L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II/04

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L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 7 (p. 333-356).
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L’HISTOIRE ROMAINE
A ROME



IV.


GALBA. — OTHON. — VITELLIUS. — VESPASIEN ET TITUS.


Galba, son caractère et ses portraits; lieu de sa mort et de sa sépulture. — Othon continue la Maison-Dorée et aspire à continuer Néron. — Vitellius, service que son buste a rendu à sa renommée. — La guerre civile à Rome, siège et incendie du Capitole. — Fin de Vitellius. — Vespasien, son caractère et sa physionomie. — Réaction contre la mémoire de Néron, le colosse de Néron transporté, le temple de Claude restauré, le Colisée remplaçant le lac de Néron. — Vespasien relève le temple de Jupiter Capitolin, motif politique. — Le temple de la Paix, la paix sous l’empire. — Titus, son arc de triomphe, les Juifs à Rome. — A-t-il mérité sa réputation? — Beauté de Titus. — Thermes de Titus construits sur la Maison-Dorée.





C’est par un singulier abus de langage qu’on a appelé les douze premiers maîtres absolus de Rome les douze Césars. César n’a pas fondé une dynastie, il n’a eu qu’un héritier. Tibère, successeur du petit-neveu de César, n’a plus rien de son sang. Caligula descend, il est vrai, par les femmes de Julie, fille d’Auguste; mais Claude est un neveu de Tibère. Avec lui, l’empire sortit une seconde fois de la famille de César; il rentra dans la ligne féminine de cette famille par Néron, arrière-petit-fils de Julie. On voit combien le principe de succession était incertain. Caligula régna, quoique Tibère eût laissé un fils et lui eût légué l’empire. Caligula, Claude et Néron sont déjà les élus de la soldatesque[1]. Après Néron, la race des Césars fut entièrement éteinte. Dès ce moment, l’élection ou l’adoption transmit l’empire, où l’hérédité ne fut jamais permanente. Ce gouvernement, auquel, comme dit Dion Cassius, il n’était personne qui ne pîit prétendre, n’offrait pas les avantages de la succession régulière des monarchies; révolutionnaire de sa nature, il ne connut que l’hérédité du despotisme.

Les descendans d’Auguste ont tous quelque chose de ce beau profil césarien que, par un jeu étonnant du sort, devait reproduire après tant de siècles le premier empereur des Français; mais avec Galba commence une nouvelle série de princes, empereurs d’aventure qui n’ont plus une goutte du sang d’Auguste ou de Livie, et dont les traits sont nouveaux comme l’origine. Bien que Galba prétendit descendre de Jupiter et de Pasiphaé, Vitellius de la déesse Vitellia et de l’ancien roi mythologique du Latium Faunus, ils ne durent leur grandeur qu’au choix des armées et à la docilité de la multitude; leur fabuleuse extraction n’y fut pour rien.

Aussi toute ressemblance extérieure avec Auguste ou Tibère a disparu de leurs images. Galba a ce nez crochu dont parle Suétone. C’est un vieillard chauve, il avait soixante-treize ans quand il monta sur le trône. Son visage, sombre et dur, est sans noblesse, mais ne manque pas d’énergie. En effet son caractère montra quelques traits de l’ancienne physionomie du général romain. Dans le mot adressé par lui au soldat qui se vantait d’avoir tué son rival Othon : « Qui te l’a ordonné? » on retrouve la tradition de la discipline antique. Galba dit aussi aux troupes qui réclamaient ses largesses : « J’enrôle les soldats et ne les achète point. » Malheureusement l’avarice, qui fut un de ses vices honteux, peut avoir dicté ces mots autant que la fermeté. Cette fermeté est le seul beau côté du caractère de Galba, et la haine qu’elle inspira aux prétoriens le seul trait qui honore sa mémoire. C’est sans doute ce qui l’a fait appeler un grand citoyen par Juvénal, hyperbolique cette fois dans la louange comme il l’est plus souvent dans la satire; mais il ne faut pas oublier que chez Galba la fermeté était accompagnée d’une cruauté que les haines qu’elle souleva purent alléguer pour se justifier. Quand les légions d’Espagne l’eurent proclamé, il marcha sur Rome précédé par cette double réputation de sévérité et de barbarie; on racontait que les commandans de places qui avaient hésité à le reconnaître avaient été égorgés avec leurs femmes et leurs enfans, et qu’il avait fait massacrer des milliers de soldats désarmés. Il s’était arrêté en chemin pour mettre à mort sans jugement plusieurs personnages considérables. Sa marche fut ralentie par ces meurtres, tardum Galbœ iter et cruentum. Pour son avarice, on en citait des exemples incroyables qui vont bien à la vulgarité de ses traits, comme cette route lente et sanguinaire dont parle Tacite s’explique par leur dureté. On ne peut se défendre d’une certaine émotion en voyant la triste fin de ce vieux soudard cruel et débauché, qui, s’il fut un faible empereur, dominé par ceux qui l’entouraient et dont il toléra toutes les iniquités, montra au moins une certaine vigueur contre les indignes soldats qui commençaient à perdre les vertus militaires au moment où ils usurpaient le pouvoir politique. Déjà Corbulon s’était plaint que leur lâcheté lui était plus à craindre que le courage de l’ennemi : pourquoi eussent-ils aimé à braver les fatigues et les périls pour une patrie qui n’était plus, ou pour un empereur comme ceux qu’ils faisaient?

Plutarque, qui a daigné écrire la vie de Galba, la termine par ces mots : « Il ne laissa personne qui regrettât le gouvernement de son empire, mais bien plusieurs qui eurent pitié et compassion de sa mort. » Pour ma part, j’éprouvais cette pitié peu mêlée d’intérêt, quand, dans mes promenades au Palatin et au Forum, je suivais pour ainsi dire à la trace les incidens de sa chute misérable et de sa mort tragique. Je ressentais en même temps un profond dégoût pour ces soldats qui regorgèrent sept mois après l’avoir proclamé, parce qu’il marchandait avec eux sur le paiement de l’élection, et pour cette foule qui regarda pendant le meurtre et applaudit après. Tacite nous a laissé de la mort de Galba un récit détaillé dont l’exactitude topographique permet, quand on est sur les lieux, d’assister pour ainsi dire à l’événement.

Galba est sur le Palatin, il adresse des sacrifices et des prières à ces dieux qui, selon la forte expression de l’historien, ont déjà passé à un autre empereur. Galba n’ose affronter l’armée, il envoie vers elle Pison, cet intéressant jeune homme qu’il venait d’adopter, et qui allait périr cinq jours après son adoption. Pison harangue les cohortes de service du haut de l’escalier par où on descendait du palais dans le Forum. Des messagers sont envoyés vers un corps d’élite de l’armée d’Illyrie qui campait sous le portique Vipsanien, c’est-à-dire le portique d’Agrippa, là où est maintenant le palais Doria, par conséquent à une assez petite distance du Palatin; d’autres, au camp des prétoriens, dont nous connaissons l’emplacement, près de la porte Nomentane, aujourd’hui la Porta Pia. Les prétoriens menacent les envoyés de Galba et arrêtent l’un d’eux. Au portique d’Agrippa, ils sont reçus à coups de javelots. Les troupes de Germanie hésitent. On avait été les chercher dans le temple de la Liberté, ce lieu dont le nom figure si étrangement au milieu de ces luttes pour l’empire. Cependant la plèbe tout entière, à laquelle se mêlaient des esclaves, envahit le palais où Galba demeurait toujours, ignorant ce qui se passait au dehors. Le palais retentit de clameurs discordantes qui demandaient la mort d’Othon, le supplice des coupables, comme cette tourbe dans l’amphithéâtre aurait, par caprice, demandé la mort d’un gladiateur. Tout cela n’avait rien de sérieux, car, ajoute Tacite, a le même jour ils devaient demander le contraire avec un égal emportement; mais c’était un usage reçu de flatter le prince, quel qu’il fût, par des acclamations désordonnées et un enthousiasme apparent. » Entouré de sa cour tumultueuse, Galba balance entre deux partis, sortir du palais ou y rester. Autour de lui, les avis sont partagés et s’expriment avec violence. Tout à coup le bruit se répand qu’Othon a été tué; c’était un piège tendu à Galba pour l’attirer hors du palais. Alors les applaudissemens et l’enthousiasme redoublent. « Des chevaliers et des sénateurs, téméraires depuis qu’ils ne tremblent plus, brisent les portes du palais et s’y précipitent pour se montrer à Galba; » on a reconnu Tacite. Galba se décide à sortir. Il prend sa cuirasse; mais comme au milieu de cette foule en désordre le vieillard ne peut se tenir sur ses jambes, on le place dans une litière et on l’emporte ainsi.

Pendant que ces choses se passaient au Palatin, dans la demeure impériale, Othon, sans que Galba s’en doutât, avait été proclamé empereur dans le Forum à deux pas de lui; présent au sacrifice qu’avait offert Galba, Othon s’était retiré, sous prétexte d’aller voir une maison qu’il voulait acheter. Appuyé sur le bras d’un affranchi, il traverse le palais de Tibère, sort par les derrières du Palatin, descend au Velabre, grâce à ce détour arrive au Forum, caché, selon quelques-uns, dans une litière de femme, et gagne le Milliaire d’Or, au-dessous du temple de Saturne. On a découvert, il y a peu d’années, la base de cette pierre milliaire, centre de toutes les voies de l’empire, et elle est placée en effet au-dessous du temple de Saturne, dont il reste plusieurs colonnes. A côté du Milliaire d’Or était l’ancienne tribune aux harangues, dont la base aussi a été retrouvée. C’est là qu’Othon fut salué empereur par vingt-trois soldats, qui, le prenant sur leurs épaules, l’emportent, fort inquiet du petit nombre de ses partisans, au camp des prétoriens. Pendant le trajet, qui ne put durer beaucoup plus d’un quart d’heure, une vingtaine de soldats, peu décidés, se joignent à son cortège. Arrivé au camp, les prétoriens, qui avaient besoin d’un chef pour renverser Galba, prennent celui qu’on leur apporte, le font monter sur la tribune militaire d’où ils viennent de renverser la statue de Galba, et rangent les drapeaux et les aigles autour de lui. « Othon étendait les mains vers les soldats, leur envoyait des baisers, se prosternait devant la foule, faisant tout ce qui est d’un esclave pour régner. » On vient dire alors à Othon que le peuple s’arme et veut défendre Galba. « Hâtons-nous, s’écrie-t-il, et prévenons ce danger. »

Pendant ce temps. Galba était descendu dans le Forum. «Les basiliques et les temples étaient remplis, l’aspect du Forum lugubre; chacun se taisait. Les visages étaient étonnés, les oreilles ouvertes à tous les bruits. Ce n’était ni le tumulte ni le calme, mais comme le silence d’une grande crainte et d’une grande colère, » dit Tacite. Pison avait rejoint Galba et venait mourir avec lui. Les mauvaises nouvelles arrivaient de toutes parts. Les conseils les plus contraires se croisaient. Les uns, les poltrons, disaient qu’il fallait rentrer au palais, les autres monter au Capitole, le plus grand nombre s’établir dans les rostres; c’étaient les nouveaux rostres établis par César à l’extrémité méridionale du Forum. Les anciens rostres, placés à l’autre extrémité, au pied du Capitole, venaient de voir Othon salué empereur. Dans ceux-ci, Cicéron avait parlé contre Catalina, dans les autres contre Antoine. Maintenant Catilina s’appelait Othon et Antoine Galba, mais il n’y avait plus de Cicéron. Le fameux il est trop tard, qui est le mot de toutes les révolutions rapides, échappe ici à Tacite. « Comme il arrive, dit-il, dans les délibérations malheureuses, on jugeait le meilleur le parti qu’il n’était plus temps de prendre. »

Galba flottait entre les diverses déterminations qu’on lui proposait, tandis que dans sa litière il était poussé çà et là par les ondulations de la foule. Alors parurent les soldats qui venaient du camp avec Othon. « Ni l’aspect du Capitole, dit Tacite, ni celui des temples qui dominent le Forum (c’étaient le temple de la Concorde et le temple de Saturne, dont les ruines ou les restes le dominent encore), ne peuvent les arrêter. » Ils dispersent le peuple et s’élancent vers Galba, qui était à l’autre bout du Forum. Par suite du trouble de ceux qui le portaient, le vieil empereur est précipité; il roule à terre près du lieu où Curtius avait plongé dans le gouffre : un soldat lui coupe la gorge, d’autres déchirent ses bras et ses jambes, que ne protège pas sa cuirasse, ou frappent le cadavre, déjà décapité. L’infortuné Pison est arraché du temple de Vesta, situé tout près du Forum, là où est l’église de Saint-Théodore; on l’égorgé, sa tête et celle de Galba sont portées sur des piques, à côté des aigles. Cette scène de l’empire romain est encore plus hideuse que les scènes de notre terreur, qu’elle rappelle, car si des têtes furent portées par des misérables dans les rues de nos villes, on ne les vit jamais à côté des drapeaux de nos armées.

Voici qui surpasse tout : ce peuple, ce sénat, qui voulaient défendre Galba, et que ses meurtriers ont chassés du Forum, se précipitent au camp pour leur rendre grâces de ce qu’ils ont fait, pour insulter Galba, pour baiser la main d’Othon; mais dans ce moment, comme pour punir ces lâches citoyens, on apprend que Vitellius a pris les armes. Ainsi tant de bassesse sera perdue. En se prosternant devant le vainqueur et en outrageant le vaincu, on n’a rien fait; voici un autre concurrent qui peut-être l’emportera. Alors viennent toutes les terreurs de la guerre civile, alors on regrette celles même de ces guerres qui ont laissé un souvenir funeste. L’empire s’est maintenu, dit-on, sous Jules César, sous Auguste, la république se fût maintenue sous Pompée et Brutus; mais comment faire des vœux pour Vitellius ou pour Othon? Voilà où l’on en était venu, voilà la paix et la sécurité qu’avait amenées l’empire.

Du Forum encore ensanglanté, Othon fut porté, par-dessus les cadavres, d’abord au Capitole, puis au palais impérial, où le premier il arriva par un égorgement. Il permit de brûler les corps de Galba et de Pison, et de leur donner un tombeau. Un certain Argius, autrefois esclave de Galba, ramassa son corps, qui avait subi mille outrages, et alla lui creuser une humble sépulture dans les jardins de son ancien maître; mais il fallut retrouver la tête : elle avait été mutilée et promenée par les goujats de l’armée. Enfin Argius la trouva le lendemain, et la réunit au corps déjà brûlé.

Les jardins de Galba étaient sur le Janicule, près de la voie Aurélienne, et on croit que le lieu qui vit le dernier dénoûment de cette affreuse tragédie est celui qu’occupe aujourd’hui la plus charmante promenade de Rome, là où inclinent avec tant de grâce sur des pentes semées d’anémones et où dessinent si délicatement sur l’azur du ciel et des montagnes leurs parasols élégans les plus de la villa Pamphili.

J’ai peu à dire sur Othon, qui ne régna pas tout à fait trois mois, et dont la mort, l’événement le plus remarquable de son histoire, n’eut pas lieu à Rome. On sait que, sans être réduit aux dernières extrémités, entouré de soldats dévoués, dont un, pour lui prouver leur affection, se tua devant lui, il se décida tranquillement à mourir par dégoût, dit-il, de la guerre civile, et plutôt, je pense, par dégoût de la vie. Ce dernier sentiment peut s’expliquer chez un voluptueux blasé comme Othon. Ce qui est sûr, c’est que ce voluptueux, cet efféminé montra dans son suicide, précédé d’un paisible sommeil, cette résolution calme, cette préoccupation du sort des autres qui rendent si admirable la fin de l’austère Caton d’Utique. La fermeté qu’il devait déployer dans sa mort, Othon en avait fait preuve, ce qui est plus extraordinaire, dans plusieurs circonstances de sa vie. Parvenu à l’empire, il ne s’endormit pas au sein des délices, il montra de l’habileté et de l’énergie; mais rien ne fut changé dans son extérieur, ainsi que nous l’apprennent ses bustes. Il conserva pendant son règne rapide cet aspect mulièbre dû au soin qu’il prenait d’effacer sur son visage les signes de la virilité et à l’habitude de remplacer sa chevelure appauvrie par une chevelure artificielle, adaptée avec tant d’art qu’on y était trompé. Les rares portraits d’Othon le montrent en effet d’une beauté régulière et douce, sans barbe et avec un arrangement de cheveux qui le fait d’abord reconnaître. Et le même homme savait parfois marcher en avant des aigles, portant une cuirasse de fer, les vêtemens et la chevelure en désordre, horridus et incomptus, bien différent de sa renommée, dit Tacite, et j’ajouterai de ses portraits. Il faut avouer que si Othon avait, comme l’assure Juvénal, un miroir dans son bagage de guerre, il ne s’en servait pas tous les jours.

Othon n’eut le temps d’élever aucun monument ; mais la première signature qu’il donna, l’expression est de Suétone, fut pour consacrer une somme considérable à l’achèvement de la Maison-Dorée. On a peine à le comprendre, se donner comme le continuateur de Néron était un moyen de popularité. Le bas peuple, pour flatter Othon, l’appelait Néron, et lui-même joignit ce nom au sien dans ses premiers actes. Oui, il y avait une portion du peuple de Rome à qui la mémoire de Néron resta longtemps chère. Longtemps encore après le jour où il avait péri, il y eut des hommes fidèles à cette exécrable mémoire qui portèrent sur son tombeau les fleurs du printemps et de l’été. Comme je l’ai dit, la populace aimait cet empereur, qui chantait, dansait, déclamait devant elle, et courait dans le cirque pour l’amuser, qui haïssait le sénat, menaçait de le détruire et de livrer les armées et les provinces aux affranchis. L’alliance de la tyrannie et de la démocratie corrompue est naturelle. Du reste on peut croire que ces fleurs apportées au tombeau de Néron l’étaient par des esclaves et des affranchis aux cœurs d’esclaves, mais que le peuple véritable ne partageait point ces honteux regrets, car la mort de Néron fut une joie publique, et les plébéiens (plebs) coururent toute la ville coiffés du bonnet de la liberté.

Othon, tout dépravé qu’il était, montra quelques-unes des qualités d’un empereur, et mourut admirablement ; mais Vitellius, qui lui succéda, fut la honte de l’empire. On avait eu des souverains cruels et insensés, on eut un souverain crapuleux, ce qui ne l’empêchait pas d’être cruel. Sur le champ de bataille de Bedriac, l’aspect des nombreux soldats morts dans la lutte, triste spectacle qui arrachait des larmes aux légionnaires, ne l’émut point. Il fut joyeux, dit Tacite, qu’indigne cette insensibilité, et Dion Cassius nous apprend « qu’il parcourut toute la plaine où gisaient les cadavres, rassasiant ses yeux de cette vue, comme si à ce moment il eût vaincu. » Il ne les fit point ensevelir, car, disait-il, devançant le mot attribué depuis à Charles IX, le corps d’un ennemi sent toujours bon. Il fut accusé de la mort de sa mère et de son fils. Son âme était aussi basse que sanguinaire. On ne peut dire ce que dans sa jeunesse il avait été pour Tibère à Caprée ; le premier il reconnut et adora la divinité de Caligula ; les statues des affranchis de Claude figuraient parmi ses dieux domestiques. Pour gagner la protection de Messaline, il lui avait demandé un jour la permission de la déchausser, portait un soulier de cette femme sous sa toge, et de temps en temps le baisait. Pour plaire à Néron, il avait chanté sur le théâtre, esclave acheté par celui qui l’engraissait, saginœ mancipatus emptusque. Vitellius aurait une réputation plus exécrée, si le goût effréné des plaisirs de la table, qui l’a rendu célèbre, n’eût servi sa mémoire en mettant dans l’ombre ses autres vices et ses crimes, et cela est dû, je pense, en partie à un admirable buste de lui qui a été souvent reproduit, et dans lequel l’artiste a pris à tâche de montrer surtout l’homme gras et gourmand. On croit que ce buste pourrait bien ne pas être authentique, et on y voit une œuvre de la renaissance, qui a su si bien parfois contrefaire l’antiquité. Je connais, il est vrai, des artistes qui ne sont point de cet avis; mais quel que soit l’auteur de ce buste, qu’on peut voir au musée du Capitole et au musée de Paris, il est évident que le Vitellius qu’on a voulu représenter est le Vitellius sensuel et ami des bons repas, et non le Vitellius impitoyable et parricide. Il est vrai qu’il était grand mangeur, toujours ivre dès le milieu du jour et chargé d’embonpoint. Tel le montre en effet le buste que j’ai cité, mais il a l’air assez bon homme, tandis que sur les médailles et dans un de ses portraits qui se voit à la villa Albani, Vitellius est moins gras et a l’air très mauvais. Au fond celui-là est le plus historique, car il importait assez peu aux Romains d’avoir pour empereur un goinfre, mais il était pour eux beaucoup plus sérieux d’avoir pour maître un méchant homme.

Aussi bien qu’Othon, Vitellius se montra continuateur de Néron et zélateur intéressé de sa mémoire. Il voulait embellir encore la Maison-Dorée, qu’il trouvait indigne de lui, et fit célébrer des cérémonies funèbres en l’honneur de celui qui ne méritait que des malédictions. « Ces cérémonies eurent lieu, dit Suétone, au milieu du Champ-de-Mars[2]. » Était-ce sur le Pincio, où se trouvait le tombeau de Néron? Peu importe où s’accomplit cet hommage à un souvenir infâme et infamant pour celui qui le rendait. Plutarque fait cette observation : « A tout le moins avaient les habitans de Rome, qui étaient ainsi opprimés, une consolation, c’était qu’il ne leur fallait point d’autre vengeance à l’endroit de ceux qui étaient cause de leur oppression, car ils les voyaient s’entretuer eux-mêmes. » En effet, Othon, qui avait fait tuer Galba, venait de disparaître, et Vitellius allait disparaître à son tour devant Vespasien.

Vitellius, voyant les progrès de l’armée qui a proclamé Vespasien, s’est résolu à déposer l’empire, espérant conserver la vie. Il vient le déclarer au milieu des clameurs de la foule et du silence des soldats. La foule, touchée de pitié, n’accepte point cette abdication pusillanime, lui rend un peu de courage et le décide à retourner au palais. Un seul chemin lui était ouvert, la voie Sacrée; il la suit et regagne le Palatin. Cependant ses soldats parcourent la ville et égorgent ceux qu’ils rencontrent. Sabinus, frère de Vespasien, était préfet de Rome; attaqué, il se réfugie avec quelques troupes dans le Capitole. Les soldats de Vitellius sans chef, entraînés par un mouvement furieux, traversent en courant le Forum. Arrivés au pied du Capitole, ils commencent à monter la pente qui regarde le Forum, dépassent les temples qui le dominaient, et dont, je l’ai dit, deux le dominent encore de leurs débris. Les vitelliens arrivent ainsi aux premières portes de l’enceinte fortifiée. Un portique s’élevait à leur droite; de là les gens de Sabinus jetaient aux assiégeans des pierres et des tuiles. Ceux-ci lancent des matières enflammées, comme c’était l’usage dans les sièges, sur une partie du portique qui faisait saillie. Ils suivaient le feu et allaient entrer par la porte embrasée du Capitole, si Sabinus n’avait improvisé un rempart avec des statues. Voilà la première mutilation des œuvres de l’art antique, et ce ne sont pas les Barbares qui en sont les auteurs. Les peuples civilisés ont été souvent bien funestes à l’antiquité; Fourmont s’amusait à faire sauter des ruines grecques; une bombe vénitienne a coupé en deux le Parthénon, et j’ai entendu autrefois le brave général Fabvier raconter comment, quand il défendait l’acropole d’Athènes contre les Turcs, il fabriquait des bombes très passables avec des tronçons de colonne. Il faut le dire, c’est dans le dernier siège de Rome par les Français que pour la première fois la guerre a respecté et ménagé les monumens de l’antiquité. Cette première attaque du Capitole se fit sur la droite de ceux qui encore aujourd’hui y montent du Forum par la rampe de gauche, au-dessus de l’ancienne voie triomphale. Les soldats de Vitellius, repoussés sur ce point et arrêtés par le mur de statues, tentèrent une autre attaque à gauche, là précisément où conduit la rampe dont je parlais tout à l’heure, vers le bois sacré de l’asile qui existait encore en mémoire de Romulus, — c’est aujourd’hui la place du Capitole, — et au pied des cent marches dont l’escalier par où l’on monte à la roche Tarpéienne représente une partie. De ce côté, l’abord de la citadelle était facilité par des maisons que l’on avait bâties pendant la paix jusqu’à la hauteur du Capitole, et sur les toits desquelles, plats comme l’étaient ceux de l’ancienne Rome et le sont souvent ceux de la Rome moderne, il était aisé de monter. Dans cet assaut, le feu prit au temple de Jupiter. Les aigles de bois qui soutenaient le faîte furent atteints par la flamme, et le Capitole brûla. Les assiégeans, maîtres de la place, saisirent Sabinus, le conduisirent à travers le Forum à Vitellius, qui se tenait sur les marches du palais, et qui parut vouloir épargner le frère de Vespasien; mais la multitude demanda sa mort. Il fut percé de coups, déchiré; on lui coupa la tête, et l’on traîna son corps aux Gémonies, situées au-dessous du Capitole. Vitellius, qui du lieu où il était placé put voir cet affreux spectacle, devait dans peu y être traîné lui-même.

Bientôt l’armée, qui avait proclamé Vespasien, fut aux portes de Rome. On se battit dans les faubourgs, parmi des maisons, des jardins, des chemins tortueux. Les jardins y sont encore. Les maisons n’y sont plus si pressées à cause de la malaria. La populace de Rome prit les armes pour défendre Vitellius, et se rangea sur les collines que voient à leur gauche ceux qui viennent de Ponte-Molle. Les troupes du parti de Vespasien s’avancèrent en trois corps. L’un marchait au milieu par la voie Flaminienne, suivant la route que prennent maintenant les voyageurs qui arrivent de Florence; un second, à la droite de celui-ci, longeait le Tibre, qui fait un coude entre Ponte-Molle et Rome; l’autre avait pris à gauche par la plaine d’Aqua acetosa, et, tournant la hauteur qui domine cette plaine, était allé chercher la via Salara pour entrer par la porte Colline, vers les jardins de Salluste. Il y avait là de petits chemins étroits et glissans. La partie de l’armée qui s’y était engagée fut fort incommodée par les vitelliens, qui du haut des murs de ces jardins faisaient pleuvoir sur elle des pierres et des traits; mais vers le soir ceux-ci furent enveloppés par la cavalerie, qui avait forcé la porte Colline. On combattit aussi dans le Champ-de-Mars. C’était la première fois que la guerre civile se faisait si près de Rome. Enfin Rome même en fut le théâtre. Les soldats de Vespasien, après y avoir pénétré, étaient arrêtés par une foule compacte qui encombrait les rues étroites et écrasés par les tuiles qu’on lançait sur eux du sommet des maisons. Pour achever de rendre présens au lecteur ces combats, qu’il peut, grâce à la fidélité descriptive de Tacite, voir de ses yeux, je traduirai quelques lignes du grand historien.

« Les combattans avaient pour spectateurs le peuple, qui, comme s’il se fût agi d’un combat dans l’amphithéâtre, applaudissait ceux-ci ou ceux-là lorsque leurs adversaires avaient le dessous, demandant que les soldats qui se cachaient dans les boutiques ou se réfugiaient dans les maisons en fussent arrachés, puis égorgés, et s’emparait ainsi de la meilleure partie du butin, car tandis que le soldat était tout entier au carnage et au sang, les dépouilles tombaient aux mains de la populace. L’aspect de la ville était terrible et hideux. Ici des combats et des blessures, là des bains et des cabarets, du sang et des monceaux de morts, des prostituées et leurs pareils. Toutes les fureurs de la débauche dans une paix } dissolue, toutes les horreurs d’une affreuse captivité étaient là, tous les crimes et toutes les joies. » Le camp des prétoriens lut attaqué et défendu avec rage, avec un acharnement désespéré. Beaucoup moururent sur le mur du camp. Lorsqu’on brisa les portes, on vit ceux qui restaient intrépides en présence de leurs vainqueurs rendre blessure pour blessure; les mourans avaient soin, en exhalant leur dernier soupir, de tourner la face à l’ennemi.

La mort de Vitellius est racontée par Tacite, par Suétone et par Dion Cassius avec autant de détails que celle de Galba, et nous pouvons de même contempler sa fin, aussi laide que sa vie. On éprouve quelque compassion pour Galba, bien qu’il fût avare et cruel, parce qu’il y avait du moins en lui quelque étincelle de l’ancienne énergie romaine; mais il est impossible de s’attendrir beaucoup sur ce glouton féroce et bas, qui montra dans le malheur la plus vile pusillanimité. Le lieu de la scène est à peu près le même. Vitellius est au palais ; de ce palais quelques jours auparavant, il avait vu, en dînant, brûler le Capitole; il s’en échappe pour gagner, à travers le cirque, l’Aventin, où se trouvait la maison de sa femme, espérant de là se rendre à Terracine et y rejoindre son frère, qui y tenait avec quelques cohortes. Il n’avait auprès de lui qu’un boulanger et un cuisinier, deux personnages importans pour Vitellius, et dont il ne voulait pas se séparer. Puis, sur un bruit qu’il serait épargné, il se laisse reporter au palais, qu’il trouve vide. Ses deux compagnons de fuite l’abandonnent. Il met autour de son corps une ceinture remplie de pièces d’or, et va se réfugier où? Tacite se borne à dire dans une honteuse cachette; selon Suétone, dans la loge du portier. Il s’y barricada avec un matelas, après avoir attaché le chien devant la porte. Si l’on en croit Dion Cassius, Vitellius s’était caché dans un chenil, d’où on vint l’arracher vêtu d’une méchante saie et tout déchiré par les morsures des chiens. Nul ne le reconnaissait, et on lui demandait où était l’empereur; lui cherchait par ses réponses à prolonger l’erreur des soldats. Reconnu enfin, il demanda qu’on épargnât sa vie, qu’on le gardât prisonnier, disant qu’il avait à faire des révélations qui intéressaient le salut de Vespasien. Ses bourreaux ne l’écoutent pas, ils déchirent ses vêtemens, lui attachent les mains derrière le dos, lui mettent une corde au cou, le traînent le long de la voie Sacrée et à travers le Forum. Beaucoup l’insultent, et personne ne le plaint. L’abjection de sa mort étouffait la pitié, selon la dure parole de Tacite. Pour moi, la pitié, que je croyais ne pouvoir éprouver pour Vitellius, me prend quand je le vois devenir le jouet de cette lâche cruauté de la populace, qui s’acharne également sur sa proie, qu’elle soit innocente ou criminelle, cruauté dont quelques détails rappellent dans le supplice d’un monstre le supplice du vertueux Bailly. On lui jette des ordures au visage, et quand il veut baisser la tête, on le force avec la pointe d’un glaive à la relever. Cette foule abrutie par le despotisme lui reproche même ses défauts corporels, sa taille démesurée, sa face enluminée, son gros ventre, la faiblesse d’une de ses jambes. Le malheureux trouva sous ces outrages un mot triste et noble. Un tribun l’insultait; Vitellius lui dit : « J’ai été ton empereur! » Enfin, quand il fut arrivé au bout de la voie Sacrée, devant l’escalier des Gémonies, on l’égorgea à petits coups, et on le traîna avec un croc dans le Tibre. En présence de ce long et barbare supplice, l’indignation et le mépris, si justement dus à la victime, se reportent sur les meurtriers. On détourne les yeux avec dégoût du lieu où ces abominations viennent de s’accomplir. Le regard alors rencontre le temple de Vespasien, dont les ruines sont tout près, Vespasien qui ne méritait pas un temple, mais qui méritait mieux le pouvoir que ses prédécesseurs, et dont le règne intelligent et vigoureux va nous reposer des misérables règnes que nous venons de traverser.

Ce règne meilleur, nous n’avons pu voir à Rome qu’une partie de ce qui l’a précédé et amené. Que de désordres, de calamités, d’horreurs! Voilà cette paix de l’empire que l’on avait payée du prix de la liberté. On voulait en finir avec les guerres civiles, et la guerre civile était dans les rues de Rome, et l’on se battait au Capitole; le Capitole brûlait, ce qui n’était jamais arrivé même dans l’incendie allumé par les Gaulois. Il périt cinquante mille hommes dans la ville et autour de la ville pendant les combats des partisans de Vitellius contre les partisans de Vespasien, et ce n’était pas seulement Rome qui était ainsi ravagée : la guerre civile avait fait le tour du monde romain; l’effroyable destruction de Crémone montre ce que coûtaient aux provinces les luttes des prétendans à l’empire. La guerre civile avait, comme dit Tacite, parcouru toutes les provinces et toutes les armées, et l’on avait pu regretter, selon lui, les luttes si sanglantes, mais moins désastreuses pour l’état, de César et de Pompée, d’Octave et d’Antoine.

Au moment d’aborder l’époque terrible d’où nous sortons. Tacite s’écrie de son ton le plus sombre : « L’histoire que je vais écrire abonde en désastres, en combats atroces, en discordes, la paix même y sera cruelle, quatre empereurs périssant par le glaive, trois guerres civiles, des guerres étrangères en plus grand nombre, et souvent en même temps la guerre étrangère et la guerre civile. » L’empire, déchiré au dedans, est menacé au dehors. Tacite continue: « Des succès en Orient, mais des revers en Occident. L’Illyrie se trouble, la Gaule chancelle, la Bretagne domptée est bien vite perdue, les Suèves et les Sarmates se soulèvent. » En effet, l’armée des peuples barbares que la république avait contenue, dont César avait rejeté l’avant-garde au-delà du Rhin, qui avait épouvanté Auguste pour la sécurité de l’Italie, cette armée gronde au loin, de jour en jour plus menaçante. Le Batave Civilis put croire un moment qu’il allait régner sur la Germanie et sur la Gaule. La fortune de Rome, plus que la discipline et le courage de ses légions dégénérées, on le voit à chaque page dans Tacite, devait l’emporter encore. Plus tard quelques princes admirables et guerriers, comme Trajan et Marc-Aurèle, repousseront les Barbares au-delà du Danube, et les arrêteront pour un temps ; mais quand tout dépend d’un coup de dé, on ne saurait gagner toujours, et c’était un coup de dé qui donnait les bons empereurs. Après eux, l’envahissement et le déchirement recommencèrent. Une société qui ne reposait point sur elle-même, mais sur les caprices d’un chef élu par le caprice d’une armée, s’affaissait inévitablement, et, sous le double poids des divisions intestines et des agressions extérieures, devait finir, en s’aplatissant toujours, par être écrasée tout à fait.

La famille des Flaviens donne le premier exemple d’une succession dynastique régulière pendant trois règnes ; mais l’hérédité, passagèrement introduite dans l’empire romain, ne lui porta presque jamais bonheur. Marc-Aurèle fut père de Commode, Septime Sévère de Caracalla. De même Vespasien eut Domitien pour fils. Quant à Titus, dont le règne si court fut salué avec un enthousiasme qui était surtout de l’espérance, j’y reviendrai.

Vespasien est un personnage. Il a de l’activité, de l’énergie, de l’habileté, de la modération. Avec lui, le bon sens arrive au trône. Il eût été, dit Tacite, l’égal des anciens généraux de la république, sauf l’avarice. Son avarice en effet fut révoltante, et on peut le dire quand on songe aux impôts qu’il imagina. Un jour il prit le pot-de-vin donné à l’un de ses serviteurs pour un emploi qui devait être accordé à la recommandation de celui-ci ; il en partagea un autre avec son cocher. La détresse des finances de l’état, par laquelle on a cherché à justifier l’avarice de Vespasien, n’était là pour rien. C’était une manie. La seule excuse de cet amour de l’argent, c’est que sa famille était une famille de finance ; son grand-père avait été percepteur, son père receveur des contributions et usurier, car l’avènement des Flaviens à l’empire est l’avènement de ce que nous appellerions la bourgeoisie. Jusqu’à elle les empereurs étaient ou avaient au moins la prétention d’être de race illustre. Pour Vespasien, il était fort exempt de toute vanité de ce genre, et riait beaucoup de ceux qui voulaient le faire descendre d’un compagnon d’Hercule. Vespasien fut, si j’osais employer ce mot dans son acception moderne, un empereur bourgeois ; il conserva toujours des goûts simples, se déplaisait dans le palais impérial, et habitait de préférence les jardins de Salluste. Positif et railleur, il se moquait des présages. Une comète ayant paru dans le ciel, il affirma que cela regardait le roi des Parthes, qui avait une longue chevelure ; lorsqu’il tomba malade, il dit : « M’est avis que je deviens dieu. »

Jamais portrait ne montra mieux l’homme. Son visage exprime la vigueur et la capacité, sans aucune élévation. C’est une tête ferme et carrée, comme était sa personne ; structurâ quodratâ firmisque membris, dit Suétone, qui ajoute : « Il avait l’air d’un homme qui fait un effort. » Cette énergie constamment tendue lui inspira sa dernière parole : « Un empereur doit mourir debout. » On voit aussi dans ses petits yeux percans, dans ses lèvres fines, l’expression sarcastique d’un esprit qui n’était dupe de rien. Vespasien a l’air d’un vieux général retors, bien fait, dans un temps comme le sien, pour monter de très bas à l’empire et pour s’y maintenir. Rien ne lui coûtait d’ailleurs. Il avait été très plat sous Caligula, s’était fait protéger par l’affranchi Narcisse sous Claude, avait escorté Néron dans son voyage en Grèce ; mais, s’étant endormi pendant que l’empereur chantait, il avait perdu, par cette faute involontaire, tout crédit. Vespasien avait employé tous les moyens pour parvenir ; au moins se montra-t-il digne d’être arrivé, mais il ne dépouilla jamais complètement l’abjection de sa première fortune, et sur sa toge impériale il y eut toujours un peu de la boue que Caligula s’était amusé un jour à lui faire jeter.

Il ne faut pas être trop difficile envers les empereurs romains. En voilà un du moins qui a quelques grandes qualités : d’abord les qualités guerrières. En Angleterre[3], Vespasien avait pris vingt villes et gagné trente batailles. Il savait se faire aimer des soldats sans les corrompre. Administrateur vigilant et réformateur sévère de la justice, il montra de l’humanité envers ses ennemis. La seule barbarie qu’on puisse lui reprocher, et elle étonne de sa part, c’est d’avoir fait mourir avec Sabinus sa femme Éponine, qui avait vécu près de lui neuf ans cachée dans un tombeau où elle était devenue mère de deux enfans, et qui, les montrant à Vespasien afin de l’attendrir en faveur de son mari, lui disait : « Je les ai mis au monde pour pouvoir te présenter plus de supplians. » Le principal mérite de Vespasien fut de commencer une honnête réaction contre la mémoire de Néron, ce que personne n’avait osé faire avant lui. Cette juste réaction tentée par Vespasien se continua sous ses fils. Elle se manifeste à Rome d’une manière remarquable dans l’histoire des monumens. Vespasien fit transporter dans le temple de la Paix, qui était une sorte de musée, les chefs-d’œuvre de la Grèce que Néron avait entassés dans son palais. Si son colosse ne fut pas abattu, il fut ôté du moins de la place d’honneur qu’il occupait à l’entrée de la Maison-Dorée, et transporté dans la via Sacra, où il n’était plus qu’une décoration de la voie publique, on plaça des rayons autour de sa tête et on en fit un Apollon. Quant à la Maison-Dorée elle-même, cette œuvre gigantesque de Néron que voulaient continuer ceux qui, comme Othon, prétendaient aussi continuer son règne, Vespasien et son fils Titus, ainsi que nous le verrons plus en détail en parlant de celui-ci, prirent à tâche d’en faire disparaître les traces. Vespasien choisit le lieu où était le lac artificiel de Néron, un des principaux ornemens de la Maison-Dorée, pour y jeter les fondemens du Colisée. La même pensée fit relever par Vespasien le temple de Claude, que Néron, dans sa haine de son père adoptif, avait pris plaisir à détruire presque complètement pour faire place aux empiétemens de la Maison-Dorée. La réparation de ce temple était un reproche adressé par Vespasien à l’impiété de Néron.

Réparateur de l’état après plusieurs empereurs qui avaient travaillé à sa ruine, Vespasien voulut aussi réparer les ruines que les incendies, et surtout celui de Néron, y avaient faites. Dans cette intention, il permit d’occuper les terrains vacans et d’y construire, si les propriétaires n’en faisaient point usage. Le Tabularium, c’est-à-dire le dépôt des archives, avait souffert dans l’incendie du Capitole, auquel il était adossé. Le monument même n’avait point été consumé, car ses fortes arcades en péperin, du temps de la république, subsistent encore; mais trois mille tables de bronze, où étaient gravés les sénatus-consultes, les traités de paix, les privilèges accordés aux villes ou aux citoyens avaient été la proie des flammes. Vespasien fit faire de grandes recherches pour en retrouver des copies, et rétablit cette collection de documens, qui, si nous l’avions, serait sans prix.

Vespasien restaura le théâtre de Marcellus. Ce théâtre avait déjà brûlé souvent et devait brûler encore. Ce qui brûlait ainsi, c’étaient sans doute les sièges, les planches du théâtre, les décorations, mais non pas le monument lui-même, au moins le monument tout entier; car ce qui en reste, on peut l’affirmer d’après l’intégrité et la pureté de l’architecture, n’a été ni réparé ni touché depuis le règne d’Auguste. On attribue encore à Vespasien la restauration du temple de l’Honneur et de la Vertu, dont il fit rafraîchir les peintures. C’était prendre bien de la peine pour un culte dont la mode était passée.

Vespasien, qui, dans sa vie privée, était d’une extrême parcimonie, n’épargnait rien quand il s’agissait des divertissemens ou des édifices publics. Il apporta un zèle extrême à rebâtir le Capitole. On le vit se mettre lui-même à l’ouvrage et placer des pierres sur son des comme un simple manœuvre. Quelques débris de muraille cachés dans le couvent des franciscains d’Ara-Cœli sont tout ce qui reste de ce temple fameux. Vespasien avait ses raisons pour le reconstruire. D’abord c’étaient ses ennemis, les partisans de Vitellius, qui l’avaient incendié lorsqu’ils y attaquaient son frère Sabinus, si indignement égorgé par eux, et puis il était important pour lui de rendre aux Romains le temple de Jupiter Capitolin, temple dont on regardait l’existence comme liée aux destinées de Rome, à tel point que lorsqu’il fut la proie des flammes, quelques-uns craignirent que ces destinées ne touchassent à leur terme. Il était habile, en réparant le palladium romain, de paraître lui donner un nouveau commencement associé aux commencemens de la nouvelle famille appelée à l’empire. C’est ainsi qu’on s’explique l’empressement de Vespasien à prendre part aux travaux de reconstruction, comme l’aurait pu faire un prince plus dévot que lui.. Vespasien ne se montrait religieux que parce qu’il était politique.

Comment un homme avant tout pratique comme il l’était eût-il négligé les travaux d’utilité publique? Aussi la Porte-Majeure nous montre-t-elle au-dessous de l’inscription de Claude une inscription de Vespasien. Elle nous apprend qu’il avait réparé à ses frais l’aqueduc de Claude. Loin de Rome, une autre inscription atteste que Vespasien, pour faire passer la voie Aurélienne, a taillé une montagne. L’inscription a bien la simplicité du caractère de son auteur et se termine par la formule ordinaire : faciendum curavit, comme s’il s’agissait de tout autre chemin.

Enfin Vespasien bâtit le temple de la Paix. Cet avare, qui autrefois avait tout osé jusqu’à extorquer à un jeune homme 40,000 fr. pour le faire nommer sénateur contre la volonté de son père, et qui, devenu empereur, vivait assez pauvrement, éleva un des plus magnifiques monumens de l’ancienne Rome, le temple de la Paix. Il y avait rassemblé un grand nombre d’objets précieux, et entre autres les vases d’or et le chandelier aux sept branches pris dans le temple de Jérusalem. La république, qui avait élevé des temples à tant de divinités et même à la Fièvre, n’en avait point consacré à la Paix, car la guerre était l’état permanent et nécessaire du peuple romain. Auguste ferma le temple de Janus, mais il fallut bientôt le rouvrir. J’ai montré plus haut ce qu’était la paix de l’empire romain quand Vespasien monta sur le trône : par cela même, il devait attacher un grand prix à inaugurer l’ère pacifique qu’on attendait de chaque empereur avec un espoir toujours renaissant et toujours bientôt déçu.

Si le grand édifice, en partie conservé, qu’on appelle quelquefois le temple de la Paix devait garder ce nom, une des plus imposantes ruines de Rome se rattacherait à la mémoire de Vespasien; mais cette ruine majestueuse, formée de trois grands arceaux qu’on voit encore aujourd’hui près du Forum, ne peut être le temple de la Paix. D’abord nous savons que ce temple magnifique brûla sous Commode[4]. En supposant qu’on l’ait reconstruit alors, ce que l’histoire ne dit point, l’architecture de l’édifice dont on voit encore les ruines ne peut être du temps des Antonins. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à comparer les ornemens du prétendu temple de la Paix avec ceux du beau temple d’Antonin et Faustine, qui est à côté. De plus, cet édifice n’a jamais été un temple : ce fut évidemment une basilique. Nous la retrouverons quand nous serons parvenus à l’époque de Constantin. La basilique fut construite à peu près dans l’endroit où Vespasien avait élevé le temple de la Paix, ce qui explique comment l’on a confondu ces deux monumens. Un beau fragment de mur qu’on découvre près de la basilique a probablement fait partie du temple de la Paix, œuvre de Vespasien, dont il est le seul reste.

Derrière le temple de la Paix était, ce semble, le quartier des libraires, du moins c’est là que Martial donne l’adresse du sien. « Si tu veux, dit-il, avoir mes légers ouvrages pour en faire les compagnons de ta longue route, achète-les dans leur petit format, car ils peuvent tous tenir dans la main; mais il faut que tu saches où l’on me vend. Pour t’éviter la peine de courir toute la ville, je vais te conduire de manière à ce que tu ne puisses t’égarer. Demande Secundus, l’affranchi du noble Lucens, derrière le temple de la Paix et le Forum-Palladien. » Les éditeurs de Rome faisaient comme les nôtres, ils affichaient à leur porte les titres des livres nouveaux. C’est ce que nous apprend ailleurs Martial en parlant d’un autre libraire qui demeurait non loin du premier, en face du Forum de César. « C’est là qu’il faut m’aller chercher. Demande-moi à Atrectus, c’est le nom que porte le maître du magasin; il te donnera un exemplaire de première ou de seconde qualité, satiné à la pierre ponce, orné de pourpre; tu peux avoir un Martial pour cinq deniers. » On voit que les livres se vendaient à Rome exactement comme chez nous. Cela étonne, on ne conçoit pas d’abord une vente régulière de livres là où ils ne peuvent être multipliés par l’imprimerie ; mais les copistes tenaient lieu d’imprimeurs. Pline le Jeune parle d’un livre tiré à mille exemplaires, et qui avait été expédié dans toute l’Italie et toutes les provinces. Le même auteur s’applaudit que ses ouvrages se vendent à Lyon. Je crois même que les anciens connaissaient les droits d’auteur. Sénèque se pose quelque part cette question : « Les œuvres de Cicéron appartiennent-elles à Cicéron, qui les a composées, ou à Dorus, qui les a achetées ? » Plus on étudie la société romaine, plus on trouve que dans les petites choses comme dans les grandes elle ressemblait assez souvent à la nôtre.

Du reste, il était un peu téméraire aux auteurs de faire vendre leurs œuvres dans ce quartier, car près du temple de la Paix étaient les magasins de poivre, et ils devaient parfois frémir en se rappelant un certain vers d’Horace sur les méchans écrivains dont les œuvres pouvaient servir à envelopper du poivre :

Et piper et quidquid chartis amicitur ineptis.

Mais retournons au temple de la Paix, d’où nous a un peu écartés Martial en nous conduisant chez ses libraires. Si nous n’avons pu découvrir qu’un débris incertain du grand édifice bâti par Vespasien, à quelques pas de là, à l’endroit où la voie Sacrée était le plus élevée, in summâ viâ, sur un petit tertre, dernière trace, dit-on, de la Velia de Collatin, nous trouverons, mieux conservé que le temple de la Paix et restauré avec une scrupuleuse exactitude, le charmant arc de Titus, et nous passerons ainsi naturellement de Vespasien à son fils.

Cet arc-de-triomphe fut élevé en l’honneur de Titus à l’occasion de la prise sanglante de Jérusalem. On y voit encore des bas-reliefs d’un très beau travail. Dans l’un, qui représente le triomphe, on reconnaît, porté par les soldats, parmi les dépouilles du temple, le chandelier aux sept branches. On prétend que les Juifs encore aujourd’hui évitent de passer sous l’arc de Titus. Ils étaient déjà nombreux à Rome au temps de cet empereur, exerçant de petits métiers, échangeant par exemple des allumettes contre des verres cassés, et vivant sur la rive droite du Tibre. Le Transtevère était leur ghetto. C’est probablement parmi eux que d’abord se recruta surtout le christianisme à Rome. Aussi est-ce dans le quartier habité par les Juifs qu’apparaît la première assemblée publique des chrétiens, autorisée par Alexandre Sévère, au lieu où s’élève aujourd’hui la vieille et imposante basilique de Santa-Maria in Trastevere. On sait que les païens confondaient les premiers chrétiens avec les Juifs, et je crois possible que la pauvre Juive de Juvénal, qui, en mendiant, murmure en secret aux oreilles d’une dame romaine quelque chose sur la loi des Juifs, pourrait bien être une chrétienne, car rien n’était plus loin des idées juives que de parler de la loi à des étrangers. Les Juifs sont traités avec un grand mépris par les satiriques romains. On voit cependant par le témoignage de ces poètes eux-mêmes que ce qu’ils appellent la superstition juive était très répandue dans la ville des césars. Le fâcheux d’Horace parle de sa dévotion au sabbat, et à la un de la cinquième satire de Perse est une description curieuse de la célébration du sabbat dans les rues de Rome.

Malheureusement le récit qu’avait fait Tacite de la prise de Jérusalem, à laquelle se rapporte l’arc de Titus, est perdu; mais ce qu’il dit de cette singulière nation est remarquable. Si Tacite, en vrai Romain, veut tout rattacher aux traditions du polythéisme, l’émigration des Juifs, par exemple, à l’avènement de Jupiter, il sait le nom de Moïse, que connaît aussi Juvénal, le séjour des Hébreux en Égypte, leur fuite dans le désert, et même l’eau jaillissant miraculeusement du rocher. Parmi beaucoup d’erreurs et de calomnies, il a écrit sur les Juifs ceci : « Entre eux, une fidélité invincible, une charité toujours active; contre le reste du monde une haine indomptable. » L’histoire morale du peuple juif n’est-elle pas dans cette phrase de Tacite?

Une tradition dont je n’ai pu découvrir l’origine veut que le chandelier aux sept branches ait été jeté dans le Tibre par Maxence près de Ponte-Molle le jour de la mémorable bataille qui donna le monde au christianisme. Pour retrouver un tel trésor, il vaudrait la peine de fouiller le Tibre; mais je ne conçois pas pourquoi le païen Maxence aurait emporté de Rome avec lui cet objet sacré. De plus, Procope nous dit que les vases d’or du temple existaient encore au temps de Bélisaire, que Bélisaire les prit à Gélimer, qui les avait enlevés, et le chandelier aux sept branches était probablement avec les vases d’or. Je ne pense donc pas qu’il y ait espoir de le repêcher dans le Tibre.

Le règne de Titus fut marqué par de grandes calamités; elles lui fournirent l’occasion de montrer du zèle pour la chose publique et une préoccupation bienveillante du sort des citoyens. Alors eut lieu cette célèbre éruption du Vésuve qui engloutit Herculanum et Pompéi, et dont nous voyons encore aujourd’hui plus que les traces, on peut dire la présence, dans la cendre et la lave sous lesquelles gisent ces villes que le terrible événement a laissées comme elles étaient au moment où il les a frappées. Nulle part on n’observe mieux l’antiquité surprise et saisie pour ainsi dire toute vivante. Une visite à Pompéi est un complément nécessaire au voyage historique que nous faisons dans l’antiquité romaine. Stace disait : « La race future le croira-t-elle, quand elle verra ici d’autres moissons croitre sur des villes et des populations enfouies? » Pour voir ce que Stace doutait qu’on pût croire, il suffit d’aller à Portici. En même temps Rome brûlait de nouveau[5]. Titus se chargea de tous les frais de réparation, et envoya dans les temples et les édifices publics les ornemens de son palais. Pendant ce règne si court, qui ne dura guère que deux ans, il trouva le temps de restaurer de nouveau l’aqueduc de l’eau Claudia, que son père avait déjà réparé. Tout cela est d’un prince qui connaît ses devoirs envers l’état, et qui mérite l’estime de l’histoire. A-t-il mérité d’être appelé l’amour et les délices du genre humain? C’est autre chose. Qu’est-ce qui resterait pour Trajan, pour Antonin, pour Marc-Aurèle? Tâchons d’apprécier au juste, sans dénigrement, mais sans exagération, ce qu’a été et ce qu’a fait Titus pour se rendre digne de la popularité dont il a joui de son vivant et dans l’histoire.

D’abord il est reconnu qu’il était loin d’être comme césar ce qu’il fut comme empereur. Avant d’arriver au trône, il passait pour vicieux, cruel et avide. Vicieux, je m’abstiendrai des détails. Cruel, il apostait dans les théâtres et dans les camps des gens qui demandaient la mort des personnages qui lui étaient suspects, et en fit périr ainsi plusieurs. Avide, il faisait des marchés avec ceux qui avaient à traiter avec son père et en tirait des sommes. Tout cela était si connu, qu’on s’attendait à voir en lui un autre Néron. Il fallait que Titus eut une bien mauvaise réputation à cette époque pour qu’on l’ait accusé, pendant qu’il était en Judée, de travailler pour son propre compte et de vouloir régner en Orient, au point d’inspirer des inquiétudes à Vespasien, et pour qu’on l’ait soupçonné sans fondement, je pense, d’avoir conspiré contre les jours de son père.

Monté sur le trône, on n’eut plus un seul reproche à lui adresser. Il ne fit tuer personne, ce que les historiens remarquent, car c’était un mérite pour un empereur romain. Il se conduisit bien dans les malheurs publics et s’efforça d’y remédier. Il montra de la libéralité, de la douceur, une constante envie de plaire, ce qui n’est point méprisable dans un souverain absolu. Il fut surtout aimable et gracieux. Empereur coquette, il avait pour maxime de ne renvoyer personne sans espérance. Tout cela est bien, mais est-ce assez? Je cherche des actions vraiment généreuses, des mesures vraiment utiles, des lois bienfaisantes, et je vois plus de paroles que d’actions : j’en trouve deux cependant. Il punit les délateurs, les fit battre de verges dans le Forum, puis après les avoir exposés dans l’amphithéâtre, c’est-à-dire dans le Colisée, qu’il venait de dédier, et dont, avant les martyrs chrétiens, c’est le meilleur souvenir, il les condamnait à l’esclavage et à l’exil. Enfin il fit une chose que je préfère aux mots de lui les plus cités. Ayant découvert une conspiration, non-seulement il pardonna aux conspirateurs, mais, ce que j’admire bien plus, il envoya un messager rassurer la mère de l’un d’eux sur le sort de son fils. Ce trait, à mes yeux, vaut cent fois le fastueux pardon accordé par Auguste à Cinna.

J’ai dit de Titus tout le bien qu’en sait l’histoire, et je n’ai pas, je crois, cherché à l’atténuer; mais, je le demande de nouveau, y a-t-il là de quoi mériter d’être appelé les délices du genre humain? Il n’eut pas le temps d’en faire plus, dira-t-on; soit. Il ne faut pourtant pas trop insister sur la brièveté de son règne, car on pourrait se demander si ce règne, en se prolongeant, aurait tenu tout ce qu’il semblait promettre. Néron aussi avait bien commencé.

Ce qui me paraît distinguer surtout Titus, c’est la facilité, la bonne grâce, l’esprit. « J’ai perdu ma journée! » est un mot touchant, mais c’est surtout un mot spirituel. Titus avait une nature heureuse. Habile à tous les exercices, doué d’une mémoire extraordinaire, il réussissait aux vers, à la prose, à la musique, même il improvisait, art qui commençait à être à la mode, et dont la tradition s’est conservée en Italie jusqu’à nos jours. On craignait un Néron, on en fut quitte pour la peur, et on lui en tint compte. Il dompta ses mauvais penchans, il rassura, il séduisit ses contemporains, il a séduit la postérité.

Il ne négligeait pas de flatter les goûts favoris du peuple romain en donnant des jeux magnifiques, en prenant parti pour tel ou tel gladiateur, en faisant égorger cinq mille animaux en un jour. Il y en eut neuf mille de tués en tout à la dédicace du Colisée et des thermes de Titus, un certain nombre par des femmes. Titus fit combattre des grues pour amuser le peuple, ce qui était nouveau, et donna le spectacle d’un combat naval dans l’amphithéâtre, transformé en naumachie, ce qui était facile, puisqu’on avait à sa disposition les eaux qui alimentaient les viviers de Néron. De tels spectacles, et les billets de loterie distribués au peuple, que Titus n’eut garde d’oublier, purent bien lui compter pour quelques vertus. Les Romains lui surent beaucoup de gré de ne pas épouser Bérénice, qui était reine et Juive, deux noms odieux; Bérénice, l’incestueuse sœur d’Agrippa, moins intéressante dans Juvénal que dans Racine. Il mourut bientôt, il n’eut pas le temps de diminuer l’admiration et de lasser la faveur publique, et il fut remplacé par Domitien. Celui-ci avait tout ce qu’il fallait pour faire valoir son prédécesseur; aussi Titus laissa-t-il une mémoire bénie, et l’on montrait au pied du Palatin, du côté qui regarde le Cœlius, la maison où il était né, comme on montre à Pau le berceau de Henri IV.

Je remarquais, à propos de Claude, que les historiens des bas temps ne savent presque plus rien de ce qu’il a fait de grand et de bon, et ne connaissent que ses ridicules; de même Aurélius Victor ne connaît que les vertus de Titus. L’histoire, en s’éloignant du temps qu’elle raconte, met toujours plus en évidence le bien ou le mal absolu, le côté dominant d’un caractère. Les nuances s’effacent par la distance des âges, comme les objets par la distance; les traits saillans se dessinent seuls, et s’isolent des autres traits qui complétaient le tableau. La version des derniers historiens de l’antiquité a souvent été celle qu’ont reçue les âges modernes, dont ils étaient plus près, et auxquels ils ont transmis le passé tel qu’il s’était altéré en arrivant jusqu’à eux. Pour moi, je pense que Titus était un homme d’esprit dont les passions n’étaient pas très fortes. Après avoir trop cédé, dans sa jeunesse, aux plaisirs, à la cruauté, à l’avidité, il y renonça noblement en montant sur le trône à quarante ans. Il eut un heureux penchant à être aimé, et sut très habilement faire et surtout dire ce qu’il fallait pour cela. Suétone, qui l’admire sans restriction comme empereur, dit : « Il fut l’amour et les délices du genre humain. Pour gagner tous les cœurs,; soit le naturel, soit l’art, soit la fortune, le servirent. » Tous trois y concoururent, je pense, mais l’art y fut pour quelque chose.

Encore cette fois, ce sont les portraits qui m’ont mis sur la voie d’une appréciation que l’étude de l’histoire a confirmée. En voyant ceux de Titus, je fus frappé d’étonnement. Ce qui domine dans presque tous, c’est par excellence la finesse. Je trouvais à l’adorable Titus un air narquois qui me rappelait Vespasien. Cette expression est surtout marquée dans une statue du Vatican, empreinte d’un caractère d’individualité manifeste. Elle est moins sensible dans quelques bustes évidemment idéalisés. Ceux-ci ont une certaine douceur qu’on peut croire un peu étudiée, et jamais l’expression de la bonté vraie comme ceux d’Antonin le Pieux ou de Marc-Aurèle. Il en est qui donnent à Titus un air légèrement boudeur : c’est qu’apparemment il avait perdu sa journée, ce qui a bien pu lui arriver quelquefois.

En présence des images de Titus, je n’étais pas moins surpris des termes dans lesquels Tacite et Suétone vantent sa beauté, et même un certain air de majesté et d’autorité qui ne s’accorde guère avec ce qu’ajoute Suétone de sa petite taille et de son ventre un peu proéminent, restrictions que justifie pleinement la statue du Vatican dont je parlais tout à l’heure. La majesté lui manque tout à fait; la beauté même du visage n’est pas remarquable. Les bustes de Titus lui donnent en général une figure bouffie qui fait comprendre les inquiétudes des Romains quand il parvint à l’empire, car cette figure de Titus rappelle assez Néron, Néron jeune et en laid. Je ne puis m’empêcher de croire que l’exagération du mérite de Titus, exagération dont j’ai cherché à expliquer les causes, a produit sur ses historiens une illusion qui s’est étendue même à sa personne, et que dans l’enthousiasme excessif qu’il inspirait, on en est venu à le croire plus beau qu’il n’était parce qu’on le disait meilleur.

La réaction des Flaviens contre la mémoire de Néron a atteint sous Titus son apogée. Il est un monument à Rome qui montre aux yeux cette réaction trop peu remarquée par l’histoire, et la fait pour ainsi dire toucher au doigt : ce sont les thermes construits par Titus sur une partie de la Maison-Dorée de Néron. Rien n’est plus clair que la relation historique des deux monumens; on reconnaît parfaitement la disposition de l’un et de l’autre. On se promène dans plusieurs des salles du palais de Néron, qui ont été déblayées; on voit les autres encore encombrées, comme elles l’avaient toutes été pour porter les thermes de Titus, dont on découvre au-dessus les débris. Ces salles de la Maison-Dorée conservent les marques d’une grande magnificence. Les unes étaient tournées vers le midi pour l’hiver, les autres vers le nord pour l’été. Un grand corridor était décoré d’élégantes peintures, qui ne sont pas entièrement effacées. On reconnaît l’emplacement d’un petit jardin intérieur, et au milieu un bassin, au centre duquel était la gigantesque coupe de porphyre qui orne la salle ronde au Vatican. Cette coupe a plus de quarante pieds de circonférence et surpasse tout ce que l’antiquité nous a laissé de plus précieux en ce genre. Çà et là sont des niches préparées pour des statues dont les piédestaux sont debout. Le Laocoon, qui a été trouvé dans une vigne du voisinage, était un des ornemens de cette partie de la Maison-Dorée, de ce casino de l’immense et splendide villa de Néron.

L’intention qui, a fait bâtir par Titus ses thermes au-dessus de ces appartemens magnifiques qu’il a comblés, comme Vespasien avait comblé le bassin de Néron pour y bâtir le Colisée, cette intention est évidente. Les Flaviens veulent étouffer enfin la popularité de Néron, encore caressée par Vitellius, le dernier des empereurs qui les ont précédés; ils veulent se débarrasser de la concurrence d’un souvenir et d’un fantôme, abolir ce souvenir autant que possible, enfouir sous les décombres ce fantôme qui hante le palais construit par Néron, en faisant servir ce palais de fondement à leurs propres édifices.

Suétone nous apprend que la construction des thermes de Titus fut très promptement achevée. On avait hâte d’en finir avec la mémoire de Néron, et l’empressement était si grand que l’on ne prit pas la peine et qu’on ne se donna pas le temps de retirer des salles que l’on allait encombrer ni des statues admirables, ni cette merveilleuse coupe de porphyre qui n’a pas son égale. Tout cela fut enterré sous les thermes de Titus. Cette négligence à sauver de tels chefs-d’œuvre, négligence dont on ne s’étonne pas assez, suffirait à démontrer quel motif a décidé le fils de Vespasien à placer ses thermes en cet endroit, et sans ce motif elle serait inexplicable. Ainsi comprise, la superposition des deux monumens est une révélation de l’histoire : elle atteste et rend palpable une réaction que les historiens n’ont point assez signalée; mais, dans le silence des historiens, les pierres parlent.

Cette réaction peut se suivre dans les lettres comme à travers les ruines. Jusque-là, si quelque voix s’était élevée contre Néron, elle avait été étouffée sous ses successeurs, qui se portaient pour ses héritiers. En vain on avait écrit l’histoire de tous ceux que Néron avait exilés ou fait mourir. Cette histoire, qui pouvait être longue, ne nous est point parvenue : elle devançait le soulèvement de l’opinion, secondé par le pouvoir; mais quand vinrent les règnes humains de Vespasien et de Titus, et après Domitien les règnes heureux de Nerva et de Trajan, la littérature s’empressa de condamner une mémoire que les empereurs qui la proscrivaient permettaient de haïr. Ceci se remarque chez presque tous les écrivains de cette époque, chez Tacite d’abord, l’ennemi et le flétrisseur immortel de la tyrannie. Juvénal, âme honnête et vigoureuse, qui eut l’honneur d’être exilé par Domitien, a sur Néron un morceau terrible dans sa huitième satire, et il l’a caractérisé d’un mot en l’appelant un prince joueur de lyre, citharœdo principe. Sous Domitien lui-même, qui souffrait qu’on attaquât Néron pour faire croire qu’il ne lui ressemblait pas, on voit les poètes les plus serviles, Stace et Martial, lancer contre Néron des invectives que n’avaient pas le droit de se permettre des flatteurs de Domitien. Stace, en glorifiant les œuvres de celui-ci, pour les relever encore, les oppose à celles de Néron, à ses lacs artificiels, qu’il appelle de sales marécages. Martial s’attendrit sur le sort des pauvres gens dont la Maison-Dorée a envahi le petit champ; il fait des épigrammes sur Néron mort, pour plaire à Domitien vivant. Il devait en trouver aussi pour Domitien... sous Trajan. Lui et Stace célèbrent la mémoire de Lucain; Lucain, la victime de Néron, était à la mode sous les Flaviens. On achetait beaucoup sa Pharsale. Martial lui fait dire : « Il y a des gens qui prétendent que je ne suis pas poète, mais mon libraire croit que je le suis. »

Ainsi s’accomplissait dans la poésie comme dans l’opinion et le gouvernement une juste réaction contre un égarement passager de la foule qui avait admiré Néron; mais on ne gagna pas grand’chose à être délivré de cette tyrannie posthume de sa mémoire, quand on fut livré à la tyrannie vivante de Domitien.


J.-J. AMPERE.

  1. Voyez les livraisons du 15 octobre, du 1er novembre et 15 décembre 1856.
  2. L’expression au milieu serait inexacte quant à la largeur du Champ de Mars, dont le Pincio désigne plutôt la limite du côté de l’orient; mais ces mots pourraient être entendus de la longueur du Champ-de-Mars, car celui-ci s’étendait au nord, bien au-delà de l’enceinte actuelle de Rome et de la porte du Peuple, jusque vers le pont Milvius, aujourd’hui Ponte-Molle.
  3. Il semblerait que Vespasien, a laissé un fâcheux souvenir dans notre Normandie, qu’il traversa sans doute lors de son expédition dans la Grande-Bretagne et qu’il dut rançonner en passant, car encore aujourd’hui son nom y est prononcé comme une injure par les paysans. Dans certains villages de cette province, on a entendu des mères dire à leurs enfans, en manière de reproche : « Tu es un Vespasian. » Ces bonnes femmes n’avaient pas lu l’histoire, et le nom de l’empereur romain n’avait pu leur arriver que par la tradition populaire, à moins que ce ne fût un souvenir des romans du moyen âge, où figurait Vespasien, et des cruautés du siège de Jérusalem.
  4. Galien parle de cet incendie, qui consuma ses livres dans sa boutique (ἀποθήκη), qui était près du temple de la Paix. L’incendie dut être bien violent, car Galien mentionne aussi la destruction de grandes bibliothèques sur le Palatin, probablement les deux bibliothèques construites par Auguste, près de sa maison et du temple d’Apollon.
  5. Cet incendie fut terrible. Il consuma ou du moins endommagea beaucoup les temples de Serapis, d’Isis, de Neptune, le temple de Jupiter Capitolin, qu’on venait de relever et dont Titus commença la reconstruction, les Septa, les thermes d’Agrippa, le Panthéon, le Diribitorium, le théâtre de Balbus et le théâtre de Pompée, la maison d’Auguste avec le temple d’Apollon et les bibliothèques. On voit que le fléau frappa surtout le Champ-de-Mars, le Capitole et le Palatin. Il semble ne s’être pas étendu aux autres collines de Rome, comme avait fait l’incendie de Néron.