’une forme de la foi nationale dans la famille de Miss Maud. La religion du flag, la foi britannique et impérialiste primait tout dans les idées et dans les sentiments de ces Anglicans très orthodoxes. Pour eux, comme pour la plupart des Anglo-Canadiens, du reste, et bien qu’ils en fussent à la troisième génération née au Canada, the Old England, the Old Mother country gardait le charme et la dignité du seul « home », de l’unique patrie. Quand donc, chez les Fletcher, l’on fut bien rassuré sur l’esprit-parfaitement saxonisé du jeune prétendant, toutes les résistances tombèrent. Maud se convertit très sincèrement et Jules de Lantagnac l’épousa. Dans les commencements, le jeune homme en fut à l’exaltation du triomphe ; il se para glorieusement de sa femme comme d’une conquête. Pour lui, anglomane mystique, ce mariage devenait son affiliation officielle à la race supérieure, au populus anglicus. Et il entendit bien que sa descendance continuât la courbe triomphante. Auquel des deux époux, à laquelle des deux races appartiendrait l’âme de ses enfants ? Leurs seuls prénoms reçus au baptême le signifiaient nettement. L’aîné des fils retenait la trace de sa double origine : on l’avait appelé Wolfred-André de Lantagnac ; mais pour les autres un seul prénom avait suffi, prénom de consonance anglaise ; et ils s’appelaient par ordre d’âge : Nellie, Virginia, William.

Wolfred, Nellie, Virginia, William ! Lantagnac prononçait à voix basse ces noms qui lui peignaient mieux que toute chose l’atmosphère délibérément donnée à son foyer.

— Et c’est moi, devait-il convenir, qui me suis laissé imposer ces prénoms. Imposer ! que dis-je ? qui les ai plutôt accueillis joyeusement, comme un signe de l’ascension sociale de mon nom, de ma famille ? N’est-ce pas moi encore qui ai rompu avec la société française de la capitale pour ne plus me laisser entraîner que du côté de ma femme ? Moi toujours qui ai choisi de ne parler qu’une langue dans ma maison, langue qui n’a pas été la vieille langue des de Lantagnac ?

Hélas ! le père de famille se souvenait tristement que son anglomanie l’avait porté encore plus loin. Il n’avait pas été l’homme qui subit, comme une chaîne, le mal du vaincu. De l’anglomanie il s’était constitué le doctrinaire, le prosélyte fervent, l’apôtre enthousiaste.

— Combien de fois devant mes enfants, était-il forcé de l’avouer, combien de fois ne me suis-je pas extasié sur la supériorité anglo-saxonne, sur l’excellence de la plus grande race impériale de l’histoire, race de gouvernants, race de maîtres du monde… L’un des premiers livres que j’ai fait lire à mes fils, ne fut-ce pas ce bréviaire, ce manuel de l’impérialisme anglo-saxon qui s’appelle : The Expansion of England de Seely ? Et ce sera moi, méditait-il avec confusion, ce sera moi qui demain devrai dire à ces mêmes enfants : Illusion, mensonge que tout cela ! Mes fils, mes filles, j’ai fourvoyé vos esprits. La supériorité est d’une autre essence. Elle est ailleurs !…

Tout en ruminant ces troublantes pensées, Lantagnac parvint au No 240 de la rue Wilbrod. La maison était là, spacieuse, d’apparence bourgeoise, mais élégante, bordée d’une large véranda. À peine eut-il fait jouer le verrou du portillon de fer qui fermait l’enclos des gazons, que Virginia, la cadette de ses filles, alors âgée de seize ans, accourut se jeter dans ses bras.

— Que vous avez été longtemps, vieux gamin de papa ! s’écria-t-elle, avec un petit air mutin et grondeur.

— Huit jours ! C’est donc si long ! fit le père, taquin.

— Oh ! le méchant ! reprit la fillette, il va nous faire croire qu’il n’a pas trouvé le temps long, aussi long que nous, pour le moins.

Heureux de se retrouver parmi les siens, Lantagnac remarqua à peine que sa femme et ses enfants ne lui parlaient qu’anglais. Pendant le souper qu’on lui servit en hâte, tout le monde s’attabla, tous parlant parfois en même temps, et tous multipliant les questions sur le voyage, sur les parents de Saint-Michel, les parents inconnus, mais qu’on brûlait de connaître, tant tout cela paraissait neuf, inédit, une belle scène de cinéma champêtre, une belle gravure de magazine. Lantagnac dut répondre à dix questions à la fois. Et lui qui rentrait du vieux pays natal, le cœur plein de ses émotions d’enfance, la mémoire enchantée des beaux paysages élégiaques de Saint-Michel, combien de fois, ce soir-là, il se vit obligé de parer les coups douloureux que bien insconsciemment ses propres enfants lui portaient au cœur ! Ainsi lui avait demandé William :

— Mais comment as-tu fait, papa, toi si dédaigneux, si délicat, pour t’asseoir et manger à la table des Lamontagne ? On les dit si malpropres ces « habitants » du Québec !

À peine avait-il répondu à William que rien n’est plus blanc que la nappe des « habitants », qu’aussitôt Nellie revenait à l’assaut avec une question encore plus blessante :

— Mais alors, papa, tu as pu causer avec eux ? Tu n’avais donc pas oublié leur patois ?

Pour le coup Lantagnac ne put retenir un franc éclat de rire :

— Leur patois ? dit-il ; mes pauvres enfants ! si vous saviez comme là-bas, on se moque du Parisian french qu’on vous enseigne parfois dans nos High Schools et nos Collegiates. On lit les journaux, on lit même des revues dans les Chenaux de Saint-Michel. Or savez-vous ce que ces journaux et ces revues servent de temps à autre à leurs lecteurs comme pages comiques ? Tout bellement des échantillons du Parisian french ontarien. Et si vous voyiez, mes pauvres petits, quelle folle gaîté, quel succès de fou rire, ces morceaux obtiennent dans le Québec !

Décidément les enfants n’y comprenaient plus rien.

Est-il vrai, avait encore demandé William, que « l’habitant » cultive toujours sa terre comme au temps des Français, selon les mêmes procédés, les mêmes vieilles routines, les mêmes machines vieillottes ?

Lantagnac fit alors à ses enfants, de sa voix chaude et enthousiaste, la description de la terre paternelle, la terre des Lantagnac dit Lamontagne, telle qu’il venait de la revoir après plus de vingt ans. Il leur décrivit la maison, refaite, mais subsistante encore en beaucoup de ses parties antiques ; il peignit les « bâtiments » entièrement remodelés, remis au point des plus récents progrès ; il leur parla de leurs cousins dont le diplôme de bacheliers de l’École d’Oka s’étalait dans le salon de famille ; il fit défiler le beau troupeau de vaches Holstein, montra les larges pièces de la terre drainées et roulées, fit évoluer les attelages percherons traînant les machines agricoles les plus modernes : le semoir-automatique, l’épandeur de fumier, la herse à roulettes, la lieuse, etc. Au-dessus du paysage il dressa enfin la silhouette des ormes géants épandant leur parasol royal dans la lumière blonde des soirs. Et ce fut un enthousiasme. Sur-le-champ, tous voulaient partir pour Saint-Michel, pour une visite chez ces braves Lamontagne du rang des Chenaux.

C’est ici que Lantagnac attendait ses enfants.

— Non, leur dit-il, pas maintenant.

— Et pourquoi donc ? risqua Nellie.

— Mais parce que vos parents de Saint-Michel ne comprendraient pas votre patois, ma pauvre enfant, lui jeta son père, riant de bon cœur.

Tous s’amusèrent de la répartie. Lui qui voulait battre sans retard le fer déjà prêt, proposa donc à son petit monde une heure au moins de conversation française par jour, durant toutes les vacances.

— Acceptez-vous ?

Un « oui » unanime manifesta au futur professeur les bonnes dispositions de ses élèves. Le même soir quand il rentra dans sa chambre, quelqu’un l’arrêta au passage. C’était Virginia. Elle prit son père par le cou et, le baisant doucement, lui dit à l’oreille :

— Si vous saviez comme je vais les aimer nos leçons de français ! Il y a si longtemps que je les désire, que je songeais même à vous les demander !

Ces paroles de sa cadette remuèrent délicieusement Lantagnac. Décidément tout irait bien. Et, ce soir-là, le converti de Saint-Michel s’endormit dans la joie de sa première victoire.

Le lendemain on partait en vacances pour le lac MacGregor. Lantagnac venait d’acquérir là, à quelque vingt milles d’Ottawa, à un demi-mille à peine de l’embouchure de La Blanche, en plein pays de Québec, une villa d’été. Il l’avait choisie sur une île isolée et très escarpée qui surgissait des profondeurs du lac comme une ancienne crête de montagne immergée. En ce lieu de repos, l’avocat espérait satisfaire à la fois son goût de la tranquillité et du pittoresque. Il voulait surtout se retremper, lui et les siens, dans l’atmosphère française. Cette année-là, disposant encore de quinze jours de congé, il résolut de les prendre avec ses enfants. Il s’était dit : « L’occasion est trop belle ; entrons tout de suite dans notre rôle de professeur. » Le premier jour de l’arrivée à la villa, le lac, un peu troublé dans la journée, se remit vers le soir au calme parfait. Tout invitait à la promenade.

— Allons sur le lac, dirent les enfants.

— Allons sur le lac, acquiesça leur père.

Il prit tout son monde dans une chaloupe qu’on eut vite fait de pousser à l’eau ; et il fut décidé que la première leçon de français se donnerait en plein air. Lantagnac donna l’ordre de cingler vers le fond d’une baie où le lac paraissait s’élargir et les montagnes se hausser. Tout à coup, la musique d’une fanfare fit s’arrêter les rameurs.

— Qu’est-ce que cette musique, dans cette solitude ? demanda Madame.

— Ce sont, sans doute, les scolastiques oblats, répondit Jules. Justement, ils ont leur maison de vacances à ce bout du lac.

— Mais n’est-ce pas le Père Fabien qui nous a déjà parlé de ces concerts en plein air ? fit à son tour Nellie.

— Tu dis vrai, lui répondit son père. Et ils les donnent, paraît-il, dans une vaste barque, au beau milieu du lac, pour jouir des échos des montagnes.

— Écoutez, dit Madame de Lantagnac.

La fanfare dont on se rapprochait, exécutait en ce moment un pot-pourri de chansons canadiennes. Bientôt l’on aperçut, le long des îles, des religieux en canots, disséminés çà et là, avironnant doucement, cherchant, sans doute, les points de la solitude où les échos résonnaient le mieux. Juste en face, au creux d’une anse profonde, un génie moqueur semblait reprendre, l’un après l’autre, comme un mime incomparable, les sautillants refrains : À Saint-Malo beau port de mer… Derrière chez nous y-a-t-un étang… En roulant ma boule… et enfin la langoureuse mélopée : Perrette est bien malade

— Quelles jolies choses que ces airs-là ! s’écria, ravie, Madame de Lantagnac.

— Ce sont de vieilles chansons québecquoises, dit Wolfred ; je les reconnais maintenant. Au Loyola, la grande joie de nos camarades canadiens-français était de nous les chanter.

— Si vous saviez comme on les chante joliment à Saint-Michel ! ajouta Lantagnac, que les vieilles ballades ramenaient à son pèlerinage.

Ce fut alors un intermède assez long. Comme le soir s’achevait, que, là-bas, derrière les monts, le feu du soleil, tout à l’heure rouge, s’éteignait dans une pâleur de cierge, les cuivres entonnèrent soudain avec ensemble le chant final : Ô Canada terre de nos aïeux ! À ce moment, le génie léger de l’anse profonde se tut. On eût dit que la voix des hauts sommets se fut réservé de se faire entendre. À mesure que l’air apportait une phrase de la symphonie patriotique, au loin les larges échos la reprenaient, l’harmonisaient sur leur clavecin, la magnifiaient sur un rythme grandiose. Des orgues géantes s’ébranlaient, en vastes crescendos, le long des escarpements hautains ; et il semblait, dans la résonance de toute chose qui emplissait l’air, que l’hymne national fût l’acclamation naturelle, le chant inné de la terre canadienne.

Les enfants étaient émerveillés. Ils ne le furent pas moins du spectacle qui s’offrit bientôt à leurs yeux, pendant que lentement les promeneurs reprenaient la route de la villa. La nature sauvage des Laurentides s’étalait, ce soir-là, dans le calme impressionnant d’une belle nuit d’été. Le silence s’était fait sur le lac et dans les hautes futaies. À peine croyait-on percevoir, en écoutant bien, la vibration mystérieuse du fourmillement immense de la vie sur le revêtement de granit des altitudes. Parfois, à de rares intervalles, un chœur de bois-pourris, la flûte aiguë du huard s’élevaient au fond des baies, mais pour s’éteindre aussitôt et agrandir le silence. La chaloupe glissait à peine sur le calme de l’eau noire et profonde. Par moments l’on traversait des zones d’air chaud, respiration douce et moite du lac qu’une odeur de résine mouillée par le serein, souffle venu de la terre, tempérait aussitôt. Sur le flanc de la montagne un petit défriché apparut. Au centre, une maisonnette blanche dormait du sommeil lourd qui suit les rudes travaux. Seules, du tuyau de son toit gris et pointu, quelques rares bouffées de fumée inconsistante s’échappaient, comme une prière trop lasse qui s’endort. Là-haut, cependant, la lune montait dans un ciel uniformément clair. Sous ses lueurs blanches, les montagnes faisaient voir des crêtes illuminées, de grandes étendues de forêt dans une verdure argentée. Mais cet éclat s’atténuait, par dégradations rapides, et se perdait bientôt dans le ton fauve des pentes et des gorges obscures. C’était grand et saisissant. En apparence immobile, l’astre blanc mettait un silence religieux dans le paysage nocturne, quelque chose du recueillement de la nature qui se fût sentie en présence de Dieu.

Dans la chaloupe qui s’en retournait à la villa, on ne parlait plus depuis quelques instants. Lantagnac s’abandonnait plus que les autres à la solennité de la scène. Quelle Providence attentive avait ainsi ménagé les événements et les choses pour qu’en cette première rencontre de ses enfants et de la patrie québecquoise, celle-ci leur fût révélée avec la plénitude de son charme et de ses grandeurs ? Lantagnac se sentait le cœur en fête. Les courants d’air chaud qui caressaient parfois son front et qui lui arrivaient du sein de la vaste nature, sous la lumière divine, lui paraissaient un vent de bonheur, l’haleine d’un nouvel avenir où sa vie allait recommencer sur un plan agrandi. Sans doute, il eut chanté à haute voix l’exaltation de son âme si, à ce moment, un chant intérieur ne l’eût ravi par des accents d’une douceur inexprimable. Il se taisait et jouissait de son rêve. Virginia, la première, rompit le silence :

— Quel beau pays tout de même que ces Laurentides du Québec ! s’écria-t-elle, les yeux levés vers les pentes silencieuses. N’est-ce pas qu’ici l’on parle naturellement français ?

— Oui, dit Wolfred, il me semble qu’ici cela va tout seul.

Et la conversation française reprit de plus belle. Commencée en une telle soirée, elle se continua, les autres soirs, quelquefois sur le lac, le plus souvent dans le salon, ou sur la galerie de la villa. On s’y mettait chaque fois avec un entrain extraordinaire. Tout le monde voulait en être. L’air du pays semblait opérer. Madame de Lantagnac venait s’asseoir elle-même, près du groupe, avec son panier à broderie ; et, tout en jouant du crochet, se mêlait à la conversation, risquait de temps à autre des bouts de phrases timides. Si bien que, de jour en jour, il semblait à Lantagnac que l’âme des siens se mettait en accord plus harmonieux avec l’âme de la terre.

Hélas ! pourquoi fallut-il que bientôt les pauvres élèves en fussent à déchanter et leur maître bien davantage ? Toute la classe croyait parler un français impeccable ; et le professeur se trouvait en face de ce beastly horrible french, dont se moquent si amèrement les gazettes de Toronto en le prêtant à l’« habitant » du Québec. Wolfred et William parlaient peut-être quelque peu mieux, ayant fréquenté au Loyola College des camarades canadiens-français. Mais Nellie et Virginia articulaient, ô ciel ! le vrai français d’essence ontarienne, le pur et authentique Parisian french. Non seulement leur père devait leur apprendre une langue nouvelle, ignorée ; force lui était de nettoyer d’abord leur esprit, du jargon prétentieux et barbare dont un faux enseignement l’avait encombré.

Cependant les vacances prirent fin. La villa fermée l’on s’en revint à la rue Wilbrod. Nellie et Virginia ne retournèrent plus à Loretta Abbey. Leur mère avait décidé de les garder auprès d’elle pour les confier à une institutrice privée. Cette décision de Maud, tout à fait inattendue, intrigua beaucoup Lantagnac qui n’osa pourtant s’y opposer. Wolfred, qui se destinait au droit, au lieu de prendre la route de Toronto, partit pour l’Université française de Montréal, à la grande et joyeuse surprise de son père. Mais Wolfred, le personnage mystérieux qui ne se livrait jamais, désabusa sur-le-champ une joie qu’il estimait trop hâtive.

— Si je vais à Montréal, eut-il soin de préciser, c’est tout naturel ! Je retrouverai là mes camarades du Loyola ; puis devant pratiquer à Ottawa, mon intérêt le plus élémentaire me commande de devenir bilingue.

Quant à William il avait accepté, d’assez mauvaise grâce, sur les vives instances de son père, de prendre le chemin de l’Université française d’Ottawa. Mais au bout de trois semaines, ie collégien têtu déclarait si opiniâtrement la grève de l’étude et du thème, qu’il fallait le renvoyer au Loyola College.

Vrai coup de théâtre, mais non le premier, dans la maison de la rue Wilbrod. Fort attristé de l’indiscipline de William, Lantagnac l’était bien davantage de la conduite de Maud en cette affaire. Les plus graves indices lui donnaient lieu de soupçonner une conspiration entre la mère et le fils. Que se passait-il en l’âme de Maud Fletcher depuis quelque temps ? Son changement d’attitude se faisait indéniable. Comment Lantagnac ne se fut-il pas rappelé fréquemment, par exemple, cette scène malheureuse du dernier soir des vacances ? La famille était rentrée, ce jour-même, à la maison de la rue Wilbrod. La classe de français allait tout juste commencer. Le professeur venait de prendre place à son fauteuil. Ce soir-là, le dernier avant le départ de ses deux fils, il s’était promis d’apporter à sa tâche plus d’âme que jamais, plus d’amour persuasif, pour que l’élan pris en vacances se continuât. Tout à coup Maud qui se trouvait dans le cercle, affecta de se lever avec vivacité ; à la hâte elle ramassa son tricot, ses ciseaux, ses pelotons de laine et de fil et s’en fut au plus profond du salon, travailler seule. Au cœur de tous, ce fut un choc douloureux, le commencement d’un drame. Des regards s’échangèrent entre les enfants : de surprise gênée entre Wolfred et Virginia, d’intelligence à peine déguisée entre Nellie et William. Ce même soir, Nellie et William n’apportèrent à la leçon qu’une attention distraite. Et jamais plus Madame de Lantagnac ne reparut à la classe de français.

Que se passait-il en l’âme de Maud Fletcher ? Lantagnac allait bientôt ouvrir les yeux à la dure réalité.

  1. Les Canadiens français disent encore : La Côte-de-Sable.