L’héritage maudit/Texte entier

La bibliothèque libre.
, o. f. m.
La Tempérance (p. titre-64).


L’HÉRITAGE MAUDIT
(NOUVELLE CANADIENNE)


PAR


le frère GILLES, o. f. m.


« LA TEMPÉRANCE »
964, rue Dorchester Ouest,
MONTRÉAL
1919



Avec la permission des Supérieurs

I


Toc, toc, toc !…

— Entrez ! cria le père Braise.

La porte s’ouvrit toute grande et Cyprien Lachance qui parut sur le seuil fut salué par un concert de : « Bonsoir ! bonsoir ! »

— Il ne manquait plus que toi, s’écria Philias Ouellette, en recevant le paletot du nouveau venu.

— Tu ne serais pas canadien pure laine, reprit Johnny Bellefeuille, si tu n’aimais pas la tire de la Sainte-Catherine.

— On peut toujours être certain, ajouta Philippe Marion, que ce n’est pas le goût de la tire qui l’amène.

— Et ce n’est pas non plus tante Mérance qu’il cherchait d’un coup d’œil, en entrant, poursuivit Arthur Lafresnière d’un ton gouailleur.

Un immense éclat de rire accueillit cette boutade.

Cyprien ne répondit d’abord à toutes ces railleries que par un « bonsoir la compagnie », avec un petit air de supériorité où il y avait bien quatorze onces de mépris pour deux de bienveillance.

C’était un jeune homme blond, bien planté, avec des traits de première classe et une expression de seconde qui n’annonçait rien de bon. Après avoir relevé avec suffisance les pointes de son avantageuse moustache, il allait enfin condescendre à se mêler à la conversation, lorsque Bellefeuille dit à mi-voix :

— On n’a pas encore vu Céline, ce soir.

— En parlant du soleil, riposta Thanase Lamoureux, on en voit les rayons.

En effet, France, l’homme engagé, se levait des marches de l’escalier où il était assis, pour permettre à la jeune fille de descendre. Le plaisir anticipé de la réunion allumait un éclair de joie dans l’œil noir de Céline ; son teint lumineux ressortait admirablement sous l’auréole de sa chevelure brune où elle avait piqué un nœud de ruban cramoisi. Lafresnière se pencha vers Cyprien, et le poussant du coude lui dit à voix basse :

— Belle fille ! ce soir, trouve pas ?

Cyprien feignit de ne pas entendre, mais il se redressait d’une manière affectée, comme s’il eût voulu faire sur Céline une impression éternelle. Celle-ci s’approcha du groupe des jeunes gens, en souriant d’un air aisé ; elle leur souhaita la bienvenue, par quelques paroles banales, et après un regard peut-être moins banal sur Cyprien, elle se dirigea vers la chambre voisine où plusieurs jeunes filles étaient déjà rassemblées. Tante Mérance en sortit aussitôt, en disant sur un ton à faire trembler les carreaux :

— Si vous demeurez tous plantés là comme des statues de sel, avec vos f… pipes au bec, les jeunesses s’ennuyeront là-dedans, et ce serait bien de valeur ! À quoi sert de fafiner… allons, un peu de dévouement… Avec des cris répétés de « on y va », les garçons, toujours avides de dévouement de ce genre, se ruèrent vers la porte, comme s’il se fût agi d’une attaque à la baïonnette. En un clin-l’œil, il ne resta plus dans la cuisine qu’une demi-douzaine d’anciens, groupés autour du père Braise qui discutait avec eux engrais chimique et arrosage. Dans la grand’chambre où les jeunes gens pénétrèrent, ils furent accueillis par des voix aussi pointues que joyeuses. Il s’y trouva, comme par enchantement, une place libre auprès de chacune des jeunes filles ; et avec la même promptitude, ces places furent occupées, à la grande satisfaction de tous et de toutes. Une conversation en chasse-croisée qui s’établit aussitôt, ne tarda pas à remplir le local d’une rumeur plus que sonore.

Céline qui, sans trop savoir comment, se trouvait assise près de Cyprien, à côté de la table, y prit l’album de famille et fit brûler sa lumière pour son compagnon, ce qui veut dire dans le langage ordinaire : lui donna des explications auxquelles celui-ci semblait prendre un intérêt des plus vifs. Lorsque l’album fut fermé, les explications continuèrent, mais il était à présumer que les vieilles photographies n’y étaient plus pour rien.

Ne dirait-on pas, en effet, que ces vélins pâlis ont le secret des transitions subtiles qui conduisent un entretien, parfois banal au début, jusque sur les frontières de l’intimité ? Il en fut ainsi, au moins ce soir-là, car sur leur passage (l’album passait de mains en mains) le ton bruyant de la conversation éprouva un apaisement sensible. Il s’était même mué en timide murmure — tante Mérance appelait cela « parler en piches-piches » — lorsque le père Braise parut dans la porte, et s’adressant à Céline :

— Il faut leur sucrer le bec, ma fille, car c’est la Sainte-Catherine, je compte bien. Puis se tournant cette fois vers les invités : Amusez-vous les jeunesses, trémoussez-vous un petit brin : parlez-moi pas des taons morts…

— Alors, on peut danser ? demanda Lafresnière, le plus beau danseur de la paroisse.

— Pour ça, non, répondit le père Braise subitement sérieux ; je l’ai promis à ma défunte femme : ni danses ni boissons ici-dedans. Jouez aux cartes, chantez, faites-vous étriver : vous serez moins fatigués demain et plus contents.

Puis se tournant vers la cuisine il ajouta d’une voix forte :

— Mérance !

— Jour du pays ! qu’est-ce qu’il a y donc ?

— Il y a qu’il faut préparer deux ou trois tables pour le jeu de cartes. Nous autres, les gens rassis, nous ferons bien un euchre, pas vrai les amis ?

— Pas de refus, pas de refus, répondirent en chœur les vieilles voix.

Céline avait déjà distribué les assiettées de tire et en recevait de chaleureuses félicitations. Aux tables-à-cartes, promptement préparées par Mérance, les parties de « dix » et de « quatre-septs » se multiplièrent avec régularité, cependant que perdants et gagnants n’oubliaient pas de pratiquer avec enthousiasme la soustraction sur les plats de tire. Sans que, d’autre part, la conversation qui avait repris son vigoureux entrain du début, ne perdit aucunement de sa verve, la Sophie (c’était plutôt Thalie) à Tit-Pit Aubé, qui parlait en in, chanta — en in naturellement — une chanson qu’elle avait annoncée comme toute nouvelle. Elle en était rendue au second couplet :

Suivint le vint, mon cher amint,
Cela me cause du tourmint ;


lorsqu’un formidable éclat de rire ébranla le plafond de la pièce voisine. Plusieurs curieuses se pressèrent dans la porte et annoncèrent bientôt :

— C’est tante Mérance, qui dit la bonne aventure.

Dix voix crièrent aussitôt : Pour moi, tante Mérance, pour moi !

Cyprien qui venait de perdre sa partie de « dix » avec Céline, abandonna celle-ci en train de faire voir à ses compagnes un nouveau couvre-pied à blocs et à pointes. En bousculant les autres personnes, il se dirigea vers la cartomancienne.

— Je pars demain, tante Mérance, dit-il d’un ton cajôleur ; un coup, pour voir si j’aurai de la chance.

— Jour du pays ! Si M. le curé le sait itou, il prêchera encore comme il y a eu dimanche trois semaines.

— Ce n’est pas pour vous sûrement que M. le curé prêche, allez ! Ce sermon revient à date fixe comme ceux sur la danse et sur les mariages mixtes.

— Ma conscience ! je te trouve ostineux à soir comme rare de maîtresse d’école.

— Rien qu’un coup, tante Mérance, pour vous débarrasser.

— Bon, assis-toi là, et si d’autres en veulent des tireuses de cartes, qu’ils s’en plantent !

Tante Mérance, avec ses petits yeux glauques derrière ses grosses lunettes aux verres ronds ; son teint couleur de pain cuit sous les bandeaux grisonnants de ses cheveux enserrés dans sa câline « craquée à la française », ne ressemblait en rien à Meg Merillies, la fameuse sorcière de Guy Mannering. Elle mêla ses cartes avec componction, posa avec solennité sur la table le paquet que Cyprien coupa de la main gauche, bien entendu. Puis, à mi-voix, entre de longues pauses, tandis qu’autour d’elle en triple rang les figures se tendaient d’une façon comique :

— À la maison : du monde et du plaisir en masse… un blond fait les yeux doux à une brune… un petit pique entre eux deux… mortels quelquefois les petits piques, vous savez…

— Pour elle : Une brune qui reçoit une lettre où ça parle du jonc… pas l’air à lui faire du chagrin, c’est effrayant… est si entourée de cœur aussi… voyez-moi ça…

— Pour toi…

— Mérance ! cria le père Braise, réveillonne-t-on ce soir ou demain matin ?

— Jour du pays ! J’peux toujours bien pas sonner les cloches et puis suivre la procession du même coup. J’y vais dans la minute.

Puis debout cette fois, elle continua pressée :

— Pour toi : Un long voyage… passeras l’eau… (fossette de ligne probable…) feras de l’argent… comme de l’eau, quoi !… mourras vieux, vieux…

Puis tournant les cartes mises en écarté, elle ajouta, comme en confidence, mais de manière à être entendue de tous :

— Ton désir est accompli ; mais, Jour du pays ! ça picosse bien plus que ça cœurasse…

Et tante Mérance s’enfuit en faisant une révérence à l’antique, requérant sur son passage l’aide de France pour transporter les tables. Le jeu de cartes, interrompu un instant par la sorcière improvisée, était repris avec cette ferveur qu’y mettent les gens que cela n’embête pas.

Autour des joueurs, de printanières sibylles tiraient des horoscopes, sans permettre qu’on dédaignât les blondes croquettes de tire, par la douceur desquelles le destin daignait atténuer parfois l’amertune de ses oracles.

Tante Mérance ne baillait pas aux corneilles, je vous prie de le croire. Entourée de plusieurs femmes (qui, sous prétexte de lui venir en aide, sondaient les armoires pour compter les piles de nappes et de serviettes) elle eût tôt fait de dresser la table.

Bientôt, une trentaine de convives y prirent place, tous disposés à faire honneur au menu, aussi abondant que peu compliqué. La femme à Pierre Lheureux demanda pour la centième fois, la recette du pain à l’anis que tante Mérance lui donna pour la centième fois en se disant en elle-même : « Elle est bien trop gratine pour en faire ». Les garçons faisaient étriver les filles qui répondaient avec les réponses de l’oracle.

— Aimez-vous les cornichons ? demanda Philias Ouellette à la grosse Mélanie Cousineau.

— Ah ! si maman vous entendait ! répondit celle-ci qui parlait clair.

Et les convives de rire à torrents…

Vers la fin du repas, profilant d’un moment de calme, le père Braise s’adressa à Cyprien :

— Ton départ est donc décidé tout de bon ?

— Oui, père Braise, dans une couple de jours.

— Et tu reviendras ?

— À la fonte des neiges, si je n’ai pas d’avaries.

— Ce sera la dernière année peut-être bien ?

— Dame ! Ça dépendra de toutes sortes de choses pas pareilles.

— Compris ! Alorse, on te souhaite un bon voyage, avec bien du réussi, et un prompt retour.

Et pendant que mille souhaits divers pleuvaient sur Cyprien qui remerciait de son mieux, tout le monde imita le père Braise qui s’était levé de table. Les jeunes gens allèrent préparer chevaux et voitures, pendant que les femmes s’habillaient dans le cabinet du fond. Puis, après des « bonsoir », des « merci bien » des « à la revoyure » répétés, la maison se vida.

Quand le père Braise, la tuque enfoncée sur les oreilles, vint faire rentrer Tébaldo et pousser le verrou de la porte, il dit à Mérance qui replaçait les chaises en ligne droite, en allongeant les catalognes : — Ça ravigotte une veillée comme ça, trouve pas ?

— Jour du pays ! si c’est pas honteux à ton âge de parler de même…

Et comme le père Braise, tout piteux, était déjà à genoux, le dos à la plaque du poêle, pour faire sa prière du soir, Mérance éteignit la lampe et s’en alla dans sa chambre en marmottant :

— Ça ravigotte, ça ravigotte ! a-t-on jamais vu…


II

Ambroise Larrivée — le père Braise comme on l’appelait — grand homme droit et sec, passant la soixantaine, était maire de la paroisse de St-Y… Laval.

Après avoir largement aidé ses sept premiers garçons à s’établir (deux autres étant morts jeunes l’année de la grosse picotte), il était resté très à l’aise, gardant près de lui son dixième fils, auquel il voulait donner son bien et près duquel il espérait finir ses jours. Ce dernier, Louis, mourut à l’âge de 18 ans, laissant son père seul, aussi embarrassé que peiné. Le père Braise qui se trouvait encore trop robuste et surtout trop attaché à sa terre pour aller vivre de ses rentes au village, résolut de garder son bien pour Céline, sa fille unique, alors du pensionnat. Elle reprendrait les rênes du gouvernement de la maison, abandonnées à Mérance depuis la mort de sa femme.

Pour se soulager un peu du poids des travaux les plus lourds, le vieillard avait pris un homme engagé. Et vraiment il avait eu la main heureuse. Toujours le premier au travail, plein de zèle pour les intérêts du bien, France professait encore un respect tout filial pour son maître. Aussi, le père Braise ne se gênait-il pas de répéter à qui voulait l’entendre, que France était un garçon dépareillé.

À la vérité, ce n’était pas un engagé ordinaire que François Milette. Troisième fils d’un meunier de la paroisse, plus riche d’enfants que d’écus ; petit, brun, les épaules larges, il aurait pu cependant reprocher à Dame Nature de ne s’être guère montré prodigue de ses dons à son égard. Il était « laid à jouer avec » comme disait Mérance. Il était d’ailleurs le premier à en rire, quoiqu’il éprouvât toujours une certaine timidité en présence du beau sexe. Comme il arrive d’ordinaire toutefois, cette absence d’attraits extérieurs était largement compensée par de grandes qualités du cœur et de l’âme.

France aurait pu suivre ses frères dans les bois du nord, et s’y tailler comme eux, un large domaine. Il pensa, au contraire, qu’il fallait quelqu’un pour remplacer dans la paroisse ceux qui délaissent la terre.

Pour se préparer à une acquisition de ce genre, il n’avait pas hésité à se rendre aux États-Unis avec l’intention bien ferme de revenir. À Lowell, par un travail continu de cinq années, et grâce à l’économie de sa vie rangée, il amassa une jolie somme qu’il sut prêter à de bons intérêts dans sa paroisse même, Précisément à l’époque de son retour, le père Braise cherchait un homme ; France était entré à son service, se proposant bien d’acquérir cette belle propriété.

France était en service depuis deux années, lorsque Céline sortit du pensionnat, apportant dans la maison de son père un peu de la joie et du soleil de ses 18 ans. Deux autres années s’écoulèrent au cours desquelles il n’y a rien de saillant à mentionner.

Au début de la cinquième année, un jour que, après avoir couru les érables avec le père Braise, il se disposait à le laisser à la cabane pour faire bouillir, France lui annonça brusquement sa volonté de partir.

Le père Braise, très surpris, le regarda avec de grands yeux et ne put tout d’abord répondre que par un : « Tu l’diras plus ! » Remis de son étonnement, il lui demanda la raison de ce départ ; mais il ne put obtenir d’autre réponse que la promesse de retarder sa fugue jusqu’après les semences.

Il ne faut pas se demander si, tout en faisant bouillir, cette nuit-là, le père Braise édifia et renversa des hypothèses sur cette décision intempestive. N’ayant pas trouvé dans toutes ses suppositions de prétextes plausibles à ce départ, le lendemain il consulta Mérance pour qu’elle l’aidât à orienter ses recherches. Celle-ci qui, comme elle le disait « remerciait chaque jour le Seigneur de lui avoir donné de bons yeux… et des lunettes, pour tout voir » fit part à son frère de ce qu’elle avait soupçonné depuis longtemps : France aimait Céline.

Il serait exagéré de dire que le bon vieux ne fut pas surpris ; mais il ne fut que surpris. Il pensa avec raison que France n’était pas un engagé dans le sens ordinaire du mot, puisqu’il était plutôt le serviteur d’une idée que celui d’un homme. Il reconnut que sa position sociale n’était pas inférieure à celle des autres prétendants possibles à la main de Céline, et que, partant, son amour n’avait rien d’offensant pour elle. Il ne pouvait cependant pas désigner France à sa fille. Il s’était promis qu’elle se marierait à l’homme de son choix ; libre à lui, cependant, de l’éclairer sur ce choix. Au fond de sa pensée, le père Braise qui n’était rien moins que romanesque, doutait que l’amour prétendu de France pour Céline, fut la véritable raison de ce départ. Il se promit d’ouvrir l’œil en attendant une occasion favorable de se mieux renseigner.

Les semences furent commencées et France y déploya son ardeur ordinaire. Elles se terminèrent et furent suivies de ces mille petites besognes que chaque saison ramène sur une ferme. Et France ne partait toujours pas.

Il n’était pas du tempérament du père Braise de se complaire aux situations équivoques et aux cas embrouillés. Aussi crut-il bon de brusquer les choses. Il résolut d’amener France, par une voie détournée, à lui faire son aveu, si aveu il y avait à faire.

On était au mois de juin. Un dimanche après les vêpres, ils partirent tous deux pour faire une visite à leurs champs où commençaient à pointer, d’un vert laiteux, les tiges fines des blés. Du haut de la butte où ils parvinrent bientôt, tout le bien leur apparaissait dans le silence émouvant, peuplé de lumière et des mille vibrations de la vie qui sourdait du sol et courait les champs.

Là-haut, collée sur le ciel pur comme des yeux de madone, la forêt — le bois comme on dit plus communément — avec les rangs serrés de ses érables grises, aux branches desquelles craquaient des bourgeons roses. Puis les enclos des pâturages, où les chaumes usés se rapiéçaient de vert tendre. Plus bas, traversant les pièces ensemencées, les lignes de chemin de fer, où les wagons apparaissaient de loin comme des jouets puérils traînés par des ficelles invisibles. Puis, la maison, les bâtiments, avec le jardin et les prairies, jusqu’aux coteaux baignant leurs pieds dans la rivière aux méandres capricieux.

Accoudés sur le bras d’un petit pont, le père Braise et France supputaient la belle venue de tel morceau, le bon rendement de telle autre pièce. Ils faisaient des comparaisons avec les années passées, des projets pour les années suivantes. Le vieillard parlait avec des mots graves, des gestes sobres, accompagnés de hochements de tête suivis de longs silences. Quant à France, d’ordinaire peu communicatif, il était devenu presque éloquent. Il y mettait une sorte de grandeur, parce que son amour et son enthousiasme s’en mêlaient.

Le père Braise l’écoutait. Une joie intense envahit peu à peu son âme. France aimait donc toujours la terre ! Et ce n’était pas le dégoût de cette vocation patriarcale qui le poussait à déserter son poste d’honneur ? Rajeuni par la ferveur communicative que cette pensée réconfortante mettait en lui, le père Braise se prit à raconter, comme s’il se parlait à lui-même, les phases de son grand amour d’un demi-siècle pour son bien. Il dit les joies pures dont la terre avait fleuri son existence, en échange de ses soins mercenaires. Devant elle, il ne voyait ni maître ni serviteur, car après tout, la terre n’appartient qu’à Dieu, il se reconnaissait le gérant de cette infime portion confiée à ses soins pour ce peu de temps qu’est la vie. Comme il avait reçu cette terre de ses ancêtres, de même il devait la rendre à ses enfants. Si, pour remplir ses devoirs envers elle, il avait besoin d’aides, il ne voyait pour tous qu’un même devoir dans un même intérêt et un même amour. Et d’un geste large, embrassant tout le bien : Voilà, après Dieu, dit-il, celui que nous servons !

Puis après un long silence, se tournant vers France :

— Puisque tu aimes toujours la terre, dis-moi donc pourquoi tu veux partir ?

Pris au dépourvu, France balbutia quelques paroles inintelligibles et demeura court.

— Je vais te le dire, moi, reprit le père Braise en plongeant son regard dans le sien ; tu aimes Céline ?

— Qui vous a dit cela ?

— Hé ! mon pauvre France, on ne vit pas 70 ans à regarder les étoiles. J’ai eu ton âge moi aussi, et à cet âge-là, il est des silences qui en disent plus que de longs discours.

France resta d’abord confondu, écrasé. Après un moment d’hésitation et de dernière lutte, le jeune homme dit d’une voix sourde, comme s’il eût craint de s’entendre lui-même, qu’il avait commencé à aimer Céline, comme cela, sans savoir. C’était venu tout seul. Il avait d’abord cherché à éteindre en lui ce nouveau feu, si étrange ; mais il lui semblait qu’au contraire, il renaissait plus fort chaque jour. Aux heures d’exaltation, des dialogues animés pétillaient en lui comme des étincelles. Il ajoutait, en souriant tristement, qu’il y avait le double rôle de faire les demandes et les réponses. Il avoua même qu’il pleurait quelquefois, à la pensée qu’il ne saurait jamais se faire aimer. Il avait cru un jour pouvoir tout dire spontanément au père Braise ; mais ce fut une résolution comme celles que prennent les malades aux heures de crises, et qu’ils abandonnent dans le cabinet du chirurgien. Il avait alors voulu partir, bien qu’il en souffrirait, et précisément parce qu’il souffrirait davantage encore de rester… Il disait tout cela avec une humble ingénuité qui rendait touchantes ses moindres paroles, ses hésitations même.

Il est difficile de douter de la sincérité des yeux qui pleurent et des cœurs qui saignent. Le père Braise écoutait, sans l’interrompre, pendant que la mélancolie indulgente du crépuscule sortait du bois et s’approchait d’eux pour les envelopper. À un moment du récit, le vieillard passa même la manche de sa chemise sur sa joue en regardant le ciel ; et cependant il ne pleuvait pas… Il s’apercevait alors, le père Braise, que la laideur typique de France, lui avait peut-être valu de garder son âme candide, préservée jusque là des ordinaires écarts de son âge, et de ses déceptions hâtives. Les peines de cœur viennent toujours trop vite ; elles sont comme la première gelée qui gâte en une nuit les fleurs délicates. Sans doute, la plante n’est pas morte ; elle poussera d’autres rejetons ; mais le rameau flétri ne reverdira plus…

— Quel âge as-tu ? demanda brusquement le vieillard.

— Vingt-sept ans à la Saint-Michel.

— Je voudrais bien pouvoir en dire autant, murmura-t-il en se redressant. Puis, reprenant le chemin de la descente, tout en marchant, et avec un doux sourire sur son visage fripé et distendu, le père Braise permit à France d’attirer l’attention de Céline, de se faire aimer, s’il le pouvait. Il y mettait une condition expresse pourtant ; celle de ne pas souffler mot à sa fille de cet entretien.

— Recommande-toi à tous les saints, lui dit-il en terminant, et à sainte Céline si tu veux. Mais pas à la mienne ; c’est entendu.

Les deux hommes arrivaient à la porte de la maison. France ne sachant comment exprimer toute sa reconnaissance trouva ces paroles qui disaient tout :

— Bien, vous savez, père Braise, des maîtres comme vous, il y en a pas des tas.

Le soir tombait. Un peu de rose effleurait encore les lucarnes et les cheminées de la maison, dont la silhouette toute noire était percée par la lumière jaune de la lampe, En bas, dans la petite route, l’ombre était déjà toute violette : c’était presque la nuit,

Ils entrèrent.

III

Il sera facile de comprendre l’embarras du père Braise, lorsque le lendemain de la corvée qui avait donné lieu à la fête de la Sainte-Catherine à laquelle nous avons assistés, il vit la veuve Lachance se présenter chez lui et lui demander pour Cyprien la main de Céline.

Si la veuve Lachance s’attendait à voir sa demande accueillie avec enthousiasme, elle dut être amèrement déçue. Devant la gêne évidente de son interlocuteur, elle crut devoir faire remarquer qu’elle demandait moins une promesse formelle de mariage que l’espérance de pouvoir y compter un jour.

Le père Braise prit alors son courage à deux mains, comme on dit chez nous, et confessa avec franchise que Cyprien n’était pas du tout l’idéal du mari qu’il avait rêvé pour sa fille.

— Et pourquoi donc, si je ne suis pas indiscrète ? dit la veuve Lachance intriguée.

— C’est un peu difficile à dire, madame Lachance.

— Ce n’est toujours pas un crime ?

— Eh ! oui, vous l’avez dit.

— Un crime ! vous voulez rire évidemment.

— Rien de plus sérieux, madame Lachance.

— Enfin, expliquez-vous, de grâce.

— Puisque vous le voulez ! On le voit trop souvent à la « bebotte » votre Cyprien. Il ne crache pas dans son verre, comme on dit, et ce n’est pas un certificat pour le bonheur de sa femme, je vous en réponds.

— Il ne crache pas dedans, il ne crache pas dedans, reprit la veuve Lachance avec dépit, il ne prend que de la bière, et de la bière ce n’est pas de la boisson, je pense. Cyprien n’est pas un ivrogne.

— Il me paraît l’étoffe toute taillée pour en faire un, et avant longtemps.

— Après un avertissement sérieux, je suis sûre qu’il se corrigera ; car c’est un bon garçon, Cyprien.

— Se corriger ? C’est bougrement difficile sans un de ces miracles qui n’arrivent pas tous les jours, parce qu’il faudrait d’abord que le malade veuille être guéri.

— Je n’aurai qu’à lui demander.

— Naturellement ! Si vous avez la précaution de mettre son mariage au bout, il vous promettra dur comme fer, de ne plus toucher à un verre de boisson. Il sera fidèle un mois et, qui sait ? peut-être même deux mois. Mais emporté bientôt par son caractère non moins que par sa passion, il oubliera sa promesse et la vôtre. Une malchance pourra le secouer ; il pleurera en jurant ses grands dieux qu’il fuira désormais l’alcool comme la peste. Et, remarquez bien, ses nouveaux serments seront sincères. Puis, il oubliera encore. Et ainsi de suite. Aimable, cajoleur, généreux, il sera toujours entouré d’amis qui se chargeront de ses promesses à lui, du malheur de sa femme et du déshonneur de ses enfants.

— Si Cyprien se marie avec une personne qu’il aime, ne serait-ce pas un moyen de le sauver ?

— Rien n’est moins certain : 95 fois sur 100 ça rate, et cela fait deux éclopés pour la vie.

— Alors, il faut abandonner la brebis qui s’égare pour garder les autres au bercail ?

— Il me semble bien qu’en abandonnant ses brebis, le Seigneur les gardait tout de même. D’ailleurs, je n’ai pas 99 filles ; je n’en ai qu’une. Et pourquoi mon désir de son bonheur serait-il moins légitime que le vôtre pour celui de Cyprien ?

La veuve Lachance demeura silencieuse. Il parut au père Braise qui la regardait à la dérobée, qu’elle tournait vers la fenêtre des yeux mouillés. Mécontent, au fond, de peiner sa voisine, il tournait et retournait sa tuque entre ses mains, comme pour en faire sortir une idée. Laborieusement tourmentée, la tuque laissa échapper son secret, et le père Braise pensa qu’il pourrait renvoyer la veuve Lachance contente ; ne compromettre, ni lui ni sa fille, et fournir du même coup à Cyprien une occasion, non de se corriger — il n’y croyait pas — mais de montrer jusqu’où il pouvait pousser la générosité de ses efforts. Aussi, après avoir toussé pour se donner contenance, il reprit :

— Il ne sera pas dit que le père Braise a refusé de tendre à Cyprien, ce que vous considérez comme une planche de salut. Je lui permets cet espoir, à condition que Céline ne le sache pas. Ma fille sera sûrement libre à son retour. La conduite de Cyprien me dira si je suis tenu de réaliser cet espoir.

La brave madame Lachance se confondit en actions de grâces, auxquelles le père Braise répondait par de brefs : « Il n’y a pas de quoi ! » Elle partit en affirmant sa conviction que le bonheur de Céline ne pouvait être plus assuré. Ce à quoi le père Braise répondit : « Ainsi soit-il ! » en se contentant de prendre un air incrédule. Et tout en reconduisant sa voisine à la porte, il se disait en lui-même : je suis aussi fin qu’elle, je veillerai.

On a vu comment Cyprien, sans manquer à la parole donnée par sa mère, avait, le soir de la Sainte-Catherine, piqué au plus court, comme on dit encore chez nous, pour arriver à ses fins : se faire remarquer, se faire admirer. De là, à se faire aimer, il n’y a qu’un pas.

Quant à Céline, ignorante de tout ce complot, elle se serait peut-être surprise à regretter ce soir-là, qu’un garçon aussi joli que faraud quittât la paroisse. Ne perdait-elle pas en le perdant, le seul jeune homme qui, jusqu’alors, avait pu exciter son intérêt en lui apprenant des mots nouveaux qu’elle n’avait jamais vus dans le dictionnaire du pensionnat, et qu’elle repassait avec délices, pour les graver dans sa mémoire.

Elle n’aimait peut-être pas encore Cyprien, mais déjà, il lui plaisait.

IV

Mademoiselle Céline,

Il m’a paru que cette journée du 1er de l’an serait moins ennuyante si je mettais la main à la plume, pour vous faire assavoir de mes nouvelles qui sont très bonnes, en espérant que la présente vous trouvera de même. Je vous souhaite une bonne année, tous vos désirs accomplis, avec le paradis à la fin de vos jours. Je pense que ces vœux vous seront agréables autant que j’ai du plaisir à vous les marquer. Si c’était un effet de votre bonté, de souhaiter la pareille à M. Larrivée et aussi à Mamselle Mérance.

Je puis vous assurer que c’est la première année que le temps me semble si long. Il me paraît qu’il y a une cité de temps que nous avons veillé ensemble à la Sainte-Catherine chez vous. Si je n’ai pas d’avarie, je compte bien prendre le bord de chez nous, à la fonte des neiges. En attendant ce beau jour, et de peur que ma lettre vous tanne, je m’arrête en vous disant au plaisir de vous revoir.

Celui qui pense à vous,
 Cyprien Lachance.
Chantiers Simpson,
 Lac Supérieur.
1er janvier 189..

Cette lettre, écrite comme on le voit, le premier de l’an, ne parvint à Céline qu’au mois de mars, alors qu’un événement douloureux venait de bouleverser sa vie.

Racontons brièvement ce qui s’était passé.

Après le départ de Cyprien, le père Braise s’était aperçu que Céline devenait plus songeuse, s’arrêtait souvent au milieu de ses refrains, les yeux mi-clos, pour regarder là-bas, loin, loin… S’il lui demandait brusquement : « À quoi penses-tu Céline ? » elle répondait en rougissant : « je ne pense à rien, papa. » Or il est difficile de cacher un tendre penchant ; il y faut une habileté très compliquée que ne possédait pas l’âme franche et ingénue de Céline. D’ailleurs, le père Braise savait bien à quoi pensent les jeunes filles qui ne pensent à rien. Une chanson a rendu le secret assez notoire. Cependant il feignait de l’ignorer, hochait la tête et tournait le dos.

Lorsque les fêtes arrivèrent, il n’y eût pas dans la paroisse de garçon plus enragé que lui pour courir les veillées. Céline en était toute joyeuse.

Mérance, qui devait bien comprendre pourtant le sens de cette activité garçonnesque, ne cachait pas sa surprise :

— Tu sens ton coup de mort, Braise, disait-elle, ça pas d’allure à ton âge.

— Gageons que tu veux venir aussi toi, répondait-il en la regardant de travers.

— Jour du pays ! ça serait bien l’estèque, par exemple !

Pendant un mois, ce ne fut qu’après-midis de cartes, brelans de pommes, repas et veillées. On aurait dit que le père Braise avait fait le vœu de faire connaître sa fille à tous les garçons de la paroisse et d’ailleurs. Au fond, il regrettait la pâle espérance donnée à Cyprien. De nouvelles connaissances pouvaient permettre à Céline de montrer des préférences dont il saurait bien tirer parti pour se libérer de sa demi promesse.

Les fêtes passèrent, et le calme revint à la maison. Vers la fin de janvier, le père Braise qui avait repris son train ordinaire de vie, se rendit au bois, et bûcha toute la journée comme un jeune homme, malgré les avertissements répétés de France qui lui recommandait la modération. Lorsqu’ils eurent terminé leur tâche du jour, ils reprirent, assis sur leurs voyages de bûches, le chemin de la maison. C’était au moins deux heures de trajet, à travers « la pelée » presque sans horizon, où le vent de mordais chassant la poudrerie à ras-de-terre, les vrillait jusqu’aux os. Le père Braise se sentant engourdir par le froid, descendit aussitôt de voiture pour accélérer par la marche la circulation du sang. Mais les chevaux, toujours plus alertes au retour, marchaient trop vite pour ses vieilles jambes, et il dut remonter sur son voyage de bois. Tout inquiet, France enveloppa son maitre, du mieux qu’il put, dans son propre paletot, et, c’est tout grelottant et tout raidi, qu’il arriva à la maison. En les voyant ouvrir la porte, Mérance s’écria :

— Jour du pays ! quelque avarie, je gagerais ?

France rassura la bonne vieille en disant qu’une ponce à l’eau chaude et au sel le remettrait sur pied dans une heure. Tout au contraire, cela n’y fit rien. Après une nuit blanche que Céline et Mérance passèrent à entourer le malade de draps chauffés, France courut au médecin qui diagnostiqua une pulmonie aiguë et donna les soins en conséquence.

Après les premières journées où elle suivit son cours ordinaire, la maladie se compliqua d’une méningite. Le médecin crut devoir avertir Mérance, qu’à l’âge du père Braise, il était prudent d’appeler le prêtre. Le père Braise était condamné. Le vieillard reçut avec piété et résignation les derniers sacrements et mourut comme il avait vécu ; en homme de bien. C’était le 22 février.

Nous ne dirons pas la douleur de Céline et de Mérance. Nous signalerons seulement le concours immense de personnes qui accoururent aux funérailles, de tous les coins du comté ; preuves non équivoques de l’estime et de la vénération dont jouissait Ambroise Larrivée.

L’ouverture du testament qui se fit le lendemain, n’apprit rien à personne, car le père Braise n’avait jamais caché ses intentions. Outre une somme rondelette destinée à faire célébrer des messes pour le repos de son âme, le testateur assignait une forte rente à sa sœur Mérance. Quant au bien, il revenait aux enfants de Céline ; celle-ci n’en pouvait avoir que la jouissance et l’usufruit, sa vie durant.

Les parents réunis furent tous d’accord de mettre le bien à ferme, en attendant que Céline put en prendre possession par son mariage.

Les choses en étaient là, lorsque le 10 mai, Cyprien arriva des chantiers.


V

Dès que Cyprien fut mis au courant de la situation, il se porta sans retard comme fermier, et ne tarda pas à prendre, comme tel, possession de ses droits. Les semences étaient terminées lorsque les négociations s’achevèrent. Aussi Cyprien se hâta-t-il de remercier France, alléguant les raisons bien plausibles d’ailleurs, qu’il était jeune, plein de forces, et qu’il n’avait pas les moyens de payer un homme à l’année.

France fit promptement ses préparatifs de départ. Et dire que lui aussi, il avait pensé prendre le bien à ferme ! Mais un garçon ne prend pas une terre à cultiver sans avoir, dans un avenir assez rapproché, l’espoir d’y conduire une épouse. Et nous savons que tel n’était pas le cas de France. Il partit donc, et malgré que Céline ignorât ses sentiments à son égard, ses adieux peu prolixes devaient rester comme un petit point lumineux dans la mémoire de la jeune fille.

Cyprien s’était mis au travail avec bonne humeur et entrain. Pour poser nettement à la face de la paroisse sa candidature à la main de Céline, qui le trouvait « fin comme toute », chaque dimanche il allait la reconduire chez elle après la grand’messe. Le soir, il ne manquait pas de venir passer trois heures entre Céline et tante Mérance, plus près de celle-là que de celle-ci, naturellement. Averti par sa mère avant son départ sans doute, on ne l’avait pas revu à la « bebotte » de Jean Bois. Il s’était même repris à suivre les réunions hebdomadaires que le vicaire tenait pour les jeunes gens de la paroisse ; et il avait la précaution d’en rapporter les sujets de conférences et de les commenter au cours de ses soirées avec Céline. Si l’exposition de ces théories paraissait hors de propos à Céline, c’était autant de coups habiles, et dirigés avec un art machiavélique, qui venaient battre en brèche les préventions que tante Mérance avait toujours plus ou moins conservées contre Cyprien.

Les récoltes de l’automne ayant été exceptionnellement abondantes, Cyprien résolut de frapper un coup de maître. Après avoir obtenu l’adhésion de Céline, il allégua que la situation d’un fermier était insoutenable sur une terre qu’il n’habitait pas. Puis s’autorisant de l’espérance donnée par le père Braise, il demanda Céline en mariage.

Des pourparlers s’établirent entre lui et le tuteur qui le renvoyait à Céline, maintenant majeure. Celle-ci le renvoyait à tante Mérance qui avait des idées fixes sur l’opportunité des mariages à la vapeur.

Malgré la hâte d’atteindre à son but dès après les fêtes, le mariage fut retardé jusqu’aux jours gras, afin que la première année du deuil de Céline s’écoulât tout entière.

La cérémonie se fit très simplement. On n’invita que les plus proches parents pour le déjeûner, à l’issu duquel, les nouveaux époux partirent pour Montréal, afin d’y passer les premiers jours de leur lune de miel chez la sœur de Cyprien.

Quelques jours après leur départ, la veuve Lachance qui avait promis une grand’messe aux bonnes Âmes si Cyprien se convertissait, profita du premier vendredi du mois pour aller au presbytère s’acquitter de sa promesse. En lui ouvrant la porte, Cédulie, la ménagère, ne peut retenir un cri de surprise :

— Mais c’est madame Lachance, je compte bien.

— Eh oui, Melle Cédulie.

— Donnez-vous donc la peine d’entrer. M. le curé a une visite pour le quart d’heure ; si vous voulez l’espérer un instant. Passez donc dans la salle.

— Bien honnête, Melle Cédulie.

— Vous êtes venue pour le premier vendredi, ça m’en a tout l’air. Loin de l’église comme vous êtes, et avec les chemins en « bouette » que nous avons, je vous trouve bien dévotieuse. C’est ce que je disais à Melle Félicité pas plus tard que tantôt.

— Les chemins sont collants en effet, mais on n’a rien sans peine dans ce bas monde.

Tout en parlant, Cédulie avait posé une serviette sur le coin de la table, y avait déposé tasse et soucoupe, sucrier et plateau de biscuits, etc… Madame Lachance croyant qu’elle préparait le petit déjeûner de son maître, fit mine de quitter sa place.

— Bougez pas ! madame Lachance, bougez pas ! dit la ménagère avec autorité ; vous êtes comme la marguiller-en-charge dans le banc-d’œuvre : à votre place. Si ça une miette de bon sens de venir de si loin communier à jeun à votre âge. Tenez ! goûtez-moi ces biscuits-là avec cette tasse de café brûlant ; ça vous accottera l’estomac au moins pour vous en retourner.

— Mais Melle Cédulie… M. le Curé ?

— D’abord, il n’y a pas de Melle Cédulie, c’est Cédulie tout court. Puis M. le curé, il sera content… tout court aussi : c’est pas un sauvage.

— Vous êtes bien charitable tout de même.

— On connaît son monde, tout simplement. Comment trouvez-vous ces biscuits-là madame Lachance ?

— Ils fondent dans la bouche, quoi !

— C’pas ? Eh bien ! vous me croirez peut-être pas, mais M. le vicaire ne peut pas les sentir.

— Dans le monde…

— On ne sait pas ce qu’on souffre dans notre position madame Lachance ; on ne saura jamais ! C’est comme les oignons d’ailleurs ; il leur fait une petite grimace à lui tout seul. Mais, c’est égal vous savez, j’en ai deux mannes pleines à ras-bords dans le grenier ; tant pis…

— Ce pauvre M. le vicaire, lui qui est si bon pour nos jeunes gens, et si dévoué pour mon Cyprien.

— Je ne dis pas, mais… Au fait, Cyprien, il est marié tout de même, et avec un rôdeux de bon parti encore. Une fille pas jargaude en toute que Céline ; et la figure faite au pinceau avec ça. Je n’aime pas beaucoup ses frisettes, comme je disais hier à Melle Marcelline ; rien de pareil pour démoraliser un pays que des frisettes. Et puis elle a les moyens, la fille du père Braise.

— C’est certainement un parti extra pour mon garçon.

— Et votre Cyprien — soit dit sans vous flatter, madame Lachance — c’est un beau garçon, pas ordinaire. Après tout, cela fait un beau couple, rachevé. Il faut espérer qu’ils seront heureux.

À cet instant, M. le curé entr’ouvrit la porte et madame Lachance, après avoir remercié Cédulie, entra dans le bureau. Pendant que celle-ci remettait les choses en place, elle se disait :

— Cyprien et Céline font un beau petit ménage, fini. Ils sont jeunes ; ils ont les moyens ; pourquoi donc qu’ils ne seraient pas heureux, je vous demande ?

Pour Cédulie qui n’avait jamais été belle, qui n’avait pas les moyens, et qui n’était plus jeune, les époux réunissaient les plus sûrs éléments de bonheur.


VI


Et elle n’avait pas tout à fait tort, la pauvre Cédulie, car les nouveaux mariés crurent assez longtemps qu’ils étaient heureux et le furent précisément tout ce temps-là.

Tout allait, en effet, à merveille, sur la ferme comme dans le nouveau ménage. Attentif et soigneux pour tout ce qui regardait sa nouvelle tâche, Cyprien se montrait encore joyeux et empressé à la maison. Leur foyer, traversé pendant cette première année par un son de joie et d’amour qui en formait le ton fondamental, leur apparaissait harmonieux et beau entre tous.

Tante Mérance ne faisait qu’un rond autour du vieux ber de famille, descendu des entraits pour bercer la nouvelle génération. Elle s’arrêtait, en extase, devant le bébé rose et disait : « Ce Zu-zulle-là, c’est sa mère toute recopiée ! » Aussi les premiers pas de Zu-zulle (sa première culbute veux-je dire), sa première « crique » sa première parole, provoquèrent des scènes où elle n’avait pas le rôle muet, tant s’en faut. Elle semblait ravie au 3ième ciel, la vieille Mérance, et elle souriait de ce sourire émouvant et doux comme ces pâles rayons qui touchent parfois un paysage d’hiver déshabitué depuis longtemps des caresses du soleil.

Céline ne pouvait rêver d’autre bonheur que celui de ceux qui l’entouraient. Tout en jouissant des bienfaits de l’heure présente, elle ne pouvait concevoir qu’il en put être jamais autrement. Elle était encore à cet âge où les miracles semblent tout naturels et nullement surprenants. Par malheur, la vie se comporte avec nous d’une manière qui est rarement conforme à notre conception de la logique.

Dans le cours de l’hiver, Cyprien inaugura une série de voyages à Montréal, dans le but de vendre les produits de l’année. Ce fut le commencement du décours de cette lune de miel qui avait duré depuis leur mariage.

Insensiblement, Cyprien qui éprouvait une hâte fébrile de partir, commença à retarder son retour, et Céline ne s’aperçut pas sans effroi qu’il avait bu du whisky plus qu’il n’en avait besoin pour se réchauffer. À cause de ces absences répétées, beaucoup de choses tombèrent en souffrance sur la ferme. Et comme un jour Céline reprochait doucement à son mari sa négligence pour les intérêts de son bien, il lui répondit avec dureté, de conduire ses affaires autour de ses chaudrons, et de ne pas s’inquiéter du reste.

Comme pour donner droit aux réclamations de sa femme, vers la fin de l’hiver, une vache mourut, faute de soins donnés à temps. À la fonte des neiges, et pour la même raison, ce furent des agneaux. On peut s’imaginer en quel état devait être le reste.

Le printemps venu, Cyprien fit ses semences tant bien que mal, plutôt mal que bien. Il semblait avoir perdu l’amour du travail et avoir retrouvé par contre, l’habitude de boire, en admettant qu’il l’eut jamais perdue. Aussi passait-il régulièrement quatre soirées sur sept à la « bebotte de Jean Bois », sans compter les jours de pluie, de grosse chaleur, et les mille circonstances imprévues qui devaient se plier à un programme bien prévu.

Tout était à l’abandon sur le bien. Les clôtures qui n’avaient pas été relevées à temps, livrèrent passage aux animaux du voisin qui lui dévastèrent sa plus belle pièce de blé. Malgré les arrangements que celui-ci vint lui proposer, Cyprien voulut lui intenter un procès qu’il perdit. Pour pouvoir payer les frais, il dut emprunter de l’argent : ce qu’il ne trouva pas facilement.

Quant à Céline qui ne ressemblait en rien à la onzième héroïne des romans modernes, elle ne rêvait ni pistolet, ni vert-de-paris, ni même de divorce. Certes, elle était très malheureuse ; mais elle ne désespérait pas de trouver tôt ou tard un moyen de toucher le cœur de son mari, et de le ramener à de meilleurs sentiments. Elle crut avoir atteint ce but lorsqu’elle donna le jour à leur second enfant, qui eut l’honneur d’avoir pour parrain et marraine, M. Justin Boiron de Montréal avec sa dame, Maria Lachance, la sœur de Cyprien.

Ce Justin Boiron, propriétaire de l’hôtel Quickjump " rue des Commissaires, aurait pu en dire long à Céline sur les retards de son mari. Cette délicate allusion suffit sans doute, sans entrer autrement dans les secrets d’une vie peu propre, pour donner à penser que Justin était parfaitement digne du métier qu’il exerçait : c’était tout simplement un fier coquin.

Au cours de la journée du baptême, il put s’entretenir en tête-à-tête avec son cher beau-frère, et reprendre un thème de conversation qui lui était cher.

— C’est inouï, lui répétait-il en substance, de t’enterrer ainsi dans le fumier de tes étables. Avec ton intelligence, tu peux prétendre à mieux que cela. J’en connais qui sont moins bien doués et qui sont devenus de gros messieurs. Lâche-moi cette terre et viens-t-en en ville. Je te trouverai un bon travail avec de longues heures libres où l’on peut jouir de la vie. J’ai des amis influents jusqu’à l’Hôtel-de-Ville ; ils pourront me donner un bon coup d’épaules pour te placer. Viens-t-en avec nous ; ta fortune et ton bonheur sont assurés. Quels piques-niques nous ferons mon cher, à Lachine, à Dorval… et ailleurs…

Ce n’était pas la première fois que Justin dirigeait de telles attaques. Cyprien ne s’était guère rendu au marché sans en avoir subi de semblables. Jamais elles n’avaient été si vives. Cyprien objecta pourtant encore, mais pour la forme :

— Ce sera dur pour ma femme ; c’est le bien paternel.

— Ah ! bien, mon cher, reprit Justin en éclatant de rire, si tu te préoccupes des pleurnicheries des femmes, tu resteras toute ta vie l’habitant que tu es. Tu ne mérites pas d’en sortir. Dans le ménage, c’est l’homme qui est maître ; la femme doit obéir sinon… et il termina par des gestes non équivoques qui donnaient à penser que les épaules de sa tendre moitié n’étaient pas aussi roses que le velours de son chapeau dernier cri.

Cette conversation avait lieu au mois de décembre. Pendant l’hiver, les choses allèrent de mal en pis sur la ferme. Chacun des voyages de Cyprien à Montréal donnait le signal d’une attaque, de la part de Justin, qui put enfin se réjouir au printemps d’avoir gagné la bataille.

Un soir du mois de mars que Cyprien arrivait de Montréal, ayant bu tout juste pour se donner de l’audace, il annonça à brûle-pourpoint à sa femme qu’il fallait préparer les bagages pour s’en aller en ville.

— Jour du pays ! Quoi faire ? demanda tante Mérance toute saisie.

— Y rester, répondit Cyprien d’un ton rogue.

— Toujours ?

— Toujours !

— Eh bien, allez-y.

— Je ne vous invite pas non plus.

Les larmes aux yeux, la bonne vieille se tourna vers Céline en disant : Ma pauvre petite fille !

— Cette petite fille, reprit Cyprien d’un ton mauvais, c’est ma femme et elle me suivra…

Céline voulut l’interrompre :

— Cyprien, dit-elle doucement.

— Il n’y a pas de Cyprien ni de cajôleries, reprit-il en s’emportant ; il est trop tard, le contrat est signé.

— Quel contrat ? demanda Céline étonnée.

— Celui qui me met en possession de l’étal de Martinon au marché Bonsecours.

— Martinon… Bonsecours… répéta machinalement Céline en se dirigeant vers le ber où la petite Mariette s’éveillait en criant, apeurée par la voix de son père.

— Eh bien ! oui, continua Cyprien, qui voulait en finir avec les explications, c’est Justin qui m’a ménagé cette bonne aubaine. Il me tire ainsi de cette terre d’habitant où l’on perd l’occasion de vivre comme du monde.

— Cyprien, s’écria tante Mérance toute pâle en désignant Céline, respectez au moins la mémoire de son père, dans sa maison.

— Allez au diable, vieille sorcière !

— Prenez garde ! Ça n’a jamais porté chance à personne de « bourasser » les vieux.

Le ton et le geste de tante Mérance intimidèrent un instant Cyprien que toute cette scène avait quelque peu dégrisé. En haussant les épaules, il se tourna vers Céline en ajoutant :

— Nous avons quinze jours pour faire nos préparatifs.

Mais Céline n’était plus là ; elle avait pris sa petite Miette dans ses bras et s’était enfuie cacher sa douleur et sa honte dans sa chambre.

L’avis de Cyprien ayant porté à faux, il s’avança vers Mérance, un sourire bête sur les lèvres. Celle-ci détourna la tête avec, un dégoût non dissimulé, et reculant son siège, elle murmura : Lâche !

Après un moment de silencieuse hésitation, Cyprien essaya de bredouiller quelques paroles d’excuse.

Mérance se leva en se reculant de deux pas : puis le regardant comme un coq de clocher peut regarder le chemin du roi, elle ajouta avec une intraduisible expression de mépris : Sans cœur ! et du pas d’une reine offensée, elle alla trouver Céline.

Content, au fond, de ce bel exploit, Cyprien prit son chapeau et se rendit chez Jean Bois. Celui-ci dût le mettre à la porte vers minuit pour fermer son établissement. Cyprien n’arriva toutefois chez lui qu’à trois heures du matin. Et pourtant sa maison était à peine à vingt minutes de la buvette.


VII


Cyprien cuvait encore son alcool, que déjà Céline était partie pour l’église. Elle avait toujours gardé cette faim de la Manne céleste qui se fait sentir davantage lorsqu’on est épuisé sur la route douloureuse. « Prends et manges », lui avait-il semblé entendre, « et dans la douceur de ce pain tu trouveras la force. »

L’église lui apparut, ce matin-là, toute accueillante et maternelle. Elle entendit la messe à laquelle elle communia. Puis après avoir longuement raconté ses peines au Bon Maître, elle pensa les dire encore à sa seconde mère, et pour cela, elle se dirigea vers le couvent. Elle entra par la porte des externes, et rencontra Mère Sainte-Émélie dans le cloître, près de la chapelle. Toutes deux pénétrèrent dans la petite sacristie blanche où, sur un pan de mur tout enguirlandé d’un lierre en papier doré, on voyait une statue de la Vierge de Lourdes, au pied de laquelle brûlait un lampion rose.

À peine assise, Céline éclata en sanglots, la figure cachée derrière la grille de ses doigts, comme dans une prison de douleurs. La peine l’étouffait, et aussi le besoin de la dire. Et c’est en serrant les lèvres pour empêcher les sanglots de lui monter à la gorge, qu’elle raconta tout.

Les mains enfouies dans ses larges manches, Mère Sainte-Émélie tendait vers son ancienne élève son visage diaphane, de cette pâleur des hosties (sans doute pour avoir tant cousu dans le blanc) tandis que ses yeux bruns l’entouraient d’une douceur pénétrante et chaude.

Lorsque Céline eut terminé son récit douloureux, la religieuse parla à son tour, de cette voix caressante comme la mélodie des vieilles berceuses créées par les soupirs maternels. Elle dit qu’elle avait le droit de pleurer pour son mari, pour ses enfants… Mais dès lors qu’il s’agit des autres, c’est debout qu’il faut souffrir… Le sacrifice est une fête entre l’âme et Dieu… elle goûterait comme Il est doux, car Il a tant souffert !… Il est aussi la force qui enveloppe et protège… Il ne l’abandonnerait pas… Il la suivrait partout et lorsqu’elle se sentirait trop lasse, Il ôterait de ses épaules le lourd fardeau… et elle pourrait pleurer doucement sur son cœur… nul mieux que Lui ne sait essuyer les larmes…

— Sois bonne ma fille, dit-elle en terminant, sois bonne pour ton mari… pour tes enfants… pour toi-même… pour la souffrance même… C’est ton devoir d’état actuel : sois bonne, puis, espère !

Mère Sainte-Émélie s’était tu et Céline l’écoutait encore, car il lui semblait qu’elle parlait toujours. Ses paroles étaient descendues dans son âme comme un baume qui se posait sur ses plaies saignantes. La résignation vint modifier l’état de son âme et celui de son visage. Lorsqu’elle partit, le calme était revenu, ne laissant presque plus de place à la crainte, et pas du tout au découragement.

Dans la matinée, sans faire allusion aucune à la scène de la veille, et d’une voix toute naturelle, Céline aborda la question des préparatifs du départ.

Le jour même Cyprien se rendit chez le notaire pour résilier le bail de sa ferme passé pour cinq ans. On décida la vente des animaux qui, annoncée à la porte de l’église, s’effectua la semaine suivante.

Tante Mérance ne voulut rien laisser sortir de la maison ; elle acheta tout et paya tout.

N’ayant plus que leurs effets personnels, les préparatifs furent bientôt terminés et le triste jour du départ arriva. Entre les enfants joyeux qui criaient « me-mène » et le père bourru, Céline refoulant ses larmes prêtes à couler, disait à tante Mérance :

— Vous viendrez nous voir, tante Mérance ?

— Jour du pays ! bien sûr que non, répondit celle-ci. Et tout en faisant une moue douloureuse qui rentrait ses lèvres sur ses gencives sans dents, elle embrassait les petits à les manger.

Cyprien qui avait pris un peu d’avance sur le chemin, criait de se presser pour ne pas manquer le train.

En ravalant ses sanglots, Céline se retourna une dernière fois sur le seuil de la porte pour voir d’un coup d’œil toute la maison paternelle, cette maison qu’on aime avec son cœur mais aussi avec le cœur de ceux qui l’ont aimée avant nous. Puis, après avoir embrassé tante Mérance encore une fois, elle descendit l’escalier et suivit Cyprien sans plus jeter un regard en arrière.

Tante Mérance cramponnée au chambranle de la porte la regarda descendre, puis elle alla se poster à la fenêtre. Elle souleva le rideau, tout en s’essuyant les yeux avec le coin de son tablier, n’osant trop les regarder parce que cela la faisait pleurer, et voulant les regarder encore parce qu’elle ne les verrait plus. On croit que le cœur se glace en vieillissant ! Le cœur est toujours jeune ; il n’a plus l’âge d’être aimé, il a toujours l’âge d’aimer. Les vieilles personnes ne demandent d’ordinaire à la vie que des miettes de tendresse ; mais quand ces miettes leur sont refusées, la vie leur apparaît dans son austérité implacable, et le goût de la mort leur monte aux lèvres.

Lorsque les voyageurs eurent disparu derrière les peupliers des quatre-chemins, Mérance se retourna en jetant un coup d’œil autour d’elle :

— Jour du pays ! que la maison est grande…


VIII

Après l’installation à leur modeste logis de la rue Craig, Cyprien avait pris possession de son étal. Déjà connu au marché par ses fréquents voyages, il ne tarda pas à se créer une nombreuse clientèle. Pour répondre aux exigences de ce métier nouveau, son amour du travail semblait renaître, et, à la maison, la tendresse pour sa femme et ses enfants. Les ménages où le bonheur sourit sont comme les peuples heureux : ils n’ont pas d’histoire. Ce fut toute une année de douce paix pour Céline qui, le soir, entre son mari et ses enfants croyait revivre les premiers temps de son mariage.

Cependant il ne faudrait pas croire que Justin avait attendu six mois pour rendre visite à son beau-frère et lui rappeler ses anciennes promesses. De son côté, Cyprien qui avait pris à cœur sa nouvelle tâche et qui semblait goûter une certaine jouissance chez lui, n’avait pas manqué de rendre de fréquentes visites à l’hôtel " Quickjump " où sa venue était toujours saluée avec une joie bruyante. Et comme l’hôtel n’était jamais tout à fait désert, Justin se fit un devoir rigoureux de le présenter à ses amis et aux amis de ses amis. Cyprien trouva bientôt de lui-même, des raisons d’y aller sans être invité. Il s’y rendait pour conclure un marché qu’il fallait « mouiller », pour y parler d’immeuble, pour y jaser des élections échevinales qui se préparaient, etc… Il n’y avait guère plus d’un an qu’ils étaient à la ville et déjà Céline avait perdu l’espoir de garder son mari chez elle, une seule fois par semaine,

À cette époque leur naquit un troisième enfant, dont la vue aurait dû faire réfléchir le père : un pauvre petit être rachitique, scrofuleux et vraisemblablement idiot. Contre l’espérance de Céline, toute à sa douleur et à sa peine, Cyprien en prit motif pour inaugurer une fête de huit jours.

On comprend qu’avec ce train de vie, le commerce ne pouvait plus être aussi florissant. Rarement balayé, jamais lavé, l’étal disparaissait sous les tas de produits où les nouveaux s’entassaient sur les anciens. La décomposition causée par la chaleur, exhalait une odeur infecte. Les acheteurs passaient devant la porte en se bouchant le nez, et entraient chez le voisin. Ceux qui entraient tout de même, c’étaient des amis de fête, qui se succédaient à tour de rôle dans le petit bureau de Cyprien où les attendait le bien-aimé flacon, déposé dans le coffre-fort où il n’y avait d’ailleurs pas autre chose à prendre.

Inutile d’ajouter qu’à la maison, la gêne se faisait sentir depuis assez longtemps. Certes Céline recevait régulièrement le montant dû pour le fermage de sa terre, mais, aussi régulièrement, son mari lui enlevait de gré ou de force, pour le placer, disait-il, dans l’immeuble où il rapporterait cent pour un. Dans le même temps, et toujours pour la même raison, Cyprien commença à diminuer la somme qu’il laissait à sa femme chaque semaine pour les besoins de la maison. Ce n’était pas encore la misère, mais c’était une pauvreté humiliante.

Qui aurait vu alors Céline, pâle, amaigrie, la tristesse de l’angoisse peinte sur la figure n’aurait pas reconnu la fraîche jeune fille du père Braise. Si, devant son mari et ses enfants, elle savait se composer un maintien et une figure paisibles, en secret elle pleurait, ne trouvant de consolation que dans ses efforts de tous les jours pour pratiquer la doctrine héroïque enseignée par Mère Sainte-Émélie, et dans une prière sans trêve où elle puisait la force de ne pas succomber au découragement.

L’avenir était, en effet, sombre pour elle. En prévision de l’hiver qui approchait, elle s’était décidée à entreprendre un travail de couture pour un magasin de gros. Pour l’exécuter plus à son aise, elle avait dû envoyer ses deux enfants, Jules et Mariette, au Jardin de l’Enfance, ne gardant près d’elle que son petit malade près duquel sa tâche lui paraissait moins dure.

L’hiver humide et malsain des logis obscurs et étroits, passa avec son cortège de grippes, de rhumes et de rougeole… Céline put faire face à toutes les dépenses ; mais au prix de quelle humiliation elle mendiait à son mari le pain de chaque jour ! Vers la fin d’avril, le loyer des trois derniers mois n’avait pas été payé. Le propriétaire craignant la fuite de ses locataires crut bon de les menacer de la saisie : Céline fut chargée d’annoncer cette nouvelle à son mari.

Le soir au souper, la jeune femme mit Cyprien au courant de leur situation. Entrant en fureur, celui-ci prend son assiette et la lance à la tête de Céline. Le projectile la frappe à l’arcade sourcilière, y laisse une forte entaille d’où le sang jaillit ; puis dans sa course, fait voler en mille éclats le verre de la lampe, et sort enfin par la fenêtre en brisant un carreau. Un cri étrange, perçant, impossible à décrire, s’élève au milieu de ces bruits divers, et Céline qui se bande la tête avec son mouchoir aperçoit à la lueur fumeuse de la mèche sautillante, Mariette tombée de son siège, se tordant en proie à d’horribles convulsions.

Prompte comme la pensée, elle se précipite sur l’enfant, lui soulève la tête et essuie l’écume rosée qui apparaissait sur ses lèvres. Puis elle se tourne vers Cyprien pour le prier de la porter sur son lit ; celui-ci avait disparu.

Ayant relevé et couché elle-même la petite Miette, elle court chez la voisine qui se hâte d’aller chercher le médecin. Celui-ci ne tarde pas à arriver. Il examine longuement l’enfant malade, prononce un nom de maladie (en ique) tout à fait inintelligible à Céline, donne les soins les plus urgents, en prescrit d’autres, et part en exprimant le désir de voir le père de l’enfant à sa visite du lendemain.

Dans le cours de la nuit, des crises terribles se succédèrent presque sans interruption. Au petit jour, épuisée et inerte, la petite tomba dans un sommeil léthargique semblable à la mort. Près de son lit, appuyée sur la table où la lampe brûlait encore, Céline vaincue par la fatigue avait succombé au sommeil, lorsque Cyprien entra en titubant, et, sans même leur jeter un coup d’œil, alla s’écraser sur son lit en grognant comme une brute.

À sa visite matinale, le médecin laissa deviner à Céline que Mariette ne souffrirait pas longtemps. Il allait partir en prescrivant une potion calmante, lorsque Cyprien, à demi vêtu, la figure toute bouffie, les yeux sanguinolents et encore hébétés de son ivresse de la veille, parut dans la porte.

— C’est vous le père de cet enfant ? demanda le médecin en rajustant son binocle rétif.

— Oui, docteur.

— Je n’ai pas besoin de vous demander si vous buvez, ça se voit.

— ! ! !

— Vous pouvez contempler votre ouvrage. Votre brutalité d’hier soir n’a fait qu’accélérer la marche de la maladie de votre enfant. Vous lui aviez donné la vie… vous la tuez deux fois…

— Vous badinez, Docteur.

— Un médecin ne badine jamais dans l’exercice de sa profession.

— Si vous me disiez que… l’accident d’hier soir est la cause de la mort, je pourrais peut-être vous croire, mais autrement, ce n’est pas possible. Voyez comme je suis solide ; je n’ai jamais été malade de ma vie.

— Cela n’empêche pas tout de même que la mort vous guette pour vous étouffer un jour ou l’autre. En attendant, ce sont vos enfants qui paient. Jetez un coup d’œil sur cet autre petit martyr dans son berceau ; le bourreau, je vous le répète, c’est vous, c’est vous.

— Je ne comprends pas.

— Accompagnez-moi chez le pharmacien d’où vous rapporterez la potion calmante que j’ai prescrite pour votre enfant ; je vous expliquerai la chose en route.

Se tournant alors vers Céline, le médecin ajouta quelques nouvelles recommandations et les deux hommes sortirent. Lorsque Cyprien rentra une demi-heure après, il paraissait tout bouleversé et honteux, n’osant pas même regarder Céline en face. C’est dans un état plutôt affaissé qu’il passa la journée à la maison pour aider à sa femme.

La petite mourut le lendemain. Devant le petit cadavre, le père sembla retrouver un peu de cœur ; il pleura même aux funérailles. De retour à la maison, Céline déjà épuisée par les privations de toutes sortes, avait dû prendre le lit. Cyprien fut frappé de l’état lamentable où elle était réduite. C’est alors qu’il lui fit des promesses de s’amender, de ne plus boire, et bien d’autres encore.

Dès que sa femme put se lever, elle lui demanda comme preuve de ses bonnes dispositions de suivre la retraite qui commençait à la paroisse. Il se rendit régulièrement à tous les exercices, et alla jusqu’à prendre la croix de tempérance. Bref, tout portait Céline à croire que cette fois il était bien converti.

Le propriétaire avait été payé en secret par Maria ; et comme on était au 30 avril, Céline demanda et obtint de son mari, de quitter ce logis qui leur rappelait à tous deux de si amers souvenirs. Ils allèrent s’installer rue Maisonneuve.

Plus encore que les bons soins donnés à Céline par les dévouées Sœurs de la Providence, la paix et l’espérance d’un avenir meilleur avaient guéri la jeune femme. Devant la félicité qu’il nous semble toucher du doigt, on oublie facilement toutes les angoisses qui l’ont préparée. Il en est toujours ainsi : s’il en était autrement, le bonheur parfait n’existerait pas sur la terre, et l’on sait qu’il est déjà rare.

IX


Du fait que Céline, comme nous l’avons mentionné, recevait régulièrement le montant de ses fermages, le lecteur a conclu avec sagesse, que son bien avait trouvé un fermier ; et il ne s’égare pas de la vérité. Il ignore peut-être cependant que ce fermier n’était autre que France, accouru d’une paroisse voisine pour reprendre cette terre que, la toute première, il avait servie et aimée. En peu de temps, il avait rendu au bien son ancienne prospérité, au grand contentement de Mérance, comme on peut bien le deviner.

On était à la fin de juin. Ce matin-là, tante Mérance était descendue de bonne heure à son jardin, afin de profiter de la rosée pour sarcler un carré d’oignons, dont elle avait eu les plants de Melle Cédulie, qui en faisait une spécialité comme nous le savons. Penchée vers la terre, la tête enfouie dans sa capeline, elle ne s’aperçut pas que la veuve Lachance accoudée sur la palissade le long du trottoir, l’appelait doucement. Elle avait l’oreille tellement dure cette pauvre vieille, qu’il fallut que Tébaldo jappât pour qu’elle leva la tête en disant : Marches-tu ! Elle vit alors la veuve Lachance :

— Mais c’est vous, madame, Lachance ? dit-elle en se redressant, quel bon vent vous amène ? Espérez donc un instant que je me rince les mains…

— Ne vous dérangez pas, je vous prie. Je venais vous dire en passant, que j’ai reçu hier soir, je le crains bien, l’annonce d’une mauvaise nouvelle.

— Pas possible !

— Un télégramme de Montréal…

— Jour du pays ! De Céline alors…

Madame Lachance avait retiré de son « Ange conducteur » le papier jaune bien connu, où fleurit un style économique et barbare qui offre l’avantage de prêter à plusieurs interprétations différentes et également vraisemblables. Pour cette fois cependant, le télégramme était assez explicite ; elle lut tout haut :

Cyprien malade ; venir train soir ; auto à gare ; avertir Mérance.

Céline.

— Et vous partez ? demanda Mérance.

— Sûrement, par le train de 4 heures.

— Et moi aussi, je compte bien.

— Parfaitement, nous partirons ensemble.

— Alors j’irai vous chercher chez vous, avec la voiture, pour vous conduire à la gare.

— C’est entendu, je vous attendrai.

Et la veuve Lachance partit.

Mérance abandonna ses oignons aux mauvaises herbes, tout en regrettant déjà d’avoir promis si inconsidérément d’aller en ville. Pensez donc ! jamais de sa vie elle y avait mis seulement le bout du pied ! Mais elle avait promis… et puis Céline l’attendait…

Après avoir averti France, qu’elle rencontra chemin faisant, elle entra à la maison, monta au grenier et en descendit une espèce de malle qui tenait du buffet et du corbillard, cerclée de larges rubans de cuir hirsute, et qui fermait au moyen d’une clanche de fer battu. Elle eût tôt fait de la remplir de mille choses qu’elle mettait régulièrement en réserve pour Céline : toile à tablier, écheveaux de laine, savon du pays, etc. La valise ne suffisant pas, elle dénicha un « porte-manteau » en tapis de Bruxelles, fleuri de roses magenta et de « piônes » safran, et le remplit avec la même ardeur. Laissons-la maintenant, sans interrompre ses soliloques, sortir sa robe de mérinos, son châle à têtes de violons, et son chapeau de soie puce. Précédons-la à Montréal où Céline l’attendait.

Dans leur nouveau logis de la rue Maisonneuve où nous avons laissé Cyprien et Céline, la tranquillité et la paix avaient amené le bonheur, un bonheur bien précaire sans doute, mais dont ils ignoraient la douceur depuis bien longtemps. La conversion de Cyprien — base de cette félicité — ne pouvait pourtant pas assurer à cet édifice une solidité à toute épreuve. Céline le craignait bien, mais elle espérait encore davantage le contraire.

Hélas ! cette conversion sur laquelle elle fondait tant d’espérances dura tout juste ce que durent… les roses…

Un dimanche, de grand matin, Céline vit un auto à s’arrêter à la porte de la maison. C’était Justin qui venait enlever Cyprien au saut du lit pour une excursion à Dorval. Comme Céline pressait son mari de ne pas manquer la messe, Justin qui avait fait avec soin le programme de la journée, l’assura qu’ils l’entendraient ensemble à Saint-Henri, où il avait donné rendez-vous à d’autres pique-niqueurs. Ils partirent.

Céline, on le pense bien, passa la journée dans toutes les transes. Elle n’avait pas tort, car Cyprien ne rentra ni le soir, ni le lendemain, ni le surlendemain.

Ce dernier jour, mardi, le boulanger se présenta avec son compte du mois. Céline qui avait mis en réserve le montant pour le payer, ne trouva pas tout d’abord son porte-monnaie à l’endroit où elle l’avait déposé. Tout en s’accusant de perdre la mémoire, elle chercha partout, bouleversa ses tiroirs pendant que le boulanger, impatient, marchait, toussait… Elle fut enfin obligée de se rendre à l’évidence : Cyprien l’avait volée. Il fallut bien qu’elle affrontât la honte de dévoiler à cet étranger la conduite odieuse de son mari. Le fournisseur ne l’accueillit pas avec des mots trop tendres ; ce n’est qu’à force de supplications qu’elle obtint une semaine de répit, promettant de travailler, s’il le fallait, jour et nuit, pour le payer à l’échéance.

Céline se mit donc au travail avec un courage plus grand que ses forces. Le lendemain soir, c’est-à-dire mercredi, Cyprien rentra enfin dans un état impossible à décrire : les habits souillés comme s’il s’était vautré dans la boue du chemin ; le visage allumé et repoussant ; le langage immonde.

Son premier salut fut pour demander de l’argent. Céline dût lui répondre qu’elle n’en avait pas, et que le boulanger leur refusait le pain si le compte n’était pas acquitté à la fin de la semaine. Nous n’entreprendrons pas de dire la colère insensée de Cyprien, ni de relater les incidents brutaux de la scène qui suivit. Le petit Jules n’eût la vie sauve qu’à l’obligeance d’une voisine qui le cacha chez elle cette nuit-là. Quant à Céline, elle s’était enfermée dans la chambre des enfants avec son petit idiot, priant Dieu, par pitié pour cet innocent d’avoir compassion d’elle. Lorsque Cyprien quitta sa maison, il y laissait les meubles éventrés, les chaises boiteuses et tout le reste à l’avenant.

Céline sortit alors de sa cachette, remit un peu d’ordre et se hâta de se remettre au travail, afin de pouvoir faire honneur à sa promesse à la fin de la semaine. Penchée sur sa machine à coudre, elle ne la quittait que pour les repas, et quels repas !…

Le vendredi dans la nuit, alors qu’elle cousait encore en attendant Cyprien, elle entendit qu’on ouvrait la porte qui donnait sur la rue, tandis que des pas lourds, hésitants, suivis d’autres pas semblables, montaient l’escalier qui geignait. Jusqu’alors Cyprien n’avait jamais conduit d’amis chez lui, mais Céline pensa qu’il y a un commencement à tout, et elle tremblait déjà de se trouver face à face avec d’autres ivrognes rebutants et grossiers.

Un coup de talon lancé dans la porte ébranla toute la maison. Céline, la lampe à la main, se précipita pour ouvrir, et recula aussitôt en voyant sur le seuil, un homme qu’elle ne connaissait pas, et qui marchait à reculons, tirant un fardeau qu’un autre homme dont elle apercevait la casquette, l’aidait à soulever, plus bas, dans l’escalier.

Ahurie, ne comprenant rien, elle se jeta de côté, pour laisser le passage libre. Mais elle n’eut pas plutôt jeté les yeux sur le fardeau que les hommes venaient de déposer sur le canapé, près de la porte, qu’elle poussa un cri d’horreur, et elle aurait laissé choir la lampe, si l’un des hommes ne la lui eut enlevée des mains pour la mettre sur la table. Elle avait reconnu Cyprien, tout sanglant, la respiration haletante, oppressée, toute chargée des vapeurs de l’alcool.

Son premier mouvement fut de s’élancer vers son mari, mais l’un des hommes l’arrêta et lui demanda une serviette et de l’eau chaude pour laver et bander la plaie. Quant à son compagnon, il était déjà parti à la recherche d’un chirurgien.

Voici ce qui était arrivé. Selon son habitude, Cyprien avait passé la soirée à l’hôtel “Quick-jump” à jouer aux cartes et à boire. Il était environ minuit lorsque la chicane se déclara entre les joueurs et Cyprien, trop chanceux ce soir-là. L’heure étant sonnée de clore son respectable établissement, le cher Justin prit tendrement son bien-aimé beau-frère par… les épaules et le poussa dehors avec ses amis. Dégrisés et rafraîchis par l’air pur du soir, les buveurs semblèrent oublier leur querelle et se séparèrent, les uns allant à droite et les autres à gauche. Pendant que Cyprien prenait en zigzaguant le chemin de sa demeure, ses ennemis allèrent s’embusquer dans le tunnel de la rue Beaudry, et lorsque Cyprien se fut engagé sans défiance dans ce trou d’ombre, ils fondirent sur lui pour le dévaliser. Comme l’assailli se défendait trop bien malgré son ivresse, l’un des assaillants lui asséna un coup de couteau qui aurait été mortel si Cyprien ne l’eut paré de son bras. Ils se sauvèrent quand ils le virent tomber à la renverse en appelant au secours. Deux braves passants (la police était occupée à l’autre coin de rue naturellement) accoururent à ses cris et reconnaissant Cyprien, ils le conduisirent à sa maison qui n’était pas éloignée.

Le chirurgien arrivé examina la blessure. C’était une plaie large et profonde dans la partie charnue du bras. L’arme avait atteint une des principales artères qui laissait échapper des flots de sang. En faisant un pansement dans toutes les règles, le médecin ne cacha pas sa crainte qu’au réveil de la syncope où l’avait plongé la perte de son sang, le blessé eut une forte crise de réaction. Il fallait à tout prix le contraindre à l’immobilité et lui refuser toute boisson alcoolique.

En effet, selon les prévisions du médecin, Cyprien s’éveilla au petit jour et demanda à boire. Sa femme lui présenta le breuvage préparé spécialement pour lui. Mais à peine y eut-il trempé le bout de ses lèvres qu’il lança le liquide et le verre à la tête de sa femme. Puis sous les yeux de Céline qu’il maudissait, pris soudain d’un accès de rage, il arracha ses bandages en se retournant sur son lit qu’il inondait de son sang, et où il retombait bientôt inerte, évanoui.

Le médecin rappelé en toute hâte déclara, après un nouveau pansement, qu’il ne répondait pas de la vie du blessé si cette scène se renouvelait. C’est alors que Céline télégraphia à madame Lachance.

Le lendemain, alors que le calme semblait être revenu au malade très affaibli par la perte de son sang. Maria qui, en attendant sa mère, s’était installée au chevet de son frère, osa lui parler de voir le prêtre.

— Le prêtre ? dit Cyprien tout étonné, suis-je donc en danger ?

— Non, répondit sa sœur, mais cela ne fait pas mourir non plus.

Et comme le malade ne répondait pas, Maria ne crut pas devoir insister. Le midi, Céline revint à la charge, disant combien sa mère, qui arriverait dans la soirée, serait heureuse. Fatigué par ces instances, il acquiesça enfin d’un air ennuyé ; puis tournant la figure vers la muraille, il feignit de s’endormir.

C’était vers 5 heures de l’après-midi. Pendant que Maria courait au presbytère pour réclamer les secours du prêtre, Céline mettait un peu d’ordre dans la chambre du malade. Lorsqu’elle en vint à préparer la table pour l’Extrême-Onction, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus de drap convenable pour la couvrir. Jetant alors un coup d’œil vers Cyprien qui semblait reposer, elle dit à mi-voix : « Madame Larose ne me refusera pas ce service » et sur la pointe des pieds elle quitta la chambre et descendit l’escalier qui conduisait à la rue.

On sonnait à la porte. Elle ouvrit et se trouva face à face avec le boulanger qui revenait pour le paiement de son compte.

Pendant que Céline entreprenait la tâche peu facile d’attendrir cet homme qui lui refusait le pain de ses enfants, avec une force qu’on ne lui aurait pas soupçonnée, Cyprien s’était levé sur son séant. Un peu étourdi d’abord, mais ranimé soudain par l’effort qu’il faisait, il sauta de son lit, se dirigea en chancelant vers la porte qui s’ouvrait sur l’escalier de service, étreignit de son bras sain la rampe et descendit. Arrivé dans la cour, il entra dans une petite remise qui se trouvait sous l’escalier même, et avec une sûreté de main qui dénotait une longue habitude, il ouvrit à tâtons une petite armoire et en sortit un flacon de whisky. Une flamme d’enfer dans les yeux, il but… glou… glou… jusqu’à ce qu’avec un cri rauque de bête qu’on étouffe, il tomba à la renverse.

À ce cri bestial, le petit Jules qui revenait de l’école et remontait l’escalier s’arrêta tout tremblant, tandis que du palier du second étage, un cri d’angoisse descendait : « Où est-il ? » C’était Céline qui, libérée enfin du boulanger, avait trouvé le lit vide.

Maria accompagnée du curé entrait par la porte du porche, dans la cour toute plongée dans l’obscurité, lorsqu’elle entendit la voix désolée de Céline. Elle n’eut le temps ni de répondre ni même de comprendre le sens de sa demande ; avertie par la trombe d’un auto, elle dût se jeter de côté pour laisser passer la voiture qui décrivit un demi cercle dans la cour et stoppa. Madame Lachance et Mérance en descendirent ; et en mettant le pied à terre elles ne purent retenir des cris de stupeur. À la lumière crue du disque de l’auto, un spectacle horrible s’offrait à leurs yeux. Cyprien à demi nu, le corps secoué par un spasme aux hoquets saccadés, se labourait la poitrine toute couverte de sang, se tordait sur le pavé en mâchant des blasphèmes à faire frémir.

Tous s’approchèrent. Les yeux fous et hors des orbites, Cyprien se mordait la langue en râlant comme un damné, et après un dernier soubresaut de bête qu’on assomme, il retomba inerte.

Justin se pencha alors sur son beau-frère, posa sa main sur sa poitrine et après quelques secondes se releva en disant : Mort !…


X


Selon leur habitude, après le déjeuner, le curé et le vicaire de St-Y… faisaient les cent pas sur la galerie du presbytère. La lecture des journaux donnait ordinairement lieu à un cours d’apologétique, illustré de réflexions morales et chrétiennes, où le jeune vicaire était invité à étudier la philosophie du xixe siècle.

Ce matin-là, après quelques avis touchant l’ordre du jour, c’est-à-dire, la confession des enfants des écoles, le curé allait ouvrir le journal du matin, lorsque Cédulie parut dans la porte, lui disant qu’on le demandait au bureau.

M. le curé laissa en partant le journal à son vicaire qui s’absorba dans un article de première page. Il était si intéressé d’y voir le faux se draper si habilement sous les dépouilles du vrai, qu’il n’entendit pas son vénérable doyen s’approcher de lui et profiter de ce qu’il tenait le journal élevé, à la hauteur de ses yeux, pour lire les faits-divers au recto de la feuille.

— Savez-vous que c’est terrible ? dit soudain le curé.

— Quoi donc ? répondit le vicaire en lui remettant le journal.

Le curé ajusta alors son pince-nez et lut à haute voix :

« Hier soir, dans une crise épouvantable de « delirium tremens », mourait sur le pavé de sa cour, Cyprien Lachance, propriétaire de l’étal du même nom au marché Bonsecours à Montréal.

« On a cru d’abord que la crise qui l’a emporté avait été provoquée par une blessure reçue dans une bagarre ces jours derniers. L’autopsie pratiquée sur son corps à la demande des médecins, a révélé que la perte du sang n’a fait qu’avancer cette mort causée en réalité par l’hypertrophie du cœur et l’atrophie des reins engendrées par l’abus des boissons alcooliques ».

Les deux marcheurs avaient repris leur promenade après que le curé eût plié le journal qu’il passa dans sa ceinture. Or, le vicaire savait que cela voulait dire : Attention, jeune homme ! regardez le bout de vos bottes avec humilité, et tendez en même temps l’oreille aux leçons pratiques que votre vénérable doyen va tirer pour vous des profondeurs de ce fait-divers, pour la gouverne de votre future paroisse. Quant au curé, il cherchait laborieusement une de ces transitions géniales dont il avait d’ordinaire le secret, lorsqu’il voulait tirer « le miel de la pierre » et « l’huile de la roche » selon son expression biblique.

Or ce cher M. le curé, tout en allant et venant sur la galerie, frappait en vain la pierre de sa mémoire, lorsqu’il vit passer au bout du presbytère un homme qu’il salua : « Bonjour France ! » Aussitôt, il se sentit rajeuni de dix ans ; il avait trouvé la transition tant cherchée, et ne tarda pas à faire voile de gestes vers le port de la persuasion.

— C’est lui qui vient de me demander au bureau, dit-il à son vicaire, et vous ne devinerez jamais pourquoi.

— Pas pour se marier toujours ?

— Qui sait ? À la fin du conte, ça pourrait bien en venir là.

— Il faut bien alors que nous soyons en pleine année bissextile où les filles demandent les garçons, pour que le mariage de France paraisse sur le tapis.

— Vous n’y êtes pas. Il vient d’apprendre comme nous la mort de Cyprien, et il me demande d’écrire à Mérance qui est en ville qu’elle peut ramener Céline et ses enfants avec elle : il leur abandonnera la jouissance de la maison pour toute l’année.

— Épatant ce France !

— France ? Il est comme la plupart de nos cultivateurs, c’est-à-dire foncièrement bon.

Le vicaire un peu sceptique sourit en disant :

— Vous êtes enthousiaste M. le curé.

— Quoi ? vous n’êtes pas convaincu ? Rappelez-vous Louis Caron qu’on appelle « refugium peccatorum » précisément parce que sa maison est l’asile assuré de tous les quêteux de Maska et autres lieux. Quand la grange à Nésime Beaulieu a brûlé par le tonnerre, qui l’a relevée et rebâtie en 15 jours ? Ce ne sont pas les hôteliers, vous pouvez en être certain. Et je pourrais vous fournir encore mille exemples de ce genre. D’ailleurs, cette bonté des habitants semble une conséquence naturelle de leur état. L’obligation où ils sont d’attendre tout de la fertilité du sol, du soleil, de la pluie, de Dieu enfin, les met dans la nécessité de reconnaître mieux que d’autres, leur dépendance envers le Créateur. Et c’est pour obtenir ses bienfaits à Lui qu’ils prodiguent les leurs. Ils reçoivent tout gratuitement ; ils donnent gratuitement. ; c’est logique. C’est ainsi que l’amour de la terre engendre la bienfaisance, « l’altruisme » comme disait je ne sais plus quel nigaud dans le journal d’hier, et qui n’est autre, en somme, que le « per charitatem Spiritus servite invicem » de saint Paul.

— C’est vrai ce que vous dites là, M. le curé.

— Cette bienfaisance, cette charité, c’est l’héritage béni entre tous que nos cultivateurs laissent à leurs descendants. L’héritage du père Braise pour un, auquel a dû renoncer momentanément Céline pour suivre son mari, est jalousement gardé par Mérance et France qui en conservent, comme vous le voyez, les antiques traditions. Il semblerait même que le malheur est promis à ceux qui renient la terre, pour se prostituer à l’amour de la boisson par exemple, comme ce pauvre Cyprien.

— Mais Cyprien n’a jamais eu de terre que je sache !

— Écoutez son histoire ou plutôt celle de son père. Il y a bien, mon Dieu, oui, bientôt 20 ans, je reçus, sur cette même galerie, une lettre de ce pauvre Brouillette, mon ancien condisciple du Grand Séminaire, qui était curé dans une petite paroisse du comté de l’Islet.

Une brave femme, sa paroissienne, venait de perdre son mari dans des circonstances aussi douloureuses pour elle que peu honorables pour lui. Cet homme faisait la contrebande des boissons qui lui arrivaient par les goëlettes, et qu’il pouvait cacher dans des caves creusées dans la falaise. Pour donner un prétexte aux allées et venues que nécessitait l’écoulement de sa marchandise, il faisait le commerce de foin ; chaque charge abritait un baril du précieux liquide. Inutile de dire qu’il buvait consciencieusement.

Un jour, pendant son absence de la paroisse, guidés par des traces sur la neige, des douaniers découvrirent la fameuse cachette. Ils se rendirent aussitôt chez Lachance pour l’arrêter. Ils l’attendaient depuis deux heures, lorsqu’ils l’aperçurent venir de loin, couché sur son voyage de foin. Il faisait un froid à fendre pierre. Le cheval habitué à faire le trajet, tourna de lui-même au chemin de traverse, et se dirigea vers l’écurie. Les douaniers se rendirent à la grange pour cueillir le contrebandier à la descente de sa voiture. Le cheval avait le nez dans la porte et Lachance ne descendait toujours pas, malgré les appels réitérés et rien moins qu’invitants des policiers. Il ne pouvait ni répondre, ni descendre, le malheureux ; il était mort.

Toute cette affaire fit du bruit dans la paroisse, et même dans tout le comté où Lachance était bien connu. Sa femme, un peu timide comme vous la connaissez, alla exposer à son curé son intention de quitter la paroisse, tant pour fuir la honte pour elle-même que pour sauver ses enfants des mêmes périls. L’aîné avait alors 16 ans.

Brouillette s’adressa à moi pour demander asile à cette infortune ; vous voyez qu’il avait à cœur la tranquillité de sa paroissienne, car l’Islet, ce n’est pas à la porte, n’est-ce pas ?

Précisément dans ce temps-là, Narcisse Godin, pauvre tête folle, venait de partir pour les États, laissant en vente ses trois quarts d’arpent de terre avec sa maison. Le notaire Larue en écrivit à madame Lachance qui arriva bientôt, armes et bagages, et en fit l’acquisition.

Ni Louis que l’exemple de son père avait effrayé ; ni Firmin qui a le caractère de sa mère, ne parurent vouloir suivre les traces de leur père. Ce sont, comme vous le savez, les meilleurs de nos paroissiens. Cyprien au contraire, malgré les supplications et les larmes de sa pieuse mère, les conseils et l’exemple de ses frères, ne voulut jamais entendre parler de prendre une terre. Quand il se maria avec Céline Larrivée, tout me porte à croire que son plan était déjà fait. Aux chantiers, s’était réveillée en lui cette soif latente de la boisson qu’il avait héritée de son père ; il a tout sacrifié pour assouvir cette soif de damné. Vous étiez ici à son mariage. Vous avez vu les progrès du mal, et vous en voyez aujourd’hui les conséquences funestes. C’est lui qui a reçu l’héritage maudit.

Le curé se tut, accrocha son binocle dans les boutons de sa soutane, et pendant un certain temps, on n’entendit plus que le bruit régulier des pas sur la galerie sonore.

— Alors, cet héritage maudit, reprit le vicaire, va passer aux enfants de Cyprien ? Combien en a-t-il ?

— Deux seulement : le petit Jules et l’idiot ; et le curé ajouta avec tristesse : pauvres petits !…

Après un moment de silence pendant lequel il semblait écouter une voix intérieure, le jeune vicaire reprit, avec le même accent de tristesse ponctué de gros soupirs :

— Oui, pauvres petits !…