L’héritage maudit/Chapitre I

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, o. f. m.
La Tempérance (p. 5-13).

I


Toc, toc, toc !…

— Entrez ! cria le père Braise.

La porte s’ouvrit toute grande et Cyprien Lachance qui parut sur le seuil fut salué par un concert de : « Bonsoir ! bonsoir ! »

— Il ne manquait plus que toi, s’écria Philias Ouellette, en recevant le paletot du nouveau venu.

— Tu ne serais pas canadien pure laine, reprit Johnny Bellefeuille, si tu n’aimais pas la tire de la Sainte-Catherine.

— On peut toujours être certain, ajouta Philippe Marion, que ce n’est pas le goût de la tire qui l’amène.

— Et ce n’est pas non plus tante Mérance qu’il cherchait d’un coup d’œil, en entrant, poursuivit Arthur Lafresnière d’un ton gouailleur.

Un immense éclat de rire accueillit cette boutade.

Cyprien ne répondit d’abord à toutes ces railleries que par un « bonsoir la compagnie », avec un petit air de supériorité où il y avait bien quatorze onces de mépris pour deux de bienveillance.

C’était un jeune homme blond, bien planté, avec des traits de première classe et une expression de seconde qui n’annonçait rien de bon. Après avoir relevé avec suffisance les pointes de son avantageuse moustache, il allait enfin condescendre à se mêler à la conversation, lorsque Bellefeuille dit à mi-voix :

— On n’a pas encore vu Céline, ce soir.

— En parlant du soleil, riposta Thanase Lamoureux, on en voit les rayons.

En effet, France, l’homme engagé, se levait des marches de l’escalier où il était assis, pour permettre à la jeune fille de descendre. Le plaisir anticipé de la réunion allumait un éclair de joie dans l’œil noir de Céline ; son teint lumineux ressortait admirablement sous l’auréole de sa chevelure brune où elle avait piqué un nœud de ruban cramoisi. Lafresnière se pencha vers Cyprien, et le poussant du coude lui dit à voix basse :

— Belle fille ! ce soir, trouve pas ?

Cyprien feignit de ne pas entendre, mais il se redressait d’une manière affectée, comme s’il eût voulu faire sur Céline une impression éternelle. Celle-ci s’approcha du groupe des jeunes gens, en souriant d’un air aisé ; elle leur souhaita la bienvenue, par quelques paroles banales, et après un regard peut-être moins banal sur Cyprien, elle se dirigea vers la chambre voisine où plusieurs jeunes filles étaient déjà rassemblées. Tante Mérance en sortit aussitôt, en disant sur un ton à faire trembler les carreaux :

— Si vous demeurez tous plantés là comme des statues de sel, avec vos f… pipes au bec, les jeunesses s’ennuyeront là-dedans, et ce serait bien de valeur ! À quoi sert de fafiner… allons, un peu de dévouement… Avec des cris répétés de « on y va », les garçons, toujours avides de dévouement de ce genre, se ruèrent vers la porte, comme s’il se fût agi d’une attaque à la baïonnette. En un clin-l’œil, il ne resta plus dans la cuisine qu’une demi-douzaine d’anciens, groupés autour du père Braise qui discutait avec eux engrais chimique et arrosage. Dans la grand’chambre où les jeunes gens pénétrèrent, ils furent accueillis par des voix aussi pointues que joyeuses. Il s’y trouva, comme par enchantement, une place libre auprès de chacune des jeunes filles ; et avec la même promptitude, ces places furent occupées, à la grande satisfaction de tous et de toutes. Une conversation en chasse-croisée qui s’établit aussitôt, ne tarda pas à remplir le local d’une rumeur plus que sonore.

Céline qui, sans trop savoir comment, se trouvait assise près de Cyprien, à côté de la table, y prit l’album de famille et fit brûler sa lumière pour son compagnon, ce qui veut dire dans le langage ordinaire : lui donna des explications auxquelles celui-ci semblait prendre un intérêt des plus vifs. Lorsque l’album fut fermé, les explications continuèrent, mais il était à présumer que les vieilles photographies n’y étaient plus pour rien.

Ne dirait-on pas, en effet, que ces vélins pâlis ont le secret des transitions subtiles qui conduisent un entretien, parfois banal au début, jusque sur les frontières de l’intimité ? Il en fut ainsi, au moins ce soir-là, car sur leur passage (l’album passait de mains en mains) le ton bruyant de la conversation éprouva un apaisement sensible. Il s’était même mué en timide murmure — tante Mérance appelait cela « parler en piches-piches » — lorsque le père Braise parut dans la porte, et s’adressant à Céline :

— Il faut leur sucrer le bec, ma fille, car c’est la Sainte-Catherine, je compte bien. Puis se tournant cette fois vers les invités : Amusez-vous les jeunesses, trémoussez-vous un petit brin : parlez-moi pas des taons morts…

— Alors, on peut danser ? demanda Lafresnière, le plus beau danseur de la paroisse.

— Pour ça, non, répondit le père Braise subitement sérieux ; je l’ai promis à ma défunte femme : ni danses ni boissons ici-dedans. Jouez aux cartes, chantez, faites-vous étriver : vous serez moins fatigués demain et plus contents.

Puis se tournant vers la cuisine il ajouta d’une voix forte :

— Mérance !

— Jour du pays ! qu’est-ce qu’il a y donc ?

— Il y a qu’il faut préparer deux ou trois tables pour le jeu de cartes. Nous autres, les gens rassis, nous ferons bien un euchre, pas vrai les amis ?

— Pas de refus, pas de refus, répondirent en chœur les vieilles voix.

Céline avait déjà distribué les assiettées de tire et en recevait de chaleureuses félicitations. Aux tables-à-cartes, promptement préparées par Mérance, les parties de « dix » et de « quatre-septs » se multiplièrent avec régularité, cependant que perdants et gagnants n’oubliaient pas de pratiquer avec enthousiasme la soustraction sur les plats de tire. Sans que, d’autre part, la conversation qui avait repris son vigoureux entrain du début, ne perdit aucunement de sa verve, la Sophie (c’était plutôt Thalie) à Tit-Pit Aubé, qui parlait en in, chanta — en in naturellement — une chanson qu’elle avait annoncée comme toute nouvelle. Elle en était rendue au second couplet :

Suivint le vint, mon cher amint,
Cela me cause du tourmint ;


lorsqu’un formidable éclat de rire ébranla le plafond de la pièce voisine. Plusieurs curieuses se pressèrent dans la porte et annoncèrent bientôt :

— C’est tante Mérance, qui dit la bonne aventure.

Dix voix crièrent aussitôt : Pour moi, tante Mérance, pour moi !

Cyprien qui venait de perdre sa partie de « dix » avec Céline, abandonna celle-ci en train de faire voir à ses compagnes un nouveau couvre-pied à blocs et à pointes. En bousculant les autres personnes, il se dirigea vers la cartomancienne.

— Je pars demain, tante Mérance, dit-il d’un ton cajôleur ; un coup, pour voir si j’aurai de la chance.

— Jour du pays ! Si M. le curé le sait itou, il prêchera encore comme il y a eu dimanche trois semaines.

— Ce n’est pas pour vous sûrement que M. le curé prêche, allez ! Ce sermon revient à date fixe comme ceux sur la danse et sur les mariages mixtes.

— Ma conscience ! je te trouve ostineux à soir comme rare de maîtresse d’école.

— Rien qu’un coup, tante Mérance, pour vous débarrasser.

— Bon, assis-toi là, et si d’autres en veulent des tireuses de cartes, qu’ils s’en plantent !

Tante Mérance, avec ses petits yeux glauques derrière ses grosses lunettes aux verres ronds ; son teint couleur de pain cuit sous les bandeaux grisonnants de ses cheveux enserrés dans sa câline « craquée à la française », ne ressemblait en rien à Meg Merillies, la fameuse sorcière de Guy Mannering. Elle mêla ses cartes avec componction, posa avec solennité sur la table le paquet que Cyprien coupa de la main gauche, bien entendu. Puis, à mi-voix, entre de longues pauses, tandis qu’autour d’elle en triple rang les figures se tendaient d’une façon comique :

— À la maison : du monde et du plaisir en masse… un blond fait les yeux doux à une brune… un petit pique entre eux deux… mortels quelquefois les petits piques, vous savez…

— Pour elle : Une brune qui reçoit une lettre où ça parle du jonc… pas l’air à lui faire du chagrin, c’est effrayant… est si entourée de cœur aussi… voyez-moi ça…

— Pour toi…

— Mérance ! cria le père Braise, réveillonne-t-on ce soir ou demain matin ?

— Jour du pays ! J’peux toujours bien pas sonner les cloches et puis suivre la procession du même coup. J’y vais dans la minute.

Puis debout cette fois, elle continua pressée :

— Pour toi : Un long voyage… passeras l’eau… (fossette de ligne probable…) feras de l’argent… comme de l’eau, quoi !… mourras vieux, vieux…

Puis tournant les cartes mises en écarté, elle ajouta, comme en confidence, mais de manière à être entendue de tous :

— Ton désir est accompli ; mais, Jour du pays ! ça picosse bien plus que ça cœurasse…

Et tante Mérance s’enfuit en faisant une révérence à l’antique, requérant sur son passage l’aide de France pour transporter les tables. Le jeu de cartes, interrompu un instant par la sorcière improvisée, était repris avec cette ferveur qu’y mettent les gens que cela n’embête pas.

Autour des joueurs, de printanières sibylles tiraient des horoscopes, sans permettre qu’on dédaignât les blondes croquettes de tire, par la douceur desquelles le destin daignait atténuer parfois l’amertune de ses oracles.

Tante Mérance ne baillait pas aux corneilles, je vous prie de le croire. Entourée de plusieurs femmes (qui, sous prétexte de lui venir en aide, sondaient les armoires pour compter les piles de nappes et de serviettes) elle eût tôt fait de dresser la table.

Bientôt, une trentaine de convives y prirent place, tous disposés à faire honneur au menu, aussi abondant que peu compliqué. La femme à Pierre Lheureux demanda pour la centième fois, la recette du pain à l’anis que tante Mérance lui donna pour la centième fois en se disant en elle-même : « Elle est bien trop gratine pour en faire ». Les garçons faisaient étriver les filles qui répondaient avec les réponses de l’oracle.

— Aimez-vous les cornichons ? demanda Philias Ouellette à la grosse Mélanie Cousineau.

— Ah ! si maman vous entendait ! répondit celle-ci qui parlait clair.

Et les convives de rire à torrents…

Vers la fin du repas, profilant d’un moment de calme, le père Braise s’adressa à Cyprien :

— Ton départ est donc décidé tout de bon ?

— Oui, père Braise, dans une couple de jours.

— Et tu reviendras ?

— À la fonte des neiges, si je n’ai pas d’avaries.

— Ce sera la dernière année peut-être bien ?

— Dame ! Ça dépendra de toutes sortes de choses pas pareilles.

— Compris ! Alorse, on te souhaite un bon voyage, avec bien du réussi, et un prompt retour.

Et pendant que mille souhaits divers pleuvaient sur Cyprien qui remerciait de son mieux, tout le monde imita le père Braise qui s’était levé de table. Les jeunes gens allèrent préparer chevaux et voitures, pendant que les femmes s’habillaient dans le cabinet du fond. Puis, après des « bonsoir », des « merci bien » des « à la revoyure » répétés, la maison se vida.

Quand le père Braise, la tuque enfoncée sur les oreilles, vint faire rentrer Tébaldo et pousser le verrou de la porte, il dit à Mérance qui replaçait les chaises en ligne droite, en allongeant les catalognes : — Ça ravigotte une veillée comme ça, trouve pas ?

— Jour du pays ! si c’est pas honteux à ton âge de parler de même…

Et comme le père Braise, tout piteux, était déjà à genoux, le dos à la plaque du poêle, pour faire sa prière du soir, Mérance éteignit la lampe et s’en alla dans sa chambre en marmottant :

— Ça ravigotte, ça ravigotte ! a-t-on jamais vu…