L’héritage maudit/Chapitre IX

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, o. f. m.
La Tempérance (p. 49-58).

IX


Du fait que Céline, comme nous l’avons mentionné, recevait régulièrement le montant de ses fermages, le lecteur a conclu avec sagesse, que son bien avait trouvé un fermier ; et il ne s’égare pas de la vérité. Il ignore peut-être cependant que ce fermier n’était autre que France, accouru d’une paroisse voisine pour reprendre cette terre que, la toute première, il avait servie et aimée. En peu de temps, il avait rendu au bien son ancienne prospérité, au grand contentement de Mérance, comme on peut bien le deviner.

On était à la fin de juin. Ce matin-là, tante Mérance était descendue de bonne heure à son jardin, afin de profiter de la rosée pour sarcler un carré d’oignons, dont elle avait eu les plants de Melle Cédulie, qui en faisait une spécialité comme nous le savons. Penchée vers la terre, la tête enfouie dans sa capeline, elle ne s’aperçut pas que la veuve Lachance accoudée sur la palissade le long du trottoir, l’appelait doucement. Elle avait l’oreille tellement dure cette pauvre vieille, qu’il fallut que Tébaldo jappât pour qu’elle leva la tête en disant : Marches-tu ! Elle vit alors la veuve Lachance :

— Mais c’est vous, madame, Lachance ? dit-elle en se redressant, quel bon vent vous amène ? Espérez donc un instant que je me rince les mains…

— Ne vous dérangez pas, je vous prie. Je venais vous dire en passant, que j’ai reçu hier soir, je le crains bien, l’annonce d’une mauvaise nouvelle.

— Pas possible !

— Un télégramme de Montréal…

— Jour du pays ! De Céline alors…

Madame Lachance avait retiré de son « Ange conducteur » le papier jaune bien connu, où fleurit un style économique et barbare qui offre l’avantage de prêter à plusieurs interprétations différentes et également vraisemblables. Pour cette fois cependant, le télégramme était assez explicite ; elle lut tout haut :

Cyprien malade ; venir train soir ; auto à gare ; avertir Mérance.

Céline.

— Et vous partez ? demanda Mérance.

— Sûrement, par le train de 4 heures.

— Et moi aussi, je compte bien.

— Parfaitement, nous partirons ensemble.

— Alors j’irai vous chercher chez vous, avec la voiture, pour vous conduire à la gare.

— C’est entendu, je vous attendrai.

Et la veuve Lachance partit.

Mérance abandonna ses oignons aux mauvaises herbes, tout en regrettant déjà d’avoir promis si inconsidérément d’aller en ville. Pensez donc ! jamais de sa vie elle y avait mis seulement le bout du pied ! Mais elle avait promis… et puis Céline l’attendait…

Après avoir averti France, qu’elle rencontra chemin faisant, elle entra à la maison, monta au grenier et en descendit une espèce de malle qui tenait du buffet et du corbillard, cerclée de larges rubans de cuir hirsute, et qui fermait au moyen d’une clanche de fer battu. Elle eût tôt fait de la remplir de mille choses qu’elle mettait régulièrement en réserve pour Céline : toile à tablier, écheveaux de laine, savon du pays, etc. La valise ne suffisant pas, elle dénicha un « porte-manteau » en tapis de Bruxelles, fleuri de roses magenta et de « piônes » safran, et le remplit avec la même ardeur. Laissons-la maintenant, sans interrompre ses soliloques, sortir sa robe de mérinos, son châle à têtes de violons, et son chapeau de soie puce. Précédons-la à Montréal où Céline l’attendait.

Dans leur nouveau logis de la rue Maisonneuve où nous avons laissé Cyprien et Céline, la tranquillité et la paix avaient amené le bonheur, un bonheur bien précaire sans doute, mais dont ils ignoraient la douceur depuis bien longtemps. La conversion de Cyprien — base de cette félicité — ne pouvait pourtant pas assurer à cet édifice une solidité à toute épreuve. Céline le craignait bien, mais elle espérait encore davantage le contraire.

Hélas ! cette conversion sur laquelle elle fondait tant d’espérances dura tout juste ce que durent… les roses…

Un dimanche, de grand matin, Céline vit un auto à s’arrêter à la porte de la maison. C’était Justin qui venait enlever Cyprien au saut du lit pour une excursion à Dorval. Comme Céline pressait son mari de ne pas manquer la messe, Justin qui avait fait avec soin le programme de la journée, l’assura qu’ils l’entendraient ensemble à Saint-Henri, où il avait donné rendez-vous à d’autres pique-niqueurs. Ils partirent.

Céline, on le pense bien, passa la journée dans toutes les transes. Elle n’avait pas tort, car Cyprien ne rentra ni le soir, ni le lendemain, ni le surlendemain.

Ce dernier jour, mardi, le boulanger se présenta avec son compte du mois. Céline qui avait mis en réserve le montant pour le payer, ne trouva pas tout d’abord son porte-monnaie à l’endroit où elle l’avait déposé. Tout en s’accusant de perdre la mémoire, elle chercha partout, bouleversa ses tiroirs pendant que le boulanger, impatient, marchait, toussait… Elle fut enfin obligée de se rendre à l’évidence : Cyprien l’avait volée. Il fallut bien qu’elle affrontât la honte de dévoiler à cet étranger la conduite odieuse de son mari. Le fournisseur ne l’accueillit pas avec des mots trop tendres ; ce n’est qu’à force de supplications qu’elle obtint une semaine de répit, promettant de travailler, s’il le fallait, jour et nuit, pour le payer à l’échéance.

Céline se mit donc au travail avec un courage plus grand que ses forces. Le lendemain soir, c’est-à-dire mercredi, Cyprien rentra enfin dans un état impossible à décrire : les habits souillés comme s’il s’était vautré dans la boue du chemin ; le visage allumé et repoussant ; le langage immonde.

Son premier salut fut pour demander de l’argent. Céline dût lui répondre qu’elle n’en avait pas, et que le boulanger leur refusait le pain si le compte n’était pas acquitté à la fin de la semaine. Nous n’entreprendrons pas de dire la colère insensée de Cyprien, ni de relater les incidents brutaux de la scène qui suivit. Le petit Jules n’eût la vie sauve qu’à l’obligeance d’une voisine qui le cacha chez elle cette nuit-là. Quant à Céline, elle s’était enfermée dans la chambre des enfants avec son petit idiot, priant Dieu, par pitié pour cet innocent d’avoir compassion d’elle. Lorsque Cyprien quitta sa maison, il y laissait les meubles éventrés, les chaises boiteuses et tout le reste à l’avenant.

Céline sortit alors de sa cachette, remit un peu d’ordre et se hâta de se remettre au travail, afin de pouvoir faire honneur à sa promesse à la fin de la semaine. Penchée sur sa machine à coudre, elle ne la quittait que pour les repas, et quels repas !…

Le vendredi dans la nuit, alors qu’elle cousait encore en attendant Cyprien, elle entendit qu’on ouvrait la porte qui donnait sur la rue, tandis que des pas lourds, hésitants, suivis d’autres pas semblables, montaient l’escalier qui geignait. Jusqu’alors Cyprien n’avait jamais conduit d’amis chez lui, mais Céline pensa qu’il y a un commencement à tout, et elle tremblait déjà de se trouver face à face avec d’autres ivrognes rebutants et grossiers.

Un coup de talon lancé dans la porte ébranla toute la maison. Céline, la lampe à la main, se précipita pour ouvrir, et recula aussitôt en voyant sur le seuil, un homme qu’elle ne connaissait pas, et qui marchait à reculons, tirant un fardeau qu’un autre homme dont elle apercevait la casquette, l’aidait à soulever, plus bas, dans l’escalier.

Ahurie, ne comprenant rien, elle se jeta de côté, pour laisser le passage libre. Mais elle n’eut pas plutôt jeté les yeux sur le fardeau que les hommes venaient de déposer sur le canapé, près de la porte, qu’elle poussa un cri d’horreur, et elle aurait laissé choir la lampe, si l’un des hommes ne la lui eut enlevée des mains pour la mettre sur la table. Elle avait reconnu Cyprien, tout sanglant, la respiration haletante, oppressée, toute chargée des vapeurs de l’alcool.

Son premier mouvement fut de s’élancer vers son mari, mais l’un des hommes l’arrêta et lui demanda une serviette et de l’eau chaude pour laver et bander la plaie. Quant à son compagnon, il était déjà parti à la recherche d’un chirurgien.

Voici ce qui était arrivé. Selon son habitude, Cyprien avait passé la soirée à l’hôtel “Quick-jump” à jouer aux cartes et à boire. Il était environ minuit lorsque la chicane se déclara entre les joueurs et Cyprien, trop chanceux ce soir-là. L’heure étant sonnée de clore son respectable établissement, le cher Justin prit tendrement son bien-aimé beau-frère par… les épaules et le poussa dehors avec ses amis. Dégrisés et rafraîchis par l’air pur du soir, les buveurs semblèrent oublier leur querelle et se séparèrent, les uns allant à droite et les autres à gauche. Pendant que Cyprien prenait en zigzaguant le chemin de sa demeure, ses ennemis allèrent s’embusquer dans le tunnel de la rue Beaudry, et lorsque Cyprien se fut engagé sans défiance dans ce trou d’ombre, ils fondirent sur lui pour le dévaliser. Comme l’assailli se défendait trop bien malgré son ivresse, l’un des assaillants lui asséna un coup de couteau qui aurait été mortel si Cyprien ne l’eut paré de son bras. Ils se sauvèrent quand ils le virent tomber à la renverse en appelant au secours. Deux braves passants (la police était occupée à l’autre coin de rue naturellement) accoururent à ses cris et reconnaissant Cyprien, ils le conduisirent à sa maison qui n’était pas éloignée.

Le chirurgien arrivé examina la blessure. C’était une plaie large et profonde dans la partie charnue du bras. L’arme avait atteint une des principales artères qui laissait échapper des flots de sang. En faisant un pansement dans toutes les règles, le médecin ne cacha pas sa crainte qu’au réveil de la syncope où l’avait plongé la perte de son sang, le blessé eut une forte crise de réaction. Il fallait à tout prix le contraindre à l’immobilité et lui refuser toute boisson alcoolique.

En effet, selon les prévisions du médecin, Cyprien s’éveilla au petit jour et demanda à boire. Sa femme lui présenta le breuvage préparé spécialement pour lui. Mais à peine y eut-il trempé le bout de ses lèvres qu’il lança le liquide et le verre à la tête de sa femme. Puis sous les yeux de Céline qu’il maudissait, pris soudain d’un accès de rage, il arracha ses bandages en se retournant sur son lit qu’il inondait de son sang, et où il retombait bientôt inerte, évanoui.

Le médecin rappelé en toute hâte déclara, après un nouveau pansement, qu’il ne répondait pas de la vie du blessé si cette scène se renouvelait. C’est alors que Céline télégraphia à madame Lachance.

Le lendemain, alors que le calme semblait être revenu au malade très affaibli par la perte de son sang. Maria qui, en attendant sa mère, s’était installée au chevet de son frère, osa lui parler de voir le prêtre.

— Le prêtre ? dit Cyprien tout étonné, suis-je donc en danger ?

— Non, répondit sa sœur, mais cela ne fait pas mourir non plus.

Et comme le malade ne répondait pas, Maria ne crut pas devoir insister. Le midi, Céline revint à la charge, disant combien sa mère, qui arriverait dans la soirée, serait heureuse. Fatigué par ces instances, il acquiesça enfin d’un air ennuyé ; puis tournant la figure vers la muraille, il feignit de s’endormir.

C’était vers 5 heures de l’après-midi. Pendant que Maria courait au presbytère pour réclamer les secours du prêtre, Céline mettait un peu d’ordre dans la chambre du malade. Lorsqu’elle en vint à préparer la table pour l’Extrême-Onction, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus de drap convenable pour la couvrir. Jetant alors un coup d’œil vers Cyprien qui semblait reposer, elle dit à mi-voix : « Madame Larose ne me refusera pas ce service » et sur la pointe des pieds elle quitta la chambre et descendit l’escalier qui conduisait à la rue.

On sonnait à la porte. Elle ouvrit et se trouva face à face avec le boulanger qui revenait pour le paiement de son compte.

Pendant que Céline entreprenait la tâche peu facile d’attendrir cet homme qui lui refusait le pain de ses enfants, avec une force qu’on ne lui aurait pas soupçonnée, Cyprien s’était levé sur son séant. Un peu étourdi d’abord, mais ranimé soudain par l’effort qu’il faisait, il sauta de son lit, se dirigea en chancelant vers la porte qui s’ouvrait sur l’escalier de service, étreignit de son bras sain la rampe et descendit. Arrivé dans la cour, il entra dans une petite remise qui se trouvait sous l’escalier même, et avec une sûreté de main qui dénotait une longue habitude, il ouvrit à tâtons une petite armoire et en sortit un flacon de whisky. Une flamme d’enfer dans les yeux, il but… glou… glou… jusqu’à ce qu’avec un cri rauque de bête qu’on étouffe, il tomba à la renverse.

À ce cri bestial, le petit Jules qui revenait de l’école et remontait l’escalier s’arrêta tout tremblant, tandis que du palier du second étage, un cri d’angoisse descendait : « Où est-il ? » C’était Céline qui, libérée enfin du boulanger, avait trouvé le lit vide.

Maria accompagnée du curé entrait par la porte du porche, dans la cour toute plongée dans l’obscurité, lorsqu’elle entendit la voix désolée de Céline. Elle n’eut le temps ni de répondre ni même de comprendre le sens de sa demande ; avertie par la trombe d’un auto, elle dût se jeter de côté pour laisser passer la voiture qui décrivit un demi cercle dans la cour et stoppa. Madame Lachance et Mérance en descendirent ; et en mettant le pied à terre elles ne purent retenir des cris de stupeur. À la lumière crue du disque de l’auto, un spectacle horrible s’offrait à leurs yeux. Cyprien à demi nu, le corps secoué par un spasme aux hoquets saccadés, se labourait la poitrine toute couverte de sang, se tordait sur le pavé en mâchant des blasphèmes à faire frémir.

Tous s’approchèrent. Les yeux fous et hors des orbites, Cyprien se mordait la langue en râlant comme un damné, et après un dernier soubresaut de bête qu’on assomme, il retomba inerte.

Justin se pencha alors sur son beau-frère, posa sa main sur sa poitrine et après quelques secondes se releva en disant : Mort !…