L’enfant mystérieux/Tome I/Un poisson du bon Dieu

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J. A. Langlais, éditeur (1p. 17-27).

CHAPITRE II

un poisson du bon dieu


Où allait Pierre Bouet, à une heure aussi avancée de la nuit ?

C’est ce que nous n’allons pas tarder à savoir.

Mais, d’abord, il nous faut dire un mot d’une petite industrie exercée par un certain nombre d’insulaires d’Orléans, notamment ceux de Saint-François, et leurs voisins de Sainte-Famille, sur la rive nord.

Le poisson abonde dans les parages de cette partie de l’île. L’anguille et l’esturgeon, surtout, vers les approches de l’automne, se rendent en phalanges serrées sur les longues battures de vase de Sainte-Famille et sur les fonds sablonneux qui forment l’estuaire du fleuve vis-à-vis Saint-François. Il y a là des pêches miraculeuses à faire pour ceux qui se lèvent tôt et se couchent tard, c’est-à-dire pour les vaillants qui ne reculent pas devant la tâche de faire une fois le jour et une fois la nuit la visite de leurs lignes, à dix ou quinze arpents de chez eux.

Bien peu, il nous faut l’avouer, résistent longtemps à ce surcroît de fatigue, et la plupart, après quelques jours de pêche, renoncent à la mer pour ne s’occuper que de la terre.

Il n’en était pas ainsi de Pierre Bouet.

Depuis de longues années, il menait de front les deux besognes, perdant une couple d’heures de sommeil chaque nuit, mais en revanche gagnant d’assez jolis bénéfices avec le poisson qu’il allait vendre lui-même, dans sa chaloupe, sur les marchés de Québec.

Le père Bouet avait sur la grève, éparpillées jusqu’à la marée basse, une dizaine de lignes dormantes. C’est là qu’il se rendait deux fois dans les vingt-quatre heures pour changer ses appâts.

Nous voilà édifiés maintenant sur la cause de sa sortie nocturne et sur la destination des singuliers engins dont nous l’avons vu se munir.

Pierre Bouet, s’éclairant de son fanal, prit la direction de la côte qui borde l’île à quelque distance des maisons. Arrivé sur la crête, il inspecta du regard la batture, pour bien s’assurer que la mer était basse et ses lignes découvertes.

Puis il se disposa à descendre.

Mais, à ce moment, une assez forte rafale, qui faillit éteindre sa lumière, l’arrêta court.

— Hum ! dit-il, nous aurons du gros temps tout à l’heure. Les nuées courent dans le nord-est comme des guevales qui auraient le lutin à leurs trousses. On est mieux à terre qu’en mer par des nuits comme celle-là.

Et cette pensée pleine de bon sens le porta à inspecter le fleuve.

La lune venait de se dégager. Bouet put donc voir distinctement deux ou trois gros vaisseaux qui descendaient vent arrière, leurs hautes voiles carguées et sur leurs seuls huniers de misaine.

— En voilà qui sont prudents et ont flairé le grain ! murmura-t-il… Ah ! mais que fait donc celui-là ?

Celui-là, c’était un grand navire noir qui, loffant tout à coup à peu de distance de la bouée de l’île Madame, venait de serrer toutes ses voiles et de jeter l’ancre.

— Un accident ! s’écria Pierre Bouet avec une singulière émotion ; oui, c’est un accident, bien sûr, car on ne mouille pas avec un bon vent en poupe, sans une raison majeure.

Il regarda encore quelque temps, mais la lune se cachant de nouveau ne lui permit plus de voir que les feux de position du navire immobile.

— Ah ! bah ! se dit Bouet, c’est quelque pauvre matelot qui sera tombé par-dessus bord. Que Dieu ait son âme.

Et il se remit en marche.

La mer était alors tout à fait basse, laissant à découvert cinq ou six arpents de galets raboteux, enduits d’une vase gluante et coupés ci et là de grandes zones de sable, où gisaient les lignes de Pierre Bouet.

C’est donc sur cette interminable batture que ce dernier s’engagea, décrivant des zigzags pour jeter en passant un coup d’œil sur chacun de ses engins de pêche, se réservant de les appâter au retour, car il avait pour habitude de commencer par ceux du large.

La brillante lumière de son fanal piquait étrangement l’obscurité de la nuit, et cette espèce de feu follet décrivant de folles arabesques sur la grève déserte avait des allures véritablement fantastiques.

Le bonhomme allait toujours, projetant la clarté de sa lanterne en avant de lui pour éclairer ses pas. Mais, chose extraordinaire, son esprit était bien loin de sa besogne. Au lieu de supputer, comme d’habitude, les chances de sa marée et le plus ou moins d’anguilles qui allaient emplir sa glacière, le vieux pêcheur, au contraire, pensait obstinément à ce grand navire à l’ancre dont il voyait distinctement les feux tricolores, à deux milles de là.

Pourquoi ce gros voilier, qui tout à l’heure filait si bien vent arrière, avait-il soudain viré de bord, cargué ses voiles et mouillé à quelques encâblures de la bouée ?…

Pierre Bouet ne pouvait s’en rendre compte ; mais il pressentait quelque malheur, quelque drame, peut-être ! Et ses pressentiments ne le trompaient jamais, se disait-il.

Telles étaient les réflexions de l’honnête insulaire, au moment même où il achevait de renouveler les appâts de sa ligne la plus près du fleuve — non toutefois sans avoir empoché quelques belles anguilles — lorsque tout à coup il se redressa, comme s’il eût vu un serpent accroché à l’une de ses empeignes.

Immobile d’abord, il ne tarda pas à s’approcher du bord de l’eau et à scruter le fleuve de toute la puissance de son regard.

Un bruit lointain de rames se faisait entendre, venant du large. Parfois même, le son encore mal défini d’une voix humaine dominait le sifflement de la brise.

Évidemment une embarcation faisait force de rames vers la terre, luttant péniblement contre la violence du vent et du courant.

Pierre Bouet ne respirait plus. Toutes ses facultés se concentraient dans ses yeux et ses oreilles.

Mais bientôt, plus de doutes ! La chaloupe — car c’en est une — apparaît dans la zone lumineuse du fanal ; elle approche ; elle atterrit.

Un homme, tenant un paquet dans ses bras, saute sur les rochers et s’avance précipitamment vers Bouet ahuri, que l’étonnement rive aux galets. Sans crier gare ! cet homme remet au pêcheur, qui le laisse faire, le singulier paquet, ainsi qu’un petit coffret assez lourd, puis regagne au pas de course son embarcation, en baragouinant quelque chose dans une langue que Bouet prend pour de l’anglais.

Et vogue la galère ! voilà la chaloupe repartie, la vision évanouie au sein de la rafale, qui redouble d’intensité !

Pierre Bouet n’en revenait pas. — Il faut avouer qu’il y avait de quoi ! Immobile et hagard, les bras chargés du mystérieux fardeau qu’on venait de lui confier si prestement, il regardait tout stupide les vagues qui déferlaient à ses pieds avec un bruit grandissant.

Tout à coup, ô miracle ! le paquet s’agita faiblement et un vagissement en sortit.

Bouet tressaillit jusqu’à la moelle des os et faillit tomber à la renverse. Une seconde, il se crut fou ou le jouet d’un rêve.

Mais le sentiment de la réalité le domina vite et une chaude bouffée de sang lui monta au visage, en même temps que son vieux cœur s’emplissait d’une immense tendresse.

— Un enfant ! s’écria-t-il, un enfant ! Oh !

Et rapprochant de ses lèvres l’informe paquet de linge où palpitait une petite créature du bon Dieu, il le baisa fiévreusement.

Puis, sans plus s’occuper de ses lignes, et abandonnant aux vagues sa « pochetée » d’anguilles, il prit son élan vers la côte bondissant comme un jeune homme et répétant sans cesse :

— Un enfant ! un petit enfant !

C’était un spectacle étrange que celui de cette course folle sur la grève déserte et de cette lanterne violemment secouée dans la nuit noire.

On eût dit un feu follet exécutant quelque diabolique sarabande.

Pierre Bouet, haletant, épuisé, les cheveux collés aux tempes par la sueur, arriva chez lui comme une bombe.

— Marianne… Marianne… un enfant ! fut tout ce qu’il put dire, en déposant son précieux fardeau sur les genoux de sa femme.

Puis il se laissa choir sur une chaise, à moitié mort et soufflant comme un phoque.

Marianne jeta un cri de surprise. Mais l’instinct de la femme dominant aussitôt tout autre sentiment, elle écarta fébrilement les langes et mit à découvert la petite figure d’un enfant endormi.

— Ah ! mon Dieu ! fit-elle, c’en est un, en effet. Oh ! la chère petite créature !

Et les baisers d’aller un train !…

Ce qui réveilla le nouveau venu, qui se prit à pleurer.

Jamais musique ne parut plus harmonieuse aux oreilles des braves époux. Ils se regardaient les yeux humides, rayonnant de bonheur, comme si cette voix d’enfant venait de ressusciter leurs espérances tant de fois déçues.

Cependant, Marianne changea le poupon, lui fit boire un peu de lait sucré et l’installa commodément près du poële.

C’était une délicieuse fillette d’environ trois mois, un chérubin rose et blond, à faire pâmer d’aise l’homme le moins désireux de paternité. Elle portait à son cou, suspendu à une cordelette de soie, un médaillon renfermant le portrait en buste d’une belle jeune femme.

Et c’était tout ! Pas le moindre bout de papier indiquant sa provenance. Seulement, les langes de fine toile et richement travaillés ne laissaient aucun doute sur la situation aisée des parents. Ces langes étaient marqués aux initiales A. W. — fil d’Ariane tout à fait insuffisant pour faire pénétrer le secret de cette mystérieuse affaire.

Il y avait bien le coffret confié à Bouet en même temps que l’enfant ; mais, chose inexplicable, ce coffret, en bois des îles incrusté de marqueterie et plaqué aux angles de moulures d’argent repoussé, n’avait ni clef ni serrure. Impossible, par conséquent, de l’ouvrir sans le briser à coups de hache ; et il ne fallait pas songer à détruire un bijou de cette valeur.

On en était donc réduit à parcourir, sans grand profit, tout le vaste champ des conjectures. Ce qui n’empêcha pas le ménage Bouet d’accueillir comme un don précieux de la Providence la pauvre petite abandonnée qui, comme la Vénus payenne de l’antiquité, venait d’être apportée par les vagues.

Après que les questions, les réponses, les redites, les explications se furent croisées pendant longtemps et que maints projets d’avenir eurent été échafaudés, les époux songèrent à prendre quelque repos.

Marianne s’endormit en répétant pour la centième fois :

— C’est un miracle !

Pierre Bouet, lui, murmurait avec une demi-conviction, qui allait s’enracinant de plus en plus :

— La chaloupe est une vision… J’ai pris l’enfant à mes lignes : c’est un poisson du bon Dieu !