L’emprise : Bertha et Rosette/05

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V

Lumière.


À son confesseur, à son médecin, à son avocat,
Ne jamais cacher la moitié de son cas.

(Proverbe breton)


Tit Luc Laframboise, danseur infatigable, ne devait pas laisser la fille de la maison en arrière, sans en savoir le pourquoi.

Il demanda à Gros Paul, la raison de l’abstention de sa sœur. Celui-ci qui par deux fois avait prié la jeune fille pour un quadrille, répondit qu’il n’y comprenait rien.

Sam qui était du groupe de demander :

— A-t-elle l’habitude de danser ?

— Mais oui, répondit Gros Paul. Et même qu’elle danse bien et aime la danse.

— Alors, je vais en avoir le cœur net ; j’y vais moi-même.

C’était l’assaut final.

Trois heures durant, la tentation avait préparé cet assaut, et le bel Américain venait jeter la fiancée sur la pente des promesses violées.

Bertha le vit venir, et elle se dit qu’après tout il n’y avait pas de mal. Qu’importe à Gustin ! Une ou deux danses, est-ce que cela peut lui faire quelque chose ? Même qu’il ne le saura pas.

Toutefois, elle a promis et sa conscience honnête eut un sursaut. À l’Américain, elle fit la réponse faite à d’autres : « Merci, je ne veux pas danser. »

Et Sam d’insister :

— Mais voyons, vous dansez, on me l’a dit.

Dans une pensée rapide, elle se voit au bras de ce géant blond, le plus beau, le plus élégant des hommes qu’elle connaît.

Son Gustin, si bon, si droit, son Gustin qu’elle a tant aimé, elle n’y pense plus. Il est si loin. Et celui-ci qui est tout près, il est si beau. Et il faut bien s’amuser.

La jeunesse le plaisir, la tentation, tout cela va avoir raison de ses dernières hésitations.

Qu’est-ce que cela peut bien faire, une danse ?

Le tentateur continue :

— Rien qu’une danse. Pourquoi me refuseriez-vous ?

C’est toujours la même chose. Pourquoi ? Pourquoi être fidèle ? Pourquoi respecter ses serments ? Pourquoi ?

Le tentateur insiste :

— Rien qu’un tour de valse, si cela vous fatigue.

Il s’est penché vers la jeune fille. Ses yeux sont caressants. Il est vraiment beau. De ses mains il a pris celles de Bertha, qu’il attire vers lui, et sans qu’elle l’ait voulu, elle est debout.

Deux phrases frappent en même temps son oreille.

C’est le tentateur qui pour vaincre ses dernières résistances, lui murmure en un souffle à l’oreille : « Voyons ! ne me refusez pas cela, à moi. Vous ne pouvez me refuser si vous m’aimez un peu. »

C’est aussi juste à ce moment, une phrase de son père qui répond à un voisin avec qui il converse : « Qui a trompé fille, trompera femme… Il devait s’attendre à être trompé… »

C’est un éclair pour elle. Son père si droit a jugé ainsi :

Pierre Buloz est trompé par sa femme. Il devait s’y attendre, dit le père, elle le trompait fille. « Qui a trompé fille, trompera femme. » Ces mots résonnent encore à son oreille. Et elle, Bertha, elle va tromper. C’est sans importance une danse, mais dans les choses du cœur, sait-on ce qui a de l’importance ?

Et l’Américain a dit :

« Si vous m’aimez un peu.. ? » A-t-elle le droit de l’aimer même un peu ?

D’un mouvement un peu brusque, elle se dégage :

— Oh ! laissez moi, vous me faites mal.

Ce ne peut être vrai. Le grand conquérant de cœurs féminins, ne peut manquer de mesure au point de faire mal par une pression de main.

Pourtant, elle souffre. Elle souffre parce qu’elle voit clair dans son cœur et sa conduite.

« Si vous m’aimez un peu… ? » Lui a-t-elle donné le droit de croire qu’elle l’aimait même un peu ?

Plus que cela. Est-ce bien sûre qu’elle ne l’aime pas du tout ? Et si elle l’aime un tout petit peu, n’est-ce pas un vol à l’égard de Gustin à qui elle a promis son affection, ses pensées son dévouement, sa vie en entier, et non pas les restes des autres ?

Sa détresse morale est telle que sa voix s’étrangle comme pour un sanglot :

— Oh ! laissez-moi, répète-elle, j’ai mal ! Elle se recule, puis d’un pas chancelant, s’en va retrouver sa mère.

Le cas de Bertha est réglé. Elle ne danse pas, c’est qu’elle est malade. Et la veillée de continuer comme si rien d’étrange ne s’était passé.

L’Américain éprouve en lui-même du dépit. Il se rend compte qu’il a perdu la partie pour avoir été trop vite, mais il se promet de se reprendre.

Les autres jeunes gens sont plutôt satisfaits. Tit Luc résume l’impression générale en disant à sa danseuse : « Ça aurait été sacrant, si après avoir refusé les autres, elle s’était laissé gagné par l’Angliche. »

Tout a une fin, même une belle réunion. Aux petites heures, la maison se vida des invités et les membres de la famille se hâtèrent de prendre un peu de repos. Pour Bertha ce fut une délivrance que de se retrouver seule dans sa chambrette.

À côté d’elle, ses sœurs goûtent déjà un sommeil paisible. Seule maintenant, toute seule avec ses pensées qui se heurtent en un chaos immense dans sa pauvre tête en feu, torturée par le souvenir des événements de la soirée et des derniers mois, qui lui revienment sans cesse, Bertha ne parvient pas à s’endormir. Elle voudrait pouvoir crier sa souffrance aux quatre murs de sa chambre, seuls témoins de sa détresse.

Presque au jour, elle prit une décision : Je verrai le Père Ballard, pensa-t-elle comme inspirée, je lui conterai tout, et je ferai comme il me dira.

Cette résolution subite eut pour effet de tranquilliser son esprit et ses nerfs ; elle réussit à recouvrer un peu de calme et bientôt s’endormit d’un sommeil réparateur.

Le vendredi qui suivit le bouquet Neuville, se trouvait le premier du mois. Une pleine voiture d’enfants et d’adultes devaient se rendre à l’église ; Bertha obtint facilement d’être du nombre. Elle voulait voir le Père Ballard ; elle sentait le besoin d’une confidence et de recevoir un conseil de quelqu’un qui, connaissant bien le cœur des hommes, pourrait la guider sûrement.

L’un des enfants ayant été au bureau de poste, en rapporta une lettre au timbre de France. C’était compris qu’une lettre venue de France, c’était pour Bertha, et le garçonnet la lui remit sur le perron du presbytère.

Le Père Ballard n’avait guère dormi cette nuit-là. La prière pour ses parents, presque tous morts ; la prière pour les jeunes gens si exposés en ces temps de carnavals ; pour ceux-là des tranchées de France, toujours si exposés à la mort, expliquait son insomnie.

Il sembla à Bertha que le vieillard était encore plus grand et plus maigre que jamais.

Le bon Père qui avait 78 ans, reçut comme son enfant la fille de vingt ans. Il eut l’intuition d’une souffrance secrète et tout de suite il posa une question :

— Petite, as-tu bobo au cœur ?

Ce ne fut qu’un signe affirmatif, pour réponse.

— Une lettre de ton promis ? Ce ne peut être cela, puisque tu ne l’as pas lue.

Aucune réponse ne vint. Le vieillard comprit tout ce qu’il y avait de détresse dans ce cœur qui ne savait plus au juste sa position et cherchait sa voie. Délicatement il avança un siège à l’enfant de vingt ans, s’assit près d’elle, puis de son ton le plus doux :

— Voyons, mon enfant, raconte-moi ta peine. Tu verras que cela soulage ; le fardeau est bien moins lourd à deux.

D’une voix basse, la fiancée raconta sa vie depuis un an, son ennui, son affection sincère pour l’absent, ses prières pour son retour sain et sauf. Elle dit l’arrivée des Américains, les visites fréquentes, le plaisir éprouvé en la compagnie de M. Sam ; franchement elle avoua l’ennui de son absence, la joie éprouvée de son retour. Elle raconta la tentation de la veillée du bouquet, puis demanda :

— Dites-moi, mon Père, est-ce mal ce que j’ai fait là ?

Tête baissée, le prêtre ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait et le temps dut paraître bien long à la consultante, puisqu’elle répéta, presque suppliante, sa question :

— Mon Père, est-ce mal ?

Au lieu de répondre, le prêtre eut une demande.

— Dis bien tout, mon enfant ?

— Mais, mon Père, je vous demande si c’est mal ce que j’ai fait ?

— Ce n’est pas mal d’être tenté ; mais ce qui est mal, c’est de céder à la tentation, ou encore de s’exposer à la tentation.

Tiens, tu as une lettre de ton promis, lis-là et tu verras.

Le vieillard voulait-il gagner du temps pour réfléchir, ou bien avait-il l’intuition de ce qu’était la lettre ? Peut-être les deux.

La lettre était tout simplement une plainte venue du cœur de l’absent. Datée de novembre, elle disait :

« La vie est bien triste, c’est bien long. Parfois, je me surprends à désirer qu’une balle vienne mettre fin à cette existence de damné. Si tu savais ce que c’est que de vivre ici. Si tu savais comme on s’ennuie dans ces pays de pluie et de boue, dans cet atmosphère de sang et de poudre. Je n’ai qu’une seule joie, une seule consolation : les lettres qui me viennent de toi ; je les gardes, je les relie, tant qu’elles ne sont pas devenues des chiffons sales. Il y a bien longtemps que je n’en ai pas reçues. As-tu oublié ton ami ? Le dimanche après-midi, tu ne travailles pas ; si tu m’écrivais tous les dimanches, quel bien tu me ferais.

« Tes lettres sont la seule joie que je puisse avoir ici. Si réellement je suis quelque chose pour toi, tu ne me refuseras pas cette consolation… »

La lettre continuait, mais la jeune fille en avait assez. Ses épaules secouées de courts sanglots, elle disait au Père Ballard :

— Oui, je vois le mal que j’ai fait, mais je ne savais pas. Je n’ai pas tout dit. J’ai été cinq semaines sans écrire, et Augustin en a souffert. Il a cru que je le délaissais pour cet Américain…

— Et tu l’aimais, le bel Américain ?

— Non, je n’ai pas le droit de l’aimer.

— Bien, mon enfant. Mais en conscience, pendant ces semaines où tu t’amusais du beau chasseur, et en cette soirée où tu faillis manquer à une promesse, lequel des deux occupait ta pensée ? Ton promis n’a-t-il pas été délaissé, au moins en pensée ?

— Oh ! pardon, mon Père ; je vois, j’ai mal fait.

La voix du vieux prêtre se fit plus douce, plus paternelle encore.

— Oui, mon enfant, tu as erré. Et ce qui est arrivé est providentiel, puisque cela t’ouvre les yeux alors qu’il n’est pas trop tard. Écoute-moi bien. Tu as promis fidélité ; en retour de ta promesse, tu en as reçu une semblable. Alors, tu as le droit de compter sur lui sans partage, et lui a le même droit. Or, tout ce qui est de nature à vous exposer à manquer à votre engagement doit être évité.

« Tu t’es amusée avec un bel Américain. En soi, ce n’est pas une faute ; mais pour toi, c’était t’exposer. Si tu n’as pas aimé l’Américain, tu en étais bien près ; et alors, entre l’amour et ton devoir, qu’aurais-tu choisi ?

« Sans doute, tu aurais tenu ta promesse, mais alors tu aurais apporté à ton mari un cœur et une pensée remplis de l’affection d’un autre. Comprends-tu le danger pour toi ?

« Et puis, si tu as donné des espérances impossibles qui feront souffrir ? Enfin, mon enfant, tu vois les conséquences d’un manque de réflexion. Ton promis en a souffert. Tu en souffres, et c’est justice. Rien ne reste perdu : toute faute s’expie, toute souffrance se paie.

« Prie bien pour l’absent. Sois fidèle à son souvenir. Évite non seulement le mal, mais l’occasion, le danger du mal.

« Reviens me voir, toutes les fois que tu seras en peine. Je serai là pour t’aider, si le fardeau est trop lourd. »