L’esclavage en Afrique/Chapitre V

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Texte établi par Letouzey et Ané, Letouzey et Ané (p. 260-294).

CHAPITRE V

Les Victimes


E come i gru van cantando lor lai,
Facendo in ser di se limga riga ;
Cosi vid’io venir traendo gaai
Ombre portate d’alla detta briga (Dante).

(Et comme les grues qui font dans l’air de longues files vont chantant leur plainte, ainsi je vis venir, traînant des gémissements, les ombres emportées par cette tempête.)[1]


Nous avons vu que le Koran (Soura II, aia 173), consacrant la peine du talion pour le meurtre, s’exprime ainsi : « Un esclave pour un esclave. » Conformément à la Sounna, un esclave musulman n’est pas puni de mort s’il a tué un homme libre infidèle. Les lois des pays fétichistes sont plus cruelles, en voici la preuve :

Un esclave du village d’Adanlimanlango[2] ayant assassiné un homme libre du village de Daïeno, dut expier son forfait par la mort ; mais, comme ce supplice était insuffisant pour venger la mort d’un indigène libre, le maître de l’esclave devait subir en même temps que lui la peine capitale. Celui-ci qui tenait à la vie, offrit à sa place sa sœur et le prix de trois esclaves : la transaction fut acceptée. Quant à la sœur, elle se réfugia dans un autre village, chez des amis, dès qu’elle fut avertie du danger.

M. Walker et Marche, mis au courant de l’affaire, sermonnèrent le Roi-Soleil, N’Combé, et lui déclarèrent qu’ils voulaient racheter cette pauvre femme. N’Combé, après quelques difficultés, parut y consentir, fit rechercher la femme et l’amena devant les voyageurs en leur disant : « Vous êtes mes Blancs, tout ce que vous voudrez aura lieu ! »

L’affaire semblait terminée, lorsque, quelques jours plus tard, les explorateurs apprirent l’exécution clandestine de l’infortunée. Elle avait enduré un supplice inventé par N’Combé lui-même. On l’avait couchée étendue sur le dos, puis on lui avait posé un tronc d’arbre en travers de la gorge et tout le monde avait passé dessus, jusqu’à ce que la malheureuse victime eût le col rompu. Trouvant que la mort était trop lente, les monstres l’avaient éventrée et lui avaient arraché les entrailles !…

Rejoignons Mage entre les deux rivières Bakhoy, affluents du Sénégal, dans le Fouladougou. Il avait fait connaissance d’une bande de Diulas qui lui servaient de guides ; c’étaient des Sarracolets ou Sonninkès de la Kaarta, région située au nord du Sénégal, au sud du Sahara, au nord-ouest des États d’Ahmadou, sultan de Ségou. L’un de ces individus avait quitté son pays natal, Guémoukoura, depuis cinq années. Il était parti pauvre, il y rentrait pour y jouir d’une petite aisance et cependant ses vêtements étaient sordides. Il traînait avec lui cinq esclaves, une femme et un petit enfant. Après s’être muni de sel, il était tout d’abord allé l’échanger au Bouré[3] contre de l’or, puis avait gagné Sierra-Leone par Timbo[4]. Ayant amassé là, en cultivant les arachides, une petite fortune, il avait acheté une esclave dont il avait fait sa femme et qui lui avait donné un enfant, porté maintenant par un solide captif. Il ramenait, parmi ses esclaves, trois jeunes filles, atteintes par le ver de Guinée[5] et qui avaient les jambes enflées par les fatigues de la route, enfin un enfant de trois à quatre ans, qui était forcé de faire, journellement, des marches de cinq à six lieues. Le docteur Quentin, compagnon de Mage, le prenait souvent sur son cheval devant lui, pour reposer ses petites jambes maigres et fatiguées. Au fur et à mesure de la consommation des vivres, les bagages des jeunes filles, puis enfin ces dernières elles-mêmes prirent place sur les ânes des Français. « Quelque endurci que je fusse, dit Mage, je ne pouvais voir ces malheureuses au moment du départ, les membres engourdis, trop faibles pour se lever ; souvent leur maître arrivait, les frappait, et quelquefois une larme silencieusement coulait le long de leurs joues. Sans doute, elles pensaient au lieu de leur naissance, à la case de leur mère, et lentement, péniblement, elles se mettaient en marche. »

Ajoutez à tout cela un régime déplorable, une abstinence rigoureuse, un manque presque complet d’eau entre Kita et le Bakhoy, et on comprendra les tortures endurées par ce bétail humain, conduit de marché en marché conformément aux coutumes des Barbares ou des Musulmans.

Mage et Quentin avaient encore le spectacle d’esclaves enchaînés deux par deux ! Ils portaient les cadeaux d’Abibou, chef de Dinginrouj (Fouta Djallon), à son frère Ahmadou, sultan de Ségou. C’étaient des Diallonkés.

« Un bâton de trois centimètres de diamètre, percé d’un trou à chaque extrémité, les joignait l’un à l’autre ; chacun des trous aboutissait à un collier, tressé en cuir de bœuf, autour du col des esclaves, à la façon des erseaux de la marine[6]. Comme ils n’avaient aucun couteau, il leur était impossible de se débarrasser de cette entrave qui les réduisait à la condition la plus misérable. Ainsi, quand il fallait passer un endroit dangereux, franchir un ruisseau sur un arbre, un gué sur des roches, qu’on se figure leur position ! et je ne parle pas, écrit Mage, des mille nécessités de la vie dans lesquelles, à coup sûr, il est pénible de se voir enchaîné à quelqu’un. L’autre bande avait le même genre d’attache, mais avec un petit adoucissement. Au lieu d’un bâton c’était une grosse corde flexible en cuir qui les réunissait. Au moins ils n’étaient pas contraints de ne garder entre eux que la plus petite distance, sous peine de s’étrangler. »

Outre leurs fardeaux, ils avaient encore à porter jusqu’à deux ou trois fusils quand il plaisait au Toucouleur, leur maître et seigneur, de les en charger. Mage leur prêta un seau en toile, qu’ils remplissaient d’eau et portaient à tour de rôle.

Leurs vêtements, sommaires, étaient en lambeaux et contrastaient davantage encore avec le costume du Toucouleur, agrémenté d’un immense turban et d’un grand sabre de cavalerie à fourreau de cuivre.

Chaque année, des caravanes partent du pays des Bambaras pour le Marok et y amènent de nombreux esclaves. Nos lecteurs trouveront de plus amples détails dans le passage que nous consacrons exclusivement à l’esclavage dans cet empire (Pages 310 suivantes).

Les nègres, vendus autrefois, à Tunis, provenaient déjà du Bornou. Ils aiguisaient les dents incisives de leur mâchoire supérieure, dans la persuasion que c’était un ornement.

Les Batongas forment une peuplade paisible, sur toute la rive septentrionale du Zambèze, depuis les cataractes jusqu’à l’île de Cabiemba ou Nyampunga, située vers le confluent de la Safukoué ou Kafoué et du Zambèze. Ils ont pour ennemis les Marutsés, les Shakundas et les métis Portugais.

Ces derniers exercent de terribles ravages ! Ils demandent au commandant de la station portugaise de Têté un permis de guerre, sous prétexte que la tribu où ils vont faire la traite nuit au commerce des Blancs, et lancent les Shakuhdas sur les innocents Batongas, Les femmes et les enfants sont pris, attachés à l’aide de chaînes ou de perches.

Ces métis sont d’une politesse outrée, obséquieuse à l’égard des Européens ; envers les noirs ce sont des tyrans.

Un célèbre chasseur anglais, M. F. C. Selous, racontait, en 1870, ce qu’il avait vu de ses propres yeux : presque tous les villages Batongas pillés et incendiés. Quelques vieillards et femmes âgées étaient tout ce qui restait de la population décimée et dispersée par les métis.

La caravane dont Nachtigal faisait partie, étant parvenue chez les Ndams, les forces manquèrent à un assez grand nombre d’esclaves. Ni coups de fouet, ni coups de bâton ne purent les décider à continuer la route ; ils furent abandonnés sur place après avoir été tués sans pitié. Le même procédé est employé par les conducteurs d’esclaves du Bornou, ils égorgent, achèvent leurs semblables, comme s’il ne s’agissait que d’un animal ! Quand malgré les coups, un esclave mâle ou femelle, quel que soit son âge, se laisse tomber sur le sol d’un air résigné, son maître reste en arrière avec lui, tire tranquillement son couteau, dégaine son sabre, ou arme son pistolet, lui coupe la gorge, la tête, ou lui brûle la cervelle, essuie l’arme homicide et rejoint la caravane, en constatant « qu’avec ces païens, gens sans foi ni loi, il n’y a absolument rien à gagner et qu’ils vous glissent, sans cesse, dans la main. »

Nachtigal sauva la vie à une jeune esclave que son bourreau, après avoir cruellement fouettée, parce qu’elle était tombée en défaillance, avait ensuite abandonnée sur la route déserte, dans l’espoir que les hyènes n’en feraient qu’une bouchée. Ayant un cheval assez vigoureux, il prit en croupe cette pauvre victime et l’amena avec lui à Kouka.

Cet infâme bandit portugais qui répondait au nom de Mariano, redevenu pourvoyeur des traitants de sa nation, balaya, sur des vingtaines de milles, la population de la vallée du Chiré[7].

Les rives devinrent désertes, les villages furent incendiés et détruits ; un silence de mort plana sur toute la région désolée. Les fugitifs défaillants tombèrent au bord des sentiers où l’on retrouvait leurs squelettes, « Des spectres effrayants, dont la taille laissait cependant entrevoir la jeunesse, filles et garçons, les yeux éteints, rampaient à l’ombre des cases désertes, dit Livingstone : quelques jours encore et tués par cette faim terrible, ils succomberaient comme les autres. »

Ailleurs, les brigands de Mariano avaient dépouillé les victimes de leurs vêtements ; les pauvres gens furent réduits à se tresser des tabliers de feuillage et à manger des noix de palmier.

Le Chiré roulait des cadavres !

Plus loin, les indigènes chassaient des insectes pour se nourrir, arrachaient des racines ou cueillaient des fruits sauvages.

Il nous semble juste de compter parmi les victimes le bataillon féminin des gardes du corps du roi de Dahomey — recruté parmi les plus jolies filles du pays, qui sont mises à mort si elles perdent leur virginité, — et les Amazones, qui marchent au combat avant les hommes ! Armées de mousquetons, les jambes et les pieds nus, vêtues seulement d’une sorte de blouse et d’une trousse, elles portent sur la tête un bonnet, qui, le plus souvent, les abandonne au cours du combat. On les grise pour les rendre plus hardies et plus féroces. Lorsqu’elles reculent, les hommes n’hésitent pas à leur fracasser la tête d’un coup de fusil ! Devant elles s’avancent les féticheurs, qui sont les grands chefs après le roi. Ces féticheurs n’ont pour armes qu’une queue de cheval, qu’ils tiennent à la main et agitent constamment ; d’après leur croyance, ce manège écarte les balles. De l’autre main, ils agitent une sonnette, en signe de ralliement. Ils ont autour du torse une ceinture composée de petits sacs remplis d’une certaine terre déifiée, objet principal de leur culte. Ils se font tuer bravement.

MM. Bontemps, Gaudoin, Legrand et le R. P. Dorgère, pendant leur captivité, du 24 février 1890 au mois d’avril, eurent à se plaindre des Amazones qui les piétinèrent et leur arrachèrent les cheveux ; le R. P. Dorgère fut battu jusqu’au sang ; puis, nos compatriotes furent mis au carcan.

Après avoir été défait, par nos valeureux soldats, le roi Béhanzin attaqua les Eggbas et leur fît mille prisonniers qu’il voulait ramener triomphalement et exécuter à Abomey ; les Eggbas reprirent l’offensive à Ketou et infligèrent un nouvel échec à l’armée dahoméenne.

Aux récits de MM. Repin, Euschart, Lartigue et du missionnaire protestant, nous pouvons ajouter celui-ci :

« En 1879, un lieutenant de vaisseau français voulut voir par lui-même si tout ce que l’on racontait était vrai. Il sollicita et obtint, du roi de Dahomey, la permission de se rendre à Abomey. Personne ne peut, en effet, sous peine de mort, entrer dans cette ville ou la quitter sans l’autorisation expresse du tyran.

« Pendant le séjour dans la capitale, on est prisonnier du roi et l’on ne peut changer de place que selon le bon plaisir du monarque.

« L’époque des Coutumes approchait, et chaque jour on immolait quelques victimes humaines. L’officier en manifesta son mécontentement ; on lui répondit que s’il se plaignait encore, le roi lui ferait sur-le-champ trancher la tête. Les exécutions partielles continuant toujours, notre compatriote se croyant suffisamment renseigné demanda à partir. On lui déclara qu’il en aurait la permission dans quelques jours. Une semaine plus tard, on lui signifia que séjournant en ville il ne pourrait en sortir qu’après la célébration des Coutumes. Enfin, après deux mois d’attente, le moment solennel arriva. Sur une immense plaine, couverte de milliers de spectateurs, le roi entouré de ses officiers était accompagné du lieutenant que l’on avait contraint d’assister à la cérémonie. 3,000 esclaves et 3,000 bœufs ou moutons étaient rangés sur deux lignes, alternativement un homme et un animal. Le roi se promena quelques instants au milieu de cette allée vivante ; puis, faisant un léger signe avec son bâton royal, les 6,000 têtes tombèrent. Les guerriers se précipitèrent sur les victimes et mangèrent la chair pantelante des animaux. »

Lorsque le roi n’a pas de captifs pour les Coutumes, il opère une razzia chez ses voisins, comme en 1889, alors que les 27 et 28 mars. il brûla quatorze villages du royaume de Porto-Novo, placé sous le protectorat français, et emmena 1,745 créatures humaines. Si la razzia ne réussit pas, il prend simplement quelques centaines de ses sujets, arrivés à un tel degré de stupidité, qu’ils s’estiment heureux d’être choisis pour victimes.

Toute personne qui apprend au roi mauvaise nouvelle a la tête tranchée sur-le-champ.

L’un des principaux chefs de l’armée ayant demandé au roi des cordes en plus grand nombre, pour attacher les captifs de 1879, ajouta : « Nous sommes les plus courageux de tes guerriers ! » La commandante des Amazones, en entendant ces paroles, devint furieuse. Sur un geste de Glélé, la tête du chef tomba, aux applaudissements des terribles guerrières.

Pendant longtemps le Dar-Benda, territoire situé entre le Haut-Bahr el Abiad (affluent du Chari, tributaire du lac Tchad), l’Ouellé et les Nyams-Nyams, dut à sa proximité du Darfour d’être le but des razzias d’esclaves opérées par les négriers de ce dernier pays.

Le pays, maintenant désert, qui s’étend au nord du Dar-Benda, à l’ouest du Bahr el Ghazel, au sud du Bahr el Arab et à l’est des sources du Bahr el Abiad, désigné sous le nom de Dar-Fertite, est l’un des plus anciens cantons de l’Afrique Orientale qu’aient exploités les marchands de chair humaine. Il en venait du Darfour et du Kordofan. Certains d’entre eux. s’y fixèrent même afin d’être au centre de leurs opérations et fondèrent de grands établissements ou dems. Il y a vingt ans, Zîber, le traitant dont nous avons déjà eu occasion de parler, envoya, du Dar-Fertite au Kordofan, par la voie des steppes, dix-huit cents esclaves ! Les Krédis fournissaient, autrefois, annuellement aux Djellabas douze à quinze mille esclaves, provenant du Dar-Fertite !

Les nègres du Dar-Four ou Darfour sont généralement d’un beau noir et possèdent, au plus haut degré, les traits caractéristiques de la race nègre : le nez large, écrasé : les lèpres grosses, renversées ; une physionomie qui déplaît aux Européens. Leurs qualités morales seraient en rapport avec cette physionomie.

Les nègres du Fezzan sont moins noirs et se distinguent surtout par leur docilité et leur intelligence ; ils sont souvent marqués à la figure de nombreuses cicatrices régulières, considérées comme des ornements. Les négresses, malgré leur condition abjecte, n’ont pas renoncé à la coquetterie et cherchent à plaire.

A Ghadamès, les esclaves sont ordinairement bien traités, ont le droit d’acquérir, de posséder ; après dix ans de service, un esclave est en mesure de se racheter.

Au nord-ouest de Ghadamès, Largeau vit, épars sur le sable, des crânes, des ossements, des squelettes ; la route était jalonnée de tombes d’hommes assassinés, tués dans les combats, ou d’esclaves morts d’épuisement entre le Souf et Ghadamès.

Les Gnoumas du Kordofan, peuple féroce, sont de haute taille. Ils ne portent point de vêtement et massacrent les Arabes et les Djellabas qui viennent dans leur région pour les enlever et les vendre comme esclaves. Ils habitent le Delen, compris entre le 11e et le 12e degré de latitude nord et entre les 26e et 28e degrés de longitude est (méridien de Paris, bien entendu).

Dans le Haoussa, les femmes sont jolies, bien faites, élégantes. Les Foulanes, qui ont envahi la province, ont épousé les plus belles filles, mais ne donnent pas les leurs en mariage aux aborigènes. Les esclaves sont conduits sur deux files, attachés l’un à l’autre avec une corde passée autour du col.

Les esclaves du Houffeh étaient jadis fort prisés à Tunis, ainsi qu’une autre race de nègres ayant les lèvres supérieure et inférieure entourées de cicatrices en forme de boutons ronds.

Le nombre des femmes que chacun des habitants de l’Ibô possède est variable, illimité, puisqu’il dépend de la fortune personnelle. Toute femme achetée par un Ibô devient aussitôt son esclave, doit se plier à tous ses caprices, à toutes ses volontés, vaquer avec ses compagnes aux soins du ménage, etc. L’arrivée d’une nouvelle épouse cause une véritable joie aux autres femmes qui auront d’autant moins à travailler qu’elles seront plus nombreuses. « C’est là, dit Burdo. une conséquence originale de la polygamie entendue comme l’entendent les noirs. »

Revenons encore un moment chez Kassongo, chef suprême de l’Ouroua. Ce tyran, comme ses prédécesseurs et probablement comme ses successeurs aussi, s’arroge un pouvoir et des honneurs divins. Outre sa première épouse et son harem, il prétend avoir des droits sur toutes les femmes qui peuvent lui plaire. Parmi ses épouses, il n’a pas seulement ses belles-mères, ses tantes, ses nièces, ses cousines, ses sœurs, il a, chose horrible, plus horrible encore, ses filles ! Voilà à quel degré d’abomination, de dégradation, de bestialité, conduit la luxure ainsi que le manque absolu de religion !

Comme meubles de chambre à coucher, Kassongo, selon la tradition, n’a que les femmes de son harem. Quelques-unes de ces malheureuses, posées sur les mains et sur les genoux, forment la couchette et le sommier ; d’autres, étendues à plat sur le sol, servent de tapis !…

« Aucun village, dit Cameron, n’est assuré contre la destruction, l’exemple suivant en est une preuve. Un chef était venu lui-même apporter le tribut annuel. Kassongo se montra satisfait ; en témoignage de son contentement, il dit au chef qu’il voulait le reconduire et voir ses administrés.

« Ils partirent ; le roi demeure bienveillant pendant toute la route ; mais, à peine a-t-on aperçu les premières cases que des soldats entourent la place ; le chef est saisi et, à la nuit close, se voit contraint par les gens de Kassongo de mettre le feu au village ; après quoi il est massacré.

« Les malheureux habitants, qui, fuyant l’incendie, se précipitaient dans la jungle, y trouvèrent une embuscade. Les hommes furent tués, les femmes allèrent grossir les rangs des esclaves du harem. »

Les négresses du Kordofan sont faites comme la Vénus de Milo ; elles ont les traits purs et réguliers ; de grands yeux pleins de flamme voilée ; le teint noir mat ; l’attitude gracieuse et modeste ; rien de la bouffissure du visage, du noir luisant et de la pétulance animale des négresses ordinaires. C’est l’idéal de la beauté africaine : Nigra sum, sed formosa !

Nachtigal assiste à des razzias, des incendies de villages Kolikois et autres crimes perpétrés par les Somraïs, dans le but d’enlever des esclaves. « Lorsqu’on eut dégagé l’entrée du fourré à coups de hache, dit-il, nos hommes commencèrent leurs coups de mains lucratifs. On les vit s’enfoncer de côté et d’autre dans l’épaisse futaie, pour reparaître au bout de quelque temps, qui avec un enfant, qui avec une bique… Des hommes blessés, à demi-morts, étaient violemment tirés du fourré ; des femmes, des jeunes filles défaillantes étaient brutalement traînées hors des buissons où elles se cachaient, et les vainqueurs se battaient à qui les aurait. De tout petits enfants étaient arrachés des bras de leurs mères, butin inutile, pour lequel on en venait encore aux mains. Ces compétitions féroces autour de pauvres êtres qui perdaient, en un jour, parents, patrie, espérances de bonheur et d’avenir, tout, hélas ! était quelque chose de plus horrible et de plus écœurant encore que les atrocités de la lutte. »

Lorsque les malheureux assaillis consentirent à se rendre, le chef vainqueur ne fut plus maître de retenir ses hommes :

« Il n’y eut plus alors pour les indigènes d’autre alternative que la mort ou l’esclavage et il faut le dire, à leur honneur, ce fut la mort qu’ils choisirent. Se concentrant de plus en plus vers l’entrée du bois, ils tentèrent de reprendre l’offensive, mais sans la moindre chance de succès : dès que l’un d’eux paraissait, il mordait immédiatement la poussière.

« En même temps, on achevait d’arracher du fourré les femmes et les enfants qui y étaient restés, et comme auparavant, les vainqueurs se disputaient ces captifs, tirant brutalement les bras et les jambes des tout petits enfants, au point que je craignis sérieusement que ces pauvres êtres ne se disloquassent. Un poulain, conquis de la sorte, fut tellement maltraité qu’il expira avant d’avoir pu échoir à un maître.

« Pas un de ces infortunés Kolikois, homme, femme, enfant, ne poussa une plainte, ni même un soupir ; il y eut seulement des jeunes filles qui, les sens glacés d’épouvante, furent emportées sans connaissance hors du champ de carnage, et de jeunes garçons que je crus voir distinctement blêmir de terreur, malgré la teinte noir foncé de leur visage… A trois heures, le reste de la population mâle, une trentaine de Kolikois, purent venir faire leur soumission. Résultat de la journée : quelques centaines d’esclaves de plus acquis à Sa Majesté Baghirmienne, et une heureuse et prospère bourgade de moins en ce monde ! »

Nachtigal rend ainsi hommage à l’héroïsme barbare des femmes de Kolik : « Sur le théâtre de l’incendie, je trouvai les corps à demi calcinés de vingt-sept enfants à la mamelle, écrit-il. C’étaient sans doute leurs mères elles-mêmes qui avaient livré ces nourrissons à une mort violente, pour leur épargner le lent trépas qui est réservé aux enfants dans le camp ennemi. »

Près du cap Koungoué, dans la partie la plus étroite du lac Tanganyika, Howett Cameron aperçut, au milieu du fourré, des champs épars indiquant la retraite de malheureux qui avaient fui devant les chasseurs d’hommes, pauvres gens condamnés à une existence misérable par les habitants de quelques villages fortifiés qui saisissent leurs voisins les plus faibles et les livrent aux marchands de l’Oudjidji, en échange de denrées qu’ils sont trop paresseux pour produire.

Westmark, l’explorateur qui a parcouru le plus récemment le Congo et le Haut-Congo, raconte que la polygamie est acceptée chez les Mangalas : chaque habitant est possesseur d’autant de femmes qu’il peut en nourrir. Dans ces pays ensoleillés, au lieu de recevoir une dot, l’époux, comme dans tout l’Islam, achète sa femme et remet le montant de l’achat à ses beaux-parents. C’est un marché qui se discute avec toute la finesse et l’astuce dominante chez la race nègre.

Le prix d’une femme jeune et possédant les charmes ou qualités nécessaires pour plaire, est de deux ou trois esclaves, quelques bouteilles vides, des sonnettes, des grelots et une dizaine de colliers en verroterie de couleur.

Une fois mariées, ces dames noires seraient fort heureuses si leur bonheur n’était pas troublé par la crainte perpétuelle de voir leur seigneur et maître… les manger. Westmark dit à ce propos que la chair humaine a un goût excellent. Nous nous en rapportons à lui.

Les Mangalas sont fétichistes ! Leur dieu est une image informe. Leurs croyances sont rudimentaires. Ils parlent cependant d’une existence future, mais n’y attachent qu’une médiocre importance, attendu qu’au delà de la mort leur vie continuera d’être pour un temps bien long, bien long, ce qu’elle fut sur la terre.

Physiquement ces nègres sont bien faits, noirs comme l’ébène ; moralement ils sont au-dessus de leurs congénères.

Leur costume est primitif. Pour les hommes un pagne à la ceinture, pour les femmes une frange, et c’est tout !

Les femmes mettent une certaine coquetterie dans l’arrangement de leur chevelure. Leurs cheveux sont tressés et nattés, puis ramenés ensuite en chignon derrière la tête.

Les mœurs ! elles sont déplorables, détestables !

La femme est une bête de somme.

La balance de la justice incline toujours en faveur de celui qui sait le mieux se gagner les juges, — et quels juges ! — par de riches présents.

Le vol y est puni ; le volé se fait justice lui-même et coupe la main du coupable ou le transperce de sa lance. Après quoi, il le tue, le déguste, et invite parents et amis à partager ce festin qui serait, paraît-il, un vrai régal.

Pour les dames on est plus galant. On se contente de leur couper une oreille, — quelquefois les deux oreilles, que l’on mange. Ce qui reste de la dame est vendu ; les acheteurs n’ont plus qu’à feuilleter : l’Art d’accommoder les restes !

Le roi des Marutsés (Haut-Zambèze) dispose complètement de la vie de ses sujets. Ils peuvent être réduits par lui à l’esclavage, leurs femmes sont exposées à être enlevées pour le service particulier du roi si elles lui plaisent et leurs enfants réclamés pour certaines pratiques sanguinaires de magie. Les reines régnantes ont le droit d’épouser les hommes qu’elles ont remarqués, même s’ils sont déjà mariés.

« La superstition locale a fait de quatre tambours, dont on n’use qu’en temps de guerre, des engins particulièrement sinistres, dit le docteur Holub : leur coloris rouge, les taches rouges qui en maculent la peau, tout décèle leur rôle barbare. Ces caisses renferment des morceaux de chair et d’ossements, des doigts et des orteils coupés sur les corps tout vivants de pauvres enfants des notables, pour servir d’amulettes destinées à garantir le nouveau Chéchéké du fléau de la guerre, du feu et mettre le royaume à l’abri de toute incursion[8]. »

Cameron arrive à l’établissement de Tippou-Tib, au sud de Roussouna et de Nyamgoué, 8ur les bords de la Loualaba (Haut-Congo) :

« Le seul mauvais côté de l’établissement de mon hôte, mais côté bien sombre, écrit-il, était la quantité d’hommes enchaînés et la fourche au col, que nos yeux rencontraient à chaque détour… »

Tippou-Tib paraissait dégoûté de la traite et se plaignait de ne pas avoir d’autre genre de transport que le portage à dos d’esclaves. Il escorta Stanley, avant la descente du Congo, en 1877. En 1883, Tippou-Tib vint à Bagamoyo vendre 70,000 livres d’ivoire qui, à raison de 20 francs le kilogramme, représentaient sept cent mille francs.

Dans son dernier voyage en Afrique, après un échange de dépêches avec Bruxelles, Stanley signa, à Zanzibar, une convention nommant Tippou-Tib, gouverneur de Stanley-Falls, avec appointements mensuels, payables à Zanzibar au Consulat britannique ; Tippou-Tib s’est engagé à combattre et capturer les négriers, à s’abstenir de tout trafic d’esclaves au-dessous des chutes et à empêcher ses subordonnés de faire la traite de chair humaine. Un officier européen sera délégué aux chutes en qualité de résident. Le salaire cessera du jour où Tippou-Tib aura enfreint n’importe lequel des articles de ce contrat[9].

« Très peu de Manyèmas, continue Cameron, sont exportés comme objets de vente ; on les garde pour remplir les harems, pour cultiver les fermes qui entourent les établissements (fixes des traitants Zanzibarites établis dans le Haut-Congo), ou pour servir de porteurs. Quand elle arrive au Tangahyika, la bande composée de captifs du Manyèma est diminuée de moitié ; cinquante sur cent ont pris la fuite. La plupart de ceux qui restent sont vendus dans l'Oudjidji et dans l’Ounyanyemmbé, de telle sorte que bien peu atteignent la côte (ouest).

« Néanmoins les captures se multiplient, par suite du grand nombre des habitants qui s’établissent dans l’intérieur et qui croient ajouter à leur dignité en possédant beaucoup d’esclaves[10]. »

Le Manyèma est toujours terrorisé et dépeuplé par les Wangouanas (nègres musulmanisés). Si quelque infortuné se réfugie sur un arbre, on l’en fait descendre en le menaçant de lui loger une balle dans la tête. Si les prisonniers sont en trop grand nombre, on massacre les plus faibles, on pend les petits enfants sous les yeux des mères captives.

Après avoir passé Kapampa, Giraud campe au Marangu, sur la côte ouest du Tanganyika, près de Vouafipas occupés à acheter des esclaves. Il fut témoin de plusieurs marchés dont un eut lieu vers sa tente.

Il s’agissait d’une petite fille de dix ans, gracieuse et bien prise, amenée par des Marangus, ses parents. Le patron de la pirogue avait offert d’emblée un vieux fusil à pierre ; les débats se prolongèrent toute une après-midi et le Mfipa dut ajouter une pierre à fusil, deux charges de poudre et deux balles en cuivre !

Une fois en possession de sa proie, le propriétaire la caressa un instant, lui regarda attentivement les yeux, les oreilles. Elle avait les dents saines, blanches, et sa figure s’éclaira d’un sourire. Le négrier fit approcher deux enfants déjà liés par le cou avec une corde en cuir, attacha solidement le bout de cette corde au col de la fillette. A ce moment, elle comprit et deux larmes perlèrent à ses yeux.

« Te voilà baptisée Mfipa, petite, lui cria Kouma. »

Cette petite avait intéressé Giraud ; ces deux larmes l’avaient ému : il allait essayer de la racheter, quand il la vit sourire, se lever avec ses compagnons d’esclavage et se mettre à jouer avec eux dans les eaux du lac. Les parents, ajoute Giraud, n’étaient pas à cinq cents mètres et repartaient tranquillement, sans retourner la tête !

Giraud est-il certain que c’étaient bien les auteurs de l’enfant et non de premiers acquéreurs ou des voleurs ? Nous voudrions pouvoir conclure ainsi, mais des témoignages indéniables établissent que des mères, ayant perdu la dernière notion de l’amour maternel, vendent quelquefois leurs enfants pour une bagatelle, sans qu’une larme mouille leurs paupières ; seulement, par un reste de pudeur, elles les font passer pour leurs esclaves !

Un père, fatigué de voir son enfant chétif ou malade, l’assomme, l’étrangle et le jette dans les broussailles où les hyènes viennent le dévorer pendant la nuit !

Sur le Haut-Nil, les esclaves, hommes, femmes et enfants, sont généralement entassés dans les barques, ou dahabieh, comme des harengs dans une caque. Faut-il ajouter que, même ainsi pressés, ils sont encore chargés de chaînes.

Schweinfurth regagna Khartoum par le Haut-Nil ; son journal renferme encore ce qui suit :

« Un fait horrible a gravé pour jamais dans ma mémoire le souvenir de cette nuit, d’ailleurs sereine. Il y avait, dans la cale, une vieille esclave malade depuis longtemps de la dysenterie, affection qui, chez les nègres, suit presque toujours le changement d’existence. La pauvre femme était mourante ; tout à coup, elle se mit à crier, comme si elle avait été prise d’épilepsie. Je n’ai jamais entendu de pareils cris provenir d’un être humain : quelque chose d’effroyable. On ne peut comparer cette voix d’agonisante qu’à celle des hyènes affamées, faisant, la nuit, curée de charognes sur les places des grands marchés du Soudan. Cela commençait par un long soupir : plainte profonde qui grandissait jusqu’au ton le plus aigu.

« Enfermé dans ma cabine, simplement faite avec des nattes, ne pouvant rien pour la malheureuse, je m’encapuchonnais de mes couvertures, afin de moins entendre. Bientôt un flot d’invectives frappa mes oreilles : puis un plongeon accompagné de cette apostrophe : Marafil ! (hyène !), et ce fut tout. Les gens de l’équipage avaient jeté à l’eau l’agonisante. Pour eux c’était une sorcière, une femme-hyène, dont la présence à bord devait nous porter malheur. »

Outre les captifs destinés à entretenir l’épouvantable dilapidation de force humaine qui se fait dans les établissements du Haut-Nil, il y a les esclaves du commerce, simple marchandise enlevée chaque année de ces régions, dans le but unique d’en tirer profit.

Schweinfurth qui, ne l’oublions pas, a parcouru cette partie de l’Afrique, tandis qu’elle était encore sous la domination égyptienne, dit : « Pour bien comprendre la part importante que le territoire du Bahr El Ghazal prend à la traite de l’homme, jetons un coup d’œil sur les lieux où l’horrible négoce se pourvoit de chair humaine. Ces approvisionnements, sans cesse renouvelés, s’écoulent vers le nord par trois routes principales, pour satisfaire au luxe insatiable de l’Egypte, de l’Arabie, de la Perse et de la Turquie d’Asie. »

« On a estimé, continue-t-il, à 25,000 tètes le chiffre annuel de la traite de l’homme dans cette région ; il est facile de démontrer que ce chiffre est bien au-dessous de la réalité… »

Sept territoires, dans le Haut-Nil, fournissaient alors les éléments de cet odieux commerce :

l° Le pays des Gallas, au sud de l’Abyssinie, entre le troisième et le huitième degré de latitude nord. Ses produits étaient nombreux et très estimés.

2° Le pays d’entre les deux Nils, où les captures étaient opérées par les Bertas et les Dinkas.

3° Le district des Agahous, au cœur de l’Abyssinie, entre le Tigré et l’Ainhara et la frontière nord-ouest des Hautes-Terres Abyssines.

4° Le Haut-Nil Blanc, comprenant le bord des lacs.

5° Le Haut Bahr El Ghazal, fournissant surtout des Bongos, Bakoukes et Mittous.

6° Le Dar-Fertite.

7° Les Hautes Terres situées au sud du Kordofan. Les Noubas de cette contrée étaient fort prisés en raison de leur beauté, de leur intelligence et de leur adresse.

L’âge, l’apparence du sujet ne suffisent pas pour rétablissement du prix des esclaves, il faut encore tenir compte de la race à laquelle ils appartiennent.

Parmi les malheureux provenant du Haut-Nil, les plus appréciés sont les Bongos, laborieux, fidèles et dociles, à l’extérieur agréable et faciles à dresser.

Les jeunes filles Nyams-Nyams atteignent un prix excessivement élevé, d’autant plus qu’elles sont rares.

Les Mittous n’ont point de valeur ; ils sont laids, faibles, incapables de travailler. Les Baboukres aiment trop leur indépendance pour être recherchés ; il en est de même des Loubas et des Abakas. Les femmes Dinkas, bonnes cuisinières, sont écoulées principalement en Nubie. La demande en est toujours considérable dans les zéribas.

Les Musulmans du Haut-Nil possèdent en moyenne trois esclaves chacun ; à l’ouest, leur nombre dépasse celui des indigènes.

« Les esclaves domestiques, dit Schweinfurth, ne doivent pas être confondus avec ceux que l’on destine à la vente et peuvent se diviser en quatre classes :

« 1° Les enfants mâles, de sept à dix ans, portant les fusils et les munitions et qui passent ensuite dans la seconde catégorie.

« 2° Les indigènes, élevés en majeure partie dans les zéribas, forment une sorte de garde noire qui accompagne les troupes des traitants et sont appelés : Basinghirs, Farouks, Narakiks ; les esclaves militaires, propriétaires de fermes situées dans le cercle des zéribas, ayant femmes, enfants, et de petits esclaves pour porter leurs armes.

« 3° Les femmes de service que l’on rencontre dans toutes les cases. Si l’homme en possède plusieurs, l’une d’elles est élevée à la dignité de favorite : les autres s’occupent des soins du ménage, des travaux extérieurs ; elles passent de main en main. Suivant l’usage des pays musulmans du Soudan, l’enfant né d’une esclave et du maître est considéré comme légitime et sa mère reçoit le titre d’épouse.

« La mouture à bras, toujours en usage chez les musulmans de cette partie de l’Afrique, où elle s’exécute au moyen de deux pierres d’inégales dimensions, — une petite manœuvrée à la main et une meule fixe, appelée mourhaga, — contribue plus que tout d’abord on ne pourrait le croire, dit Schweinfurth, à maintenir l’énorme demande d’esclaves femelles. Cette méthode primitive est d’une telle lenteur, qu’en une journée de pénible travail une femme seule ne peut broyer de grain que pour cinq à six bouches.

« On ne saurait dire la somme de souffrances qui résulte de ce labeur quotidien, si cruellement imposé… Une femme récemment capturée est condamnée au travail du mourhaga. Réduite à l’état de brute (agenouillée devant un moulin), cette femme (dont le costume se compose d’une tresse et de quelques feuilles) porte au col une pièce de bois solidement attachée ; et, afin que ce joug ne gène point ses mouvements, il est soutenu par un jeune garçon placé auprès d’elle avec mission de la surveiller sans cesse. »

Durant l’occupation égyptienne, on avait installé, à Khartoum, un moulin mis en mouvement par des bœufs pour le service de la troupe et à la disposition du public. Aucun indigène ne voulut en profiter et Schweinfurth ajoute :

« Tant que cette dépense de force humaine ne sera pas supprimée par l’introduction de moulins mécaniques et par un impôt frappé sur les mourhagas, il ne faut pas s’attendre à voir diminuer le nombre des esclaves femelles. »

Cet exemple suffit pour montrer avec quelle persévérance et par quels moyens de détails, on devra travailler à l’abolition de l’esclavage dans les provinces du Haut-Nil et du Soudan. Nulle part une ancienne institution ne peut disparaître avant qu’on y ait suppléé par une institution nouvelle qui la remplace avec avantage.

La chute de la domination égyptienne dans ces parages, en 1883, l’envahissement des Madhistes ne sont pas de nature à contribuer à la répression de la traite ; d’autant plus encore que le code sunnite dit : « Toute innovation est un crime et tout crime conduit au feu du Sakar ! »

4° Les esclaves des deux sexes employés exclusivement aux travaux des champs. Sauf les chefs des zéribas, les Djellabas résidents, les Fakis, les interprètes, le personnel, possèdent fermes et troupeaux. Les pauvres gens ont un jardinet, des chèvres et de la volaille. Les vieilles esclaves sont chargées d’arracher les mauvaises herbes et à l’époque de la moisson on envoie les Farouks leur aider.

Les Nubiennes, d’Ipsamboul à Dongolah, sont bien faites, jolies et pudiques ; leurs traits révèlent une grande douceur. Les hommes sont forts, musculeux, au-dessous des Égyptiens pour la taille. Ils ont peu de barbe, point de moustaches, un filet de barbe au menton. Leur physionomie est agréable et supérieure à celle des Égyptiens.

Il existe au Sennaar, une race de femmes mixte aux traits doux et indécis des Nubiens sous le teint presque noir des nègres Fougnis.

Les esclaves du Soudan sont conduits sur deux files et reliés l’un à l’autre par une grosse corde passée ; autour du col.

Nous avons déjà eu souvent occasion de parler des divers systèmes d’attache employés pour retenir les esclaves, en voici encore d’autres :

On passe leur col da^ns une fourche en bois ; les poignets sont fortement attachés à l’embranchement de la fourche que retient le col, tandis que les branches de celle-ci, rapprochées derrière la nuque et tenues écartées par un étrésillon ne laissent que l’intervalle nécessaire à la respiration du captif. Si les négriers sont à cheval, à âne ou à dos de chameau, une corde relie cette espèce de carcan à leur selle. D’autres prisonniers ont le col saisi de la même manière entre les branches d’une grosse fourche, fixée par un long manche à la selle. Dans ce système, le point d’attache est hors de la portée des mains de l’esclave et on se dispense de les attacher ; mais le malheureux endure un supplice cruel. Ainsi tenu par le col, il est obligé de subir toutes les secousses causées par l’inégalité de la marche des animaux, par les coups qui leur sont administrés, par les accidents de terrain. Ceux qui sont attachés aux flancs des animaux ont, en outre, à supporter le tangage produit par l’animal en marche ; la terrible fourche est d’une grosseur et d’une force à résister aux efforts les plus désespérés. Comme les cavaliers se préoccupent fort peu des esclaves qu’ils traînent à leur suite et prennent pour eux l’espace le plus libre, il en résulte que les pauvres victimes doivent, de temps en temps, marcher à travers les broussailles, les buissons épineux, etc. Les écorchures dont leurs corps sont parsemés n’attestent que trop quelles sont leurs souffrances.

Et souvent elles ont ainsi à parcourir des centaines de lieues.

A Yola, ville bâtie par les Foulanes, l’esclavage règne sur une vaste échelle ; certains propriétaires d’esclaves ont sous leurs ordres jusqu’à un millier d’hommes. Le gouverneur recevrait annuellement un tribut de cinq mille êtres humains.

Nos lecteurs savent que Yola est la capitale de l’Adamoua, sur le Haut Bénué, au sud du Bornou.

  1. Note de Wikisource : La Divine Comédie, L’enfer : Chant V
  2. Sur la rive droite de l’Ogôoué, au nord de l’Adzoumba.
  3. Entre le Haut-Sénégal et le Haut-Niger.
  4. Au sud-est du Fouta-Djallon.
  5. Voir le passage concernant les maladies des nègres.
  6. Cordage dont les deux bouts sont épissés ensemble de manière à former une circonférence d’un diamètre égal au calibre d’une bouche à feu et qu’on plaçait autrefois sur le boulet pour l’empêcher de rouler dans l’âme du canon.
  7. Voyez page 134 et suiv.
  8. Au pays des Marutsés ; Tour du Monde, 1883, 2e semestre, p. 1-180.
  9. Tippou-Tib n’a pas été longtemps fidèle à ses engagements. Nous apprenons de source certaine qu’il vient de quitter son pays pour entreprendre un pèlerinage à la Mekke. Il est sommé de se rendre à Zanzibar pour comparaître en justice à propos de ses rapports avec l'expédition Stanley et de sa part au massacre du major Barttelot. Il est remplacé par son neveu Rachid, jeune homme de vingt-sept ans, dont le dévouement est acquis au gouvernement de l'Etat Indépendant du Congo.
  10. Voyage aux Lacs de l’Afrique Equatoriale ; Tour du Monde, 1888, 1er semestre, p. 225-272.