L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II/06

La bibliothèque libre.
L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 8 (p. 384-412).
◄  V
VII  ►
L’HISTOIRE ROMAINE
A ROME



VI.


NERVA, TRAJAN ET ADRIEN.


Statue et caractère de Nerval — Forum de Domitien terminé par Nerva. — Bas-reliefs de la colonne et de l’arc de triomphe de Trajan, ses guerres. — Statues de captifs, triomphes de Trajan. — Trajan ami des lettres, ses bibliothèques, la basilique et le forum de Trajan. — Double renaissance. — Autres monumens de Trajan, sa piété, sa modestie. — Le grand cirque, les gladiateurs, tribut payé au temps. — Figure et caractère de Trajan. — La légende protège sa basilique et sa colonne. — Adrien succède à Trajan, Plotine. — Adrien spirituel et méchant ; il en a bien l’air. — Temple de Vénus et de Rome, meurtre d’Apollodore. — Monumens dans les provinces, voyages d’Adrien. — Monumens réparés et détruits, politique jalouse d’Adrien. — Portraits de Sabine et d’Antinoüs, l’art égyptien à Rome. — La villa Adriana, la Grèce à Rome. — Crimes, maladie et mort terrible d’Adrien, son mausolée.



Nous sommes arrivés au commencement du second siècle de l’empire. Voici enfin un souverain parfaitement honnête, Nerva ; un souverain honnête et grand, Trajan. — La vertu monte à Rome sur le trône impérial, elle s’y est fait attendre cent ans.

Nerva ne régna pas beaucoup plus d’une année, mais il régna bien et adopta Trajan. Son nom doit être prononcé avec respect et avec reconnaissance par la postérité. Les portraits de Nerva, surtout sa statue du Vatican, donnent l’idée d’un vieux sénateur intègre. Sa figure est maigre et longue, calme et digne. Il est assis, ce qui convient à un vieillard maladif que ses jambes ne pouvaient plus porter. Nerva a l’air sévère et n’a pas l’air dur. Il fit abattre les ridicules arcs de triomphe de Domitien ; il punit de mort les délateurs du règne précédent et les esclaves qui avaient dénoncé leurs maîtres ; c’était justice. En même temps il fut humain, et l’on pourrait dire charitable ; non-seulement il donna des terres aux citoyens pauvres, mais pour leur venir en aide il vendit, outre ses propriétés privées et une partie du domaine et du garde-meuble impérial, des palais, des vêtemens de luxe, des vases d’or et d’argent. On croit presque lire la vie de saint Ambroise vendant les vases sacrés pour nourrir les pauvres ; en agissant ainsi, Nerva ne cherchait point la faveur du peuple, car par une sage et courageuse économie il supprima des jeux, des spectacles, et même des pompes religieuses. On ne voit pas que les prétoriens aient été pour quelque chose dans l’élection de Nerva, ni qu’il ait rien fait pour les acheter. Celui qu’il leur avait donné pour chef voulut les soulever contre lui. Ils demandèrent à Nerva des têtes ; le vieillard leur offrit tranquillement la sienne, découvrit sa gorge et leur dit de frapper : c’était sa manière de désarmer les conspirations. D’autres mécontens avaient conjuré sa perte ; il le sut, les fit asseoir à côté de lui au théâtre et leur présenta des épées, en leur demandant si la pointe en était bonne. Simple comme Vespasien, mais aussi libéral que Vespasien était avare, il paraît avoir préféré de même aux splendides demeures du Palatin les jardins de Salluste, où il mourut. On croit qu’il fit don aux citoyens de ceux de Lucullus, purifiés par un si noble emploi des crimes et de la mort de Messaline, et il écrivit sur la porte du palais impérial : œdes publicœ, propriété publique. Nerva, dans un règne si court, n’eut pas le temps de beaucoup construire, et d’ailleurs tout ce dont il pouvait disposer appartenait aux indigens. Le forum qui porte son nom fut réellement l’œuvre de Domitien. Nerva ne put que l’achever, mais le nom de Domitien était si exécré, qu’on donna de préférence à son forum le nom justement honoré de Nerva. J’ai voulu m’associer à cette équitable injustice, et j’ai renvoyé à ce moment le peu que j’avais à dire sur ce forum ainsi que sur le temple de Minerve qui s’y trouvait, et le faisait appeler aussi forum palladien.

Le temps a épargné une partie du mur d’enceinte, des bas-reliefs, une statue de Minerve, à laquelle le forum était dédié, et deux colonnes. Au commencement du XVIIe siècle, Paul V fit abattre le portique du temple, dont il restait sept magnifiques colonnes et où on lisait une inscription en l’honneur de Nerva. Des marbres qui provenaient de cette destruction, il orna sa fontaine du Janicule ; c’est un des mille exemples du vandalisme des temps éclairés, qui ont fait, j’en donnerai la preuve, beaucoup plus de mal aux monumens que les temps barbares.

Les bas-reliefs sont d’un goût très pur et supérieurs à la statue de Minerve. La sculpture en bas-relief conserva plus longtemps la tradition du beau que la sculpture en ronde-bosse. On le voit dans diverses églises de l’époque barbare. De même la perfection du bas-relief devance au XVe siècle la perfection de la statuaire. Il en est ainsi des ornemens, des arabesques sculptés. Ce qui était le moins difficile est ce qui a duré le plus tard et ce qui a reparu le plus tôt.

Les bas-reliefs du forum de Nerva représentent des femmes occupées des travaux d’aiguille, auxquels présidait Minerve. Quand on se rappelle que Domitien avait placé à Albano, près du temple de cette déesse, un collège de prêtres qui imitaient la parure et les mœurs des femmes, on est tenté de croire qu’il y a dans le choix des sujets figurés ici une allusion aux habitudes efféminées de ces prêtres.

Le forum palladien nous a ramené à Domitien. Oublions-le cette fois tout à fait, pour nous occuper des grands monumens de Trajan, — sa colonne, sa basilique, son forum, — et de l’excellent souverain dont ils portent le nom. Son monument le plus historique est la colonne, parfaitement conservée, couverte de bas-reliefs qui retracent ses campagnes, dont le sommet portait sa statue, et dont la base couvrait son tombeau. Trajan était tout entier dans cet admirable monument, piédestal de sa puissance, trophée de sa gloire, gardien de sa cendre.

La colonne Trajane a donné le premier exemple et a été le type plusieurs fois reproduit des colonnes triomphales, de la colonne Antonine à Rome, de celle de la place Vendôme à Paris. L’idée de ce monument est pleine de grandeur. D’un soubassement sur lequel sont figurés des trophées, s’élance une colonne en marbre autour de laquelle s’enroulent des bas-reliefs représentant les principaux événemens des guerres de Trajan dans la vallée du Danube, et cette suite de bas-reliefs historiques vient aboutir au sommet de la colonne, où était placée la statue impériale. On peut juger de l’effet majestueux que produisait cette statue par celle de saint Pierre, qui l’a remplacée. La spirale continue que forment les bas-reliefs montait vers l’empereur victorieux comme l’hommage du monde, et venait mourir à ses pieds. Nous ne connaissons point par les livres les détails de ces guerres, nous n’avons pas les mémoires de Trajan ni ce qu’avaient écrit sur sa vie et ses victoires Marius Maximus, Fabius Marcellinus, Aurelius Verus, Statius Valens, ni le poème sur la guerre dacique composé en grec par Caninius Rufus ; mais les bas-reliefs de la colonne Trajane sont un magnifique supplément à l’histoire et à la poésie. Ce sont comme divers chapitres de la vie militaire du successeur de Nerva, qui semblent un grand livre roulé à la manière antique, volumen, et contiennent comme un récit monumental de ses conquêtes dans un pays que les armes françaises ont récemment visité quand elles ont rencontré vers la Dobrouscha le mur de Trajan.

Cette expédition était très importante ; Sous Domitien, les populations du Danube, gouvernées par Décebale, avaient méprisé les aigles romaines. Elles apprirent sous Trajan à les respecter de nouveau, et une porte fut fermée pour longtemps à l’invasion. Le Danube fut romain. Il se forma là une population qui s’appelle encore roumaine et parle, aux extrémités de l’Europe, une langue née du latin, comme l’italien, le français, le provençal, l’espagnol, à tel point que, dans un livre sur les Origines de la Langue française, j’ai dû m’occuper d’un idiome usité en Valachie. Le souvenir de Trajan est resté populaire dans ces contrées, et il y est devenu presque mythologique. Le tonnerre s’appelle la voix de Trajan, et la voie lactée le chemin de Trajan. C’est la légende de la conquête et de l’apothéose.

Vingt-quatre tableaux sculptés forment comme une épopée historique en vingt-quatre chants. Ils racontent ou plutôt font voir d’abord le passage d’un fleuve ; puis les Romains abattent les arbres d’une forêt pour les besoins de l’armée et pour prévenir les embûches de l’ennemi. Vient ensuite une ambassade des Daces : les ambassadeurs portent la toge, car déjà les mœurs romaines avaient pénétré chez ces peuples par cette infiltration rapide dont on voit tant de preuves dans l’histoire, depuis Marbode, qui voulait introduire chez ses Germains la discipline des conquérans et un simulacre de l’empire, jusqu’au Goth Théodoric, qui devait se faire le continuateur et le restaurateur de la civilisation et de la culture latines ; mais les propositions des Barbares n’ont pas été acceptées, car ils égorgent leur bétail et combattent. Trajan, après une première victoire, fait respecter les femmes et les enfans. Les Daces, que leur revers n’a point intimidés, osent attaquer les Romains dans leur camp fortifié. Deux espions viennent raconter ce qu’ils ont vu. On passe un second fleuve. Un soldat romain amène un paysan, les mains liées derrière le dos, pour avoir des renseignemens sur les forces ennemies ou pour le faire servir lui-même d’espion. Une grande bataille est livrée. Nouveau passage de fleuve, nouvelle ambassade. Deux têtes sont portées sur des piques, des têtes d’espions ou de traîtres. Peut-être est-ce une allusion à ce Dace qui fut envoyé pour assassiner Trajan, et dont il n’est fait mention que dans l’abréviateur Zonaras. Les soldats romains, irrités, brûlent les maisons des Daces. Ils font le camp ; ils en sont sortis, et on les voit attaquer l’ennemi dans ses retranchemens. On reconnaît parmi eux des alliés barbares à leurs pantalons pareils à ceux que portent les statues de Daces prisonniers dont je parlerai bientôt. Cette fois les Romains ont rencontré une ville à laquelle ils donnent l’assaut, et dont la résistance est représentée avec une grande énergie. Un roi dace a été pris, il est aux pieds de Trajan ; mais ses sujets ne se rendent pas pour cela, et ils brûlent leur ville. Quelques-uns semblent prendre du poison. Le blé que les Romains ont pu sauver est apporté dans le camp. Trajan fait à ses soldats la distribution de vivres appelée congiaire.

Après cet avantage, les Romains coupent des arbres et se fortifient de nouveau, ils radoubent leurs bâtimens pour pénétrer plus avant ou se ménager une retraite par le fleuve ; l’ennemi fait un dernier effort et vient encore une fois les attaquer dans leur camp : il est repoussé. Découragés enfin, les chefs apportent des présens et demandent la paix, tandis que la cavalerie romaine poursuit les fuyards dispersés dans la forêt. La tête du roi Décebale est montrée aux soldats dans le camp comme elle sera bientôt montrée dans le Forum romain. Enfin une dernière scène, vive et pathétique, représente les Barbares se retirant devant le vainqueur et entraînant leurs troupeaux dans une région de montagnes, comme l’indique un torrent, loin des lieux habités ; on en est averti par la présence de diverses bêtes sauvages. Un homme et une femme qui fuient se retournent ; ils regardent sans doute une dernière fois du côté où était leur village détruit, leur maison brûlée, leur pays envahi et asservi ; c’est ainsi que les derniers musulmans exilés de Grenade se retournaient pour contempler la riante vega, de ce point qui s’appelle encore aujourd’hui le Soupir du Maure.

Les bas-reliefs narratifs de la colonne Trajane nous donnent le spectacle d’une expédition romaine, et nous font faire pour ainsi dire cette campagne avec Trajan. Nous voyons comment on jetait sur un fleuve un pont de bateaux liés deux à deux, comment on palissadait le camp avec des planches taillées en pointe, comment on s’avançait à l’assaut en faisant la tortue, c’est-à-dire chaque soldat se couvrant de son bouclier, de manière que tous les boucliers rapprochés formassent un toit qui protégeait les assaillans contre les projectiles de l’ennemi ; on pousse contre une muraille un bélier qui a vraiment une tête de bélier ; des balistes placées sur des chars lancent des traits ; c’est une véritable artillerie, et même une artillerie à cheval. Les anciens lançaient aussi des globes de feu dont la nature n’est pas très bien connue, et des balles de plomb au moyen des frondes. Les frondeurs étaient de vrais tirailleurs[1]. On exagère donc un peu, sans parler des flèches et des javelots, quand on dit que dans l’antiquité on se battait toujours corps à corps ; ce qui est vrai, c’est que l’arme blanche était l’arme importante et décisive, et que le reste était accessoire. Enfin les sculptures de la colonne Trajane sont elles-mêmes une expression puissante de l’énergie guerrière ranimée dans l’empire par l’exemple d’un prince vraiment guerrier. Ce n’est point l’exquise pureté des cavaliers du Parthénon, mais c’est la vigueur et la sévérité de l’art romain.

Il est difficile de bien apprécier le caractère de cette sculpture, et il est impossible d’embrasser la suite des faits qu’elle retrace, en la considérant d’en bas ; mais les bas-reliefs ont été gravés, et, ce qui vaut encore mieux, moulés en plâtre : quelques-uns de ces plâtres se trouvent à l’académie des beaux-arts de Saint-Luc, et dans la salle du Vatican où est la Bataille de Constantin, peinte à fresque par Jules Romain, un élève de Raphaël, Polydore Caravage, a reproduit plusieurs groupes importans de la colonne Trajane. À Rome, on peut souvent compléter l’étude des monumens anciens en visitant les monumens modernes ; tout se tient dans sa longue histoire. C’est ainsi que les arabesques des loges vaticanes remplacent pour nous et nous font connaître les décorations des palais de Néron, restituées et perfectionnées par le génie de Raphaël. De même entrez sous le portique de l’église des Saints-Apôtres, et vous trouverez là, encadré par hasard dans le mur, un aigle qu’entoure une couronne d’un magnifique travail. Vous reconnaîtrez facilement dans cet aigle et cette couronne la représentation d’une enseigne romaine, telle que les bas-reliefs de la colonne Trajane vous en ont montré plusieurs ; seulement ce qui était là en petit est ici en grand.

Pour achever le tableau de la vie militaire de Trajan, il faut aller regarder d’autres bas-reliefs empruntés à son arc de triomphe par Constantin, qui en a décoré le sien. Les uns se rapportent également à sa victoire sur Décebale, d’autres à ses victoires en Arménie et chez les Parthes. On voit Trajan haranguer ses soldats avec cette attitude simple et digne dont nous parle Pline. Sur ce point, le panégyrique de l’écrivain est confirmé par le témoignage de la sculpture. L’humanité du bon empereur, tant et si justement célébrée par son aimable ami, est aussi attestée par un de ces bas-reliefs qui représente Trajan distribuant des alimens aux nécessiteux, parmi lesquels, le premier, il comprit les enfans pauvres et les orphelins. On y voit encore une chasse, simple et mâle divertissement très cher à Trajan et digne d’estime, quand on le compare aux amusemens extravagans ou cruels de Domitien.

Constantin a aussi enlevé à un arc de triomphe de Trajan les statues de prisonniers daces que l’on voit au sommet du sien. Ce vol a été puni au XVIe siècle, car, dans ce qui semble un accès de folie, Lorenzino, le bizarre assassin d’Alexandre de Médicis, a décapité toutes les statues qui surmontaient l’arc de Constantin, moins une, la seule dont la tête soit antique. Heureusement on a dans les musées, à Rome et ailleurs, bon nombre de ces statues de captifs barbares avec le même costume, c’est-à-dire le pantalon et le bonnet, souvent les mains liées, dans une attitude de soumission morne, quelquefois avec une expression de sombre fierté, car l’art romain avait la noblesse de ne pas humilier les vaincus ; il ne les représentait point à genoux, foulés aux pieds par leurs vainqueurs ; on ne donnait pas à leurs traits étranges un aspect qu’on eût pu rendre hideux, on les plaçait sur le sommet des arcs de triomphe, debout, la tête baissée, l’air triste.

Summo tristis captivus in arcu.

Ce pouvait être une place d’honneur, car c’est celle des soldats qui représentent la gloire de nos différentes armes sur l’arc de triomphe du Carrousel. Deux statues de chefs barbares personnifient surtout énergiquement ces races, qui luttaient contre la conquête romaine et gardaient leur fierté jusque dans la défaite. Ces statues en basalte noir se voient au fond de la cour du palais des Conservateurs, au Capitole ; l’un des deux Barbares a un nez court et écrasé qui le rapproche des races tartares et rend plus farouche encore l’expression de son visage féroce. Malgré l’analogie de ces deux statues avec celles des captifs daces qui ornaient l’arc de triomphe de Trajan, je ne veux pas croire qu’elles en proviennent, car l’une d’elles a certainement les poignets coupés. Le vainqueur a mutilé le corps sans pouvoir dompter l’âme. Dans l’enfoncement obscur où ils sont placés, derrière une grille en fer qui les sépare des spectateurs, ces noirs et terribles personnages apparaissent comme une menace du monde opprimé.

Plusieurs arcs de triomphe furent élevés à Trajan, l’un dans le grand Forum, un autre dans le sien. Il les méritait bien, car sa vie fut une suite de guerres presque toutes heureuses. Le sénat lui avait accordé de triompher autant de fois qu’il lui plairait. Trajan n’abusa point de la permission. Pline, qui parle de sa première entrée triomphale dans Rome, a fait dans son panégyrique une vive peinture de l’enthousiasme universel, et elle doit être vraie : après avoir eu Domitien, on avait Trajan. Pendant ses guerres d’Asie, on l’attendait avec transport. Martial, qui avait tant chanté Domitien, célébrait d’avance le triomphe de Trajan, il voyait déjà tous les arbres du Champ-de-Mars et toutes les maisons illuminées, car les illuminations jouaient un grand rôle dans les fêtes de la Rome ancienne comme de la nouvelle. Rome tout entière lui apparaissait dans la voie Flaminienne,

Totaque Flaminiâ Roma videnda viâ,

ainsi qu’elle y est tout entière en effet de nos jours, non pour voir le triomphe de Trajan, mais pour voir passer le carnaval, car la voie Flaminienne s’appelle aujourd’hui le Corso ; mais cette attente générale et empressée dont Trajan était l’objet, dont Martial était le très fidèle, quoique assez indigne interprète, cette attente ne devait pas être remplie. Trajan devait mourir en Cilicie, sans revoir Rome, où ne triompha que son image. Sa cendre seule devait y rentrer pour aller prendre sa place sous la colonne à la fois triomphale et sépulcrale qu’il s’était bâtie. La gloire militaire de Trajan nous a conduits à ses arcs de triomphe, sa mort nous ramène à son tombeau.

La colonne et la basilique trajanes, le forum trajan, furent l’œuvre d’un architecte grec nommé Apollodore. On reconnaît la perfection de l’art grec, dans la construction de la colonne, à la manière dont se joignent les tambours de marbre superposés, dans l’intérieur desquels est taillé l’escalier. L’idée première du monument est peut-être grecque, comme l’architecte. Celui-ci peut l’avoir empruntée à une colonne qui portait à Alexandrie le nom de Paneion ; mais le Paneion servait seulement à voir ce qui se passait dans la ville, nulle pensée guerrière et triomphale ne s’y joignait, et c’est là ce qui fait si romain le monument d’Apollodore[2].

Une inscription qui se lit encore à la base de la colonne apprend que pour créer son forum et sa basilique, Trajan supprima une colline qui unissait le Capitole au Quirinal, et il voulut que la colonne qu’il élevait indiquât par sa hauteur l’abaissement du sol, qui était de 100 pieds. La colonne Trajane a tout juste 100 pieds romains. C’est un gigantesque étalon métrique. On s’en est servi pour déterminer avec précision le mille romain, et par là on a retrouvé des localités voisines de Rome dont la distance était indiquée par les auteurs. Les inégalités naturelles aplanies, une destination utile unie à la perfection des matériaux et à la beauté de l’art, on conviendra que tout cela est bien romain.

Trajan n’était pas un lettré, c’était un patricien et un soldat, mais il aimait et favorisait les lettres. Il mit au pied de sa colonne deux bibliothèques comme sous la protection de sa gloire, consentant même à ce que par là les trophées sculptés sur la base du monument triomphal fussent cachés ; on reconnaît cette modestie, cette insouciance de toute vanité qui le caractérisait. L’une de ces bibliothèques était grecque, et l’autre latine. Trajan y avait fait placer, ou dans la basilique voisine, les statues des écrivains célèbres, et c’était un grand honneur d’y être admis. Cet honneur s’accordait encore au VIe siècle ; on sait qu’il fut décerné à un poète nommé Merobaude et à notre Sidoine Apollinaire. Ces hommes, dont l’un portait un nom qui trahit son origine barbare, dont l’autre fut un bel esprit et un évêque de la Gaule, eurent tous deux le plaisir de voir leur statue figurer dans la bibliothèque de Trajan avec les écrivains dont ils étaient les derniers descendans.

La basilique dont je viens de parler est la basilique ulpienne. — Trajan s’appelait Ulpius. — Un certain nombre de colonnes ont été mises en place et relevées par les Français. C’était un des plus beaux monumens de Rome, remarquable par son toit en bronze, comme nous l’apprend Pausanias, qui l’admirait. Nous savons qu’on y prononçait encore des affranchissemens au VIe siècle. Était-ce un hommage au souvenir de celui sous lequel les Romains avaient pour la première fois depuis l’empire respiré librement[3] ? Pline disait : « Dans le même forum se rencontrent le principat et la liberté. » Pline avait raison jusqu’à un certain point ; cependant cette liberté qu’il vante ne valait pas celle des esclaves affranchis dans la basilique ulpienne, et qui du moins était irrévocable ; c’était une concession que l’on pouvait retirer, une liberté viagère qui n’avait d’autre garantie que la volonté et la vie du prince : il n’y a de vraie liberté que dans les institutions libres. Le forum de Trajan embrassait la basilique, la colonne, la bibliothèque, un arc de triomphe, et plus tard un temple, celui de Trajan lui-même ; deux portiques demi-circulaires enveloppaient une des extrémités du forum de Trajan. On en voit encore un reste considérable ; mais il faut l’aller chercher dans l’intérieur des maisons du voisinage, où il est caché. Tout cela formait un ensemble d’une incroyable magnificence. Les débris de la basilique et du forum sont d’une beauté architecturale supérieure à ce qu’a produit l’époque des Flaviens. Le style est plus large, les ornemens s’épanouissent avec une élégance plus majestueuse. Il semble voir aussi les âmes se dilater et s’épanouir, et la renaissance de la félicité publique se réfléchir dans cette renaissance de l’art qui fut l’œuvre d’Apollodore.

On est vraiment stupéfait d’admiration quand on recompose dans son esprit cette basilique, ce forum, ces portiques, qu’on relève ces immenses colonnes de granit dont une est gisante aujourd’hui sur la Place-Trajane, et qu’on se représente ce que devait être cette architecture dont il reste de si admirables débris, quand on réédifie ces quatre forums qui se touchaient, tous remplis d’édifices ornés de statues, qu’on va par la pensée de celui-ci à ceux de César, d’Auguste, de Nerva, à l’ancien forum, si magnifique, et que le forum nouveau de Trajan effaçait, qu’on se promène en imagination à travers un quartier composé de monumens et un labyrinthe de merveilles. Pline, qui, dans son panégyrique de Trajan, abuse de l’éloge envers un prince qui le mérite, le loue à la fois d’avoir peu et d’avoir beaucoup bâti. Cependant il faut choisir. J’ai grande envie d’admirer Trajan autant que possible, mais je ne puis dire comme son panégyriste qu’il fut réservé dans la construction des nouveaux édifices, et à la page d’après me récrier sur sa diligence inouïe à élever des temples. Les dissipations insensées des Néron et des Caligula avaient rendu leur manie de bâtir un vrai fléau, un tort envers l’état sévèrement relevé par les historiens, et dont Pline veut justifier son héros, qui n’avait pas besoin de cette justification. Par la sage administration de Trajan, l’ordre était rentré dans les finances, les impôts avaient été réduits, et il put construire de superbes monumens sans mériter aucun reproche. Pline lui adresse une louange plus vraie, celle d’avoir entretenu les édifices anciens tout en en construisant de nouveaux, et d’avoir même réparé les maisons des particuliers. C’était là un genre de construction digne de l’âme paternelle de Trajan. Il en était de même du temple qu’il éleva à son père adoptif Nerva. Pline dit avec esprit : « Si Tibère dressa des autels à Auguste, ce ne fut que pour avoir un prétexte d’accuser d’impiété ceux qui attaqueraient la mémoire de ce prince ; si Néron plaça Claude au ciel, ce fut plutôt pour se moquer des immortels que pour l’honorer ; enfin si Titus déifia Vespasien, et Domitien Titus, ils ne voulaient que se faire regarder l’un comme fils, l’autre comme frère d’un dieu. » Il ajoute : « Pour toi, quand tu mets Nerva au rang des immortels,… c’est parce que tu es persuadé que les dieux ont rendu cette justice à ses vertus. » Ceci nous fait comprendre ce que les Romains éclairés pouvaient entendre par l’apothéose. On déclarait que l’on croyait le mort reçu dans le ciel, admis à partager avec les dieux une immortalité bienheureuse. C’était comme une canonisation païenne, mais réservée seulement aux souverains et aux héros. Le catholicisme, et c’est sa gloire, canonise des mendians et des servantes. Je ne sais pas ce que pensait Trajan du salut de Nerva ; mais dans le temple qu’il lui consacra je vois un hommage de sa piété filiale et reconnaissante, et là encore je retrouve sa belle âme.

Domitien avait réparé la voie Appienne au-delà des Marais-Pontins, Trajan jeta une voie dallée à travers ces marais ; aussi, dans un des bas-reliefs enlevés à l’arc de Trajan pour orner l’arc de Constantin, on reconnaît la voie elle-même, figurée par une femme qui tient une roue, et à laquelle Trajan tend la main pour la relever. Trajan, plus occupé de l’utilité publique que de sa propre renommée, se plut souvent à continuer ou à réparer ce que d’autres avaient fait ; il étendit les thermes de Titus et restaura un aqueduc construit par Auguste. Il ajouta au port de Claude, près d’Ostie, un bassin qui avait un demi-mille de circonférence, et le peuple l’appelle encore il Trajano. La branche occidentale du Tibre est son ouvrage ; Trajan ouvrit au fleuve ce lit artificiel en creusant un canal : c’est aujourd’hui la principale communication de Rome avec la mer. Juvénal a exprimé avec un peu d’emphase l’immensité des. travaux combinés de Claude et de Trajan : « Enfin les vaisseaux entrent dans les bassins qu’embrassent des jetées dont les bras prolongés s’avancent au milieu de la mer et laissent loin derrière eux l’Italie. » L’expression est forte, mais l’exagération même du poète montre aussi bien que les restes existans du double port l’impression que devait produire l’œuvre de Claude, encore agrandie par Trajan.

Il agrandit également le cirque, ajouta à sa magnificence, et dans une inscription se félicita de l’avoir fait assez vaste pour qu’il suffît au peuple romain. Le cirque couvrait alors 4 arpens et pouvait contenir 250,000 spectateurs. Il devait plus tard en contenir encore davantage, car ce monument de la passion nationale, celle-là innocente, pour les courses a toujours été en augmentant d’étendue depuis les rois jusqu’aux derniers empereurs et a suivi le mouvement de la population romaine, dont aux diverses époques il est, pour ainsi dire, la mesure. Le caractère d’un souverain se manifeste dans tout ce qu’il entreprend ; un changement introduit par Trajan dans la disposition de la loge de l’empereur lui fait honneur, et a mérité le juste éloge que Pline lui adresse. Auguste avait construit cette loge de façon à être, s’il le voulait, à l’abri des regards du public. Trajan fit abattre cette espèce de rempart de la majesté impériale, de manière à être constamment en vue du peuple, qui aimait à le voir. Grâce à ce changement, 5,000 personnes de plus purent jouir du spectacle des courses.

On voudrait que la mémoire d’un empereur aussi humain que Trajan ne fût liée au souvenir d’aucun divertissement cruel ; mais il faut payer tribut à son temps, et les combats de gladiateurs étaient trop chers au peuple romain, ils étaient entrés trop avant dans ses mœurs pour qu’un empereur païen songeât à les supprimer ou même à les restreindre. Trajan ne le pouvait faire et ne le fit point. Pline, le plus doux des hommes, le loue d’avoir « donné un spectacle, non de ceux qui peuvent amollir l’âme, mais de ceux qui sont propres à enflammer le courage, à familiariser avec de nobles blessures et à nous inspirer le mépris de la mort. » C’est l’opinion de Cicéron, qui était aussi humain que Pline et Trajan. Du moins ce dernier n’imita pas Domitien dans la tyrannie que celui-ci faisait peser même sur les plaisirs sanglans du peuple, et Pline put le louer de n’avoir point gêné la liberté des applaudissemens, de n’avoir point fait un crime aux citoyens de prendre en aversion quelque gladiateur, de ce que jamais un spectateur n’avait été donné lui-même en spectacle. Où en était-on venu, bon Dieu ! pour qu’il y eût là matière à admirer ?

Il est une classe de monumens élevés par Trajan qui échappent à ces études, mais qu’il faut signaler parce qu’ils ont une importance historique, parce qu’ils nous font connaître un des traits particuliers de son gouvernement. Ce sont les monumens qu’il éleva hors de Rome dans les différentes provinces et jusque dans les pays nouvellement conquis sur les Barbares.

Trajan, né en Espagne, était un provincial, le premier qui soit arrivé à l’empire. Aussi fut-il moins exclusivement romain que ses prédécesseurs. On put dire de lui qu’il avait bâti dans tout l’univers. Il existe un arc de Trajan à Bénévent et un autre à Ancône. Il construisit sur le Rhin un pont de vingt arches et un immense rempart au-delà du Danube. Trajan comprit qu’il n’était pas l’empereur de Rome, mais l’empereur du genre humain.

Déjà les monumens dont il fut l’auteur nous ont appris à le respecter et à l’aimer. Il a mérité que Dion Cassius dît de lui que dans aucun d’eux il n’a versé le sang ; il ne s’agit pas du sang des gladiateurs, bien entendu, qui pour l’historien ne comptait pas. Si dans cette disposition d’esprit nous arrivons aux bustes du sage et bienveillant empereur, du guerrier victorieux, notre première impression sera une surprise et un mécompte.

On voit à Rome beaucoup de portraits de Trajan. Pendant un règne long et glorieux, l’amour du peuple dut multiplier ses images, et à sa mort nul n’eut l’idée de les détruire. Il est peu d’empereurs dont les traits soient mieux connus. Eh bien ! surtout au premier abord, la figure de Trajan, ce qui est rare, n’annonce pas ce qu’il a été. Il n’a presque point de front, rien d’héroïque ni de clément dans l’expression du visage. On ne retrouve pas cet air de noblesse et de douceur dont parle Pline, décidé d’ailleurs à tout admirer dans celui qu’il célébrait, même ses cheveux blanchis avant l’âge, où le panégyriste voyait une preuve de sagesse. C’est ainsi qu’il loue Nerva pour avoir rappelé les pantomimes, et Trajan pour les avoir chassés. Utrumque rectè, dit-il, ce qui peut se traduire par la locution italienne : e sempre bene. Un bas-relief de Trajan à Saint-Jean de Latran montre la noblesse unie à la fermeté et à l’intelligence, aucun de ses portraits ne fait voir la douceur dont parle Pline ; mais, en y regardant bien, on découvre dans cette figure, au premier coup d’œil assez ordinaire, quelque chose d’uni, de modeste, qui convient au Trajan de l’histoire, et cette droiture, cette bonne foi qui, au dire de Pline, se voyait dans ses regards, dans son geste, dans tout son extérieur ; quanta in oculis, habitu, gestu, toto denique corpore fides. On finit par éprouver une certaine satisfaction chaque fois qu’on se retrouvé en présence de la physionomie sans prétention de cet homme qui porta la sagesse dans le pouvoir et la simplicité dans le triomphe. L’instinct militaire et conquérant de la vieille Rome vivait dans cette âme paisible et forte. Comme il le disait, après avoir vaincu les Parthes, il eût voulu suivre jusque dans l’Inde les pas d’Alexandre. Trajan cependant ne ressemblait point à Alexandre, bien qu’il en partageât la moins intéressante faiblesse, car il était trop grand buveur. Du moins, voulant qu’elle ne nuisît à personne, il avait défendu d’exécuter les ordres qu’il donnerait après ses repas. Au reste, il n’y avait pas plus de ressemblance entre le génie de ces deux hommes qu’il n’y en a entre la tête en somme peu remarquable de Trajan et la tête héroïque du demi-dieu macédonien. Trajan, à ses faiblesses près, — l’amour du vin n’était pas la seule et la plus déplorable, et Pline a été mal inspiré quand il a vanté sa continence, — Trajan était un homme de la trempe de Washington, plus guerrier, parce qu’il avait été avant d’arriver à la puissance un général romain et non un planteur de Virginie. De même il repoussait par devoir les ennemis de son pays, car la guerre contre les populations qui menaçaient les frontières de l’empire était moins une guerre offensive qu’une défense anticipée. Seulement le métier lui plaisait, et il serait allé volontiers avec son air modeste et froid jusque dans l’Inde, s’il l’avait fallu. Washington, tout modéré qu’il était et ami de la paix, quand il vit, durant sa présidence, son pays menacé à la fois par l’Angleterre et par la France, tint tranquillement tête à la France et à l’Angleterre.

Sans doute, devant les images de Trajan, on regrette que ce modèle des empereurs n’ait pas un front plus vaste, un aspect plus imposant ; du moins ses traits respirent la candeur et l’honnêteté. Pour moi, je le retrouve mieux dans le plus médiocre de ses portraits que dans celui que Pline nous a laissé ; cette déclamation élégante et un peu recherchée va mal à la simplicité de celui qui en est l’objet. Pline peint mieux Trajan dans ses lettres que dans son panégyrique. Pline, qui a quitté sa belle maison de l’Esquilin pour aller remplir les fonctions de propréteur en Asie, consulte Trajan sur toutes les affaires qui lui semblent un peu difficiles. C’est dans cette occasion qu’il lui écrivit la fameuse lettre où il demande à l’empereur ce qu’il doit faire des chrétiens. La conclusion de Trajan, qu’il faut punir ceux qui s’obstinent dans la confession de leur foi, est selon moi de toute iniquité, elle est contraire à la liberté de penser et de manifester sa pensée : or à mes yeux cette liberté est la plus sacrée de toutes ; mais je ne puis nier qu’avec la manière de voir des Romains, non-seulement sous l’empire, mais même sous la république, cette iniquité ne fût inévitable. Les anciens ne s’étaient pas élevés à l’idée vraie de la liberté de l’individu. Leur liberté, c’était surtout le droit pour la cité de ne pas être opprimée. Seulement, si nous avons une idée supérieure de nos droits, ils savaient souvent mieux faire respecter les leurs. Trajan, ses principes romains admis, montra certainement dans cette affaire une grande modération d’esprit et un vrai désir de ne pas persécuter. On voit que ce qu’il redoutait surtout dans les chrétiens, c’étaient les membres d’une association. Il témoigna des inquiétudes de même nature contre des associations d’artisans. Ici se produit le principe de centralisation absolue qui était le principe de l’empire, et l’horreur des associations indépendantes, propre à tout gouvernement reposant sur la centralisation.

Dans les réponses de Trajan à Pline, qui du reste sont toujours des modèles de bon sens, de gravité, de cette noble concision qu’on a si bien appelée imperatoria brevitas, on voit ce qu’était cette centralisation de l’empire romain. Pline s’adresse à l’empereur sur les plus minces intérêts d’une ville d’Asie ; l’empereur répond et décide toujours, soit qu’il s’agisse d’un bain que les habitans de Prusium voudraient construire, soit que les citoyens d’Amasie demandent la permission de faire couvrir un ruisseau fétide. Il est admirable sans doute à Trajan de trouver le temps de prononcer surtout cela, il fait preuve d’une prodigieuse activité administrative ; mais quel périlleux système que celui où il est besoin que le souverain fasse tout, et dont la perfection suppose un empereur parfait !

Oh peut dire que Trajan fut cet empereur : comme homme public, je ne sais pas s’il est un reproche qu’on puisse lui adresser ; mais lui-même pouvait-il accomplir ce qu’il dit à Pline être son dessein, s’occuper du sort des hommes dans chaque lieu ? Évidemment non, et pendant ses campagnes j’imagine que bien des intérêts locaux durent demeurer en souffrance, bien des villes attendre la construction d’un bain ou la réparation d ! un égout.

Mais c’était la faute du système, non de l’homme. Le système était mauvais, l’homme excellent. Il fut digne de porter le nom de très bon, qu’on n’avait avant lui donné qu’à Jupiter, et qui lui convenait beaucoup mieux qu’à Jupiter ; il mérita qu’après lui on adressât aux empereurs qu’on voulait le plus flatter cette louange : « Plus heureux qu’Auguste, meilleur que Trajan. » Le moyen âge, qui a traduit souvent en légendes bizarres les grands souvenirs de l’antiquité, a consacré celui que Trajan avait laissé par une légende extraordinaire et touchante. Il a cru, et cela honore les consciences de ce temps-là, qu’un si bon empereur ne pouvait être damné. Un instinct de tolérance que je me sens fort disposé à respecter dans sa naïveté a fait attribuer à Dieu un miracle pour ne pas lui attribuer une injustice. Le pape saint Grégoire, touché des vertus de Trajan, avait demandé qu’il fût sauvé, et l’avait obtenu. Des docteurs ont combattu pour l’irrémissibilité de la damnation ; mais des saints ont accepté le pardon de Trajan. L’église grecque a mis dans son rituel cette phrase : « O Dieu, pardonne-lui comme tu as pardonné à Trajan par l’intercession de saint Grégoire. » L’ange de l’école, qui est à la fois un saint et un docteur, a cherché à expliquer comment on pouvait admettre sans hérésie cette tradition charitable, et c’est pourquoi un autre théologien disciple de saint Thomas, qui était de plus un grand poète et un poète très orthodoxe, Dante, n’a pas hésité à placer Trajan dans son Paradis.

Je ne suis pas sorti de mon sujet en racontant cette belle légende, car c’est à elle qu’un des plus remarquables monumens de Rome, la colonne Trajane, et ce qui reste de la basilique ulpienne doivent peut-être leur conservation. Au XIIe siècle, la municipalité de Rome prit, par un arrêté, des mesures pour protéger ce qui subsistait des édifices construits par Trajan à cause des vertus de cet empereur, qui lui avaient mérité le ciel.

Entre Trajan et son successeur Adrien, la différence est grande. Adrien eut des dons brillans et beaucoup d’esprit ; mais il ne fut point un bon empereur, et il fut un empereur cruel. On ne l’a pas assez dit, et Gibbon l’a trop oublié. Cependant son biographe nous apprend qu’il débuta par faire mourir quatre personnages considérables, ce qui le rendit d’abord très odieux, et que dans la suite il en mit beaucoup d’autres à mort, soit ouvertement, soit par des moyens cachés. Adrien fut donc loin d’être un bon prince, quoiqu’il ne fût pas dénué de bonnes qualités ; mais il était mobile, divers et ondoyant, comme parle Montaigne, d’un génie envieux, triste, lascif, rusé, dit son historien, et réunissant tous les contrastes. Son visage lui-même, qui semble mobile comme son âme, ses portraits, d’une expression si diverse, où on lit tour à tour et quelquefois tout ensemble l’intelligence et la méchanceté, la dureté et la finesse, font bien comprendre cette nature complexe, où le mauvais dominait. Tel est l’Adrien de l’histoire : ce n’est pas tout à fait celui qui a cours dans les livres, mais c’est le vrai. On vient de voir que j’admire volontiers ce qui mérite l’admiration ; l’admiration toutefois n’a de prix et de sens que lorsqu’elle distingue ce qui doit être distingué. Il ne faut pas que l’histoire ressemble à ces personnes accommodantes qui disent un peu de bien de tout le monde, et ne veulent se brouiller avec personne, ce qui ôte toute valeur à leurs éloges. C’est ce qu’on a fait trop souvent pour Adrien, qui était un assez méchant homme, un souverain assez ordinaire, et que l’on place sur la même ligne que le grand souverain qui l’a précédé, Trajan, et les deux saints du paganisme qui l’ont suivi, Antonin le Pieux et Marc-Aurèle, formant de ces quatre règnes ce qu’on appelle le siècle des Antonins, quoique Adrien ne soit pas plus un Antonin que Trajan, et, ce qui est plus important, ne ressemble en rien aux Antonins.

Trajan ne voulait point adopter Adrien. Dion Cassius dit même qu’il ne l’avait point adopté, et que lorsqu’on apprit à Rome que l’empereur venait de mourir en Asie, l’impératrice Plotine, qui aimait Adrien, le lit élire. Quelques-uns prétendirent qu’on avait remplacé Trajan mort dans son lit par un imposteur qui désigna le protégé de Plotine, jouant ainsi, longtemps avant Regnard, la farce du Légataire universel. Ceci doit être une fable. Ce qui est hors de doute, c’est l’influence de Plotine sur le choix du nouvel empereur. Plotine donna le premier exemple de l’intervention des femmes dans les destinées de l’empire ; nous verrons cette influence reparaître au temps d’Alexandre Sévère et d’Héliogabale.

Bien que Dion dise expressément que Plotine avait pour Adrien un attachement amoureux, il se pourrait que sa prédilection ait été innocente. Adrien était parent de son mari et avait épousé sa nièce ; elle n’avait point d’enfant, et son cœur de tante put s’intéresser à ce séduisant neveu. Il en coûterait de mettre une passion coupable sur cette honnête figure, car Plotine a l’air d’une honnête et bonne femme. Le peu qu’on sait d’elle confirme cette impression et le témoignage de Pline. En montant pour la première fois l’escalier du palais, elle dit : « Je prie les dieux qu’ils m’en fassent sortir telle que je vais y entrer. »

Pour Adrien, c’est autre chose ; il n’a pas l’air bon, et on vient de voir qu’il ne l’était point. Bien que du même pays et de la même famille, il ne ressemble pas plus à son prédécesseur par les traits du visage qu’il ne lui ressemblait par l’âme. Trajan est tranquille et posé ; Adrien est évaporé, inquiet. Espagnols tous les deux, ni l’un ni l’autre n’a le profil romain ni une physionomie vraiment romaine, Adrien encore moins que Trajan. Avec ses moustaches et ses favoris, il a l’air d’un moderne ; sa figure, sans gravité, est une figure spirituelle. Le premier des empereurs, il porta la barbe pour cacher une cicatrice, comme on l’a dit de François Ier, auquel il ressemble un peu de visage. François Ier protégeait les artistes, ainsi qu’Adrien avait la prétention de le faire ; mais il ne les jalousait point, ne se donnait point pour les surpasser, et ne fit point mourir Benvenuto Cellini par rivalité de métier, comme Adrien fit mourir Apollodore.

Nous rencontrons tout d’abord ce trait, qui, à lui seul, suffirait pour le faire détester. Adrien avait toutes les prétentions, celle de la poésie, de la prose, de la critique, de l’astrologie. Il faisait des vers obscurs à l’imitation d’un certain Antimaque qu’il voulait qu’on mît au-dessus d’Homère ; il affectait de n’aimer que les vieux auteurs, préférant Ennius à Virgile. Il s’était exercé dans tous les arts : il peignait, il modelait, il chantait et jouait de la lyre. Il paraît avoir été un amateur universel, mais il voulait être plus habile que les artistes de profession, et quand il n’y parvenait pas, il se plaisait à les décrier, à les rabaisser, à les écraser ; ut doctior, risit, contempsit, obtrivit, dit Spartien. Cela n’était pas très généreux, car ceux qu’il traitait ainsi auraient pu lui répondre ce que dit le sophiste Favorinus, à qui ses amis demandaient pourquoi il avait changé sur une critique de l’empereur un mot qu’il aurait pu défendre : « Comment voulez-vous que je ne reconnaisse pas pour le plus docte des mortels un homme qui a trente légions ? »

Adrien était aussi architecte et architecte distingué, s’il fut réellement l’auteur du temple de Vénus et de Rome, le plus vaste et l’un des plus beaux temples romains ; mais ce temple, qui fait honneur à l’artiste, fut pour l’empereur l’occasion d’une action indigne, le meurtre d’Apollodore. Adrien était allé un jour avec Trajan voir les grands travaux que dirigeait l’illustre Grec, et, ayant lâché quelque sottise, Apollodore lui dit brusquement, faisant allusion à ses peintures : « Jeune homme, va peindre tes citrouilles, car tu n’entends rien à ceci. » Le jeune homme, devenu empereur, exila Apollodore, puis, ayant construit le temple de Vénus et de Rome, lui envoya le plan et lui demanda son avis ; l’exilé manqua cette excellente occasion de faire sa cour et d’être rappelé. C’était une de ces mauvaises têtes que le malheur ne corrige pas. Il indiqua à l’empereur une disposition qui aurait permis d’avoir les machines dont on se servait dans les jeux à la portée de l’amphithéâtre, et ajouta : « Quant aux sanctuaires des deux déesses, tu ne leur as pas donné assez de hauteur ; si les déesses voulaient se lever, elles ne le pourraient pas. » Adrien, blessé de l’épigramme, envoya tuer Apollodore. C’est exactement ainsi qu’eût agi Néron, si l’on eût blâmé sa manière de déclamer ou de chanter. Quand on regarde attentivement la figure d’Adrien, on s’explique et ces amertumes contre ses rivaux et cette sanguinaire vengeance d’un bel-esprit piqué. Sa bouche, fine et mauvaise, s’entr’ouvre comme pour lancer un sarcasme à qui ne peut répliquer, ou pour répondre à un mot dur prononcé autrefois par une sentence de mort. Il y a au Capitole deux bustes d’Adrien, placés à côté l’un de l’autre, qui résument toute sa conduite avec les artistes : le premier sourit d’un air triomphant à ceux qui l’applaudissent, l’autre va dicter l’arrêt de mort de ceux qui l’ont critiqué.

De ce temple de Vénus et de Rome, dont on reconnaît très bien l’emplacement, il reste d’énormes colonnes, quelques très beaux ornemens et les deux sanctuaires adossés l’un à l’autre où étaient placées les statues des deux déesses. Vénus figurait là comme mère d’Énée et protectrice du peuple romain. On ne saurait nier que la disposition du double édifice, auquel on montait par deux étages de degrés, qu’entourait un portique immense soutenu par de magnifiques colonnes de granit dont on peut juger par celles qui gisent aujourd’hui sur le sol, on ne saurait nier que cette disposition ne fût heureuse et originale. Ce qui subsiste du temple de Vénus et de Rome atteste le goût et la magnificence d’Adrien ; mais le meurtre d’Apollodore gâte tout.

Ce temple était vraisemblablement le plus grand de Rome. Toute la plate-forme avait cinq cents pieds en longueur, le temple lui-même trois cent trente-trois ; C’est à peu près la longueur de Sainte-Sophie et plus de la moitié de celle de Saint-Pierre. Le colossal envahit toujours de plus en plus l’architecture de l’empire. Un gouvernement qui ressemble aux gouvernemens de l’Orient appelle un art qui prend les dimensions de l’art oriental. La situation du temple de Vénus et de Rome était très bien choisie. D’un côté il dominait la Voie-Sacrée et le Forum, de l’autre il regardait le Colisée. Pour construire ce vaste édifice, on fut obligé de transporter le colosse de Néron ; c’est alors qu’il fut placé devant l’amphithéâtre ; on y employa vingt-quatre éléphans. La base du colosse se voit encore.

Pour se former une idée de l’activité d’Adrien par les monumens dont il fut l’auteur, il faudrait faire comme lui, sortir de Rome, parcourir le monde, aller visiter tour à tour chaque partie de l’empire romain, car Adrien était toujours en voyage, entraîné par une humeur inconstante et un esprit curieux ; partout, on doit le reconnaître, il laissait des traces de sa présence : des aqueducs, des ponts, des fontaines, des édifices de toute sorte ; à Athènes, le temple de Jupiter Olympien, qu’auprès du Parthénon l’on regarde à peine parce qu’il n’est que romain ; à Nîmes, une basilique en l’honneur de Plotine, à laquelle il devait l’empire. Il restaurait un temple d’Auguste en Espagne et relevait le tombeau de Pompée en Égypte. À cet égard, Adrien marche d’un pas plus décidé dans la route que Trajan avait ouverte. Celui-ci avait, commencé à s’occuper des provinces ; son successeur les parcourut incessamment. Trajan était un provincial empereur, Adrien fut un empereur cosmopolite ; mais Rome étant le seul théâtre de cette histoire, j’y retourne pour y chercher les œuvres et les souvenirs d’Adrien.

Il y répara et restaura beaucoup. On cite le Panthéon, les thermes d’Agrippa, le forum d’Auguste. À ce moment, les monumens se sont tellement multipliés à Rome, que désormais les réparations tiendront une grande place dans les ouvrages des empereurs, des plus mauvais comme des meilleurs, de Caracalla comme de Septime-Sévère. Adrien était un esprit vif et ardent qui avait toujours besoin de faire quelque chose, qui aimait à briller ; puis il voulait séduire l’opinion, que les cruautés par lesquelles il inaugura son règne avaient soulevée : il voulait se faire absoudre en se faisant admirer. Il faut lui savoir gré de cette vanité où entrait quelque grandeur et de ce remords salutaire qui embellit Rome et l’empire. Du reste, si Adrien conserva et répara, il détruisit aussi. Il fit abattre, au grand regret de tout le monde, un théâtre que Trajan avait bâti dans le Champ-de-Mars, et si bien abattre, qu’on ne sait où était ce théâtre ; il fit aussi démolir un pont que Trajan avait jeté sur le Danube. On voit là des marques du caractère jaloux d’Adrien, et il est permis d’en signaler un autre indice dans une mesure que les modernes ont trop vantée, l’abandon des conquêtes de Trajan sur le Danube et sur l’Euphrate. De plus il y a dans les musées de Rome deux portraits qui accusent sa mémoire, celui de Sabine et celui d’Antinoüs.

Adrien fut soupçonné d’avoir empoisonné sa femme Sabine. Son union avec elle avait été l’origine de sa grandeur. Sabine, à en juger par ses bustes, avait, au plus haut degré, ce que nous appelons la distinction. Elle diffère en cela de sa mère Marciane et de sa sœur Matidie. Ces princesses, auxquelles on éleva des temples, ont une physionomie assez vulgaire : Matidie, l’air boudeur d’une petite provinciale. Sa mère Marciane, sœur de Trajan, a été louée par Pline pour sa candeur et sa simplicité ; il a dit d’elle que c’était une personne vraie avant qu’on l’eût dit d’une femme célèbre : illa tua simplicitas, tua veritas, tuus candor agnoscitur. Tout cela se retrouve dans les bustes de la sœur de Trajan ; mais, chez toutes ces femmes de l’honnête famille Ulpia, on ne découvre aucune élégance. Leur coiffure n’est pas tout à fait aussi laide que celle des princesses flaviennes, mais elle est encore bien singulière. C’est ce que Stace appelle un monticule de cheveux, suggestumque comœ, et que Juvénal a décrit quand il montre les femmes romaines construisant, étage par étage, l’édifice élevé de leur coiffure. Sabine abuse moins que sa mère et sa sœur de cette mode bizarre. C’était évidemment une personne de goût[4], aimant l’esprit ; elle s’entourait d’une société familière dans laquelle se trouvaient des hommes de lettres, à en juger par l’historien Suétone, qui en faisait partie. Ils furent punis par Adrien à cause de cette intimité, qu’il n’avait pas permise. Ces paroles de Spartien montrent qu’Adrien ne reprochait rien de grave à Sabine, et que c’était à ses yeux un tort d’étiquette, tout au plus de légèreté. Il se plaignait qu’elle fût d’un caractère chagrin et rude, morosa et aspera, l’expression des traits de Sabine dément l’imputation d’Adrien. Cependant il est possible que cette bouche fine et fière ait quelquefois laissé échapper une irritation que la conduite de son époux justifiait. Du reste, elle l’accompagnait dans ses voyages, au moins elle fit avec Adrien celui d’Égypte, car on lit le nom de Sabine sur une des jambes du colosse d’Aménophis, parmi ceux des curieux venus là pour entendre le son que rendait, au lever du soleil, cette statue, à laquelle les Grecs avaient donné le nom du héros homérique Memnon. Si la figure ingrate de la fille de Titus augmente les torts de Domitien, la noble et spirituelle beauté de Sabine rend plus inexcusable encore chez Adrien un égarement qu’il faut bien rappeler, car comment parler à Rome des images célèbres qui se rapportent à son règne sans nommer Antinoüs ?

C’est un mortel étrange que ce Bythinien, à la figure belle et sombre, dont Adrien fit un dieu après l’avoir laissé mourir pour lui avec un dévouement qui relève un peu cette honteuse mémoire. Dion raconte qu’Adrien ayant besoin pour ses enchantemens, car il avait aussi des prétentions à la magie, de l’âme d’un suicidé, Antinoüs s’immola pour lui fournir ce qu’il cherchait. La reconnaissance de l’empereur n’eut point de bornes. Un astre nouveau s’étant montré alors dans le ciel, il déclara que c’était l’âme d’Antinoüs qui apparaissait au firmament, appela de son nom une ville d’Égypte, Antinopolis, et, dit Dion Gassius, remplit le monde de ses images. Il y en a plusieurs à Rome qui sont célèbres. Je n’y comprends point le prétendu Antinoüs du Belvédère, qui est très certainement un Mercure ; je parle de l’Antinoüs du Capitole, du magnifique buste en bas-relief de la villa Albani, du buste colossal de la salle ronde au Vatican, de l’Antinoüs qui est au musée de Saint-Jean de Latran. Antinoüs est souvent représenté avec un caractère idéal et des attributs divins qui rappellent son apothéose : à Saint-Jean de Latran, en Bacchus jeune ; au Capitole, en Adonis, selon M. Braun[5]. L’idéal nous est fort nécessaire pour nous faire accepter le favori d’Adrien divinisé.

Il est naturel qu’Antinoüs, qui s’était, disait-on, précipité dans le Nil, ait été représenté sous les traits d’un dieu égyptien. Dans une statue placée maintenant au Musée-Grégorien, le sculpteur a su combiner avec une habileté très remarquable l’art égyptien et l’art grec, dont le caractère est si différent, et, malgré cette différence, les marier et les fondre en un tout harmonieux. La figure conserve quelque chose de la raideur obligée et de la pose hiératique des statues égyptiennes, et cependant le sentiment de la nature et de la vie s’y montrent visiblement. La physionomie triste d’Antinoüs sied bien à un dieu d’Égypte, et le style grec emprunte à ce reflet du style égyptien une grandeur sombre.

Dans la salle du Vatican où est cet Antinoüs, on a rassemblé un certain nombre de statues, la plupart du temps d’Adrien, qui n’ont pas, à mes yeux, le même mérite, mais qui sont toutes des traductions de l’art égyptien en art grec. L’alliance, la fusion de la sculpture égyptienne et de la sculpture gréco-romaine est un des traits les plus saillans de ce cosmopolitisme si étranger à d’anciennes traditions nationales, et dont Adrien, par ses voyages, ses goûts, ses monumens, fut la plus éclatante manifestation. L’invasion de l’art égyptien, qui eut lieu sous son règne, est comme le dernier terme de ce long effort de l’Égypte pour pénétrer dans la civilisation européenne, effort dont l’origine se perd dans les âges antiques, et dont c’est peut-être l’occasion de tracer rapidement l’histoire.

Si haut qu’on remonte le passé, on trouve l’Égypte à l’horizon de la Grèce, comme un astre levé depuis longtemps et entouré de nuages, comme un vieux monde antédiluvien dont on a une vague tradition, et qui inspire un certain respect. L’Égypte était pour la Grèce ce qu’était pour les hommes du moyen-âge l’antiquité classique entrevue à travers la nuit des temps barbares et un peu ce qu’étaient pour eux les souvenirs bibliques. On croyait qu’il y avait eu aux bords du Nil une civilisation qui avait précédé la civilisation grecque et d’où elle était en partie venue, que là était l’origine des sciences et des arts. L’Égypte pour les Athéniens du temps de Platon, c’était l’antiquité ; c’était aussi l’Orient, berceau des mythes et des mystères. Jusqu’à quel point les Grecs s’exagéraient-ils ce qu’ils devaient à l’Égypte ? C’est ce qui n’est pas encore bien éclairci ; mais ils pensaient lui devoir beaucoup.

L’art grec et l’art égyptien se rencontrèrent avant qu’Alexandrie eût été fondée, et quand il n’y avait de grec en Égypte que la colonie de Naucratis ; déjà sous Nectanebo, un peu avant Alexandre, l’art hellénique avait atteint et modifié le vieil art égyptien, et Rome fournit de dette antique influence un curieux exemple dans deux lions de basalte[6], sur la base desquels on lit écrit en hiéroglyphes le nom du roi Nectanebo. Dans cette sculpture bien égyptienne, on sent déjà le souffle de l’art grec. La pose de ces lions est la pose raide et monumentale des lions à tête humaine de Louxsor ; la crinière est encore de convention, mais la vie est exprimée, les muscles sont accusés avec un soin et un relief que la sculpture purement égyptienne n’a pas connus.

Ce fut dans Alexandrie, ville égyptienne gouvernée par des rois grecs, ville grecque sur la terre d’Égypte, que se trouvèrent décidément en présence les deux civilisations et les deux arts. Les civilisations ne se mêlèrent point, ni les littératures. Les Égyptiens demeurent Égyptiens, et les Grecs, Grecs. Quoi qu’on en ait dit, en philosophie l’école d’Alexandrie est purement grecque, ou du moins très peu orientale. Théocrite et Callimaque ignorent la langue et l’écriture de l’Égypte, et les prêtres égyptiens continuent de tracer des hiéroglyphes sans se soucier qu’il y ait au monde un Homère ou un Hérodote ; mais dans l’art il n’en est pas tout à fait de même, et chose singulière, la présence de l’art grec, qui partout ailleurs, à Rome par exemple, est une cause de perfectionnement, un principe de beauté, est en Égypte une cause de décadence, un principe de laideur. La statuaire égyptienne et la sculpture hiéroglyphique du temps des Ptolémées se reconnaissent tout d’abord à leur infériorité, quand on les compare à ce qu’elles étaient sous les pharaons. Je ne reviendrai pas sur les causes de cette anomalie. J’ai eu l’occasion de les indiquer en passant dans une autre partie de ces études ; mais on peut constater le fait sans sortir de Rome, en allant regarder successivement les admirables hiéroglyphes de l’obélisque de Thoutmosis III qui décore la place de Saint-Jean-de-Latran, et ceux qui datent du temps des Ptolémées, au Musée-Grégorien.

Quand l’Égypte fut devenue province romaine, les Romains se trouvèrent en contact avec elle, et la sculpture qu’ils avaient reçue des Grecs fut appliquée au bout d’un certain temps, et surtout sous Adrien, à reproduire à sa manière les types égyptiens. J’en ai déjà dit un mot à propos d’une statue d’Antinoüs : j’y reviendrai tout à l’heure ; mais il faut auparavant indiquer quelles avaient été avant cette époque les importations de l’art égyptien à Rome et ses influences.

D’abord l’Égypte put influer indirectement sur les Romains par l’intermédiaire des Étrusques. Les Étrusques, les premiers maîtres des Romains, étaient entrés avant eux en relation avec l’Égypte. Pour la retrouver presque à chaque pas, il suffit de parcourir le musée étrusque du Vatican. La fleur de lotus y reparaît sans cesse dans les ornemens des vases en terre et en bronze. La porte du tombeau étrusque dont on a eu l’heureuse idée de placer dans ce musée un fac simile exact est une porte égyptienne aussi bien que les portes des tombes qui existent dans plusieurs parties de l’ancienne Étrurie. Toujours dans le même musée, les peintures copiées des sépulcres de Tarquinii offrent une scène funèbre parfaitement semblable à celles qui sont représentées dans l’intérieur des tombes égyptiennes. Parmi les ornemens sacerdotaux trouvés dans un tombeau étrusque à Cervetri, et qu’on admire dans la vitrine centrale du Musée-Grégorien, on reconnaît des figures dont la ressemblance avec certaines figures symboliques égyptiennes est trop grande pour être fortuite, entre autres des femmes avec de grandes ailes éployées qui descendent jusqu’à leurs pieds. Enfin des scarabées, sur lesquels se lisent de véritables hiéroglyphes, achèvent de prouver les communications de l’Étrurie et de l’Égypte, comme les vases, les portes, les peintures sépulcrales, les bijoux étrusques rendent indubitable l’action de l’art égyptien sur l’art étrusque.

Outre ce qui a pu venir de l’Égypte aux Romains par cette voie indirecte, eux-mêmes ont conquis et gouverné ce pays après les Grecs. Quels produits de l’art égyptien a introduits dans Rome cette conquête ?

Les Romains ne daignèrent prendre aux Égyptiens que leurs obélisques. Ces fortes masses de granit leur plaisaient. Ils s’en servirent pour décorer leurs cirques, une fois pour orner une sépulture impériale, une autre fois pour fournir une grande aiguille à un cadran solaire, une autre enfin pour simuler le mât du vaisseau dont ils avaient donné la forme à l’île Tibérine. Outre les obélisques enlevés à l’Égypte, les Romains en commandèrent pour leur propre compte, comme le prouve celui de la place Navone, que j’ai mentionné, et qui porte écrit en caractères hiéroglyphiques les noms des Flaviens. Quant aux statues égyptiennes, les Romains ne semblent pas s’en être souciés beaucoup. Celles qu’on a trouvées à Rome provenaient en général des temples consacrés à des divinités égyptiennes, et y avaient été apportées avec le culte de ces divinités par suite de l’invasion de la religion d’Isis et de Serapis, invasion tantôt combattue, et tantôt tolérée, dont je ferai plus tard l’histoire[7].

Au temps d’Adrien, la sculpture égyptienne fut l’objet d’une plus grande faveur. Adrien en goûta le mérite, grâce à son éclectisme universel, et par son ordre ou pour lui plaire, les artistes firent de l’égyptien comme ils faisaient du grec. On a rassemblé dans une salle du Musée-Grégorien une collection de ces contrefaçons romaines de la sculpture de l’Égypte. Sauf l’Antinoüs dont j’ai parlé, les produits de cette sculpture d’imitation, bien que datant d’une époque encore brillante de l’art romain, ne sauraient le disputer à leurs modèles. Pour s’en convaincre, il suffit de les comparer aux statues vraiment égyptiennes qui remplissent une salle voisine. Dans celles-ci, la réalité du détail est méprisée et sacrifiée ; mais les traits fôndamentaux, les linéamens essentiels de la forme sont rendus admirablement. De là un grand style, car employer l’expression la plus générale, c’est le secret de la grandeur du style, comme a dit Buffon. Cette élévation, cette sobriété du génie égyptien ne se retrouvent plus dans les imitations bâtardes du temps d’Adrien. Les divinités de l’Égypte n’ont pas plus conservé leurs types que leurs attributs. En voulant singer l’égyptien, on tombe dans la raideur sans arriver au sublime, et au lieu de quelque chose de puissant et d’expressif, on produit quelque chose d’insignifiant et de mort : copies effacées où disparaissent dans la sécheresse et la froideur la grandeur sévère et la vie énergique, bien qu’enveloppée, de la statuaire égyptienne.

Tel fut l’art égyptien à Rome sous Adrien. L’art grec, ce modèle constant et jamais égalé de l’art romain, ne pouvait manquer d’être de mode à une époque où, selon l’expression de Juvénal, Rome était devenue une ville grecque, et sous un empereur qu’on appelait dans sa jeunesse le petit Grec, on devait chercher à le reproduire ; mais la sculpture du temps d’Adrien se reconnaît à je ne sais quoi de poli, de glacé, qui est à Phidias ce que Fléchier est à Bossuet.

Adrien était dans toute la force du mot un touriste. Je l’ai dit, il y avait en lui de l’homme moderne, Sa curiosité était infatigable ; il voulait tout voir et tout lire sur ce qu’il avait vu. Je ne sais nul autre personnage dans l’antiquité dont on ait raconté qu’il avait gravi une montagne pendant la nuit pour aller voir un lever de soleil. Or c’est ce qu’Adrien fît deux fois : l’une de ces deux ascensions était celle de l’Etna, que nous tous qui avons été en Sicile devions faire après lui. Cette passion pour les lieux célèbres qui nous pousse à travers le monde, sans autre but que, d’aller voir ce dont nous avons entendu parler, cette passion toute moderne inspira à l’empereur Adrien la pensée de rassembler dans sa villa de Tivoli des imitations et des souvenirs de ce qui l’avait le plus frappé dans ses voyages, et surtout dans son voyage d’Athènes. Athènes était pour les Romains, ce que Rome est pour nous. On voyait dans cette villa le Poecile, le Prytanée, l’Académie d’Athènes et aussi le temple de Sérapis, à Canope. Adrien y avait placé la vallée de Tempe et jusqu’à la région fabuleuse des enfers. C’était un peu comme le palais de Sydenham, où l’on passe de la cour égyptienne à la cour grecque et à la cour mauresque, On reconnaît encore plusieurs de ces reproductions savantes : le Pœcile avec son double portique, le bassin sur lequel on imitait les fêtes de la ville égyptienne de Canope. M. Canina pensait que les principaux monumens imités dans la villa d’Adrien étaient disposés de manière à rappeler la situation relative des monumens originaux dans la ville d’Athènes ; mais il ne faut pas y chercher, je crois, une imitation trop fidèle. Spartien dit qu’Adrien donna des noms célèbres aux différentes parties de sa villa, ce qui n’indique point l’intention d’une reproduction exacte. La vallée de Tempe et surtout les enfers ne pouvaient être bien ressemblans.

Aujourd’hui ces imitations, alors modernes, de ce ; qui était déjà des antiquités sont devenues des antiquités à leur tour. Les curieux vont visiter la villa Adriana comme Adrien était allé visiter Canope ou le Pœcile. Grâce à lui, on trouve réunis dans un petit espace des débris qui rappellent un double passé. Ces débris, entremêlés de grands arbres et dominés par les montagnes de la Sabine, forment un ensemble plus pittoresque et plus poétique, je pense, qu’au temps d’Adrien. Ce qu’il y avait d’artificiel dans cette collection de copies et d’étiquettes a disparu. Les détails savans se perdent dans une émotion de ruines qui enveloppe tout d’un charme mélancolique et indéfinissable. Enfin ce besoin de rassembler ainsi des souvenirs empruntés à divers climats et à plusieurs âges, qui a donné naissance à la villa Adriana, fait comprendre comment, tandis que s’en allait l’énergique sentiment de la vieille patrie romaine, commençait à poindre dans les âmes ce sentiment collectif qui devait embrasser l’humanité. Chez Adrien, c’était seulement un intérêt d’imagination, un amusement égoïste de la curiosité qu’on ne saurait confondre avec la sympathie universelle, mais qui l’annonçait.

Voici une bien remarquable justice de la Providence. « Après ses voyages, Adrien, dit Aurélius Victor, voulut se retirer dans sa villa pour jouir de tout ce qu’il y avait fait. » Il ne méritait pas d’en jouir, car, repris par la cruauté qui marqua les commencemens de son règne, il avait fait périr encore deux hommes innocens, et il trouva dans sa villa, œuvre de sa vie, résumé de ses voyages, espoir de ses dernières années, la malédiction d’une de ses victimes qui l’y attendait et le supplice de ne pouvoir mourir. Ceci mérite d’être raconté.

Adrien avait commencé à souffrir de la maladie qui devait lui être fatale, quand il fit mettre à mort un vieillard de quatre-vingt-dix ans, Servianus, avec son petit-fils Fuscus, qui en avait dix-huit. On ne voit pas ce qui put porter Adrien à cette cruauté, à moins qu’il ne se souvînt après trente ans que Servianus avait fait connaître autrefois à Trajan les désordres de son neveu et ses dettes. Ce serait une bien longue rancune ; mais le meurtre d’Apollodore montre qu’Adrien était rancunier. Quand on alla égorger Servianus, le vieillard se fit apporter du feu, et ayant brûlé quelque encens, il s’écria : « Dieux immortels ! témoins de mon innocence, je ne vous demande qu’une chose, c’est qu’Adrien, quand il le voudra, ne puisse mourir ! » Servianus fut exaucé, et ce fut dans sa villa de Tivoli qu’Adrien, arrivé à un état qui lui rendait la vie insupportable, éprouva le genre de châtiment qu’avaient appelé sur lui les dernières paroles de Servianus.

Citons Dion Cassius, qui avait vu une lettre d’Adrien dans laquelle il disait quel tourment c’est de désirer la mort en vain. Adrien était atteint d’un double mal, l’hydropisie et des pertes de sang continuelles. Il crut s’être guéri par des sortilèges, mais bientôt l’eau revint, le sang recommença à couler, et comme « son état allait empirant et qu’il éprouvait une mort de chaque jour, il voulut mourir et il implora souvent le poison et le glaive ; mais il ne put obtenir de personne qu’on lui obéît, bien qu’il promît des richesses et l’impunité. Alors il envoya chercher Mastor, un barbare de la nation des Iazyges qui, ayant été pris à la guerre, lui était utile dans ses chasses à cause de son courage et de sa force ; par offres et menaces, il décida cet homme à lui promettre qu’il le tuerait, et il marqua au-dessous de sa mamelle gauche, avec certaine couleur, un lieu que son médecin Hermogène lui avait désigné, afin qu’étant frappé là mortellement, il pût expirer sans souffrir. Et cela même n’ayant pu lui réussir, car Mastor, troublé de ce qu’il allait faire, s’était enfui plein de terreur, Adrien gémit amèrement sur cette maladie et sur son impuissance à recevoir la mort, lui qui avait pu la donner aux autres. »

Adrien languit quelque temps encore dans la villa qui vit ce long supplice, et dont le charme ne put l’adoucir : supplice mérité, que retracent les beaux débris de cette villa, aujourd’hui en ruines, parmi lesquels croissent de grands cyprès, et que rappellent aussi les portraits d’Adrien. Sa bouche, qui avait dicté d’homicides arrêts, semble encore s’entr’ouvrir pour laisser passer le sang qui devait l’inonder à ses derniers momens. Cette mort, semblable à celle que la tradition attribue à Charles IX, lui aussi ami des arts et faisant des vers, cette mort fut celle de l’aimable Adrien. Le sénat, toujours courageux contre les empereurs défunts, refusait de décerner à celui-ci les honneurs divins ; il ne les accorda qu’aux larmes d’Antonin et aux menaces des soldats. Les cendres de l’empereur mort à Baies, qui avaient été déposées provisoirement dans une villa de Cicéron, furent apportées à Rome et placées dans le mausolée colossal qu’Adrien avait fait construire pour les recevoir.

Sauf le temple de Vénus et de Rome, conçu dans sa vanité d’artiste et comme un défi adressé à Apollodore, Adrien n’a point élevé à Rome de monument qui eût un but d’utilité publique, point d’aqueduc, point de basilique, de bibliothèque, de forum, comme Trajan. Presque tout ce qu’il bâtit, il l’a fait dans un sentiment personnel ; j’en excepte le temple de Trajan et celui de Plotine ; il ne pouvait du reste se dispenser de cet acte de reconnaissance, quand il en érigeait à sa tante Marciane, à sa cousine Matidie, à toutes les femmes de sa famille, excepté à Sabine, son épouse. Son mausolée était une œuvre d’orgueil et d’égoïsme : il, voulut, comme Auguste, reposer dans une de ces gigantesques sépultures de l’Orient. Il avait dû voir dans ses voyages la fameuse tombe de Mausole, une des sept merveilles du monde. Le mausolée d’Adrien était encore un souvenir et une reproduction d’un édifice célèbre, comme les constructions de sa villa.

Le pont qu’il bâtit fut entrepris aussi dans une pensée purement personnelle. Tout à côté était le pont triomphal qui conduisait à la voie Aurélia ; le sien, inutile au public, ne conduisait qu’à son tombeau : c’est le pont qu’on traverse pour aller à Saint-Pierre ; à une arche près, qui est moderne, rien n’y a été changé que les parapets. Les anges du Bernin ont remplacé des statues probablement d’un meilleur goût qui le décoraient. Les autres ponts de la Rome antique n’ont pas été aussi bien conservés ; mais chaque pont de la Rome moderne correspond à l’un d’entre eux, et même, quand on a établi un pont en fil de fer, on lui a donné pour base les piles du Ponte-Rotto, élevé au moyen âge sur les fondemens du pons Palatinus, qui fut achevé sous la censure de Scipion l’Africain. Scipion l’Africain et un pont en fil de fer, voilà de ces contrastes qu’on ne trouve qu’à Rome ! De même les trois aqueducs qui abreuvent la ville sont trois aqueducs antiques réparés ; les routes d’aujourd’hui suivent la plupart du temps le tracé d’une voie romaine ; dans l’intérieur de Rome, sans parler du Corso, que nous savons être la voie Flaminienne, plus d’une rue moderne marque la direction d’une rue antique, comme plusieurs églises indiquent la place d’un temple. Rome, qui a tant changé d’aspect, est pourtant, à quelques égards, la Rome d’autrefois. Il en est surtout ainsi pour les voies de communication, ce qui se continue le mieux à travers les siècles par l’habitude de passer au même endroit.

Du reste, il fallait bien qu’Adrien songeât à se donner une sépulture. Le mausolée d’Auguste était rempli, et il ne se souciait pas d’aller en intrus dans le temple des Flaviens remplacer Domitien.

L’œuvre d’Auguste fut surpassée par son imitateur. Le soubassement du mausolée d’Adrien est un carré dont chaque côté a presque un tiers de plus que celui du mausolée d’Auguste. On a appelé au moyen âge tout l’édifice la masse d’Adrien {la mole d’Adriano). C’est en effet une masse imposante que cette énorme tour sur laquelle l’œil s’arrête toujours avec admiration, soit qu’on la voie s’élevant sévère et majestueuse au-dessus du lit profond où coulent les eaux jaunes du Tibre, prêtes à s’enfoncer tortueuses entre les rives abruptes que garnissent des maisons noires et délabrées, soit qu’aperçue d’un autre côté, au bout de grands prés sauvages, elle dessine, en regard du dôme de Saint-Pierre, sa silhouette robuste sur le ciel enflammé du couchant. Et cependant nous n’avons aujourd’hui que le squelette du monument : quand au VIe siècle Procope le vit encore dans toute sa magnificence, il était revêtu de marbre de Paros, entouré de colonnes, et une saillie circulaire portait des statues admirables au dire de l’historien ; on peut en juger par le faune Barberini, qui orne maintenant la belle collection de Munich. Procope vit les premières mutilations de cet édifice, déjà devenu une forteresse, ce qu’il n’a pas cessé d’être jusqu’à nos jours : les troupes grecques qui le défendaient lancèrent des statues sur les assaillans ; ces assaillans étaient des Goths. Ce ne furent pas les Goths qui furent les barbares ce jour-là.

On a dit que le buste colossal d’Adrien, conservé au Vatican, est un fragment de la statue impériale qu’on suppose avoir été placée au sommet de l’édifice, de même qu’une statue d’Auguste se dressait au faîte de son mausolée ; mais il me semble que cette statue d’Adrien n’eût pas été en rapport avec le monument[8]. D’ailleurs il paraît bien que celui-ci était surmonté par la pigna, cette énorme pomme de pin en bronze qu’on voit dans les jardins du Vatican. L’emploi d’une pomme de pin pour décorer un tombeau n’a rien d’extraordinaire ; la pomme de pin formait l’extrémité du thyrse bachique. Un tel ornement rappelait le culte de Bacchus et les mystères où ce dieu jouait un rôle funèbre. J’ai signalé ailleurs le sens des bacchanales représentées sur les tombeaux, et qui font allusion à la vie future révélée dans l’initiation à ces mystères.

Ceci rend raison de cette célèbre pigna qu’au moyen âge l’on avait placée à l’entrée de l’ancienne basilique de Saint-Pierre, comme on le voit dans une curieuse peinture de l’église de Saint-Martin ; elle avait frappé Dante, qui lui compare la tête d’un géant. Ceux qui avaient mis là ce symbole bachique en ignoraient le sens païen ; cela n’était pas toutefois aussi singulier que de figurer, comme on a fait au XVe siècle, des sujets mythologiques, tels que l’aigle enlevant Ganymède et Jupiter en cygne auprès de Léda, sur la grande porte en bronze de Saint-Pierre, où l’on peut s’en édifier encore. Il semble au moins qu’une telle tolérance aurait dû rendre moins sévère pour quelques nudités beaucoup plus innocentes qu’un zèle bien grand et un peu tardif a fait, dans ces dernières années, voiler par d’affreux et ridicules petits jupons.

L’intérieur du mausolée d’Adrien était massif, sauf deux chambres sépulcrales, les corridors inclinés qui y conduisaient et les soupiraux ; c’est exactement la même disposition que dans la grande pyramide, d’Égypte, où il n’y a non plus que deux chambres sépulcrales avec quelques vides au-dessus pour diminuer la pesée de l’énorme amoncellement, des corridors et des soupiraux traversant cette masse et destinés à renouveler l’air, — analogie des pyramides avec ces grands monumens funèbres, et preuve nouvelle que les pyramides étaient des tombeaux. À côté de la pigna, ; dans le jardin du Vatican, sont deux paons en bronze qui proviennent également du mausolée d’Adrien. Je pense qu’ils y avaient été placés en l’honneur des impératrices dont les cendres devaient s’y trouver. Le paon consacré à Junon était le symbole de l’apothéose des impératrices, comme l’oiseau dédié à Jupiter, celui de l’apothéose des empereurs, car le mausolée d’Adrien n’était pas pour lui seul, mais, comme avaient été le mausolée d’Auguste et le temple des Flaviens, pour toute la famille impériale. Des inscriptions placées à l’extérieur indiquaient les noms de ceux dont les restes avaient été déposés dans le mausolée. Ces inscriptions existaient encore à la fin du XVIe siècle ; le pape Grégoire XIII les fit arracher, et employa le marbre des tablettes à décorer Saint-Pierre. Détruire des inscriptions pour avoir quelques morceaux de marbre de plus, c’est vraiment une des plus grandes barbaries qu’on puisse commettre, surtout aux yeux d’un membre de l’Académie des inscriptions. Les papes qui ont placé tant d’inscriptions à tous les coins de Rome auraient au moins dû respecter celles que l’antiquité à laissées.

Un pèlerin allemand du moyen âge a recueilli les épitaphes des divers personnages de la famille des Antonins qui ont pris successivement place dans le mausolée d’Adrien : injustice du hasard ! celle de Marc-Aurèle avait péri, celle de Commode était conservée.

Le mausolée d’Adrien a, dans les temps modernes, une histoire encore plus importante et plus longue que le Colisée. Depuis le Ve siècle, ce tombeau gigantesque a été la forteresse de Rome. Bélisaire la défendit contre les Goths. Au Xe siècle, elle fut occupée par Théodora et Marozia, ces femmes qui donnaient la papauté comme Plotine donnait l’empire, et par Crescentius, ce précurseur de Cola Rienzi, qui, quatre siècles plus tôt, rêva aussi la résurrection de la république romaine. Clément VII y a été assiégé par les troupes de Charles-Quint, et, si l’on en croit Benvenuto Cellini, de là fut tiré par lui le coup qui termina les jours du connétable de Bourbon. Aujourd’hui le monument que se disputèrent tous les chefs des factions romaines au moyen âge est un corps-de-garde français ; dépouillé de tout caractère historique, il a perdu même le privilège d’être le théâtre de la girandola, ce feu d’artifice qu’on tire le lendemain de Pâques, et qui, éclairant par intervalles cette masse sombre et faisant resplendir les noires eaux du Tibre, produisait un effet que rien ne peut remplacer. Le sommet de la ruine antique est déshonoré par une habitation moderne : au-dessus des créneaux dont le moyen âge l’avait hérissée, on aperçoit un cadran d’horloge entre des persiennes. Elle a perdu son nom dans l’usage ordinaire et s’appelle le château Saint-Ange à cause de la statue de bronze érigée en mémoire de l’archange Michel, qui de là, pendant une peste, apparut un jour au pape saint Grégoire, remettant son glaive dans le fourreau pour avertir que la contagion allait cesser ; légende poétique, mais moins belle que les paroles du général français qui, sommé de se rendre, répondit : Je me rendrai quand l’ange de bronze remettra son épée dans le fourreau. De tous ces souvenirs, le plus touchant est celui des deux premiers Antonins, dont les cendres ont consacré le mausolée d’Adrien. Chaque fois que les yeux s’arrêtent sur le plus grand des édifices romains encore debout dans son entier, on se félicite qu’il soit resté un pareil monument de la mémoire de ces deux hommes, mémoire la plus pure et la plus sainte qu’il ait été donné à des souverains de léguer aux hommages de l’histoire et aux bénédictions du genre humain.


J.-J. Ampère.
  1. Dans les sièges représentés sur les bas-reliefs de Ninive, des balles sont lancées avec une espèce de cuiller : celles-là ne devaient pas être bien redoutables ; mais les balles recevaient de la fronde une grande vitesse et par suite une grande force, puisque les poètes pouvaient oser dire qu’elles se fondaient en traversant les airs.
  2. En Grèce, on plaçait sur une colonne les statues des athlètes victorieux.
  3. C’était plutôt à cause du voisinage de l’atrium libertatis.
  4. Une statue du Vatican la représente dans un costume qui serait bien étrange pour nous, mais qui ne l’était point tant à Rome, avec une de ces tuniques presque transparentes dont parlent Horace et Juvénal.
  5. La mort vient d’enlever ce savant, que rendent si regrettable sa fin prématurée, des travaux très variés, parmi lesquels se placent au premier rang sa Mythologie de l’Art et son ouvrage sur les Musées et les Ruines de Rome, enfin une ardeur infatigable d’âme et d’étude difficile à remplacer.
  6. Ces lions ornaient la fontaine de l’Acqua Felice, sur la place dei Termini. On les a transportés dans le Musée-Grégorien.
  7. ) Parmi ces statues, il faut signaler les lions qui gardent l’escalier du Capitale, et qui, bien différens de ceux dont j’ai parlé, quoique très beaux aussi, sont purement égyptiens.
  8. Elle était dans la niche placée à l’entrée du mausolée.