L’enfant mystérieux/Tome I/Où Pierre Bouet s’occupe de son « magot »

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CHAPITRE VI

où pierre bouet s’occupe de son magot.


Le surlendemain du jour où se sont accomplis les événements rapportés dans le précédent chapitre, le père Bouet et sa femme, assis l’un près de l’autre dans la cuisine de leur maison, causent à voix basse.

Il est huit heures du soir, et la nuit s’étend sur la campagne. Ce n’est pas tout à fait l’obscurité, car le ciel d’un azur sans nuage garde encore les derniers reflets de l’astre qui s’en va ; mais ce sont ces teintes crépusculaires qui commencent à noyer les contours des objets, puis qui, s’épaississant peu à peu, finissent par les envelopper d’une gaze à peine translucide.

Les travailleurs sont encore aux champs. Ils profitent des quelques beaux jours qui viennent de se succéder pour achever leurs hersages, mettre la dernière main aux semailles et terminer la toilette de leurs terres, avant de les abandonner aux influences diverses qui favorisent l’œuvre mystérieuse de la germination.

Au dehors tout est silence, et le village semblerait endormi si, de temps à autre, une voix d’enfant ne réveillait les échos du soir et si, de loin en loin, on ne voyait une femme, armée de chaudières, enjamber prestement la clôture du chemin et gagner les clos pour traire ses vaches.

Assis à côté l’un de l’autre, les époux Bouet sont donc engagés dans une conversation à voix basse.

— Vois-tu, bonne femme, dit le mari, je ne serai tranquille qu’après avoir terminé ces arrangements.

— On dirait, à t’entendre, que tu sens ta mort ! répond en souriant Marianne.

— Si l’on peut dire ! Je n’ignore pas que je ne suis plus à l’âge de quinze ans… Mais le coffre est encore solide, ratatinette ! et le bon Dieu, qui m’a fait vivre près de trois-quarts de siècle, m’accordera bien un robinet d’une couple d’années pour voir ma fille mariée à celui qu’elle aime et faire sauter sur mes genoux un de ses enfants.

— Où est-il à présent ?

— Le Charles à Anna ?

— Oui, son prétendu.

— Sur la grande mer, parbleur !… c’est-à-dire non… Il doit s’en revenir avec sa goëlette.

— Ah ! mon Dieu !… Et les gros temps qu’on a eus ces jours derniers !

— Psitt !… il en a vu d’autres que ça depuis qu’il navigue. Ce n’est pas lui qui se laisse surprendre par la tempête.

— Mais il devrait être de retour à cette heure !

— Tu badines ! Il a dit comme ça qu’il arriverait à la fin de juin ou au commencement de juillet, selon que les affaires de son commerce iraient bien ou mal.

— C’est vrai… je me rappelle.

— Alors, faut pas se faire de bile avant le temps. Il y a bien assez de cette pauvre Anna qui se chacote pour rien.

— Oui, elle est bien triste, la chère enfant.

— Toutes les jeunes filles sont comme ça quand leur amoureux est loin. Ça s’en ira comme s’en va la brume au premier vent du matin. Laisse arriver le Charles… et tu verras.

— En attendant, elle pâtit, la pauvre ange, et ça me chavire le cœur.

— Faut pas s’attrister inutilement, ma bonne Marianne. C’est son dernier voyage, il l’a promis.

— Tant mieux ! car c’est trop inquiétant d’avoir un mari sans cesse éloigné et en danger de périr. Je lui aurais plutôt refusé ma fille, s’il n’avait pris cet engagement-là.

— C’est ce que je lui ai dit, moi aussi. Mais tu sais comme il est fier. Il ne voudrait pas épouser Anna, sans apporter autant qu’elle, crainte de passer pour avoir recherché sa bourse.

— Ça leur fera un joli magot, sais-tu ?

— Ils le méritent, ma femme, car ce sont de bons enfants. Nos biens ne seront jamais mieux placés qu’entre leurs mains.

— Et ton frère ?

— Antoine ?

— Oui.

— En voilà un fainéant et un gaspillard qui guette mon sac, sans que ça paraisse ! Mais, ratatinette ! Pierre Bouet n’est pas si bête qu’il en a l’air… Antoine peut se tetter les pouces : je ne suis pas pour dépouiller ma fille d’adoption, mon enfant légitime, celle qui fait la joie de ma vieillesse, pour encourager les vices d’un pareil grugeur. Pas si fou !… C’est qu’il avalerait mes épargnes en quelques années, le coquin !

— Je ne dis pas non ; mais, mon pauvre Pierre, il ne faut pas oublier qu’il a des enfants et que ce n’est pas leur faute si leur père est un panier percé.

— Hem !

— La terre d’Antoine est couverte d’impothèques et va être vendue d’un jour à l’autre.

— Tant mieux pour lui ! il sera obligé de travailler.

— Mais s’il ne travaille pas ?

— Il crèvera de faim.

— Et les enfants ?

— Hem ! hem !

— Ce sont nos neveux.

— Je ne conteste pas.

— S’ils allaient pâtir, manquer de pain ?

— Ils viendront manger ici.

— Jamais Antoine ne consentira.

— Alors…

— Alors ?…

Un court silence. Puis Bouet paraît prendre une brusque détermination.

— Tiens, vieille, dit-il, je n’aime pas à voir souffrir les enfants, quand bien même ils ne m’appartiennent pas ; je dirai au notaire de marquer cinq cents piastres pour Ti-Toine, à prendre sur ma part.

— J’en ferai autant pour Maria.

— Mais, attention ! il ne faut pas qu’Antoine sache un mot de cela, car il serait capable de se fier là-dessus et de continuer à paresser en attendant notre succession.

— Je me garderai bien de lui en souffler mot, et nous recommanderons le secret au notaire.

— C’est ça. De façon que nos testaments seront d’abord…

— Au dernier vivant les biens.

— Oui, mais à la condition expresse que la part du premier mourant retourne à Anna, lorsque l’autre lèvera le pied.

— Bien sûr. Nous ferons chacun un testament pareil, de telle manière que la petite aura tout, en fin de compte.

— Oui, sauf toutefois les mille piastres données aux enfants d’Antoine.

— Comme de raison.

Nouveau silence.

Le père Bouet se lève, allume sa pipe, fait quelque pas dans la pièce, puis s’arrêtant tout à coup :

— Ah ! mais dis donc, Marianne…

— Quoi ?

— C’est drôle, mais j’ai quasiment l’idée que nous arrangeons mal nos affaires.

— Comment ça, vieux ?

— Eh bien ! oui… une supposition…

— Fais.

— Suppose pour un moment que je crève le premier…

— Ce n’est pas à craindre.

— Suppose toujours. Dans ce cas, tu hérites de moi, mais la petite est au moins sûre de ma moitié, quand tu seras venue me rejoindre.

— Naturellement.

— Bon. Suppose maintenant que tu meures à ton tour, sans avoir fait un nouveau testament : qui va mettre la main sur ta part ?

— Hé ! la petite !

— Mais non.

— Mais oui.

— En vertu de quel acte ? Pas du testament que nous ferons demain, dans tous les cas, puisque ce sera à moi que tu auras laissé tes biens…

— Après ?

— Et que je n’y serai plus pour remplir la condition de les remettre à Anna.

— C’est ma foi vrai. Voyez donc un peu !

— Hein ! Ce n’est pas si simple que ça paraissait.

— Comment faire, alors ?

Le père Bouet devient perplexe. Cette difficulté inattendue le chiffonne beaucoup, car il ne voit pas trop comment la tourner. Sa marche s’accélère ; les bouffées succèdent aux bouffées, d’une seconde à l’autre plus épaisses, plus pressées ; mais aucun expédient ne lui vient à l’esprit.

Marianne, de son côté, laisse inactives les aiguilles de son tricot et jongle, les yeux tournés vers le plafond.

Cinq minutes se passent ainsi.

On entend la voix des travailleurs qui arrivent des champs. Anna elle-même va sans doute rentrer d’un instant à l’autre. Il faut prendre une décision, pendant que tout le monde est absent.

— Ratatinette ! faut-il être bête ! s’écrie tout à coup le père Bouet, en s’approchant de Marianne.

— Tu dis ?… fait cette dernière, en se remettant vivement à tricoter, avec l’effarement d’une personne surprise en flagrant délit.

— Je dis que ça prend moi pour n’avoir pas de jarnigoine

— Explique-toi.

— C’est bien simple. Je viens de pêcher une idée, que j’aurais dû avoir tout de suite, et qui nous eût tiré d’embarras en un clin d’œil.

— Quelle idée ?

— Mon Dieu ! celle de faire chacun notre testament directement en faveur de la petite, sans nous occuper du survivant.

— En effet, pourquoi pas, puisque tout est pour elle, sauf toutefois les mille piastres des enfants ?

— Sans doute. Comme cela, pas de chacoterie à redouter après notre mort.

— Pas la moindre.

— Allons ! c’est dit, n’est-ce pas ?

— C’est entendu. Le notaire peut venir quand il voudra.

— Je l’ai mandé pour demain après les vêpres. Mais, chut ! voilà nos gens qui arrivent.

Les échos du voisinage se renvoyaient, en effet, une rumeur grandissante. C’était des chants, des apostrophes, des coups de fouet, mêlés de mugissements, d’aboiements et de bruits de roues sur le sol durci du chemin.

Les cris les plus disparates se confondaient : « Pigeon ! Barré ! marche donc ! – Hue ! Bob ! – Dia ! Cendrée ! – Holà ! Grisette ! – Belée, ma sacrée paresseuse ! »

Tout cela entrecoupé du claquement sonore des mises de fouets et de ce sifflement particulier usité pour aiguillonner les bêtes de somme.

Le père Bouet se rendit au-devant de ses engagés, alors occupés à défaire les attelages de leurs chevaux près de la grange et à remiser les instruments aratoires.

Une voix lui cria des bâtiments voisins :

— Hé ! Pierre, comment ça va-t-il ?

Le père Bouet se retourna et vit son frère Antoine en train lui aussi de dételer un cheval et une paire de bœufs, avec l’aide de son aîné.

— Pas mal, et toi ? répondit le bonhomme. As-tu fini tes hersages ?

— Il me reste encore une petite pièce dans mes terres fortes.

— Moi, j’ai fini ; il n’y a plus qu’à laisser pousser.

— Oh ! toi !… murmura Antoine, en disparaissant sous la porte de son écurie.

Quand les deux engagés et la servante Joséphine furent rentrés dans la maison et que la table eut été dressée, le père Bouet demanda :

— Où donc est Anna ?

— En effet… où est-elle ? dit à son tour la vieille Marianne. Elle est partie vers cinq heures pour aller lire sous le gros noyer du bord de la côte… et il est près de neuf.

— Je cours voir ! s’écria le bonhomme, en proie à une vive inquiétude.

Et, prenant à la hâte son bonnet de laine, il franchit rapidement les deux arpents qui séparaient la maison de la côte.

Arrivé sous un gigantesque noyer, dont les branches touffues s’étendaient presque jusqu’à terre, il regarda autour de lui.

Personne. Le livre de la jeune fille – Voyages du capitaine Cook – gisait par terre, en face d’un banc de bois brut adossé à l’arbre ; mais pas autre chose… pas même une frange de son fichu !

Le père Bouet eut froid au cœur, sans trop savoir pourquoi, et voulant se faire une raison : « Je suis fou, dit-il : elle est allée chez Francillon pour lui montrer à broder. Cette pauvre veuve, elle a bien besoin qu’on lui aide… Seule avec six enfants ! »

Tout en faisant ces réflexions, le bonhomme enjambait les clôtures et, courant malgré son âge, se rendait au domicile de la veuve.

Cette femme déclara n’avoir pas tant seulement vu le bout du nez de la petite demoiselle.

Bouet sentit ses jambes se dérober sous lui. Sans répondre un mot, il quitta la Francillon et continua ses recherches jusqu’au presbytère même.

Personne n’avait vu Anna !

Alors le père Bouet revint chez lui, en proie au plus violent désespoir.

— Ma fille ! ma fille est perdue ! s’écria-t-il en s’affaissant sur un siège.

Marianne, malgré la faiblesse de ses jambes, se trouva debout.

— Quoi ! tu ne la ramènes pas ! dit-elle, les yeux dilatés par la terreur.

— Personne n’en a eu connaissance… Elle est perdue !… nous ne la reverrons jamais ! répondit sourdement Pierre Bouet, dont les bras pendaient inertes le long de sa chaise.

— Perdue ! gémit Marianne, en portant les mains à son front. Ah ! Seign… !

Elle ne put achever et tomba lourdement sur le plancher de la cuisine.

On la transporta aussitôt sur son lit, et une voiture fut dépêché au médecin le plus proche.

Pendant toute la nuit, les recherches continuèrent sans résultat. Le lendemain, la paroisse entière était en émoi. On organisa des battues en règle et, huit jours durant, l’île fut fouillée de sa pointe orientale à sa pointe occidentale.

Les braves habitants de Saint-François, qui partageaient sincèrement la douleur de leur plus aimé concitoyen, firent noblement les choses. Antoine Bouet, entre autres, le frère désolé de l’homme si lourdement atteint, se distingua par sa dévorante activité. Il ne se donna ni repos ni trêve pendant cette semaine de patrouilles à travers l’île. Dirigeant une escouade de jeunes gens, il ne laissa pas un seul recoin inexploré et s’attira l’admiration de tous par la sincérité de son chagrin.

Mais, hélas ! tout fut inutile…

Anna demeura introuvable.