L’art dans l’Afrique australe/11

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Berger-Levrault (p. 91-).

Mon voyage au Zambèze



« Celluy chevauche bien à l’aise, que la grâce de Dieu porte ; celluy nage bien et seurement, à qui Dieu soustient le menton. »

(Le Livre de l’internelle consolacion.)


Hermon, août.



A ujourd’hui il y a quinze jours que je revenais d’un voyage aux bords du Zambèze, et il m’est difficile de dire ma reconnaissance et ma joie en revoyant la petite fumée qui s’élevait au-dessus de la maison missionnaire d’Hermon.

Mon voyage, qui a duré juste six semaines, me semble cependant avoir été comme un beau rêve, fait dans du bleu et de la lumière. Nous étions plusieurs amis ensemble, ce qui ajoutait un grand charme à une excursion qui doit sembler bien longue à celui qui la fait seul…


près wepener
Nos étapes étaient d’abord Wepener, village boer non loin d’ici, mais dans l’État libre d’Orange, et avec lequel nous avons de constants rapports d’affaires ; puis Thaba-Nchu (la Montagne Noire) centre très populeux habité surtout par des Barolong et situé sur la ligne ferrée de Maseru — la minuscule capitale du pays des Bassouto — à Bloemfontein, la capitale de L’État libre d’Orange, où l’on rejoint la grande ligne qui va du Cap au nord du Transvaal.

À Bloemfontein nous ne faisons que passer et constater combien la ville s’est développée ces dernières années, mais le paysage est resté infiniment plat et désespérément dénudé.


le palais du gouverneur
(Bloemfontein)
Le jour suivant, nous étions à Kimberley, la ville aux diamants, où nous restâmes quelques heures, ce qui nous fut suffisant pour remarquer que ce qu’il y a de plus pittoresque à y voir, c’est un grand trou, le plus grand qu’a fait la main de l’homme : une mine abandonnée ayant plus de 600 mètres de profondeur !

Nous pûmes aussi, grâce à des amis, faire une visite très intéressante aux mines de diamants ; puis aux « compounds ». où sont confinés les vingt mille noirs ouvriers mineurs.
pipe en terre, pays des ma-télélés

Deux jours après, nous étions à Bulawayo, où le maire, M. E, Philip, petit-fils du pasteur de la ville du Cap, qui fut un conseiller des plus précieux pour les fondateurs de la mission du Lessouto, il y a près de quatre-vingts ans, nous reçut avec une rare amabilité.

Mais quel plat et piteux endroit que cette capitale de la
figures en bois sculpté par des bechuana
(Musée de Bulawayo)
Rhodésia, avec sa poussière rouge et ses constructions prétentieuses ! On est cependant surpris de voir ces dernières quand on pense que la ville ne date que de quinze ans à peine et que le chemin de fer n’y arrive que depuis 1897.

Il y a aussi deux monuments d’un style ultra-réaliste, dont l’un représente un financier homme d’État en bronze et en veston, qui doit sans doute symboliser l’argent ; tandis que l’autre offre l’image fidèle d’un canon sur un grand socle de granit, personnifiant la force ; on n’est pas prosaïque à ce point !

Cette ville possède en plus un petit musée assez intéressant
éléphant en bois sculpté par des béchuana
où se trouvent de vénérables fragments de poteries et de ferrailles provenant des mystérieuses ruines de Zimbabié et de celles de Khami, plus une girafe empaillée dévorée par un lion également empaillé.

Le pays de Kimberley à Bulawayo est relativement très peu habité
une termitière
et très monotone, cependant, à de certaines stations, des indigènes béchuana ou ma-tébélé viennent offrir, pour des prix très modiques, des bonshommes ou des animaux très joliment taillés en bois, ou des pipes en pierre tendre noire qui ne manquent pas d’un certain cachet.

De Bulawayo, l’ancienne résidence
timbre-poste
publié lors de l’inauguration
du pont du zambèze
du cruel Lobengoula, le chef des Ma-Tébélé, aux chutes Victoria, il y a dix-huit heures de voyage en forêt, dans laquelle, de temps à autre, se détache le tronc gigantesque d’un baobab, ou bien d’énormes termitières de plusieurs mètres de haut.

En pleine forêt, on s’arrête devant les mines de charbon de Wankie, ce qui met une singulière note noire dans le paysage tropical des alentours. Les stations sont très espacées, le pays étant presque désert, aussi sont-elles surtout des postes de prise d’eau pour le chemin de fer.

Enfin de loin, le matin, on distingue à travers les arbres une fumée qui semble monter de prairies en feu.
un coin des chutes de mosi-oa-tynya
C’est la fumée des chutes Victoria — the heart of Africa — le cœur de l’Afrique, comme disent les affiches de la Compagnie du chemin de fer annonçant des trains de plaisir partant de tous les points du sud de la colonie du Cap, dans la bonne saison.

La ligne va plus loin au nord (vers la direction du Caire), à environ 800 kilomètres, dépasse Broken-Hill, où se trouvent d’autres mines de charbon. Le voyage semble un peu long, bien qu’on soit très confortablement installé, mais qu’est-ce que ce voyage à côté de celui que les pionniers de la mission protestante française devaient faire, et qui prenait cinq ou six mois et plus parfois, pour franchir en wagon à bœufs les 2,300 kilomètres qui séparent le Basutoland du pays des Barotsi ?[1]


plan des chutes du zambèze
1. Île de Livingstone. — 2. La pointe dangereuse. — 3. La chaudière bouillante.
4. La forêt pluvieuse. — 5. Le pont du chemin de fer.

Comment parler des chutes Victoria, ou plutôt de la fumée tonnante, traduction du nom sessouto mosi-oa-tunya ?

Du reste Livingstone, qui, le premier, les visita le 14


peinture de bushmen dans une caverne, à holstein, près de smithfiels
(état libre d’orange)

novembre 1855, déclare, dans son journal, « qu’elles sont d’une beauté indicible, qui dépasse


en visite aux chutes
tout ce qu’on peut se figurer[2] ».

Le Zambèze, large ici de près de 1 200 mètres, parsemé d’îlots et orné de tous côtés d’une splendide végétation, tombe tout à coup dans un gouffre profond de 120 mètres environ et vient, bouillonnant, écumant, se précipiter dans une gorge large à peine d’une quarantaine de mètres, spectacle inoubliable qui attire et épouvante tout à la fois. Grâce à des sentiers ménagés par l’administration du chemin de fer — précurseurs des tourniquets de l’avenir — on peut descendre au bord du fleuve, à travers une
l’internat des garçons, dirigé par M. Jalla,
à livingstone
végétation des plus luxuriantes qui semble elle-même un rêve de splendeurs.

Par exemple, on est mouillé quand on se promène par là ; aussi, si nos silhouettes offraient un certain pittoresque, je puis assurer, en toute humilité, que nous étions sûrement les missionnaires les mieux trempés de la Société des missions évangéliques de Paris.

Le bruit des chutes s’entend très loin, à 15 ou 20 kilomètres,
la station missionnaire de livingstone
et la fumée qu’elles produisent se distingue également de fort loin.

Nous admirâmes aussi le pont en fer inauguré en avril 1905, et qui est un chef-d’œuvre dans son genre : il s’élève à 128 mètres au-dessus du fleuve qu’il franchit d’un bond, et a près de 200 mètres de long ; nous ne fûmes
un baobal près des chutes
pas peu fiers d’apprendre qu’il a été élevé sous la direction d’un ingénieur français, M. G.-C. Imbault. C’est à l’occasion de l’inauguration de ce pont que fut publié un timbre-poste devenu rare et qui porte une vue des fameuses chutes.

Grâce à un ami et collègue, M. L. Jalla, de la station missionnaire de Livingstone, qui m’avait facilité les choses, j’ai pu, au retour, passer quelques jours près des chutes et les étudier un peu plus qu’on ne peut le faire à l’ordinaire.


la chapelle de séshéké

Par-là aussi il y a de nombreux baobabs, un arbre dont, pour une fois, je veux dire ce que je pense ; grâce à son aspect fruste et rugueux, il a l’air
le zambèze à séshéké
d’appartenir à la famille des pachydermes, puis il semble être aussi un peu l’image des faiseurs d’embarras : « Attendez, a-t-il l’air de dire aux autres arbres, je vais vous montrer ce que c’est qu’un arbre », il met toute sa force dans un tronc colossal et tout de suite s’arrête, n’ayant plus même de souffle pour avoir quelques fortes branches !

Reprenant notre voyage, nous arrivâmes bientôt à la station
un aperçu de la cascade
de mosi-oa-tynya
missionnaire de Livingstone, située à environ 12 kilomètres des chutes, nous y passâmes un dimanche exquis, tout était pour nous si nouveau, si étrange et si lumineux aussi. Les premières impressions ressenties là, dans cette modeste chapelle bâtie en torchis, au bord du grand fleuve, sont pour nous inoubliables.

Six jours après, nous étions à Séshéké, heureux de nous rencontrer avec nos collègues de la mission du Zambèze, réunis en conférence.

Nous pûmes passer là une dizaine de jours absolument délicieux ; cette station est la plus belle de la mission, m’assurait-on, grâce à sa situation près du fleuve, puis elle est ornée de superbes arbres du pays, sans compter les citronniers, bananiers, papayers, etc., plantés par les missionnaires.

Je revis, à Séshéké, un membre de l’église d’Hermon, qui est sous-maître à l’école : Aarone Ntjelepa s’était offert pour aller travailler dans la mission du Zambèze, à la suite d’un voyage que je fis à East-London, en 1894, dans le sud-est de la colonie du Cap, avec plusieurs des évangélistes et instituteurs de mon église, et qui s’était dit, à la vue de la mer : « Comment, les missionnaires ne craignent pas de voyager sur cette eau, et moi j’aurais peur d’aller au Zambèze, alors qu’il ne s’agit que de marcher par terre ! »

Le village indigène est assez important, surtout grâce à la présence du prince Litia, le fils aîné du roi Lewanika.

Litia fut très aimable pour nous, il nous offrit une boisson du nom de illa, faite avec du maïs et du miel, d’un goût plutôt bizarre et qu’on nous apporta sur un plateau et dans des tasses avec soucoupes.

Outre sa machine à coudre, il nous montra celle à écrire (!) dont il se sert avec facilité ; puis sa bicyclette et un gros album de photographies prises par lui ; enfin, pour mettre le comble à son amabilité, il nous photographia en groupe.

À mon tour, je fis un croquis de lui, ce qui lui causa un étonnement profond, car il n’avait jamais vu dessiner.

Malheureusement, il n’est plus membre de l’Église, son caractère moral n’étant pas à la hauteur de son intelligence, ce qui est le cas de bien d’autres noirs et de pas mal de blancs.

La cousine de Litia, la princesse ou Mokouae de Séshéké, nous invita aussi à un goûter où figurait de l’hippopotame — un vrai régal sentant le suif à plein nez — et une bonne tasse de thé, de sorte que celui-ci aida à faire passer celui-là.

Une remarque que l’on fait sans grand effort, c’est que les chefs zambéziens sont d’esprit beaucoup plus délié que les sujets ; cela s’explique, car ceux-ci, affranchis d’hier, ont été, pendant bien longtemps, subjugués et déprimés par un dur esclavage.


pendant l’inondation annuelle

Pendant ce court voyage, nous avons pu entrevoir combien les Barotsi ont fait de progrès — il est sûr qu’on en verra de plus grands — mais on peut quand même dire que les Zambéziens sauvages, superstitieux et cruels, que voyait M. F. Coillard, le vénéré fondateur de la mission zambézienne, en 1885, ont subi l’influence de l’Évangile, bien plus peut-être que ne le croient leurs vaillants missionnaires.

Puis l’abolition de l’esclavage, proclamée le 16 juillet 1906, servira aussi certainement, après un temps de crise, la cause de la mission.

Je n’ai pas le moindre épisode émotionnant à raconter, pas même un petit incident à faire valoir.


dans la plaine de mapanta

Les hippopotames se montrèrent fort peu lorsque nous étions sur le fleuve, — une marque de tact de leur part qui nous fit grand plaisir ;
sur le fleuve
nous les entendîmes entre Séshéké et Mambova, notre curiosité n’en demandait pas plus.

Les lions suivirent ce bel exemple et se contentèrent de se faire entendre la nuit, alors que nous campions près d’un petit feu lors de notre trajet en wagon à bœufs, dans la plaine de Mapanta, entre Livingstone et Mambova. Cependant, j’ai pu bien remarquer que la différence est grande entre les entendre
une roussette
en plein air ou dans une ménagerie !

Quant aux crocodiles, qui abondent et surabondent dans le fleuve, nous en avons vu de loin, et cela était suffisant, Dieu merci

En revanche nous avons été dévorés par les moustiques, ce qui est déjà quelque chose, et fatigués par leur énervante cantilène évocatrice de la fièvre.

Je puis au moins présenter aux amateurs l’étrange chauve-souris que mon gendre, le missionnaire Victor Ellenberger, m’apporta un soir. Cette roussette
molambang
un de nos pagayeurs
ou renard volant — Epomophorus Gambiensis — est un échantillon des curiosités d’histoire naturelle que les collectionneurs pourraient aisément réunir dans cette partie de l’Afrique.

En terminant, je résume mon voyage en disant que j’ai été en tout environ deux cents heures en chemin de fer, sept jours en wagon à bœufs, deux jours et demi en pirogue et vingt-quatre heures en voiture !

Mais il me reste un profond sentiment de reconnaissance et de louanges pour les merveilles qu’il m’a


peinture de la ferme de morija, près dondon (état libre d’orange)

été donné de voir : les chutes de Mosi-oa-tunya : une merveille

de la création ;
à l’étape, chez mokégnami
le pont du Zambèze, une merveille du génie de l’homme ; et la mission chez les Barotsi, une merveille de l’amour chrétien uni à l’amour ineffable de Jésus, le Sauveur, mort pour le salut de tous !


sculpture provenant de zimbaié (Musée de Bulawayo)
  1. Il y a exactement 2,644 kilomètres de la ville du Cap aux chutes Victoria.
  2. Explorations dans l’intérieur de l’Afrique australe, de 1840 à 1856.