L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II/10

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L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 12 (p. 311-334).
L’HISTOIRE ROMAINE
A ROME


X.


FIN DE LA ROME IMPERIALE. — LES BARBARES A ROME.
Rome à Constantinople. — Constance à Rome. —. Rome descend dans la plaine. — Portrait de Julien, comparé au portrait de Constantin. — Buste de Magnence, art déchu. — Les mars de Rome construits ou réparés par Honorius. — Édifices restaurés, le temple de Saturne. — Aspect monumental de Rome au Ve siècle, éclat extérieur et misère réelle. — Entretien du Cirque et du Colisée, passion des jeux sous les empereurs chrétiens. — Le Monte-Testaccio, problème historique. — La colonne de Phocas, l’excès de la servilité. — Venue des Barbares, portes par où ils entrent dans Rome. — Défense de Bélisaire, mur raccommodé à la hâte. — Souvenirs de Bélisaire, porte Pinciana. — Bélisaire mendiant, légende. — Muro Torto, autre légende. — Le mausolée d’Adrien, statues servant de projectiles. — La destruction des monumens romains par les Barbares fort exagérée. — Les canaux coupés, effet de cette mesure sur Rome et la campagne. — Conclusion et réponse.




Rome a été abandonnée par ses empereurs ; elle a cessé pour un temps d’être le centre du monde ; elle est devenue une de ces capitales du passé sacrifiées à la nouvelle capitale qu’on destine à l’avenir, comme Nan-king, la ville chinoise et lettrée, le sera à Pé-king, la ville tartare et guerrière, comme Moscou, le cœur de la vieille Russie, le sera à Pétersbourg, tête de la Russie renouvelée.

Constantinople aspire à remplacer Rome ; elle veut lui ressembler en toute chose, et prétend même avoir aussi ses sept collines. Constantin, dit Codinus, dans son désir de rendre Byzance plus brillante que l’ancienne Rome, voulut donner à celle qu’il avait créée un cirque qui pût rivaliser avec le Grand-Cirque. Le nom même de Rome, ce nom auguste, Byzance l’usurpe. Cette cité grecque s’appelle la nouvelle Rome, et jusqu’à son dernier jour les historiens byzantins nommeront leurs compatriotes Romaïoi, Romains. L’empire grec sera pour les Orientaux l’empire de Roum. Au moyen âge, une partie de la Grèce s’appellera Romanie. Encore aujourd’hui Roumélie est le nom d’un pachalik de Turquie. Enfin le nom que les Grecs modernes donnent à leur langue, le romaïque, est un souvenir de cette prétention de l’ancien empire grec à être romain. Les hommes de Byzance ne pouvaient s’empêcher de conserver pour Rome un singulier respect, auquel se mêlaient parfois de bien étranges réminiscences de liberté. Sous Justin II, un certain Corippus appelait Rome la nourrice de l’empire et la mère de la liberté. Cependant, si Rome, après avoir cessé d’être le siége de l’empire, exerçait encore une sorte de prestige, elle avait perdu la réalité de la vie, et l’on reconnut avec raison un symbole de l’empire dans cet homme accablé de coups, avançant toujours, que Valens rencontra en marchant contre les Barbares. Rome en effet respirait encore, mais combien de coups l’avaient frappée !

Elle n’entendait parler de ses maîtres que lorsque le souvenir des empereurs d’Orient se reportait par hasard vers la capitale déshéritée. Ainsi l’un des fils de Constantin, Constance, fit à Rome l’aumône d’un obélisque destiné par son père à orner Constantinople. Du reste, l’aumône était magnifique : c’était le plus grand obélisque du monde, celui qui décore aujourd’hui la place de Saint-Jean de Latran. Érigé par un des Touthmosis, dont il porte le nom, à l’époque de la plus grande perfection de l’art égyptien, comme le prouve le style des hiéroglyphes, il ornait depuis environ deux mille ans une ville d’Égypte, quand Constantin l’y envoya chercher et le fit apporter par le Nil et la mer à Alexandrie, d’où Constance ordonna qu’il fût transporté à Rome. Il remonta le Tibre, et on le plaça dans le Grand-Cirque, où déjà s’élevait l’obélisque thébain contemporain de Sésostris, et qui orne la place du Peuple. Ceci montre quelle importance on attachait aux jeux du cirque sous les empereurs chrétiens. Nous en verrons d’autres preuves.

Sur le piédestal de cet obélisque de Constance, on lisait une inscription aussi pleine d’emphase que l’inscription par laquelle Auguste avait dédié le sien au soleil était simple. Après avoir soumis le monde entier à son empire, Constance a voulu, y était-il dit, que ses dons fussent égaux à son triomphe ; « mais le dieu, — ainsi est désigné un empereur chrétien, — était dans un grand souci : mouvoir cette masse, au Caucase pareille, semblait impossible. » Ce n’était pas cependant le premier obélisque apporté à Rome. « Le maître du monde, Constance, sachant que tout cède au courage, a ordonné que cette partie non petite d’une montagne avançât sur la terre et sur la mer, quoique l’on désespérât d’élever une telle masse dans les airs. Maintenant elle brille avec sa cime de métal doré, comme arrachée de nouveau du flanc de la montagne, et touche au ciel. Plus haut il est dit que Constance a arraché cet obélisque de la roche par lui taillée ; cœsâ Thebis de rupe revellit. C’est un impudent mensonge, puisqu’on lit dans l’inscription hiéroglyphique le nom du pharaon Touthmosis, antérieur à Constance de vingt siècles ; mais l’adulation n’y regarde pas de si près. On se fiait au mystère des hiéroglyphes, et on ne s’attendait pas qu’un Champollion viendrait le percer.

Constance visita Rome. Ammien Marcellin, qui accompagnait l’empereur, peint vivement l’admiration que tous deux ressentirent, en présence du forum de Trajan, et comment Constance fut frappé d’un profond étonnement en promenant son esprit sur ce vaste ensemble de merveilles qu’on ne saurait décrire, et qu’il n’appartient plus au génie de l’homme de produire. Il est curieux de voir Ammien Marcellin, un soldat du IVe siècle, exprimer dans un latin assez barbare l’impression que lui faisaient le Panthéon, qu’il appelle une région voûtée, le temple de Vénus, le forum de la Paix, qui avait survécu au temple de la Paix, le théâtre de Pompée, le stade de Domitien. C’est, comme je crois l’avoir déjà remarqué, la première fois que s’exprime cette admiration pour l’effet monumental de Rome que l’on a depuis si souvent exprimée. Aucune exagération des touristes modernes sur le Colisée n’a surpassé celle d’Ammien Marcellin, disant que l’œil humain a peine à en atteindre le sommet ; mais c’est l’exagération d’un sentiment vrai, car lorsque l’on regarde d’en bas le haut mur de l’amphithéâtre, encore intact, on éprouve une étonnante sensation de grandeur. Ainsi se traduisaient déjà par l’emphase, il y a quatorze cents ans, les émotions que nous éprouvons encore aujourd’hui, malgré tant de progrès de la destruction depuis cette époque, en présence des antiquités romaines.

Rome, comme il arrive à toutes les villes, commençait à descendre des hauteurs qu’elle avait d’abord couvertes et à s’étendre à leur pied. Ammien Marcellin montre Constance parcourant les parties de la ville situées entre les sommets des sept collines, sur leurs pentes et dans la plaine. On peut croire que le Champ-de-Mars, dans lequel, à la fin de la république, nul n’avait le droit de bâtir, était habité au temps d’Ammien Marcellin. Il semble peindre déjà la situation de la Rome actuelle répandue sur le penchant des sept monts et occupant la plaine qui avait été le Champ-de-Mars.

Julien ne fit rien pour Rome ; je m’étonne que sa tentative insensée de rétablir le paganisme ne l’ait pas conduit à replacer le centre de l’empire dans la ville où la fidélité au paganisme était surtout vivante. Je me l’explique cependant. Il se plaisait à embellir les cités de la Grèce ; son inclination le portait plutôt de ce côté que vers Rome, car son paganisme était philosophique et non traditionnel : or, si la tradition du paganisme était à Rome, sa philosophie était en Grèce. Au milieu des guerres qui remplirent le vaillant règne de Julien, il trouva le temps de réparer les villes endommagées par les Barbares, notamment celles de la Gaule. Nous lui devons les thermes de Paris, qu’on regarde à peine, et qui à Rome attireraient l’attention des voyageurs. On sait combien il aimait sa chère petite Lutèce, comme s’il avait le pressentiment que de là sortirait un jour un adversaire du christianisme aussi passionné que lui. Du reste, Julien n’était pas plus un apostat que Voltaire ; ni l’un ni l’autre n’avaient jamais cru à ce qu’ils attaquaient, et par ses vertus le premier, mieux que le second, méritait le nom de philosophe.

On a fait une chose sage et digne en plaçant au Capitole l’image d’un adversaire injuste, mais honorable, du christianisme. Julien y figure parmi les empereurs et parmi les philosophes : le sculpteur n’a eu garde d’oublier cette barbe négligée, qu’il disait assez cyniquement être habitée. Il disait aussi, avec une prétention moins grossière à la rusticité stoïque, que cette barbe était propre à faire des cordes ; celle de ses deux bustes fait juger que Julien ne se vantait pas trop en parlant ainsi.

Il est intéressant de comparer la physionomie de Julien avec celle de Constantin : elle est beaucoup plus intelligente, elle est même spirituelle ; mais au lieu du regard fixe et profond de Constantin, Julien a un regard indécis et mal assuré ; il semble chercher l’avenir un peu au hasard : c’est bien l’homme qui, en le cherchant, a rencontré le passé. Le buste de Julien est le dernier buste d’empereur dans la série du Capitole. Cette série est doublement instructive ; on y lit l’histoire de la décadence politique de Rome écrite au front des empereurs ; on y suit la marche descendante de l’art ; elle est arrivée à son dernier terme dans le portrait de l’usurpateur Magnence. C’est un morceau de marbre dans lequel on a taillé une sorte de nez, pratiqué une fente qui ressemble à une bouche, et tracé des ovales qui peuvent passer pour des yeux ; cette sculpture est tellement grossière, qu’elle pourrait être prise pour l’œuvre d’un sauvage ou d’un enfant. On faisait mieux sans doute, comme le prouvent les bustes de Julien, infiniment supérieurs à cette tête difforme, dont les traits sont à peine dégrossis ; mais il suffit, pour caractériser l’art d’une époque, que la sculpture y fût capable d’une telle monstruosité.

L’empire d’Occident fut ressuscité par le partage opéré entre Honorius et son frère. Cependant celui des deux empereurs auquel échut l’Occident ne vint pas pour cela habiter Rome. Ce vieux foyer du paganisme ne pouvait attirer un empereur chrétien. La résidence impériale fut transportée à Ravenne, dans le nord de l’Italie, près des frontières de la Gaule, toujours menacée, quelquefois à Autun, à Trêves, aux confins de la Germanie. Il semble que l’empire se met en marche pour aller au-devant des Barbares : il veut les surveiller de plus près ; mais encore quelques années, et il aura passé dans leur camp, il sera de fait aux mains d’Odoacre et de Théodoric ; encore quelques siècles, et son nom sera l’héritage des descendans de ces Francs qu’on immole dans l’amphithéâtre de Trêves. Ces nouveaux centres de l’empire, Trêves, Milan, Ravenne, se couvrent de monumens ; on n’en construit plus guère à Rome.

Cependant ces empereurs, qui lui sont devenus comme étrangers, ne l’oublient pas entièrement. Un arc de triomphe s’éleva dans le Champ-de-Mars, dédié à Gratien, Valentinien II et Théodose, et peut-être encore un le dernier, à Honorius. Ce qui est plus sûr, Honorius répara le mur d’Aurélien ; il est difficile de déterminer ce qu’a fait Honorius à travers les flatteries de Claudien. Claudien parle de murailles nouvelles, de tours soudainement élevées, et des sept monts entourés d’une enceinte continue. Ceux qui, comme Nibby, croient à un mur embrassant un espace de cinquante milles construit par Aurélien, puis détruit et remplacé par le mur moins étendu d’Honorius[1], voient dans les vers de Claudien la preuve qu’Honorius a réellement bâti le mur qui existe encore ; mais les flatteries de Claudien expriment seulement, je pense, ce fait, que le mur réparé par Honorius embrassait les sept collines. Une inscription en l’honneur d’Arcadius et d’Honorius ne parle que des murs restaurés, restauratos urbis œternœ muros. Je crois plus aux termes de l’inscription qu’aux vers d’un poète courtisan. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Honorius vint à Rome animer par sa présence les travaux qu’il avait fait entreprendre. Cette restauration des murs de Rome porte l’empreinte d’une grande précipitation, ce qui s’explique facilement, car les Goths approchaient, et, comme le dit énergiquement Claudien, qui, pour célébrer la magnificence de l’ouvrage, oublie un moment d’en flatter les auteurs, la peur fut l’artisan de sa beauté.

Profecitque opifex decori timor. C’est la peur en effet qui a travaillé à la construction et à la réparation de ces murs, la peur, devenue, grâce à l’empire, l’inspiratrice du peuple romain !

Bien qu’absens de Rome, les empereurs ne voulaient pas la laisser s’écrouler et tomber tout à fait. Gratien rebâtit le pont Cestius, et lui donna son nom. Plusieurs préfets de Rome s’appliquèrent à la réparation des monumens ; l’un d’eux, Praetextatus, avait entrepris de relever tous les temples ; un autre, nommé Claudius, restaura plusieurs édifices, et parmi eux un portique près des thermes d’Agrippa. Les portiques étaient des lieux de promenade et de flânerie chers au peuple romain. Un troisième, Petronius Quadratianus, rendit aux thermes de Constantin leur antique splendeur, comme nous l’apprend une inscription, en ajoutant une grosse somme au peu d’argent que la municipalité pouvait lui accorder à cause de la difficulté des temps.

Les réparations elles-mêmes étaient une preuve de décadence et un témoignage de barbarie. La plus remarquable en ce genre est celle du temple de Saturne, dont huit colonnes sont encore debout. La première origine de ce temple remonte au temps des rois. Le trésor de l’état était là, placé sous la protection du dieu, ce qui n’empêcha pas César, qui avait besoin d’argent et peu de scrupules, de violer le temple et de voler le trésor. Rien, bien entendu, n’est resté de l’édifice primitif. Ce qui subsiste offre un curieux pêle-mêle de parties datant d’époques très diverses. Dans la frise est un morceau du meilleur temps ; les chapiteaux, la corniche, le fronton, sont d’une époque de mauvais goût. Parmi les bases, les unes sont ioniques et les autres corinthiennes ; les colonnes, de dimensions différentes, proviennent vraisemblablement de différens édifices. Les tronçons dont plusieurs d’elles se composent ne paraissent pas toujours avoir appartenu originairement à la même colonne ; un fragment d’inscription apprend que le monument détruit par le feu a été reconstruit : on le verrait bien, même sans l’inscription. Évidemment, à une date qu’on ignore, mais qui ne saurait être bien ancienne, on a réparé ou plutôt refait grossièrement le temple de Saturne, en mêlant quelques débris de la construction antérieure à des matériaux pris là où on les trouvait. C’est déjà le procédé du moyen âge. Ce temple, ainsi recomposé sans art, n’en est pas moins ou plutôt il est par cela même un des restes de l’antiquité les plus curieux et les plus historiques ; le vieux temple qu’il a remplacé rappelait le souvenir de la Rome des rois et un souvenir encore plus ancien qui se rapporte aux temps héroïques de la Grèce, car on disait que les os d’Oreste avaient été transportés d’Aricie à Rome et déposés dans le temple de Saturne. Quelques-uns de ces débris grossièrement rapprochés ont peut-être vu César consommer ici l’attentat du Rubicon ; l’incohérent ensemble de ce temple transporte l’œil et l’imagination des splendeurs du siècle d’Auguste aux dernières misères, de l’empire que cet acte d’audace devait fonder. On suit encore son histoire au moyen âge, où dans le nom de ceccha (pour zecca, monnaie), qu’il reçut alors, se trahit une vague tradition du voisinage de l’œrarium, du trésor public. L’époque de sa ruine définitive conduit jusqu’à la renaissance, la renaissance, qui, en dépit de son nom, fut la mort de tant d’antiquités. Le Pogge assista presque à cette destruction du temple de Saturne. En 1425, il l’avait vu encore presque intact et conservant ses revêtemens de marbre ; à un second voyage, il le trouva démoli : les huit colonnes de la façade restaient seules comme elles restent encore aujourd’hui. Tel est le chemin qu’à Rome un monument fait faire à la pensée à travers les siècles.

Rome avait un grand aspect monumental au commencement du Ve siècle. « Contemple, dit Claudien à Stilicon, les sept monts qui insultent aux rayons du soleil par l’éclat de l’or, les arcs chargés de dépouilles, les temples au niveau des nuages, » puis à Honorius, qui était venu habiter la résidence impériale du palatin : Le palais domine de sa cime les rostres[2], qui sont à ses pieds. Que de temples il voit autour de lui ! La demeure de Jupiter montre les géans suspendus au-dessus de la roche Tarpéienne. Le poète indique ici le fronton du temple de Jupiter, où étaient représentés les géans foudroyés, et les portes ciselées, et les statues qui semblent voler à travers les nuées, et les colonnes d’airain que décorent de nombreuses proues de vaisseaux ; l’œil est ébloui par l’éclat des montagnes et s’étonne de voir l’or étinceler partout. Cet éclat matériel que Rome conservait sous Honorius fait comprendre comment on peut rencontrer encore dans cet âge de décadence un poète aussi latin et au milieu de sa pompe aussi élégant que Claudien. Claudien représente dans la poésie cette dernière magnificence de Rome. J’y trouve un écho de la grandeur romaine, dont en le lisant on croit entendre un sonore et suprême retentissement, comme dans la Rome que peignent ses vers apparaît un suprême reflet de cette grandeur.

Mais en même temps Claudien nous fait comprendre le contraste qui existait entre le luxe des monumens et la misérable condition de l’empire. La confiance que le poète affecte de montrer dans les destinées de Rome n’empêche pas qu’on ne sente chez lui un pressentiment de sa chute et un effroi de sa ruine. Dans un poème où il dit que l’empire ressuscite, imperio sua forma redit, que Rome est aussi grande que le ciel et qu’elle ne peut périr, il la représente comme « une vieille femme dont la voix est faible, le regard abattu, dont la maigreur ronge les bras, qui soutient à peine sur ses épaules malades son bouclier souillé de poussière, dont le casque qui ne tient plus laisse voir la chevelure blanchie, et qui traîne une pique rouillée. » Cette peinture est plus vraie que l’autre. La première a été inspirée à Claudien par l’apparence extérieure que Rome lui présentait encore ; la seconde, par un sentiment vrai de son affaiblissement politique, résultat de son épuisement moral. Claudien est bien le poète de ce temps, où le néant se cache sous la splendeur. On conçoit qu’en présence de cette splendeur, après une victoire, la dernière, remportée sur Alaric, il rêve la résurrection de Rome et de l’empire. Dans cette illusion d’une renaissance impossible, il va jusqu’à croire que les suffrages qui, pour la sixième fois, ont nommé l’empereur consul sont des suffrages sérieux, que les votes du Champ-de-Mars ne sont pas une fiction ridicule. Il célèbre avec enthousiasme « le Tibre s’applaudissant de revoir dans Honorius et Numa et Brutus, le Palatin saluant le consul impérial, et des licteurs royaux entourant le forum de leurs faisceaux dorés. » Singulier mélange d’ivresse monarchique et de réminiscences républicaines ! Ailleurs il évoque les Fabricius et les Scipions, il invite Caton lui-même à sortir de son tombeau, et propose Brutus à l’admiration d’Honorius. Le plus courtisan des poètes a parfois des accès de républicanisme farouche ; il s’écrie que « le peuple romain, après que le fier César se fut emparé des droits de tous, est tombé dans le sein d’une paix servile. » Mais tout cela est creux ; le patriotisme romain au temps de Claudien est moins solide que les temples, et quand il n’y a pas encore de ruines, il est déjà une ruine.

Claudien n’est point le seul qui nous atteste combien Rome était intacte vers le commencement du Ve siècle. Thémiste écrivait : « Rome est quelque chose d’immense que le discours ne saurait égaler, c’est un océan de beauté. » En 420, un poète gallo-romain, Rutilius Numatianus, pouvait encore dire : « Grâce à l’or qui couvre les temples, le ciel de Rome surpasse en éclat tout autre ciel. Rome se fait à elle-même son jour, un jour plus pur. »

Un peu plus tard, un autre Gallo-Romain, Sidoine Apollinaire, avait le plaisir de voir sa statue dans la basilique Trajane, où l’on plaçait encore les portraits des littérateurs célèbres, comme au temps de Claudien. Le même honneur fut accordé à un certain Mérobaude, dont Niebuhr a retrouvé des vers animés de sentimens vraiment romains, et, en dépit de son nom germanique, très hostiles aux Barbares. Le monument destiné à honorer les derniers continuateurs de la littérature latine subsistait donc toujours, consacré au même emploi, et plus tard encore Fortunat, cet Italien devenu, à la cour des rois francs, poète ordinaire de Childéric et de Frédégonde, dit positivement qu’on récitait des vers dans le forum de Trajan, c’est-à-dire dans la basilique ou dans la bibliothèque Trajane qui en dépendait :

Audit Trajano Roma verenda foro.


Le même Sidoine Apollinaire nous apprend que les thermes d’Agrippa, de Néron, de Dioclétien, subsistaient de son temps. La voie Appienne avec ses tombeaux fit l’admiration de Procope au VIe siècle.

Rome avait ainsi conservé ses monumens, mais elle n’avait conservé que cela d’elle-même. Tandis que les poètes déclamaient encore leurs vers en public, que les riches formaient des galeries de statues qu’ils s’amusaient à faire dorer, se livraient aux plaisirs de la table, galopaient sur de nobles coursiers à travers la ville presque abandonnée, ou mettaient leur vanité à avoir des voitures très élevées, les pauvres s’agitaient dans leur misère, et cherchaient à s’en distraire par de fréquentes séditions. Déjà sous Jovien, Symmaque, préfet de la ville, et qui avait fait construire un pont, vit son palais détruit dans une émeute. La cause de ces troubles était souvent le manque de pain. Les empereurs n’étaient plus là pour nourrir une plèbe indigente ; l’Égypte faisait partie de l’empire d’Orient, et ses blés étaient réservés pour alimenter la nouvelle capitale. Ainsi les empereurs, après avoir déserté Rome, l’affamaient.

Malgré cette apparence monumentale toujours la même, l’aspect de Rome dut changer insensiblement, la vie diminuer, les richesses émigrer vers Constantinople, les grandes familles déchoir, et, comme le dit Gibbon avec une imagination de style qui ne lui est pas ordinaire, « les faibles restes du peuple romain se perdaient dans l’espace immense des thermes et des portiques. Les vastes bibliothèques et les basiliques devenaient inutiles à une génération indolente qui s’occupait rarement d’études ou d’affaires. Les temples qui avaient échappé au zèle destructeur des chrétiens n’étaient habités ni par les dieux ni par les hommes. » La magnificence romaine, qui ne se produisait plus par des monumens publics, se réfugiait dans la vie privée. Le luxe des demeures opulentes est attesté par les débris de celle qu’on vient de découvrir chez les dominicains de Sainte-Sabine, et dans laquelle un archéologue de premier ordre, M. de Rossi, a reconnu l’habitation des Cœcina, famille illustre dans les derniers siècles de Rome.

On ne construit point d’édifices utiles, mais on agrandit le Circus Maximus, toujours plus digne de son nom, et qui finit par contenir près de quatre cent mille spectateurs. Et cependant la population a diminué, mais l’ardeur de cette population oisive et misérable pour le cirque semble aller s’accroissant ; populique voluptas circus, dit Claudien. Ammien Marcellin, dit aussi : « Le cirque est pour eux un temple, une demeure, un lieu de réunion, une chambre à coucher ; « et ailleurs : « Le plus grand de leurs plaisirs est, depuis le point du jour jusqu’au soir, exposés au soleil et à la pluie, d’examiner minutieusement les qualités et les défauts des chevaux et des cochers. » Le cirque n’était point dédaigné par les empereurs ou les princes chrétiens. Claudien parle des applaudissemens qui faisaient retentir la vallée Murcia, située entre le Palatin et l’Aventin, et que le Grand-Cirque remplissait tout entière, quand on y voyait paraître Honorius ou son beau-père Stilicon.

La passion de l’amphithéâtre non plus n’avait pas changé. Les préfets de Rome, qui avaient à ménager une multitude turbulente, prenaient soin d’entretenir et de réparer le Colisée. Une inscription qu’on y voit encore atteste qu’un certain Lampadius a mis à neuf l’arène de l’amphithéâtre, le podium et les gradins. Dans une autre, il est dit qu’un préfet de la ville, consul ordinaire, a restauré à ses frais l’arène et le podium, qu’un affreux tremblement de terre avait renversé. Au lieu d’abominandi, on lit abontinandi. Un barbarisme dans une inscription officielle, c’est un signe de la barbarie des temps. Il paraît que ce consul n’était pas difficile sur le latin.

On. voit par un passage de Claudien que les combats des hommes contre les bêtes féroces étaient en vogue sous le pieux empereur Honorius. L’amphithéâtre était abondamment pourvu d’animaux qu’on apportait dans de grandes cages de bois, les uns sur le Tibre dans des barques, les autres par terre dans des chariots. Au Vev° siècle, l’amphithéâtre militaire servait aussi à des jeux de cette sorte ; il fallait amuser les soldats comme le peuple.

Les combats des hommes entre eux durèrent moins longtemps que ceux où figuraient des animaux : ils étaient encore plus contraires à l’esprit du christianisme. Constantin avait publié une loi contre les gladiateurs, et Théodose avait interdit les spectacles sanguinaires. Cependant le poète chrétien Prudence, sous Honorius, pouvait encore demander que les supplices cessassent d’être un plaisir public, que l’arène se contentât des bêtes féroces et ne vît plus du moins les homicides faire un jeu des armes sanglantes. La gloire d’avoir mis fin aux combats de gladiateurs appartient à l’héroïque saint Télémaque, qui s’élança dans l’arène, eut le courage d’élever la voix contre eux, et fut massacré. C’est un des plus nobles souvenirs de la Rome chrétienne, et cependant on n’y a pas élevé une église, on n’y a pas, que je sache, consacré une chapelle à ce martyr de l’humanité.

Durant cette époque stérile, sauf les églises dont il sera parlé ailleurs, il ne s’est élevé presque aucun monument à Rome ; mais il s’est formé une montagne, une colline au moins : c’est la montagne des Pots-Cassés, Monte-Testaccio. Le Monte-Testaccio, comme son nom l’indique, est uniquement composé de vases brisés. On ne trouve pas autre chose à sa surface ; les caves creusées à sa base et des tranchées pratiquées à travers sa masse pendant le dernier siège ont permis de s’assurer qu’il en était de même dans toute sa profondeur et dans toutes ses parties. Le Monte-Testaccio est pour moi des nombreux problèmes qu’offrent les antiquités romaines le plus difficile à résoudre. On ne peut s’arrêter à discuter sérieusement la tradition d’après laquelle il aurait été formé avec les débris des vases contenant les tributs qu’apportaient à Rome les pétroles soumis par elle. C’est là évidemment une légende du moyen âge née du souvenir de la grandeur romaine et imaginée pour exprimer la haute idée qu’on s’en faisait, comme on avait imaginé ces statues de provinces placées au Capitole, et dont chacune portait au cou une cloche qui sonnait tout à coup d’elle-même, quand une province se soulevait, Comme on a prétendu que le lit du Tibre était pavé en airain par les tributs apportés aux empereurs romains. Il faut donc chercher une autre explication.

La seule considération qui aide à comprendre la prodigieuse accumulation des singuliers matériaux du Monte-Testaccio, c’est que les vases de terre servaient chez les anciens à une foule d’usages, qu’on y mettait le blé et divers liquides, non-seulement l’huile, mais encore le vin. En effet, ce que les Romains appelaient dolium, mot que nous traduisons par tonneau, était un grand vaisseau de terre. Un bas-relief de la villa Albani représente Alexandre et Diogène dans son tonneau. Le tonneau de Diogène est un vase de cette nature. On comprend que, les vases de terre ayant des emplois si divers, le nombre en devait être fort considérable. M. Canina a fait remarquer que près du Monte-Testaccio étaient divers dépôts de grains, horrea ; mais cela encore ne rend pas compte de l’entassement de tant de vases, tous cassés sur un seul point, et surtout l’amoncellement de ces débris jusqu’à une si grande hauteur. Qu’on suppose toutes les fabriques de vases établies en ce lieu, car ailleurs on n’a rien trouvé de semblable, ou bien une mesure de police, dont il n’est pas question dans les lois romaines, qui eût forcé les habitans de Rome à venir déposer au même endroit leurs vases bridés, mesure étrange, vu la grandeur de Rome ; qu’on suppose l’une de ces deux choses, soit ; mais comment se persuader qu’on a continué à faire un semblable dépôt, quand ce dépôt avait atteint une telle élévation qu’il eût été extrêmement pénible de porter des vases brisés au sommet de ce monticule, d’où l’on a une des plus belles vues de Rome ? La même objection s’oppose à l’hypothèse des fabriques de vases réunies en un même lieu, et qui auraient donné naissance au Monte-Testaccio. Et de plus comment ces fabriques auraient-elles produit une aussi grande quantité de pots cassés, car ils le sont tous ? Cette hypothèse est encore moins vraisemblable que l’autre ; je déclare ne point pouvoir en inventer une troisième, et je termine cette petite dissertation sur les causes qui ont pu former le Monte-Testaccio par ces mots, qu’on ferait bien de prononcer plus souvent, quand il s’agit d’antiquités et de beaucoup d’autres choses : Je ne sais pas.

Les antiquaires qui, il y a quarante ans, trouvaient tant de suppositions ingénieuses pour rendre compte de la présence d’une colonne isolée au milieu du Forum, colonne que lord Byron, plus sensé qu’eux tous, appelait la colonne sans nom, eussent bien fait d’imiter cette réserve, qui n’eût pas contenté peut-être leur amour-propre, mais qui l’eût sauvegardé. On se disputait sur les explications que chacun donnait de la mystérieuse colonne, quand une femme dont se souviennent avec respect tous ceux qui ont eu le bonheur de la connaître, la duchesse de Devonshire, qui montra toujours pour les arts un intérêt éclairé, fit faire des fouilles autour de la colonne sans nom. Bientôt le nom de la colonne fut trouvé ; mais celui-là, personne ne l’avait soupçonné. On reconnut que ce n’était le débris d’aucun des monumens du Forum, parmi lesquels on avait cherché son origine, mais une colonne dédiée dans les premières années du VIIe siècle, par un obscur préfet de Rome, nommé Smaragdus, au détestable usurpateur Phocas. Cette découverte n’en faisait pas un monument bien intéressant ; mais nul doute n’était possible, car le fait était attesté par une inscription que porte le piédestal de la colonne. Ce qui excuse et put consoler les antiquaires mystifiés par une pareille déconvenue, c’est que cette colonne n’est point du temps de l’empereur Phocas, mais évidemment beaucoup plus ancienne, de sorte que l’inscription n’apprend rien sur sa destination primitive et sur le monument dont elle a fait partie avant d’être érigée en l’honneur de Phocas. Dans ces derniers temps, en la comparant avec trois colonnes voisines qui appartiennent au temple de Vespasien, on a cru reconnaître qu’elle leur ressemblait et très probablement découvert sa véritable origine.

Ce monument et l’inscription qui l’accompagne sont précieux pour l’histoire, car ils montrent le dernier terme de l’avilissement où Rome devait tomber. Smaragdus est le premier magistrat de Rome, — mais ce magistrat est un préfet, l’élu du pouvoir impérial et non de ses concitoyens ; — il commande, non, il est vrai, à la capitale du monde, mais au chef-lieu du duché de Rome. — Ce préfet, qui n’est connu de l’histoire que par ses lâches ménagemens envers les Barbares, imagine de voler une colonne à un beau temple, au temple d’un empereur de quelque mérite, pour la dédier à un exécrable tyran monté sur le trône par des assassinats, au meurtrier de l’empereur Maurice, à l’ignoble Phocas, que tout le monde connaît, grâce à Corneille, qui l’a encore trop ménagé. Et le plat drôle ose appeler très clément celui qui fit égorger sous les yeux de Maurice ses quatre fils avant de l’égorger lui-même. Il décerne le titre de triomphateur à Phocas, qui laissa conquérir par Chosroès une bonne part de l’empire. Il ose écrire : « Pour les innombrables bienfaits de sa piété, pour le repos procuré à l’Italie et la liberté. » Ainsi l’histoire monumentale de la Rome de l’empire finit honteusement par un hommage ridicule de la bassesse à la violence.

Puisqu’on en est venu là, puisque Rome a perdu, avec la liberté, toute vertu, tout courage, toute grandeur, tout ce qui pouvait faire désirer qu’elle ne disparût pas du monde, puisqu’elle n’est plus qu’une grande honte étalée aux regards des hommes, il vaut mieux qu’elle tombe sous un coup terrible que de traîner ainsi. En présence de la désorganisation que le pouvoir absolu a fait peu à peu pénétrer au cœur de la société romaine, ne voyant aucun secours, n’attendant aucun remède, je laisse échapper ce cri désespéré : Eh bien ! viennent les Barbares !

Ils sont venus, ils ont paru sous les murs de Rome. Rome avait vu autrefois un danger pareil. Annibal avait menacé ses portes, les Gaulois avaient occupé le Forum et incendié la ville ; mais alors Rome était libre, elle possédait les vertus que donne ou plutôt qui donnent la liberté. Aussi Annibal avait été repoussé, le Capitole avait résisté aux Gaulois. Aujourd’hui, abandonnée par les maîtres auxquels elle s’était abandonnée, livrée par ceux auxquels elle s’était livrée, Rome ne pouvait plus se défendre. L’esclavage avait usé sa force. À la longue, les fers gênent pour combattre, et on ne saurait plaindre un peuple qui expie le crime de la servitude par l’opprobre de la défaite.

Il ne s’agit plus pour Rome de conquérir le monde ; elle en est à défendre en vain le Capitole, et par là nous nous retrouvons, comme aux jours de ses premiers développemens, sur le théâtre de son histoire. Cette histoire, que nous avons vue commencer dans les fanges du Vélabre et sur l’esplanade du Palatin, est ramenée par la destinée vengeresse des extrémités du monde au point où elle a commencé. Le berceau de Rome serait son sépulcre, si Rome pouvait mourir.

Les Barbares qui attaquaient Rome au début du Ve siècle avaient eu des prédécesseurs. Les Teutons et les Cimbres, au moins en partie d’origine tudesque, furent un premier flot de l’invasion germanique. César semble avoir pressenti le danger qui menaçait Rome encore de si loin ; il repoussa au-delà du Rhin les Germains d’Arioviste, et son plan était, sitôt qu’il serait roi, d’aller chercher à travers l’Asie les plus lointaines extrémités de l’Europe septentrionale, et d’en soumettre, comme il avait fait pour la Gaule, les nombreuses nations, qui, bientôt atteintes aussi par la civilisation romaine, auraient de même cessé d’être un danger pour elle. Si César eût exécuté ce dessein, il eût peut-être supprimé les Barbares ; mais il n’eut pas le temps de l’accomplir. Il ne lui fut pas donné de racheter par ce grand service rendu à la civilisation son crime envers la liberté. L’empire, qui n’eut des césars que le nom, n’osa point tenter cette immense entreprise ; mais, dès son origine, il commença contre les Barbares une lutte dans laquelle il devait être défait pour le châtiment mérité des Romains.

Germanicus répara le désastre qu’avaient subi les armées romaines sous Auguste, Tibère fit vingt ans la guerre en Germanie, Caligula eut la prétention de vaincre les Germains sans les avoir rencontrés, Claude fit contre eux une expédition peu importante ; dans les troubles qui suivirent, on les oublia. Les Flaviens tournèrent surtout leurs armes vers l’Orient ; mais le premier grand et bon empereur que Rome ait connu, Trajan, employa presque toute la durée de son règne à subjuguer les populations du Danube : sa colonne raconte ses victoires. Marc-Aurèle marcha sur ses traces. Septime Sévère mérita les noms de Germanique et de Dacique qu’on lit sur son arc de triomphe. Tous les empereurs qui ont quelque intelligence et quelque vigueur combattent sur le Rhin ou sur le Danube. Le second Claude s’appelle le Gothique. Aurélien, qui triompha de Zénobie, triompha aussi des Francs ; mais la valeur de ces princes, remarquables par leurs talens militaires et l’emploi constant qu’ils en firent contre les Barbares, n’empêchait pas ceux-ci d’avancer sur Rome. Gallien leur ouvrit l’empire ; le mur élevé par Aurélien et réparé par Honorius ne put les arrêter. Constantin avait déserté le poste qu’il aurait dû défendre. En vain ses successeurs d’Occident, comme pour réparer sa faute, reportèrent le siège de la puissance aux avant-postes de l’empire. Il était trop tard, et un jour le Goth Alaric parut à la porte Salara, tout près de la porte Colline, qu’avait menacée Annibal et par laquelle étaient entrés les Gaulois. Cette fois Rome devait succomber ; elle n’avait plus le sénat qui faisait mettre en vente le terrain sur lequel Annibal était campé et les citoyens qui l’achetaient. Elle n’avait plus ces patriciens qui, assis sur leurs chaises curules, attendaient froidement le fer du Barbare. La porte qu’Annibal n’avait pu franchir fut forcée par Alaric. Les Goths entrèrent dans la ville comme les Gaulois, mais ils ne trouvèrent plus, pour les arrêter, le rocher immobile du Capitole : le Capitole, arraché de sa base séculaire, avait changé de place ; Rome n’était plus dans Rome, elle était à Constantinople. Les Goths y pénétrèrent comme dans une tente abandonnée et la pillèrent. Honorius, aveuglé par une confiance puérile, avait cru le danger passé pour jamais. Les Goths s’étant retirés une première fois, il s’était hâté de triompher. Claudien avait célébré ce triomphe, et une inscription qui existe déclarait la nation des Goths à jamais domptée, Getarum gentem in omne ævum domitam. Alaric n’avait pas de poète de cour pour chanter ses triomphes, il ne mettait pas dans des inscriptions mensongères des victoires anticipées ; mais il marcha sur Rome et la prit.

En présence de ce mémorable événement, on éprouve quelque chose de la stupeur qui alors frappa le monde. On se sent partagé, comme il le fut à ce moment, entre la compassion qu’inspire un si grand désastre et je ne sais quel sentiment d’équité satisfaite, en voyant cette revanche du genre humain contre le peuple qui l’avait asservi et s’était déshonoré par son propre asservissement. Sans doute il est triste de voir les Huns dans les prés de Cincinnatus, mais on s’en console en pensant que depuis ils avaient été les prés de Néron. Pour moi, quand je suis près de la porte Salara les pas d’Alaric, je me surprends à vouloir arrêter le Barbare avant qu’il franchisse le seuil de la ville qui avait vu de si grandes choses et produit de si grands hommes ; mais je me rappelle ce que cette ville dégénérée avait permis de tyrannie et toléré de bassesse. Alors je courbe la tête et, me rangeant de côté, je dis : Laissons passer la justice de Dieu.

Alaric entra par la porte Salara, Totila par la porte Asinaria, dont on voit encore les deux tours, et une autre fois par la porte Ostiensis, aujourd’hui porte Saint-Paul ; par la même porte, Genseric, que la mer apportait, et qui, en s’embarquant, avait dit à son pilote : « Conduis-moi vers le rivage que menace la colère divine. »

Il y eut pourtant un beau moment dans la défense de Rome contre les Barbares, dans ce dernier et désespéré combat du vieux lion mourant, quand Bélisaire vint prendre en main cette défense. Comme un homme courageux attaqué dans sa maison se barricade avec tout ce qui lui tombe sous la main, Bélisaire répara précipitamment les murs entamés dans une première invasion des Goths ; il boucha les ouvertures faites par l’ennemi avec de grosses pierres entassées sans ordre et sans ciment. On croit avoir le spectacle de cette vaillante résistance quand on observe certaines parties de muraille rétablies et pour ainsi dire raccommodées avec des débris empruntés pour la plupart aux vieux murs étrusques de Servius Tullius. L’énergie de la défense est visible dans le désordre et le pêle-mêle de ces fortifications improvisées. En voyant ces remparts de Rome naissante servir à protéger Rome décrépite, on embrasse d’un coup d’œil toute la destinée du peuple romain, on tient pour ainsi dire son histoire par les deux bouts.

Le souvenir de Bélisaire s’attache aussi à la porte Pinciana, aujourd’hui close, qui est de son temps et qui porta son nom. En suivant à l’extérieur les murs de Rome, on est surpris de rencontrer cette porte d’une architecture imposante et simple. Elle rappelle un trait héroïque de Bélisaire. Attaqué par les Goths, il voulut rentrer dans Rome par cette porte ; les Romains la fermèrent lâchement : lui alors se retourna et battit les Goths.

C’est le dernier monument où soit empreint le caractère romain, comme Bélisaire fut le dernier des Romains. Après lui, la barbarie a vaincu. On le sent bien en voyant à côté de la porte de Bélisaire, qui est du VIe siècle, la construction informe des murailles du VIIIe, grossier mélange de briques et de petites pierres agglomérées irrégulièrement, œuvre de complète décadence. Évidemment au VIIIe siècle toute trace de la civilisation romaine a disparu ; mais au VIe l’architecture romaine n’était pas morte : elle semble dans la porte Pinciana faire un effort contre la barbarie, alors que Rome elle-même lutte encore contre elle, un moment ranimée par le général de Justinien. La croix grecque tracée sur cette porte rappelle en effet que les défenseurs de la métropole occidentale lui étaient envoyés par l’empereur d’Orient.

À côté de la même porte, on lit sur une pierre les paroles célèbres : « Donnez une obole à Bélisaire ; » mais cette inscription est moderne, comme la légende à laquelle elle fait allusion, et qu’on ne trouve dans nul historien contemporain de Bélisaire. Bélisaire ne demanda jamais l’aumône, et si le cicerone montre encore aux voyageurs l’endroit où, vieux et aveugle, il implorait une obole de la charité des passans, c’est que près de ce lieu il avait, sur la colline du Pincio, son palais, situé entre les jardins de Lucullus et les jardins de Salluste, et digne probablement de ce double voisinage par sa magnificence. Ce qui est vrai, c’est que le vainqueur des Goths et des Vandales fut disgracié par Justinien, grâce aux intrigues de Théodora. La légende, comme presque toujours, a exprimé par une fable une vérité, l’ingratitude si fréquente des souverains envers ceux qui leur ont rendu les plus grands services.

Bélisaire était un de ces hommes du VIe siècle en qui vivait un reste de l’ancien esprit romain, comme fut Boëce, plus platonicien encore que chrétien, et qui, accusé d’avoir conspiré contre Théodoric pour rétablir la république romaine, écrivait dans sa prison ces belles paroles : Plût à Dieu qu’elle pût être rétablie !

Le Muro-Torto offre aussi un souvenir curieux de cette époque. On nomme ainsi un pan de muraille qui, avant de faire partie du rempart d’Honorius, avait servi à soutenir la terrasse du jardin des Domitius, où fut la sépulture de Néron, et qui, du temps de Bélisaire, était déjà incliné comme il l’est aujourd’hui. Procope raconte que Bélisaire voulait le rebâtir, mais que les Romains l’en empêchèrent, affirmant que ce point n’était pas exposé, parce que saint Pierre avait promis de le défendre. Procope ajoute : Personne n’a osé réparer ce mur, et il reste encore dans le même état. Nous pouvons en dire autant que Procope, et le mur, détaché de la colline à laquelle il s’appuyait, reste encore incliné et semble près de tomber. Ce détail du siège de Rome est confirmé par l’aspect singulier du Muro-Torto, qui semble toujours près de tomber, et subsiste dans le même état depuis quatorze siècles, comme s’il était soutenu miraculeusement par la main de saint Pierre. On ne saurait guère trouver pour l’autorité temporelle des papes, au moment où j’écris, un meilleur symbole.

Après Bélisaire, l’eunuque Narsès se montra le seul homme de l’empire. Il défendit contre Vitigès le mausolée d’Adrien, qui déjà était devenu ce qu’il a toujours été et ce qu’il est encore aujourd’hui, la citadelle de Rome. Ce fut pour repousser l’assaut de Vitigès que les troupes grecques lancèrent sur les assaillans les statues qui décoraient le magnifique monument sépulcral d’Adrien. Parmi ces statues était un chef-d’œuvre de l’art antique, le faune Barberini, qui orne aujourd’hui la très remarquable glyptothèque de Munich. Cette fois ce n’étaient pas les Goths, mais les Grecs qui étaient les barbares, comme avant ce temps ce n’était pas Alaric qui avait fait fondre des statues de bronze qui existaient encore dans les temples fermés par Théodose, mais les Romains, pour payer à Alaric la rançon de leur vie.

Les Barbares ont été calomniés. Les ravages dont ils furent les auteurs ont été fort exagérés ; on leur attribue généralement la destruction des statues et des monumens. Les Barbares ne s’amusaient guère à briser des statues ou à les fondre. Si la Vénus du Capitole, qui a été trouvée enfouie dans un mur, a été cachée là par crainte de la destruction, c’est qu’on a voulu la protéger contre le zèle des chrétiens plutôt que la sauver de la fureur des Barbares[3]. Les statues qui n’étaient pas enterrées ou que l’on déterrait par hasard étaient sans doute exposées à être défigurées par ce goût brutal de détruire qui est celui des hommes grossiers de tous les temps, et parmi ceux-ci je place au premier rang les touristes qui mutilent une statue pour le sot plaisir d’emporter un doigt ou une oreille : vol stupide dont Rome voit chaque jour, en pleine civilisation, quelque ignoble exemple. À cette rage de destruction sans but un motif superstitieux a pu se joindre. Rien ne manque plus souvent aux statues antiques que le nez ; sans doute cette partie du visage est fort exposée, mais souvent le nez semble avoir été cassé et comme arraché à dessein. Je ne pouvais m’empêcher de m’étonner de cette rareté des nez antiques, quand un jour je crus avoir trouvé le mot de l’énigme. M. Dubois me racontait l’histoire de la Minerve d’Olympie, que l’on peut voir au Louvre : elle fut trouvée le soir presque intacte ; grande joie parmi les membres de l’expédition scientifique de Morée. Le lendemain, on se hâte d’aller la considérer au grand jour ; mais, ô douleur ! Minerve avait le nez cassé. Les paysans grecs sont convaincus que les statues qu’on tire de terre ont le mauvais œil et portent infailliblement malheur à ceux qui les ont trouvées, que le seul moyen de se mettre à l’abri de ce danger est de les mutiler. La croyance au mauvais œil est, comme on sait, commune aux Grecs et aux Romains depuis Théocrite et Virgile jusqu’à nos jours. Ce peut donc être une cause de plus de la mutilation des statues antiques, et qui n’a rien à faire avec les Barbares. Sous Alexandre VII, un paysan ayant découvert des figures en mosaïque dans un lieu souterrain, un certain prêtre lui déclara que ces figures étaient des démons, et lui persuada de les briser. Le pape le sut et envoya le paysan aux galères. Alexandre VII aurait dû être plus indulgent, car une mosaïque brisée était un acte de barbarie moins révoltant que la démolition de l’arc de Marc-Aurèle.

Quant aux monumens, les Barbares n’avaient ni l’envie, ni le temps, ni les moyens de les renverser. Pourquoi les auraient-ils renversés ? Le mot de barbare, qui dans l’origine voulait dire seulement que les peuples auxquels on le donnait n’étaient pas Romains, ce mot qui par cela même était pris en mauvaise part a fait illusion à la postérité. On se représente parfois les Barbares comme des légions de diables qui se ruaient sur la civilisation avec une haine furibonde ; il n’en est rien. Les Barbares n’étaient animés d’aucune antipathie violente contre la société romaine, la plupart étaient depuis assez longtemps en contact avec elle. Souvent ils avaient servi dans les armées de l’empire, et ressemblaient plus à des bandes de routiers qu’à des hordes de sauvages. Ils cherchaient un pays pour s’établir et le cultiver ou le faire cultiver. De plus, excepté les Huns, presque tous étaient chrétiens ; le plus grand nombre, il est vrai, avaient embrassé l’arianisme ; ils avaient cela de commun avec plusieurs empereurs. Les Goths de l’arien Alaric respectèrent beaucoup plus les églises de Rome que ne le firent depuis les soldats du très catholique empereur Charles-Quint.

On a fait fort injustement de Goth et de Vandale le synonyme de ravageur de monumens. Les Goths, les plus civilisés et les plus civilisables des peuples qui fondirent sur l’empire romain, ont donné, je ne sais pourquoi, leur nom à la barbarie. L’architecture ogivale, qu’ils n’ont point inventée, a été appelée gothique dans un temps où elle était méprisée uniquement parce qu’on la considérait comme une architecture barbare. À la renaissance, ce préjugé injurieux contre les Goths était si fortement enraciné, qu’un architecte de ce temps, Flaminio Vacca, semble croire à leur existence et leur attribue la destruction des monumens, destruction qu’il voyait s’accomplir sous ses yeux par d’autres mains.

Les Vandales ne se montrèrent pas non plus si sauvages qu’on les a dépeints : c’était l’opinion de Louis XVI, qui, comme on sait, s’occupait beaucoup de géographie et d’histoire. Et qu’il me soit permis à cette occasion de relater un fait qui prouve, chez ce malheureux prince, le plus étrange sang-froid. Au 10 août, Louis XVI, qui s’était réfugié avec sa famille dans le sein de l’assemblée nationale, regardait impassible défiler les bandes de furieux qui venaient faire retentir la salle des séances de leurs imprécations contre le tyran. L’un de ces misérables l’ayant appelé Vandale, le roi, placé dans la loge du logographe, près du siège du président, dit à M. Lémontey, qui occupait momentanément le fauteuil de la présidence, et de qui je tiens cette singulière anecdote : « On se trompe sur les Vandales, ils n’étaient pas si barbares qu’on le croit. » Je pense que Louis XVI avait raison, et quand de nos jours on a appelé vandalisme ce que font les gouvernemens et les particuliers qui renversent les monumens historiques ou les mutilent pour les rajeunir, je pense qu’on a fait tort aux Vandales.

Les Goths et les Vandales n’eurent pas le loisir de beaucoup ravager ; si l’on excepte Totila, ils ne firent guère que passer à Rome. Alaric n’y resta que six jours, selon un chroniqueur, et seulement trois d’après un autre ; il détruisit si peu, qu’Orose, favorable, il est vrai, aux Barbares, a pu dire : Bien que la mémoire de ce fait soit récente…, on penserait que rien n’est arrivé ; nihil factum. Cependant nous savons qu’Alaric saccagea les jardins de Salluste et endommagea le Colisée, mais il n’incendia que quelques bâtimens, dit Orose ; facto aliquantarum œdium incendio. Genseric pilla Rome pendant quatorze jours : le pape avait toutefois obtenu de lui qu’il s’abstiendrait de l’incendie ; or c’est l’incendie qui pouvait surtout être funeste aux monumens. Le pillage devait se porter sur l’argent, les bijoux, les vases précieux ; mais on n’emporte pas les temples.

Un médecin, homme d’esprit, qu’impatientaient les mauvaises plaisanteries sur les docteurs qui tuent leurs malades, disait : « Il n’est pas si aisé qu’on le croit de tuer un homme. » Il est encore moins facile à un peuple peu avancé dans les arts de la civilisation de détruire des monumens et surtout des monumens aussi solides que ceux des Romains. Comment les Goths et les Vandales seraient-ils venus à bout de disjoindre des pierres liées par un ciment tenace, et cela sans nul profit, de scier des colonnes dont ils n’avaient que faire ? La destruction des monumens ne s’est opérée en grand que lorsqu’on a eu besoin de matériaux pour construire de nouveaux édifices. C’est pour bâtir qu’on démolit, et non pour le plaisir de démolir. Les Barbares ne démolissaient point, parce qu’ils étaient des barbares qui ne construisaient point. C’est quand on a bâti une Rome nouvelle que la Rome ancienne a presque disparu. Chose singulière et naturelle, c’est la renaissance qui a porté le coup mortel à l’antiquité.

Une opinion fort répandue veut que les Barbares aient jeté beaucoup de choses dans le Tibre. On répète souvent qu’il faudrait détourner le cours du fleuve et en fouiller le lit. Je ne m’y oppose pas, et je crois volontiers que cette fouille d’un genre nouveau serait fructueuse, car, pendant une longue suite de siècles, divers accidens ont pu conduire des objets précieux dans le lit du Tibre ; mais il ne faudrait pas concevoir à ce sujet des espérances exagérées. On ne jette de propos délibéré des statues dans un fleuve que lorsque, mû par un sentiment d’hostilité, on veut les anéantir. Or ce sentiment hostile, les Barbares, comme je l’ai dit, ne l’avaient point pour les objets d’art. Et puis, dans ce cas même, on brise sur place l’objet de sa fureur plutôt qu’on ne se donne la peine de le transporter au loin pour avoir le plaisir de le noyer. Les chrétiens, qui seuls ont pu en vouloir sérieusement aux statues antiques, n’avaient pas besoin de prendre tant de peine pour s’en débarrasser : quelques coups de marteau étaient bientôt donnés. Je crois donc que des fouilles faites dans les quartiers de Rome où l’on n’a jamais creusé, parce qu’ils ont toujours été habités, fourniraient une récolte encore plus abondante que les eaux du Tibre, car les colonnes gisantes des temples, plus souvent délaissées que détruites, les statues couchées dans la poussière, plus souvent mutilées qu’entièrement fracassées, peuvent se trouver sous les débris longuement accumulés qui les ont bientôt recouvertes, et n’ont pas tardé à les protéger.

Non-seulement les Barbares n’ont pas détruit à Rome autant qu’on l’a dit souvent, mais ils y ont réparé et reconstruit. Ils eurent parfois honte du rôle de destructeurs. Vitigès et Totila obéirent à ce sentiment. L’un voulait faire de Rome un pâturage, mais il y renonça sur une lettre de Bélisaire, et pour l’autre, un roi franc lui ayant reproché d’avoir abattu en partie les murs de Rome, il les rebâtit. Enfin Théodoric, bien que Goth et Ostrogoth, était un barbare à la manière de Charlemagne : il ne se montra jamais l’ennemi de la civilisation romaine ; bien plus, il en comprit la grandeur, quoique déchue, et fit tout ce qui était en lui pour la relever, de même qu’il conservait et réparait les monumens romains. Sans doute ses conseillers Symmaque et Boëce furent pour beaucoup dans ce zèle de Théodoric pour l’antiquité, sentiment qui était au fond de leur âme, et qu’ils surent inspirer au roi barbare ; sans doute, dans ses lettres, c’est souvent son secrétaire Cassiodore qui parle en son nom : il n’en est pas moins certain que Théodoric prit un grand nombre de mesures favorables à la restauration de la civilisation romaine et à celle des monumens de Rome. Théodoric attribua deux cents livres sur la taxe du vin à la réparation du palais impérial. Grâce à lui, ce palais, dont il n’existe plus que quelques grands débris, était encore habitable à la fin du VIIIe siècle, car Charlemagne y a demeuré. Ainsi Théodoric préparait une demeure à Charlemagne, comme il préparait de loin, en le devançant, son règne, qui fut le réveil de la civilisation et des lettres latines. Théodoric abolit l’impôt sur le papyrus, fit reconstruire en marbre le pont Sublicius, réparer le théâtre de Pompée, les aqueducs et les routes, dessécher les marais Pontins. Je veillerai sur les monumens, écrit-il, avec un zèle infatigable. On a trouvé une tuile portant cette inscription : regnante domino Theodorico felix Roma (sous Théodoric, Rome heureuse). Ces paroles ne sont point un mensonge. Amalasonte et Théodat suivirent son exemple, et firent venir de Grèce des marbres pour décorer la capitale de leur empire. Il est curieux de voir prescrire par une loi de Théodoric un soin dont on ne s’est avisé que depuis mon premier voyage à Rome. Déjà le monarque goth ordonnait d’abattre les arbustes qui, croissant sur les anciens édifices, pouvaient en hâter la destruction. J’ai pu regretter cette mesure au point de vue du pittoresque ; mais elle montre chez le roi barbare un désir de conserver les monumens romains qui étonne, et qu’on ne peut s’empêcher d’admirer. Il voulait même qu’on réparât les ruines ; si quid autem senio procubuerit, pervigili charitate reparetur.

Il faut bien que les Barbares n’aient pas autant détruit qu’on le suppose d’ordinaire, car nous avons une statistique monumentale de Rome qui date du milieu du VIe siècle (540), et on va voir qu’à cette époque Rome est loin encore d’être dépouillée ; malgré plusieurs invasions, pas un monument important n’a péri.

L’auteur de ce singulier document, découvert par feu le cardinal Mai, s’appelait Zacharia ; il commence ainsi : « Ceci est une brève histoire des beautés de la ville de Rome ; l’abondance de toutes choses et la tranquillité sont grandes. » On voit que dans Rome, plusieurs fois prise, on vivait tranquille, fermant les yeux au péril et refusant d’y croire. L’auteur continue : « Les délices et les comforts, commoditates, sont merveilleux et tels qu’il convient à cette admirable ville. Et d’abord la richesse des ornemens : je ne parle pas de ceux qui sont dans l’intérieur des maisons, comme les colonnes des portiques, de leur élégance, de leur hauteur. » Ne croirait-on pas lire une description de Rome sous Auguste ? « Il y a trois cent vingt-quatre rues larges et spacieuses, deux capitoles, » celui du mont Tarpéien et le capitole Sabin, sur le mont Quirinal ; « quatre-vingts grandes statues d’or (dorées) des dieux, soixante-six statues d’ivoire des dieux. » Les chrétiens avaient donc épargné cent quarante-six statues des dieux, et les Barbares quatre-vingts statues dorées. Aujourd’hui il n’existe plus qu’une statue de dieu qui soit dorée, celle d’Hercule, et pas une statue d’ivoire. « Quarante-six mille six cent trois maisons, dix-sept mille quatre-vingt-dix-sept palais, treize mille cinquante-deux fontaines. » On voit que le nombre des palais et surtout des fontaines dans la Rome actuelle est petit, comparé à celui des palais et des fontaines de la Rome du VIe siècle. « Trois mille sept cent quatre-vingt-cinq statues de bronze des empereurs et des autres généraux, vingt-deux grands chevaux en bronze (statues équestres) ; » aujourd’hui une seule subsiste, celle de Marc-Aurèle. « Deux colosses, deux colonnes à spirales, » la colonne de Trajan et la colonne Antonine, encore debout ; « trente et un théâtres et onze amphithéâtres, » plus que nous n’en connaissons par le témoignage des anciens ; « neuf mille vingt-six bains. » Quand je suis arrivé à Rome en 1824, cette ville ne possédait qu’un établissement de bains, et dans cet établissement il n’y avait qu’une baignoire. Voici maintenant ce qui concerne les besoins de la population : « Deux cent soixante-quatorze boulangers qui fournissent le pain aux habitans, sans compter ceux qui circulent dans la ville en le vendant ; cinq mille fosses communes, où l’on enfouit les cadavres, » entassés exactement comme de nos jours dans les campi santi ; « deux mille trois cents boutiques de parfumeurs » : cela suppose de singulières habitudes de luxe et de mollesse à cette époque ; « deux mille quatre-vingt-onze prisons : » on avait fait sous les empereurs bien du chemin depuis les deux cachots de la prison Mamertine.

N’est-il pas étonnant de se représenter Rome encore si magnifique par ses monumens après qu’Alaric et Genséric y avaient passé ? Et que ne donnerait pas un antiquaire pour vivre une journée dans cette Rome envahie plusieurs fois par les Barbares ? Ce témoignage si curieux n’est pas isolé, car Procope nous fait connaître qu’au VIe siècle « le Forum était rempli de statues de bronze, qu’on y voyait les œuvres de Phidias, de Lysippe, et la célèbre vache de Myron. » Cassiodore parle encore sous Théodoric « d’un peuple très abondant de statues. » Ces statues avaient donc échappé à ce qu’on appelle la rage des Barbares ; d’autres ennemis plus civilisés et plus dangereux les attendaient. Pour les monumens, nous savons maintenant, par un témoignage positif, ce que la vraisemblance nous avait fait pressentir, qu’au VIe siècle les Barbares n’en avaient pas détruit un seul.

Mais la position topographique de la Rome du moyen âge et de la Rome actuelle, l’aspect que présente la campagne romaine sont dus aux Barbares. Le jour où ils coupèrent les aqueducs, ils produisirent un grand changement dans Rome et hors de Rome. C’est surtout aux Lombards qu’il faut attribuer la dévastation de la campagne romaine, qu’ils ravagèrent à plusieurs reprises pendant près d’un demi-siècle. Ce furent eux qui, soit en coupant les aqueducs, soit seulement en empêchant de les entretenir et de les réparer, privèrent les Romains de l’eau qu’ils recevaient du dehors, et par là les forcèrent à quitter les hauteurs et à se presser aux alentours du Tibre. C’est ainsi que le Champ-de-Mars, inhabité au temps de Cicéron, est devenu l’emplacement principal de la Rome moderne, attirée par le fleuve.

Cette interruption des cours d’eau artificiellement apportés par les aqueducs eut plusieurs résultats déplorables. En même temps que les Romains étaient privés de l’eau salubre des montagnes et réduits à l’eau bourbeuse et malsaine du Tibre, ils voyaient s’arrêter les moulins qui se trouvaient sur la rive droite du fleuve, là où ils sont encore aujourd’hui mis en mouvement au moyen d’un aqueduc que Paul V leur a rendu. Les Romains furent donc pris à la fois par la soif et par la faim. C’est de ce moment que date réellement la substitution de la ville basse à la ville haute et de la Rome misérable du moyen âge à la Rome encore magnifique de l’antiquité.

En même temps les eaux qui n’arrivaient plus à la ville se répandaient dans la campagne romaine, qui cessait d’être cultivée, car grâce aux Lombards les pèlerins mêmes ne pouvaient plus la traverser. Les eaux stagnantes et la dépopulation préparaient le règne lugubre d’un fléau mystérieux, la malaria. Les environs de Rome, longtemps couverts d’habitations, prenaient cet air de solitude et d’abandon qu’ils ont encore. Les aqueducs brisés achevaient de donner à ce singulier paysage sa physionomie mélancolique. La poésie de la campagne romaine est due aux causes qui ont fait sa misère.

Si les Barbares n’ont pas détruit les monumens de Rome, ils n’en ont pas moins amené sa ruine, car ils ont détruit l’empire romain. Après eux, la Rome antique a cessé de compter dans le monde. Alors les destins de la Rome moderne ont commencé. Je suivrai plus tard ces étonnantes destinées en me plaçant dans le milieu, sombre et agité au moyen âge, brillant et corrompu à la renaissance, où elles s’accomplirent. Je ferai d’après les monumens l’histoire de la Rome moderne, comme j’ai fait l’histoire de la Rome ancienne, histoire dont je trace aujourd’hui les dernières lignes. En écrivant ce livre sur place, en contemplant chaque jour un lieu célèbre, un monument ou un portrait historique, il me semble que j’ai vu clairement, dans cette succession de faits qui passaient devant moi, la marche vraie des choses et l’enchaînement des causes et des effets. Voici comment se résume pour moi cette longue et patiente étude : Rome, après avoir dû à la liberté une fortune incomparable, fatiguée et dégradée, s’est livrée au despotisme, dans lequel elle espérait un refuge, mais qui ne lui a donné ni la paix ni la force, qui a favorisé la désorganisation morale au dedans comme au dehors, et a préparé le triomphe de l’invasion. Rome vertueuse et libre a mis cinq cents ans à conquérir le monde ; il n’en a pas fallu autant à la corruption et à la servitude pour livrer Rome aux Barbares.

C’est là ce qu’a produit à Rome le pouvoir absolu. Osera-t-on le nier ? La main sur la conscience, je ne puis trouver que j’aie calomnié l’empire romain. On m’a accusé de refaire l’histoire romaine ; oui, j’ai dû la refaire, car on l’avait défaite. On s’était lassé de la vérité historique ; on avait tenté, souvent avec beaucoup d’art, de réhabiliter, comme on dit, cette époque néfaste de l’empire. L’empire romain, tel que je l’ai peint d’après les monumens et les textes, était celui de tout le monde, jusqu’à ce qu’on en ait découvert un autre qu’il faudrait admirer. Ce que j’ai raconté l’a été par Tacite, et si on rejette Tacite comme suspect d’indignation, par Suétone, qui ne s’indigne jamais, par Dion Cassius, ce pauvre diable de sénateur qui avait si grand’peur quand Commode lui montrait son glaive teint de sang et la tête d’autruche qu’il venait de couper, par les arides chroniqueurs de l’Histoire Auguste ; mais on avait changé tout cela depuis quelque temps. On avait mis le cœur à droite, je l’ai remis à gauche ; ce n’est pas ma faute s’il ne convient pas à tout le monde qu’il soit à sa place.

J.-J. Ampère.

  1. Je ne partage point cette opinion, qui s’appuie sur un passage de Vopiscus, dans lequel il est dit que le mur d’Aurélien avait cinquante milles de circonférence, tandis que l’enceinte qui subsiste encore n’en a guère plus de treize. Ce chiffre est de toute invraisemblance, et je le crois inexact ou altéré ; mais je dois dire qu’un des argumens qu’on oppose à l’opinion de Nibby n’est pas sans réplique. Comment, dit-on, un mur en briques de cinquante milles élevé par Aurélien n’aurait-il point laissé de traces ? A cela on pourrait répondre : En Égypte, Thèbes avait une enceinte au moins aussi considérable ; cependant je ne sache pas qu’on ait trouvé une brique de l’enceinte de Thèbes.
  2. Dans un bas-relief de l’arc de Constantin, on voit la vraie forme de la tribune aux harangues et l’empereur assis sur ce trône de l’antique liberté romaine. Au temps de Claudien, c’était un consul, c’est-à-dire un serviteur de l’empereur, qui venait y prendre place. Entouré de ses licteurs, il y rendait la justice. La tribune était devenue un tribunal servile.
  3. Une barbarie d’un autre genre a fait depuis quelques années traiter cette belle statue comme une image obscène et inspiré l’idée honteuse de la placer au Capitole dans un cabinet réservé avec le groupe si pur de l’Amour et de Psyché enfans, au lieu de la montrer à tous dans sa chaste et majestueuse nudité.