L’emprise : Conscience de croyants/04

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IV

sa majesté argent


Pour prendre une ville dont on est hors
Suffit d’y introduire un âne chargé d’or.

(Proverbe grec)


Robert Neuville[1] n’était pas riche, nous l’avons dit. Il en résultait que la part d’héritage de chacun de ses enfants, surtout de ses filles, était plutôt mince.

Lucette, comme tant d’autres, aurait bien voulu avoir beaucoup d’argent. En premier lieu, elle aurait pu acquitter la terre que son promis avait achetée, puis elle aurait pu s’acheter de belles toilettes.

Quelle est la femme qui n’aime pas être bien habillée ?

Dans nos campagnes les plus reculées, vous rencontrez les copies des modèles de modes en vogue aux États-Unis et dans nos grandes villes. C’est que partout le tourisme a jeté le poison de ses exemples. Le cultivateur, le colon résisterait peut-être à la contagion du luxe qui se répand ; la femme du cultivateur et du colon y succombe plus aisément. Certes, à Roberval, à St-Méthode, à Ste-Jeanne d’Arc et un peu partout dans nos campagnes, les femmes ont des jupes moins écourtées, des manches et des corsages plus décents que certaines prétendues grandes dames des villes américaines ; tout de même, la contagion gagne du terrain partout. L’exemple des villes, le luxe sous toutes ses formes et l’immodestie des costumes envahissent de plus en plus nos campagnes, cela avec d’autant plus de rapidité que les femmes de cultivateurs ont plus d’occasion d’admirer les costumes de leurs semblables de la cité.

Lucette, la belle fiancée d’Irénée Dugré, ne pouvait échapper à la contagion de ce mal épidémique. Pour acheter belles robes, beaux chapeaux, beaux manteaux, il faut de l’argent, de l’argent, encore et toujours de l’argent. Ce fut pour avoir plus d’argent que Lucette accepta de prendre du service chez Madame Leterrier à Chicoutimi.

Madame Leterrier était une ancienne amie de la mère de Lucette. Elle avait épousé un employé de banque qui devait finir par laisser la banque pour devenir agent d’affaires, agent d’immeubles, agent d’assurances.

La fille unique de M.  et Mme  Leterrier avait épousé un marchand du nom de Georges Clément, qui n’était autre que le fils de Itska Cernovitch devenu Isidore Clément.

Après trois ans de mariage, le magasin Clément avait brûlé. Le marchand faisait faillite. Sa femme étant morte, il avait demandé au père et à la mère de la morte d’élever ses deux petites filles, une de deux ans et l’autre de quelques mois.

Madame Leterrier avait hésité un peu : ce serait bien du tracas que d’élever ces deux fillettes. Enfin il fallait bien les ramasser. Le père partait pour l’Ouest canadien. Les deux enfants restèrent chez le grand’père maternel et leur père, que l’incendie et la banqueroute n’avaient pas appauvri, leur payait une pension de dix piastres par semaine.

Madame Leterrier avait décidé qu’avec une telle pension on pouvait payer une fille. Elle avait tant fait que Robert Neuville avait consenti à laisser aller sa fille.

Sept piastres par semaine et nourrie, c’est bon à gagner, d’autant plus que c’était une bonne maison. Les Leterrier étaient du monde de la haute où on se respectait. Lucette serait bien traitée. Il n’y avait pas d’inquiétude à avoir. Elle serait considérée comme la fille de la maison. Et puis ! Et puis !

Irénée, que Lucette consulta, eut un pressentiment. Pourquoi t’en aller en ville ? Reste donc chez tes parents, tu es bien ; dans quelques mois nous nous marierons. À quoi bon gagner des piastres ? À quoi bon être si bien habillée ? Je t’aime assez comme cela.

Mais Lucette ne l’entendait pas ainsi. Elle répondit : je veux me gagner un ménage. En mettant de côté vingt piastres par mois, peut-être vingt-cinq, l’hiver prochain j’aurai une couple de cent piastres et cela nous fera du bien ; je ne travaillerai pas plus durement que chez-nous : il n’y a que les deux petites à avoir soin.

— Je t’en prie, disait Irénée, n’y va pas, c’est si loin, on va s’ennuyer et puis j’ai peur d’un malheur.

D’un geste mutin, la promise lui fermait la bouche.

— Il faut être raisonnable, mon chéri ; je suis sûre de m’ennuyer, moi aussi, mais je veux me faire de l’argent.

Elle partit.

— Tu m’écriras, avait dit Irénée.

Elle avait répondu : Ben sûr, mais aussi tu viendras.

Irénée avait promis et les deux jeunes gens s’étaient laissés, le promis avec appréhension, la promise avec ambition et espérance.

Chicoutimi n’est pas une grande ville, mais déjà ce n’est plus la campagne. Lucette devait y trouver une foule de choses que son inexpérience lui ferait admirer sans mesure et plus que de raison.

La maison Leterrier était une bonne maison. Sans doute, rien de ce qui s’y passait n’était scandaleux, mais ce n’était pas non plus absolument édifiant.

La famille Leterrier était une bonne famille si tant est que des gens vivant sous le même toit constituent une famille.

Comme dans bien des intérieurs de la ville, il y avait du luxe, de la dépense, mais pas de vie familiale.

M.  Leterrier venait à la maison pour y prendre ses repas et encore pas toujours. Souvent, il avait à dîner avec M.  Untel ou encore il avait une affaire à conclure avec M.  Chose.

Jamais M.  Leterrier ne veillait à la maison. En ville, il y a tant de bonnes places où passer ses veillées, même ses nuits, tant de places bonnes, sans compter celles qui sont mauvaises, tant de places où l’on s’amuse bien mieux que chez soi, surtout quand on ne fait rien pour avoir un foyer. Résultat : M.  Leterrier restait à la maison les soirs où il attendait quelqu’un, ce qui n’arrivait pas souvent.

En retour, Madame Leterrier avait ses sorties, petites et grandes. C’était les thés, les bridges, les cinq cents, les garden parties, les soirées dansantes ou papotantes. Madame Leterrier était une femme très occupée, toujours sortie de chez elle quand elle ne devait pas recevoir. Ses occupations auraient pu se résumer en deux mots : futilités frivoles.

Et dans cette maison où aucun lien familial ne subsistait, la vie était morne, sans joie véritable. Les époux qui, volontairement, avaient refusé les charges et les devoirs de leur état, en étaient venus à s’estimer à leur juste valeur, c’est-à-dire qu’ils se méprisaient tout simplement. Ils s’amusaient à leur guise, chacun de son côté. Tout ce qu’ils se demandaient mutuellement, c’était de cacher suffisamment leurs vices pour n’en pas avoir honte devant le public.

Honneur de façade, régularité de vie apparente.

Dans cette maison, qui n’avait rien d’un foyer, il y avait de bien beaux meubles dont quelques uns étaient achetés payables au mois. C’était le luxe, étalé aux yeux, tandis que, souvent, c’était la gêne réelle.

Les fenêtres garnies de deux ou trois épaisseurs de rideaux ne laissaient passer presque ni soleil, ni lumière. C’était sombre.

Les planchers étaient couverts de tapis où les pieds enfonçaient jusqu’à la cheville, mais les cœurs desséchés de luxe et d’amusements n’avaient aucune sympathie les uns pour les autres.

Lucette fut un peu dépaysée dans cette atmosphère si différente du logis paternel où la vie était faite surtout d’affection et de prévenances mutuelles.

Les premiers temps de service furent pour Lucette une période d’ennui et de tristesse, non pas que Madame fut exigeante, loin de là, mais la jeune fille trouvait trop de différence entre sa vie habituelle et celle qu’il fallait accepter. Elle pensait à son chez-nous de Roberval et à son futur chez-nous de St-Méthode : la petite maison du bord de l’eau où elle serait si bien avec son cher Irénée que ses parents avaient surnommé Titloup. Comme elle l’aimait son Titloup. Elle comptait les jours qui restaient pour le dimanche de Pâques alors qu’elle irait à Roberval et rencontrerait son Titloup. Ce fut une déception, Titloup ne vint pas. Joseph Dugré était sérieusement malade. Son fils aîné ne put s’absenter et Lucette revint à Chicoutimi le cœur malade, se demandant pourquoi son ami n’était pas venu. Elle se posa la même question pendant huit jours. Enfin elle eut la nouvelle de la maladie du père de son promis, mais le mal était fait. Pour se distraire, pour faire diversion, Lucette avait commencé à s’amuser et prendre goût aux amusements de la vie mondaine.

Le hasard voulut que précisément en ces jours d’ennui, l’oncle des orphelines, André Clément, deuxième fils de Itska Cernovitch vint rendre visite à ses nièces et qu’il trouva de son goût la fille Neuville.

André Clément était bel homme, instruit, parlant très bien le français et l’anglais. Gai causeur, Lucette ne pouvait manquer d’en être charmée.

Tout de même sa pensée restait à l’absent et le soir, elle revoyait en imagination la petite maison où elle serait chez-elle avec le fier terrien qui serait son seigneur en même temps que son serviteur, c’est-à-dire son mari.

Chicoutimi, Roberval, St-Méthode ne sont pas très éloignés. Cependant la distance est assez grande pour ne pas aller tous les jours d’une place à l’autre. C’était donc séparation pour des semaines.

Lucette s’ennuyait. C’était naturel. Madame Leterrier pour la distraire lui proposa de l’accompagner dans ses visites. Lucette fut sur le point de refuser, mais ensuite elle se dit que c’était une occasion de voir comment se passent les choses dans ces réunions de la haute.

Un après-midi, c’était réception chez Madame une telle, de deux à quatre. Ces dames causèrent de tout, de la mode, des mariages prochains, des maris plus ou moins fidèles. Chose curieuse, Lucette, qui méprisait le désœuvrement de ces femmes, elle qui sentait le vide de ces réceptions où les conversations étaient d’une trivialité méprisable, Lucette y prit goût au point de compter les jours qui séparaient ces réceptions mondaines.

Puis un soir de mai que l’on fêtait l’un des employés supérieurs de la Compagnie du barrage, on laissa les enfants à la garde d’une voisine et Lucette fut amenée à la soirée. Dire que la jeune fille s’y amusa beaucoup serait exagéré. Un peu gênée par le changement de décor, surtout par le maintien guindé des dames et demoiselles, la fille de Robert Neuville se serait ennuyée ferme sans la présence de ce Juif russe devenu Canadien, André Clément.

C’est curieux comme ces descendants de Judas ont le don de s’adapter à tous les états et à tous les tempéraments.

Il en résulta une liaison entre le fils du colporteur russe devenu marchand canadien et la fille de l’homme de chantier devenu laboureur. Oh, une liaison toute d’amusement !

André était à Chicoutimi par affaires. Lucette y était par service, disait-on. Tous deux disaient s’ennuyer et désiraient se rencontrer pour passer le temps.

Passer le temps ! Jamais chez Robert Neuville, jamais chez Joseph Dugré, on ne parlait de passer le temps ; le temps se passait bien tout seul. Parfois, on trouvait qu’il passait trop vite. Mais que faire en une ville, dans une maison louée, où, pour toute occupation, il y avait deux fillettes au soin de deux femmes ?

Passer le temps ! Madame Latourelle, Madame Lantignac, Madame Rabinovitch, Madame Exotique, Madame Nimportequi venaient en visite et quand la maison était enfin débarrassée de leur présence, Lucette poussait un ouf de soulagement et Madame Leterrier bâillait à se décrocher les mâchoires.

Quel après-midi ! Qu’elles sont raseuses, disait madame Leterrier. Pensez-vous, Mademoiselle Lucette que cette grosse rastaquouère de Lantignac se prend au sérieux avec son prétendu titre de noblesse ; et cette juive de Rabinovitch qui essaie de nous faire des scrupules de conscience. Dieu qu’elles sont raseuses !

Et le lendemain, Madame Leterrier allait passer l’après-midi chez la rastaquouère ou chez la juive. Parfois on amenait les fillettes pour permettre à Miss Neuville d’être de la partie de bridge.

Oui, Miss Neuville, c’est bien plus chic d’être Miss que d’être Mademoiselle.

Mais quand on est Miss, il faut tenir son rang, avoir les costumes et les atours voulus et Lucette se laissait griser par les compliments qu’on lui prodiguait à propos de tout. On admirait son teint frais et rose ; alors pour être encore plus rose, Miss avait recours à la peinture. On admirait son costume ; alors Miss avait recours à la couturière pour avoir un costume encore plus hightune. On admirait son maintien, sa taille fine et fièrement cambrée ; alors Miss se tenait encore plus droite, étudiait sa démarche et faisait décolleter ses robes encore un peu plus.

Il arriva ceci que Lucette, venue en ville pour se gagner de l’argent, fit un peu d’économie dans les premiers mois, mais après trois mois les salaires devinrent à peine suffisants pour payer les robes excentriques, les bijoux, la peinture, les frais de coiffure et puis ! Et puis ! Il faut tenir son rang, voyez vous. On est Miss ou on ne l’est pas.

Lucette ne voyait pas la différence que ces toilettes et ce luxe criard faisaient à sa personne. Madame Leterrier voyait l’évolution de sa pupille, mais elle n’était pas femme à s’en inquiéter. Tout simplement Lucette se déniaisait, pensait-elle.

Ah ! si Robert et Célanire avaient pu voir leur fille et ce qu’elle devenait ; mais non. On avait confiance. Célanire se rappelait les jours de couvent et croyait que la femme Leterrier était restée la même qu’autrefois.

André, lui, voyait l’évolution rapide qui s’accomplissait chez la Canadienne et il s’en réjouissait. Pourquoi ?

Mystère du cœur humain. La vertu semble honteuse, le vice s’affiche effrontément.

Le vicieux recherche la femme vertueuse et méprise celle qui devient semblable à lui, cependant il se réjouit de la déchéance de celles qui perdent leurs belles qualités.

Le jeune Clément venait souvent chez les Leterrier, sous prétexte de voir ses nièces et c’était Lucette qui le recevait, attendu que les fillettes étaient sous ses soins.

On causait. Clément parlait de ses voyages, de son auto. Était-elle à lui ? Peut-être, peut-être était-elle louée. Tout de même, il s’en servait, voyageant ici et là, vendant des débentures, des obligations, faisant de la bourse, enfin que sais-je ? Brasseur d’affaires, il faisait de l’argent à la pelletée, disait M.  Leterrier.

Clément demanda un jour : Venez-vous à Alma, Mamzelle Lucette ? La jeune fille eut un peu d’hésitation. Elle le connaissait peu ce grand brasseur d’affaires dont M.  Leterrier semblait émerveillé. Était-il prudent de partir seule avec lui ?

Le jeune homme sembla comprendre ses hésitations.

— Je vous emmène, avec Mme  Leterrier, visiter les travaux du barrage.

Refuser était impossible et l’on partit. Dieu quelle griserie, l’auto filait. En deux heures, on avait franchi les quelque quarante milles et Lucette put admirer les travaux énormes du barrage.

André Clément expliquait les travaux faits, ceux qui restaient à faire, les nombreux usages de la fée électrique, les sommes énormes qui avaient été dépensées pour atteler le Saguenay et les perspectives d’avenir ; puis vers le soir on retournait à Chicoutimi.

Toujours, l’attitude de l’homme d’affaires avait été des plus correcte et respectueuse. Au moment de descendre de voiture, il demanda si la promenade avait plu aux dames. Lucette n’essaya même pas de cacher son enthousiasme.

— Oh oui, M.  Clément, que nous avons fait un beau voyage.

— Alors, mademoiselle, si cela vous plait, après demain, je dois aller à Port-Alfred, vous serez la bienvenue ainsi que madame Leterrier. Je dois vous avertir que là je ne pourrai vous tenir compagnie. J’ai pour à peu près une heure de travail et ensuite je vous ramènerai. Si cela vous convient, je viendrai vous prendre vers midi et demi après demain.

— Dites oui Lucette, nous ferons garder les petites, fit madame Leterrier.

— Nous emmènerons les petites, cela leur fera du bien de prendre l’air et de connaître mieux leur oncle André, dit ce dernier.

À peine entrées, les deux femmes apprirent que, pendant leur absence, il était venu une visite pour mademoiselle Luce. Un beau grand jeune homme, bien mis, a demandé mademoiselle Neuville. Je lui ai dit qu’elle était sortie avec un ami qui lui faisait faire un tour d’auto jusqu’à Alma ; il a changé de couleur.

— Comment est-il ? demanda Lucette.

— Il est bien, mais a l’air un peu habitant.

— A-t-il dit qu’il reviendrait ?

— Non, il n’a rien dit. Il avait l’air débiné quand il a su que vous étiez sortie avec un ami en auto.

Lucette eut beau chercher dans sa tête qui pouvait bien être venu pendant son absence elle ne trouva rien et bientôt n’y pensa plus.

Le surlendemain, on partit pour Port Alfred. Ce n’est pas loin, mais il se trouva que les affaires furent plus difficiles à conclure que le jeune homme n’avait cru. Le retour n’eut lieu que le soir. Toujours l’attitude d’André était des plus correcte.

Ce soir-là ce fut encore la même nouvelle donnée par une voisine obligeante :

— Il est venu un jeune homme qui a demandé quand vous étiez partie ; je lui ai dit que vous étiez partie vers une heure avec M.  Clément, le broker, et que je ne savais pas quand vous reviendriez. Il a changé de couleur et il est parti sans dire son nom ni s’il reviendrait.

— Est-ce le même d’avant hier ?

— Je ne sais pas. Celui d’avant-hier, je ne l’ai pas vu, c’est ma fille qui gardait les petites.

Oui, c’était le même. C’était Irénée Dugré, le fiancé qui, de passage à Chicoutimi, avait voulu voir sa belle et qui, par deux fois, avait trouvé le nid vide.

Partie Lucette, partie avec un broker.

Ce que la voisine ne dit pas, c’est que le jeune homme avait demandé où résidait M.  Clément, le broker. Ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’Irénée Dugré était allé aux renseignements et qu’il avait appris que le broker était très habile en affaires, qu’il faisait de l’argent en masse, qu’il semblait avoir un don pour vendre des débentures et que l’on disait qu’il marchait pour se marier avec mademoiselle Neuville, la fille des Leterrier.

Irénée Dugré retourna chez lui, une épine au cœur. Non ce n’était pas vrai, Lucette ne l’abandonnerait pas, non elle n’épouserait pas ce beau damoiseau, non ce ne pouvait être vrai.

Mais aussi ce qui était vrai, c’est que Lucette était partie en auto, ce qui était vrai, c’est que lui n’avait pu la voir et Irénée sentit sur son cœur un poids terrible.

  1. Voir Bertha et Rosette.