L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II/07

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L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 8 (p. 721-744).
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L’HISTOIRE ROMAINE
A ROME



VII.
ANTONIN LE PIEUX, MARC-AURELE, LUCIUS VERUS ET COMMODE.


Ce que c’est que le siècle des Antonins. — Antonin le Pieux, sa colonne. — Faustine l’Ancienne, temple d’Antonin et Faustine. — Les portraits d’Antonin conformes à son caractère. — Il en est de même peur Marc-Aurèle. — Sa statue équestre. — Son livre de morale est son vrai portrait. Colonne de Marc-Aurèle. — Marc-Aurèle guerrier, la légion fulminante. — Arc de Marc-Aurèle et bas-reliefs, la sculpture romaine. — Apothéose de Faustine la Jeune. — Illusions de Marc-Aurèle. — Lucius Verus, ses habitudes et ses portraits. — Commode, son caractère exprimé par ses statues, surtout par les accessoires. — Commode gladiateur, les sénateurs dans l’amphithéâtre. — Commode au Cirque, émeute. — La villa des Quintilii, histoire de ces deux frères. — Conspiration contre Commode. — Buste de Lucide. — Mort de Commode, lien de sa sépulture. — Imprécations du sénat. — Réflexions.





On a célébré comme l’époque la plus heureuse pour l’humanité le siècle des Antonins ; ce siècle n’a duré que quarante-deux ans, et ne comprend que deux règnes. Il n’y a d’autres Antonins pour l’histoire qu’Antonin le Pieux, Marc-Aurèle, son gendre, qui s’appelait aussi Antonin, et Commode, fils de Marc-Aurèle. On ne compte pas, j’espère, dans la période qu’on a nommée l’âge d’or du genre humain, le règne de cet Antonin-la. Nous avons vu ce qu’était Adrien, et s’il mérita d’être comparé à ses deux vertueux successeurs. Quant à son prédécesseur Trajan, séparé d’eux par un règne de vingt et un ans, il n’était pas plus un Antonin que Charles II n’était un prince d’Orange. Il y a donc inexactitude matérielle à placer Trajan parmi les Antonins, et, ce qui est plus grave, injustice morale à mettre sur la même ligne qu’eux Adrien. On fait souvent de ces confusions, et on donne à un siècle le nom d’un homme sans y regarder de très près ; on a bien inventé le siècle de Léon X, qui régna neuf ans. Le prétendu siècle des Antonins ne fut pas si court ; mais sa durée est bien peu de chose encore dans celle de l’empire romain, et si cet âge d’or, comme on l’appelle, embrasse un espace de quarante-deux ans, l’âge de fer, qui l’a précédé et suivi, embrasse, sauf de rares interruptions, un espace de cinq siècles.

Du reste, il faut le reconnaître, et je suis le premier à le proclamer, il n’y a pas de figure plus noble et plus pure que celle d’Antonin le Pieux. Ce fut, sans aucune exagération, l’apparition inespérée, la rencontre invraisemblable de la perfection humaine sur le trône. On ne sait rien de lui qui ne prouve la vertu, la sagesse et la bonté. Irréprochable dans sa vie privée, ce qu’on ne peut dire de Trajan, empereur, il fut ce qu’il avait été simple particulier, modeste, honnête, désintéressé, modérant les impôts, épargnant les provinces, déférent envers le sénat, sévère pour les abus, facile à tous, législateur zélé, administrateur attentif, plus jaloux de protéger les frontières de l’empire que de les étendre, mais ne les reportant point en arrière comme Adrien. S’il ne fut pas guerrier lui-même, toutes les guerres entreprises par ses ordres furent heureuses, et il ne se fit point élever d’arc de triomphe, comme plusieurs de ses prédécesseurs qui n’avaient pas combattu davantage.

On voudrait avoir plus de détails sur un empereur si accompli. On n’en est que plus avide des souvenirs qui s’attachent aux lieux habités par lui, aux monumens qui peuvent le rappeler, aux portraits dans lesquels on le retrouve. La famille paternelle d’Antonin était originaire de Nîmes. Il est donc un peu notre compatriote. Il naquit à Lanuvium, où était la villa de son père. C’est aujourd’hui Cività-Lavigna, à quelques lieues de Rome ; ce nom, donné à Lanuvium par une confusion qui provient de la ressemblance des sons, a fait supposer que là était l’emplacement de la ville de Lavinia, fondée par Énée, et bien que Lanuvium soit assez avant dans l’intérieur des terres, on montre encore au voyageur l’anneau de fer auquel a été attaché le vaisseau d’Énée. La naissance d’Antonin est un souvenir plus véridique et plus touchant que le fabuleux débarquement d’Énée, impossible à Lanuvium ; Dans la petite ville moderne, bâtie en grande partie de débris, on trouve des ruines assez considérables qui peuvent avoir appartenu à la villa d’Antonin. Une trace intéressante et caractéristique de sa présence à Lanuvium est Ta belle statue de Zenon, le fondateur du stoïcisme, qui a été trouvée là et qu’on voit au Capitole.

Le voyageur, en venant à Rome de Cività-Vecchia, a le plaisir de rencontrer à peu près à moitié chemin l’emplacement d’une autre villa d’Antonin, celle de Laurium, où il fut élevé. La simplicité avec laquelle il y vivait est prouvée par un petit fait qui a échappé à l’oubli. Les vêtemens que l’empereur portait à Laurium avaient été fabriqués dans le voisinage. Nous savons qu’il aimait les champs, et, sauf la rudesse, conservait tout d’un vieux Romain, jusqu’au goût de l’agriculture.

À Rome, il paraît avoir préféré, comme Nerva, au séjour dans le palais impérial, une habitation privée. C’était la maison que Pompée avait autrefois possédée dans le quartier des Carines, qui, comme on sait, était le beau quartier de Rome ; il a bien changé depuis.

Antonin le Pieux eut aussi sa colonne, mais ce n’était pas celle qui porte le nom d’Autonine, et qui, à l’imitation de la colonne Trajane, présente, figurées dans des bas-reliefs analogues, les guerres de Marc-Aurèle en Pannonie. Antonin le Pieux, comme je l’ai dit, ne fit point la guerre et n’aurait eu garde d’accepter l’hommage d’un monument triomphal quelconque. La colonne dressée en son honneur fut érigée par ses deux fils adoptifs, Marc-Aurèle et Lucius Verus, et après sa mort, car le piédestal porte un bas-relief qui représente son apothéose et celle de Faustine son épouse. C’était une simple colonne funéraire de granit. Elle n’existe plus, car elle a servi à restaurer l’obélisque de Psammétique Ier à Monte-Citorio. Le piédestal a été sauvé et placé dans le jardin du Vatican. On y voit un génie ailé emportant dans l’Olympe Antonin le Pieux et sa femme. L’art chrétien a fait plus d’un emprunt à l’art païen, et bien des fois les peintres modernes ont représenté des saints et des saintes portés au ciel par des anges assez semblables au génie qui enlève dans les airs Antonin et Faustine.

Adrien faisait abattre les monumens élevés par Trajan. Antonin le Pieux n’en agit pas ainsi envers celui qui l’avait adopté, et pour la mémoire duquel il montra toujours ce sentiment pieux qui lui a valu son nom. Sa reconnaissance avait élevé un temple à Adrien, dont il acheva le mausolée ; à cela près, on ne voit guère Antonin faire autre chose que réparer des monumens au lieu d’en construire de nouveaux. Il restaura la Geoeco-Stasis[1], l’amphithéâtre, le Panthéon, le vieux pont Sublicius illustré par Horatius Coclès, et que l’on reconstruisait toujours en bois. Antonin le Pieux bâtit très peu à Rome, comparativement à beaucoup d’empereurs qui ne le valaient pas, ce qui porte à penser qu’il aimait mieux épargner la fortune publique et ménager l’argent des contribuables que de les employer à embellir la ville de quelques monumens de plus.

On vient de voir ce qu’Antonin le Pieux fit en ce genre. Marc-Aurèle fit moins encore ; mais son biographe remarque qu’il apporta le plus grand soin aux rues de Rome et aux routes. Quant à Antonin, il fit exécuter de nombreux travaux en Italie et dans les provinces. Il continuait ainsi la tendance cosmopolite des deux empereurs qui l’avaient précédé. Comme eux, Antonin était provincial. Une famille gauloise avait donné à Rome son empereur après une famille espagnole. Les monumens de Nîmes, dont l’architecture paraît convenir à l’époque d’Antonin, doivent peut-être la naissance à sa piété envers le lieu de son origine.

La rareté des documens historiques que nous possédons sur le meilleur des empereurs romains semble s’étendre à ses monumens. Chose triste, la mémoire la plus digne d’être conservée est une de celles qui ont laissé le moins de vestiges. On ne sait où était le temple consacré à Adrien, et la colonne Antonine, bien que l’inscription que Sixte V a fait placer à sa base dise qu’elle a été dédiée à Antonin le Pieux, ne l’a pas été à lui, mais à Marc-Aurèle. On ne peut douter que la colonne dite d’Antonin n’appartienne à son gendre, d’après les sujets représentés sur les bas-reliefs qui se rapportent aux campagnes de Marc-Aurèle contre les Barbares, et d’après une curieuse inscription trouvée dans le voisinage, qui contient la demande faite par un certain Adraste, affranchi, de se construire une petite maison près de la colonne du divin Marc-Aurèle, de laquelle il est l’intendant (procurator). On dirait aujourd’hui à Rome le custode.

Si Antonin a été un saint du paganisme, Faustine était loin d’être une sainte, bien que sa conduite fût beaucoup moins scandaleuse que celle de sa fille Faustine la Jeune, épouse de Marc-Aurèle. Ces excellens princes furent d’assez malheureux maris. Antonin du moins connaissait les fautes de son épouse, et en homme sage, dit son biographe, renfermait le déplaisir qu’il en ressentait. Pour Marc-Aurèle, il n’eut pas à exercer sa philosophie sur ses nombreuses infortunes domestiques, car il les ignora toujours.

Rome possède plusieurs portraits des deux Faustine. La première a beaucoup moins l’air d’une coquette que la seconde, mais elle est beaucoup moins jolie.

Si un homme pouvait mériter d’être traité comme un dieu, personne plus qu’Antonin et Marc-Aurèle n’aurait été digne de cet honneur. Il y a à Rome, près du Forum, un temple dont l’inscription nous apprend qu’il a été dédié par le sénat au divin Antonin et à la divine Faustine. Cette inscription peut désigner également Antonin le Pieux et Marc-Aurèle, qui, je l’ai dit, s’appelait aussi Antonin, comme sa femme s’appelait aussi Faustine. Cependant il est plus vraisemblable que le temple qui, fut consacré à Marc-Aurèle après sa mort était près de sa colonne, comme celui de Trajan, et là où se trouve aujourd’hui le palais Chigi. De plus, on découvrit au XVIe siècle, non loin du temple voisin du Forum, une statue dédiée par la corporation des boulangers à Antonin le Pieux. Au reste, Antonin aussi bien que Marc-Aurèle fit accorder les honneurs divins à son épouse après l’avoir perdue, et lui éleva un temple. C’était pousser loin le pardon. Celui qui subsiste encore serait un monument de cette générosité peut-être un peu grande et qui achève de peindre la mansuétude d’Antonin. On aurait consacré ensuite à l’empereur lui-même, après sa mort, le temple érigé par lui à une épouse qui en était peu digne, et associé leurs noms sur l’entablement.

Ce temple est du reste un des mieux conservés. Les colonnes sont en place. La cella, dont on a fait une église, est intacte. On admire encore des deux côtés une frise ornée de griffons et de candélabres d’un magnifique travail. L’église s’appelle San-Lorenzo-in-Miranda. Ce mot Miranda exprime l’admiration naïve qu’inspiraient les débris de l’antiquité à ceux qui ont ainsi nommé l’église de San-Lorenzo.

Si des monumens consacrés à la mémoire d’Antonin le Pieux on passe à ses images, on n’éprouve point cet étonnement qu’inspirent d’abord les portraits de Trajan. Sa figure ressemble à son âme. On y reconnaît l’aspect imposant de sa personne, la noble expression de son visage (staturâ elevatâ decorus, formâ conspicuus, nobilis vultu), et, avec des traits qui n’ont rien de fort régulier, un air de dignité simple et de majestueuse douceur. Cette physionomie sied bien au caractère d’Antonin, que son biographe décrit ainsi : « Doux, libéral, probe, et tout cela avec mesure, sans vanité. » On lit sur son front la sérénité de sa vie et de sa mort, toutes deux d’un juste, car sa fin fut paisible comme son règne. Il s’endormit d’un doux sommeil après avoir donné pour mot d’ordre œquanimitas. Adrien n’avait ni vécu ni fini ainsi.

Les Romains durent croire à peine qu’ils changeaient d’empereur en passant d’Antonin le Pieux à Marc-Aurèle ; la même âme animait l’empire. Marc-Aurèle porta le nom de philosophe. C’était en effet un stoïcien sur le trône, et Antonin était un sage. Aussi les portraits de ces deux empereurs ont une certaine ressemblance : elle tient en partie à leur barbe, qu’ils portèrent longue l’un et l’autre à la manière des philosophes. Antonin le Pieux est plus beau ; mais Marc-Aurèle a une expression aussi marquée de gravité et de sérénité.

Il y a à Rome plusieurs bustes de Marc-Aurèle enfant d’une candeur charmante. On aime à voir l’excellent naturel que la philosophie doit développer se montrer déjà et s’épanouir sur ce jeune visage, qui a la grâce ingénue de la bonté ; on aime à y saluer par avance les vertus que doit admirer le monde, et à y lire les espérances du genre humain. Un de ces bustes est placé tout près d’un Caracalla jeune, au visage bouffi et méchant. Le contraste est frappant. Tout l’avenir des deux empereurs est là. L’un promet, l’autre menace.

Il n’est pas surprenant que les images de Marc-Aurèle soient si nombreuses. Il y en avait une dans presque toutes les maisons. Qui ne la possédait chez lui était considéré comme sacrilège. Le plus remarquable portrait de Marc-Aurèle est sa statue équestre de la place du Capitole ; elle s’élève là où de son temps, ainsi qu’il nous l’apprend lui-même dans une lettre à Fronton, existait encore le bois de l’asile qui remontait au temps de Romulus. Rien de plus simple que la pose du cavalier impérial, rien qui sente moins la prétention. Dans presque toutes les statues équestres modernes, il y a du Franconi. L’antiquité n’est jamais tombée dans cette faute, et pouvait encore moins y tomber quand il s’agissait d’un souverain célèbre par sa simplicité. Marc-Aurèle n’a point d’étriers ; les Romains ne paraissent pas les avoir connus. Son assiette est solide et aisée tout ensemble. On pourrait croire qu’il ordonne par son geste de cesser le combat :

Dextra vetat pugnas,

comme dit Stace en parlant de la statue équestre de Domitien ; mais le véritable sens de ce geste est indiqué par un bas-relief dont je parlerai bientôt, qui représente Marc-Aurèle de même à cheval, et, agenouillés devant lui, des chefs barbares auxquels il fait grâce. Le mouvement de la main de l’empereur est exactement le même dans la statue et dans le bas-relief. Seulement le bas-relief explique l’attitude de cette main en montrant les ennemis supplians vers lesquels elle est étendue ; c’est un geste clément.

La belle statue équestre de Marc-Aurèle est du très petit nombre des statues en bronze doré que le cours du temps et surtout l’avidité des hommes ont épargnées. Il y a quelque chose à reprendre, dit-on, au point de vue de l’art hippique, dans la disposition des jambes du cheval : on peut trouver qu’il est un peu massif. C’est un puissant cheval de guerre, taillé en force, comme il devait l’être, pour emporter l’empereur à travers les montagnes et les marais de là Pannonie, et qui étonne un peu les Anglais, car il ne ressemble nullement aux sveltes vainqueurs d’Epsom. Du reste, un bas-relief du Vatican fait voir que des chevaux plus élancés figuraient dans les courses du cirque.

Une légende a conservé les monumens de Trajan au moyen âge : une erreur a sauvé la statue de Marc-Aurèle. Il paraît qu’on l’avait prise pour une statue de Constantin. C’était faire beaucoup d’honneur à ce dernier, car, bien que, cédant à un préjugé aveugle, Marc-Aurèle ait méconnu et même persécuté les chrétiens, je crois que son âme était plus chrétienne que l’âme de celui dont la politique protégea l’église catholique, sauf à la tracasser beaucoup et à l’opprimer un peu ; mais au moyen âge on ne jugeait pas ainsi, et cette statue de bronze doré ne fût pas plus que presque toutes les autres arrivée jusqu’à nous, si l’on n’eût cru que c’était celle de Constantin, peut-être parce qu’elle était, alors sur la place de Saint-Jean-de-Latran, non loin de la basilique que cet empereur avait fondée. Marc-Aurèle était né sur le mont Cœlius, où est Saint-Jean-de-Latran, et l’on avait pu placer sa statue près de la villa de son grand-père Verus, voisine elle-même du palais des Laterani, où se passa son enfance, et qu’il quitta à regret quand il fut adopté par Antonin.

Il est certain qu’au XIVe siècle le prétendu Constantin se trouvait devant l’église de Saint-Jean-de-Latran. On le voit dans l’histoire de Colà Rienzi, cet antiquaire tribun qui, inspiré par une érudition exaltée, bien que très imparfaite, par cette fièvre de l’antiquité qui a produit la renaissance, et dont sa folle entreprise était un des premiers symptômes, conçut au XIVe siècle la pensée de relever la république romaine. La statue équestre dont nous parlons figura d’une manière bizarre dans sa prise de possession du tribunat. Le cheval de bronze répandait du vin par les naseaux, et Rienzi lui-même se plaça sur le cheval qui porte Marc-Aurèle.

La statue équestre de Marc-Aurèle a aussi sa légende, et celle-là n’est pas du moyen âge, mais elle a été recueillie il y a peu d’années de la bouche d’un jeune Romain. La dorure, en partie détruite, se voit encore en quelques endroits. À en croire le jeune Romain cependant, la dorure, au lieu d’aller s’effaçant toujours davantage, était en voie de progrès. Voyez, disait-il, la statue de bronze commence à se dorer, et quand elle le sera entièrement, le monde finira. — C’est toujours, sous une forme absurde, la vieille idée, romaine, que les destinées et l’existence de Rome sont liées aux destinées et à l’existence du monde. C’est ce qui faisait dire au XIIe siècle, ainsi que les pèlerins saxons l’avaient entendu et le répétaient : « Quand le Colisée tombera, Rome et le monde finiront. »

Rien, mieux que les bustes et les statues où est représentée la simplicité tranquille de Marc-Aurèle, ne montre ce qu’il y a d’emphatique et de faux dans le portrait oratoire que Thomas a appelé un éloge. Ce n’est pas là qu’il faut chercher Marc-Aurèle ; mais il est un livre où il se peint mieux que dans une effigie de marbre ou de bronze : ce livre est le sien. On voit bien déjà quelques traits du caractère et de l’âme de Marc-Aurèle dans ses lettres à son maître d’éloquence Fronton ; mais c’est Marc-Aurèle encore écolier pour ainsi dire, faisant sa rhétorique, occupé d’une littérature un peu puérile, cherchant des comparaisons qui pourront servir, et enchanté le jour où il en a trouvé dix. Je préfère à ces exercices de rhéteur les expressions de tendresse pour son maître qui reviennent à chaque instant sous la plume du jeune prince, et où l’on reconnaît cette grâce bienveillante que respirent les portraits de Marc-Aurèle adolescent : « Comment veux-tu que j’étudie quand je te sais malade ? » et cent autres mots aimables et affectueux qu’on retrouve presque à chaque ligne de ces lettres écrites à Fronton par son élève. On est même étonné du langage passionné de celui-ci, d’expressions qui ressemblent à celles de l’amour, et que le disciple impérial et son vieux maître s’adressent réciproquement. Les mœurs, antiques avaient amené ce langage singulier entre hommes, cette espèce de galanterie sans conséquence, ces paroles semblables à celles que les mœurs modernes, qui valent beaucoup mieux, permettent d’adresser aux femmes en toute innocence ; mais Marc-Aurèle ne s’en tint pas à la rhétorique : la philosophie morale le conquit tout entier, et Fronton se plaignait que son enseignement littéraire fût négligé pour les leçons plus viriles du stoïcien Rusticus.

Marc-Aurèle en effet fut avant tout un philosophe, un philosophe de profession. Au Capitole, on a placé son buste dans la salle des empereurs et dans la salle des philosophes ; on a eu raison. Cette vocation s’était manifestée dès son enfance. À douze ans, il portait le manteau des stoïciens, et de très bonne heure il en adopta les austérités. Cet empereur est un des écrivains de l’école stoïque. C’est, comme je l’ai dit, au livre de morale stoïcienne écrit par lui sur le trône, comme Epictète écrivit le sien dans les fers, qu’il faut demander le vrai portrait de Marc-Aurèle. La beauté de son âme, qui éclaire d’un reflet ses images matérielles, brille tout entière dans cette image spirituelle, plus complète et encore plus fidèle que les autres.

La philosophie de Marc-Aurèle, c’est le stoïcisme tempéré par je ne sais quel souffle de christianisme qui commence à passer sur le monde. Du premier, il tient l’effort vers la rectitude absolue, l’insouciance de l’opinion, des éventualités extérieures, de la mort, ce sentiment de fière indépendance vis-à-vis de tout ce qui peut séduire ou abattre, ce mépris des choses fortuites, pour parler comme Rabelais, qui cependant n’était pas stoïcien, cette tranquille possession de soi-même que rien ne saurait ébranler, la perfection de l’homme placée dans sa conformité avec l’ordre universel, la résignation invincible qui en résulte, et qui a inspiré à Marc-Aurèle ces belles paroles : « Il faut vivre conformément à la nature le peu de temps qui nous reste, et, quand le moment de la retraite est venu, se retirer paisiblement et avec douceur, comme une olive mûre, en tombant, bénit la terre qui l’a portée et rend grâce à l’arbre qui l’a produite. » Ceci ne dépasse pas les limites du stoïcisme ; seulement c’est le stoïcisme attendri par un principe de douceur qui n’est pas en lui, et vient d’ailleurs. Marc-Aurèle est plus près encore du christianisme quand il dit : « Sers Dieu et fais du bien aux hommes. » Il est presque tout à fait chrétien quand il prescrit la douceur, l’humilité, la chasteté, la soumission à la volonté divine, enfin la prière. Et cet homme, chrétien par le cœur, était chrétien par ses actes. Imitant Nerva, devançant saint Paulin et saint Ambroise, il vendit ce qu’il avait de plus précieux, des vases de prix, ses vêtemens de soie, ceux de sa femme, pour que la guerre qu’il allait entreprendre ne fût à charge à personne. Ce même homme ne comprit pas le christianisme, dont il prêchait et pratiquait les enseignemens. Après avoir dit : « Combien est heureuse l’âme qui est toujours prête à se séparer du corps ! » il a pu ajouter, abusé par une incroyable prévention : « Mais il faut que cette bonne résolution vienne de notre propre jugement et non d’une opiniâtreté obstinée, comme chez les chrétiens. » Hélas ! certains chrétiens devaient à leur tour méconnaître chez ceux qui ne seraient pas de leur communion les vertus dont ils donneraient eux-mêmes l’exemple.

Ce qui est inexcusable chez Marc-Aurèle (l’oppression l’est toujours), c’est d’avoir persécuté ou au moins laissé persécuter ces chrétiens auxquels il aurait dû tendre la main comme à des frères, n’eussent-ils même été à ses yeux que des frères égarés. C’était dans tous les cas contraire à sa propre maxime, si vraie, si chrétienne elle-même, bien que trop souvent oubliée : « Ceux qui ignorent la vérité sont dignes de compassion. » Je voudrais pouvoir croire à une lettre de Marc-Aurèle dans laquelle il aurait dit qu’il fallait absoudre les chrétiens mis en jugement et punir leurs accusateurs. Malheureusement le doute est ici trop permis. L’égorgement des martyrs de Lyon, saint Pothin et l’héroïque sainte Blandine à leur tête, d’autres martyrs encore, sera toujours un sujet d’affliction pour ceux qui aiment à honorer la vertu là où ils la rencontrent et qui la voudraient toujours pure. Tout ce qu’on peut supposer, c’est que ces horreurs s’accomplirent loin des yeux de Marc-Aurèle, que la guerre retint longtemps aux frontières. Cependant c’était un prince vigilant, qui donnait la plus grande attention à tout ce qui se passait dans son empire : il ne put ignorer ce qui se faisait à Lyon et ailleurs, il dut au moins le tolérer. En présence de cette déplorable inconséquence d’un esprit si élevé, de cette injuste cruauté du plus humain et du plus équitable des hommes, il ne reste qu’a baisser la tête devant la faiblesse de notre nature, à se mettre en garde contre elle, et à se pénétrer davantage de la nécessité que le droit de penser librement et de manifester ce qu’on pense devienne la religion du genre humain ; car, dès qu’on laisse fléchir le moins du monde ce principe, on ne sait où l’on s’arrête, et il peut arriver qu’un Marc-Aurèle se fasse le bourreau des chrétiens.

Détournons les yeux de ce triste aspect d’une figure historique digne à tant d’autres égards d’une éternelle admiration, et allons voir la colonne de Marc-Aurèle, qu’on appelle la colonne Antonine. Cette colonne est une imitation de la colonne Trajane. Le fût est exactement de la même longueur, 100 pieds romains. La matière et la disposition sont les mêmes. Elle se compose aussi de tambours de marbre, et des bas-reliefs en spirale représentent les triomphes de Marc-Aurèle sur des peuples qui habitaient à peu près les mêmes régions que ceux contre lesquels Trajan avait dirigé ses armes victorieuses. Le danger de l’empire était vers le Danube et sur le Rhin. C’était par ces deux portes que l’invasion barbare devait entrer dans l’empire romain. Le Rhin, mieux défendu, protégé par des places fortes et des colonies, ne donnait pas encore de très sérieuses inquiétudes. Dion nous apprend, il est vrai, que sous Marc-Aurèle les Germains passèrent le Rhin et vinrent jusqu’en Italie. Du côté du Danube, les populations barbares, qui trouvaient là moins d’obstacles, étaient déjà formidables. « Toutes les nations, dit Capitolinus, depuis les bornes de l’Illyrie jusqu’à la Gaule, avaient formé une vaste confédération. » Et il énumère seize de ces nations. Parmi ces noms à physionomie sauvage, tels que les Sicobotes et les Costoboks, on voit ceux de nations germaniques, comme les Marcomans et les Suèves, de nations slaves, comme les Sarmates, de nations probablement tartares, comme les Alains. La grande armée de l’invasion se forme et se prépare au loin. « Pendant ce temps, ajoute l’historien, la guerre menaçait chez les Parthes et dans la Bretagne. » Il ne faut jamais oublier cette situation de l’empire romain à ses plus belles époques, toujours sous le coup d’une irruption barbare prête à l’envahir. Jusqu’à ses derniers momens, la république a été conquérante ; depuis ses premiers jours, l’empire est sur la défensive : tantôt il recule comme avec Adrien, tantôt il reprend momentanément du terrain, comme sous Trajan et Marc-Aurèle. Le rôle des Romains n’a pas moins changé dans le monde. Ce n’est plus d’eux que vient l’agression ; tout ce qu’ils peuvent faire, c’est de repousser cette multitude de peuples qui s’amasse aux extrémités de l’empire. On sent qu’un jour elle y entrera. On le craignit sous Marc-Aurèle, comme on l’avait craint sous Auguste ; il fallait que le danger fût bien pressant pour qu’on ait armé alors des gladiateurs et des esclaves, ce qui ne s’était pas vu depuis les guerres puniques, et je suis porté à dire comme un historien peu considérable sans doute, mais qui dans cette circonstance me semble avoir vu assez juste, tout en exagérant peut-être un peu : « Si Marc-Aurèle n’était pas né dans ce temps-là, tout l’état romain eût pu tomber comme d’une chute soudaine, car nulle part on n’était à l’abri des armes, et des guerres se déclaraient dans tout l’Orient, dans l’Illyrie, l’Italie et la Gaule. » C’est la gloire de Marc-Aurèle d’avoir repoussé un si grand danger. Ce lettré, ce philosophe se montra général habile et brave guerrier. Lui, d’un tempérament maladif, il fit plusieurs campagnes très rudes, dompta une sédition redoutable, et on ne reconnut le moraliste qu’à son humanité pour les vaincus et à sa générosité envers ceux qui l’avaient trahi.

Ces campagnes sont représentées sur les bas-reliefs de la colonne triomphale qui lui fut décernée justement. Ils ne valent pas ceux de la colonne Trajane : la sculpture, si admirable encore dans les ornemens du temple d’Antonin et Faustine, a déchu sensiblement dans la représentation de la figure humaine, où la décadence, comme je l’ai dit, vient toujours plus vite que dans l’ornement ; puis Rome n’a plus un Grec comme Apollodore. La colonne elle-même, égale en hauteur à celle de Trajan, est très inférieure en mérite, et tandis qu’en contemplant celle-là, l’œil glisse sans obstacle sur les spirales superposées, ici il est arrêté désagréablement par la vicieuse saillie du cordon qui les sépare. Néanmoins les scènes représentées ont le même intérêt historique.

Un des sujets figurés dans les bas-reliefs de la colonne triomphale de Marc-Aurèle a surtout attiré l’attention des voyageurs : c’est un Jupiter pluvieux, avec une barbe longue et ruisselante, entouré de foudres qui frappent et dispersent des soldats éperdus. On a vu là une allusion à un miracle chrétien. L’armée, qui manquait d’eau, étant menacée de périr de soif, les chrétiens de la légion de Mytilène auraient obtenu de l’empereur la permission de prier leur Dieu ; une pluie abondante serait venue désaltérer et sauver l’armée en même temps que la foudre aurait frappé leurs ennemis ; la légion chrétienne aurait reçu, à cause de cet orage doublement heureux, le nom de fulminante. Cependant il serait singulier qu’on eût indiqué un miracle opéré par les chrétiens sur un monument dédié à un empereur qui eut le malheur de les persécuter ; de plus, et c’est le savant et pieux Dacier qui en fait la remarque : « Ceux qui ont écrit que cette légion fut appelée, à cause de ce miracle, légion fulminante, se sont fort trompés, car la légion fulminante avait été créée par Auguste, et on lui avait donné ce nom à cause de la foudre qu’elle portait sur ses boucliers. »

Ce qui explique comment la figure de Jupiter pluvieux se rapporte à un événement des campagnes de Marc-Aurèle, c’est que les païens racontaient quelque chose de semblable d’une pluie tombée miraculeusement ; seulement, selon Dion Cassius, ce n’était pas les chrétiens qui avaient obtenu ce bienfait du ciel, mais un magicien d’Égypte nommé Arnuphis, qui avait invoqué Mercure aérien, ainsi que d’autres démons, et, par certains sortilèges, avait fait tomber la pluie. Selon Capitolinus, cette pluie aurait été accordée aux prières de Marc-Aurèle lui-même. Xiphilin, qui a recueilli les fragmens de Dion, n’hésite pas à l’appeler un menteur, à soutenir qu’il a dénaturé la tradition chrétienne, et introduit à cet effet le magicien Arnuphis. Malheureusement Xiphilin insiste sur le nom de fulminante porté par une légion romaine comme preuve du fait qu’il atteste, et nous avons vu que c’était une mauvaise preuve. Une seule chose paraît certaine, c’est qu’une pluie inespérée étant tombée fort à propos, les païens et les chrétiens prétendirent, les uns comme les autres, l’avoir obtenue miraculeusement du ciel. Ce qui est plus certain encore, c’est que si la figure de Jupiter pluvieux fait allusion à quelque chose, c’est au miracle païen plutôt qu’au miracle chrétien.

Une colonne ne fut pas le seul monument triomphal dédié à Marc-Aurèle ; un arc lui fut aussi érigé. Il méritait l’un et l’autre, car, et c’est là une supériorité sur Antonin le Pieux, il fit la guerre en personne, et celui qu’on appela Marc-Antonin le Philosophe aurait pu s’appeler aussi Marc-Antonin le Vaillant. L’arc de Marc-Aurèle était un des quatre qui décoraient la voie Flaminienne et décoreraient aujourd’hui le Corso, qui l’a remplacée, si on ne les avait abattus[2]. Celui de Marc-Aurèle était encore debout il y a deux cents ans. Il avait échappé aux Barbares, au moyen-âge et à la renaissance. Quelle fortune ! Mais un pape s’est trouvé, Alexandre VII (Chigi), qui a eu l’audace de le détruire et, ce qui est plus incroyable, la naïveté de s’en vanter dans une inscription qu’on peut bien lire encore aujourd’hui. On devrait au moins l’effacer pour l’honneur de la papauté et des Chigi. Alexandre VII accomplit cet acte de vandalisme pour débarrasser, dit-il, la voie publique. On ne parlerait pas autrement d’une masure ou d’une immondice, et c’était l’arc de triomphe de Marc-Aurèle ! Marc-Aurèle avait vaincu les Barbares, mais la barbarie devait prendre sa revanche. Dieu veuille que nous n’ayons jamais un autre Alexandre VII, car il pourrait bien trouver que la colonne de Marc-Aurèle gêne la circulation des voitures sur la place Antonine et la faire abattre dans l’intérêt des fiacres qui stationnent sur cette place.

Quelques bas-reliefs, qu’on a placés dans l’escalier du palais des Conservateurs, sont, s’ils proviennent de cet arc de triomphe, tout ce qui a échappé à sa destruction ; mais cette provenance est douteuse, et j’incline à croire qu’Alexandre VII n’était pas homme à laisser subsister un débris du monument qu’il renversait. Quelle qu’en soit l’origine, ces bas-reliefs sont très remarquables : nulle part la sculpture, même sur l’arc de Trajan, ne se montre plus romaine ; nulle part elle ne porte mieux l’empreinte de la simplicité, de la gravité et de la majesté que dans les quatre tableaux sculptés placés en haut des premières marches de l’escalier des Conservateurs. Le premier, non dans l’ordre où on les a rangés, mais dans l’ordre véritable, représente Marc-Aurèle à cheval et faisant grâce sur le champ de bataille à des Barbares vaincus. Dans le second, une femme en habit de guerrière et qui tient un globe à la main, — on voit que ce ne peut être que Rome, — offre ce globe à l’empereur victorieux. Le troisième nous fait assister à son triomphe : il est debout sur son char, la Victoire le suit. Devant lui, un homme souffle dans un clairon, l’empereur va passer sous un arc de triomphe et s’achemine vers le Capitole. Dans le dernier des quatre bas-reliefs, il y est monté, et debout offre un sacrifice devant le temple aux trois portes consacré à Jupiter, à Junon et à Minerve. Les deux bas-reliefs qui sont au premier étage, moins beaux de style, se rapportent à l’apothéose de Faustine la Jeune. On la voit s’élever du bûcher vers le ciel, portée par une renommée. Le Champ de Mars, lieu de la scène, est figuré par un jeune homme, selon l’usage des anciens, qui personnifiaient ainsi les localités, une montagne, un fleuve, une grande route même, comme nous l’avons vu pour la voie Appienne dans un bas-relief emprunté par Constantin à l’arc de Trajan. Ici Marc-Aurèle, assis et la tête levée, semble suivre du regard l’infidèle épouse, qu’il avait perdue, sans le savoir, bien avant ce jour-là. Le trop confiant mari n’est pas encore détrompé.

En effet, son aveuglement fut grand à cet égard. Bien qu’il y ait quelque chose de touchant à se tromper sur ceux qu’on aime, quand cette illusion va aussi loin que celle de Marc-Aurèle au sujet de sa femme, elle touche au ridicule. Un noble sentiment lui faisait répondre, quand on le pressait de la répudier : « Alors il faut rendre la dot. » — La dot, c’était l’empire. Mais ne pas voir ce que tout le monde voyait, mais, quand les bouffons nommaient sur la scène les amans de Faustine, écrire une lettre pour la défendre et remercier les dieux de lui avoir donné une épouse si vertueuse, traiter ainsi celle que son biographe appelle uxor infamis, celle qui choisissait ses complices parmi les matelots et les gladiateurs, et demander après cela pour elle les honneurs divins, c’est trop en vérité. C’était pousser un peu loin l’application de cette maxime des stoïciens, que « le sage ne considère rien comme sa propriété, » ou trop démontrer cet autre axiome de la même école, « qu’on n’est malheureux que par ce qu’on croit. »

Marc-Aurèle n’a d’excuse que la passion. Le sage empereur paraît avoir été très amoureux de Faustine. « Plutôt, écrivait-il à son maître Fronton, être avec elle dans une île déserte que vivre sans elle dans le palais impérial ! » Pour nous, en présence des portraits de Faustine, nous comprenons la passion de Marc-Aurèle, car cette femme a bien la plus charmante figure qu’on puisse voir ; mais comme l’amour ne nous aveugle pas, nous lui trouvons aussi l’air d’une franche coquette, et nous nous expliquons très bien sa mauvaise renommée auprès du public contemporain et dans l’histoire, l’un et l’autre mieux informés que Marc-Aurèle. Rien, dans la vive et piquante physionomie de Faustine, ne dément des accusations certainement fondées. Ses bustes ont toujours l’air de vouloir entrer en conversation avec le premier venu, et il y a sous le péristyle du casin Albani une statue assise de la charmante impératrice, qui, la tête un peu penchée, semble écouter une déclaration… Heureux Marc-Aurèle, si elle ne les eût jamais faites la première !

Dans une des salles du même casin, un bas-relief montre Marc-Aurèle adressant au peuple une de ces leçons de morale, un de ces sermons philosophiques qu’il avait coutume de prononcer devant lui, Faustine se tient derrière l’empereur sous les traits de l’Abondance, un caducée à la main, et écoutant cette fois son mari : c’était bien le moins après en avoir écouté tant d’autres !

Marc-Aurèle fut malheureux dans tous ses rapports de famille : Faustine fut une épouse infidèle, Commode un détestable fils, et Lucius Verus un gendre très peu digne de son beau-père.

La figure de Lucius Verus est une de celles qu’on remarque le plus dans les musées et qu’il est le plus facile de reconnaître. C’est un bel homme à la chevelure et à la barbe très soignées, l’air peu spirituel, fat et assez mauvais. Content de sa personne, il aimait à la montrer, et on a bon nombre de ses statues dans le costume héroïque. La physionomie de Verus est très propre à faire apprécier son caractère. On aperçoit tout d’abord le dandy « qui avait tant de soin de sa chevelure blonde, dit Capitolinus, qu’il la semait de paillettes d’or pour la rendre plus brillante, » qui laissait croître sa barbe presque à la manière des Barbares, non par négligence, mais parce qu’elle était belle et que cette mode étrangère lui plaisait. La statue de Lucius Verus qui est au Vatican, dans la salle de l’Ariane, porte une cuirasse magnifiquement travaillée ; le goût de la parure perce jusque dans les ornemens du guerrier. Lucius Verus fut ce qu’on appelle aujourd’hui un viveur, mais un viveur méchant, et cette méchanceté donne quelque chose de sombre à la figure de ce bellâtre. Ingenii asperi utque lascivi, dit l’épitomé des Césars d’Aurelius Victor ; son naturel était rude et vicieux. Cette rudesse lui prêtait un certain air de franchise qui avait trompé Antonin. Il y a de ces hommes au fond pervers dont, parce qu’ils ont avec cela quelque brutalité, on dit : C’est un bon enfant. Tel paraît avoir été Lucius Verus. Comme tant d’autres mauvais empereurs, il eut de bons commencemens, il étudia sous les mêmes maîtres que Marc-Aurèle, et on a de lui quelques billets à Fronton qui sont d’un disciple reconnaissant ; sa bonne grâce était un peu intéressée, il est vrai, car il désirait que le célèbre rhéteur écrivît ses campagnes et offrait de lui envoyer des mémoires. Associé à l’empire, le pouvoir absolu, ce poison pour lequel il n’est d’autre antidote qu’une sagesse ou une vertu surhumaine, le déprava. Contenu par son collègue Marc-Aurèle, il ne put faire tout le mal dont il était capable, et se borna à être un détestable sujet. Aimant la table comme Vitellius, le cirque et les gladiateurs comme Caligula et Domitien, il se sentit trop mauvais poète pour vouloir faire applaudir ses vers comme Néron. Il se borna à courir, ainsi que lui, sous un déguisement les aventures nocturnes. Nul doute que s’il eût régné seul, il n’eût marché sur les traces de ces monstres. On prétendit qu’il avait été empoisonné par Faustine pour avoir révélé à Lucille, fille de l’impératrice et femme de Verus, une liaison qu’il aurait eue avec sa belle-mère. Faustine n’eût pas été si susceptible, je pense ; elle ne mettait pas tant de mystère dans ses amours. D’autres disaient qu’une passion incestueuse de Verus pour sa propre sœur avait excité la jalousie de Lucille. Ces bruits montrent l’opinion qu’on avait de lui, mais ne paraissent avoir eu d’autre fondement que sa perversité bien connue. La vérité, c’est qu’après avoir fait la guerre aux Parthes, sans quitter Antioche, où il resta plongé dans les débauches, tandis que ses généraux gagnaient des batailles, et d’où il revint triompher à Rome, Verus, emmené par Marc-Aurèle dans une expédition en Pannonie, mourut dans sa voiture frappé d’une attaque d’apoplexie, dont sans doute sa vie crapuleuse était la cause. Quand on voit les bustes ou les statues du beau Lucius Verus, il faut se souvenir de tout cela.

Marc-Aurèle, qui avait été époux trop aveugle, fut père trop indulgent. Il laissa l’empire à Commode, il le recommanda en mourant aux soldats, et cependant il connaissait la perversité de son fils : il en était venu à désirer que ce fils mourût, et lui-même, dit-on, se laissa mourir de faim, désespéré d’avoir un tel successeur. Il fallait au contraire vivre et le répudier, chercher un homme vertueux et l’adopter comme avait fait Antonin le Pieux pour Marc-Aurèle, bien que lui-même eût des fils. C’est là une grande faiblesse, que la postérité, malgré sa juste admiration pour l’empereur philosophe, doit lui reprocher[3]. Et comment se serait-il trompé sur le caractère de cet indigne fils ? À douze ans, Commode avait donné des marques de précoce férocité. Ayant trouvé son bain trop chaud, il avait ordonné qu’on mît le baigneur dans le four. Le précepteur du jeune prince s’était tiré d’embarras en y faisant jeter et brûler une peau de bouc, dont l’odeur avait trompé l’enfant cruel et l’avait satisfait.

On peut voir à Rome des portraits de Commode à peu près à cet âge. L’un d’eux surtout annonce bien le futur empereur qui à douze ans avait de semblables fantaisies ; d’autres ne laissent guère apercevoir que les grâces de la jeunesse. Commode, sans posséder la fière et farouche beauté de Caligula, a plutôt ce qu’on appelle une figure agréable. Ce qui manque totalement à cette figure, c’est l’intelligence : elle n’exprime rien ; c’est celle d’un niais plutôt que celle d’un monstre, et Commode était tous les deux. Lampride parle de sa bêtise (stultitia), et Dion Cassius dit qu’il manquait tout à fait de finesse. Lui qui vit de près toutes les atrocités de Commode et les raconte se sert d’une expression qui, mot à mot, veut dire pas méchant, et qui signifie réellement stupide. Ce scélérat était un imbécile. Dans les portraits de Commode, la seconde de ces qualités efface la première. Sa physionomie est terne, ses traits sont réguliers, et on pourrait dire de lui ce mot qui s’applique souvent au porteur d’un visage insignifiant : Il est assez bien.

Ce n’est donc pas au visage de Commode qu’il faut s’attacher dans ses portraits : on n’y trouve rien du barbare qui ouvrit un jour le ventre à un homme très gras pour voir s’échapper ses entrailles, ni du fou qui imagina de se faire apporter sur un plat d’argent deux bossus couverts de moutarde qu’il éleva sur-le-champ aux plus hautes dignités ; on n’y remarque même pas cet air étourdi et semblable à celui d’un homme ivre dont parle Lampride ; mais plusieurs de ses portraits à Rome offrent quelques particularités qui peignent ses habitudes mieux que ses traits n’expriment son caractère. Commode fit substituer sa propre image à la tête du colosse de Néron. César en avait agi de même pour la statue d’Alexandre : usurpation de la gloire du Macédonien indigne peut-être de César. C’était Néron que Commode aimait à remplacer. César enviait Alexandre, Commode était jaloux de Néron. Ce colosse, dont j’ai raconté les vicissitudes, n’existe plus, mais deux statues au Vatican montrent Commode en chasseur, l’une à cheval, l’autre à pied. Commode était grand chasseur, surtout quand il s’agissait de ces chasses (venationes) qui avaient lieu dans l’amphithéâtre et où il excellait ; on l’y vit tuer des bêtes féroces, sans danger pourtant, car Dion, qui était présent, nous explique comment l’on avait jeté en travers du Colisée deux ponts couverts et formant une croix, d’où l’empereur pouvait facilement lancer ses traits des quatre côtés. La statue de Commode que l’on voit au Vatican, dans le Braccio nuovo, est très curieuse par le costume. Il tient à la main une lance, il a des espèces de bottes : tout cela est du chasseur ; enfin il porte la tunique à manches dont parle Dion Cassius, et qui était son costume d’amphithéâtre. Comme Néron, Commode passait sa vie au cirque et à l’amphithéâtre. Ce qui lui plaisait surtout, c’était le métier de gladiateur. Dans un roman de Walter Scott que tout le monde connaît, une jeune fille, faisant le portrait de ses cousins, dit : « Il y a dans tous du querelleur, du garde-chasse et du jockey ; mais Thornie a plus du querelleur, Dick du jockey, et Wilfred du garde-chasse. » De même Néron, Caligula, Commode, avaient tous du cocher et du gladiateur, mais Néron et Caligula plus du cocher, et Commode plus du gladiateur. Puis Néron voulait être acteur, musicien, poète ; Commode n’avait pas assez d’esprit pour s’élever si haut. Néron se faisait représenter en Apollon, Commode en Hercule. La différence de ces deux types, que choisissent les deux empereurs pour déifier leur image, est significative. Le premier rattache encore Néron, par ses prétentions les plus risibles, à une sorte de culte de l’intelligence ; le second n’indique plus d’autre culte que celui de la force brutale. Hercule, vainqueur du lion de Némée, était l’idéal dont Commode, qui triomphait sans péril des bêtes de l’amphithéâtre, était la caricature. Aussi, bien que son souvenir ne soit pas absent du Grand-Cirque, c’est surtout au Colisée qu’il faut l’aller chercher. Commode n’y égorgeait pas des hommes ; mais dans son palais, avec un rasoir, faisant mine de les raser, aux uns il coupait le nez, aux autres les oreilles.

Quant à ses exploits de l’amphithéâtre, nous en avons un récit très exact par un témoin oculaire, l’historien Dion Cassius : « Le premier jour, Commode, placé en lieu sûr, dépêcha à coups de traits cent ours ; les jours suivans, il descendit dans l’arène, et tua tout le bétail que l’on amena devant lui, et qui était exposé dans des filets ; de plus, un tigre, un hippopotame et un éléphant. » Probablement ils étaient aussi dans un filet. Après son dîner, Commode parut en gladiateur. Les combats dans lesquels il figura étaient simulés. Il ne prenait au sérieux de son métier de gladiateur qu’une chose, la paie, qui chaque jour était pour lui de 200,000 francs. « Ensuite, dit Dion, il vint se placer sur son siège dans la loge impériale, — dont l’emplacement est aujourd’hui facile à reconnaître, — et il se mit à regarder comme nous la suite du spectacle ; mais ce n’était plus un jeu, car un grand nombre d’hommes étaient égorgés. Si quelque gladiateur hésitait à tuer son adversaire, il ordonnait qu’on les attachât l’un à l’autre : il les fit tous combattre ainsi, et ils combattirent. Quelques-uns même tuèrent ceux auxquels ils n’avaient point affaire, poussés par la multitude qui se pressait dans l’enceinte trop étroite pour elle. Il y eut durant quatorze jours des spectacles de cette sorte, et lorsque l’empereur combattait, nous sénateurs, nous étions là avec les chevaliers,… criant à haute voix tant les autres choses qu’on nous ordonnait de crier que celle-ci très fréquemment : — Tu es le seigneur, tu es le premier, le plus heureux de tous ; tu es vainqueur, tu seras vainqueur à jamais… Un grand nombre ne mettaient pas le pied dans l’amphithéâtre, les uns par honte de ce qui s’y faisait, les autres par peur, d’autant plus que le bruit s’était répandu que l’empereur avait résolu de percer quelques spectateurs de ses flèches, comme Hercule les Stymphalides, et on croyait que cela pourrait bien arriver, car on savait qu’une fois il avait fait réunir dans ce même lieu tous ceux que la maladie privait de l’usage de leurs pieds, et ayant entortillé autour de leurs genoux des formes de serpens, leur ayant mis des éponges dans les mains, en guise de pierres, pour les faire ressembler aux géans, il les avait tous assommés avec sa massue. Ces craintes étaient celles de tout le monde, de nous comme des autres, car à nous, sénateurs, il fit quelque chose de pareil, et qui nous donna lieu de penser que notre fin était très proche. Ayant tué une autruche et lui ayant coupé la tête, puis s’étant approché de l’endroit où nous étions assis, de sa main droite il nous montrait cette tête, et de la gauche agitait son glaive ensanglanté, sans rien dire, mais en grinçant des dents, pour indiquer qu’il en ferait autant de nous. Plusieurs s’étant mis à rire, car l’envie de rire nous avait pris quand nous aurions dû être saisis de douleur, ils auraient été sur-le-champ percés de cette épée, si je ne m’étais mis à mâcher des feuilles de laurier détachées de ma couronne, et n’avais persuadé à ceux qui étaient près de moi de m’imiter, afin que par ce mouvement répété de la bouche notre rire pût être dissimulé. » Quelle scène ! quel empereur ! quel sénat ! quelle honte ! Voilà des souvenirs du Colisée à mettre à côté de ceux de Domitien.

Il faut bien chercher la mémoire de Commode dans l’amphithéâtre des Flaviens, car il n’a pas laissé un seul monument à Rome qui lui appartienne. Il n’en construisit aucun, et ne termina même pas ceux que son père avait commencés. Les thermes qui portèrent son nom n’étaient pas de lui. Ils avaient été construits par Cleander, un de ses serviteurs, qui fut tout puissant sous son règne. Le despotisme, je l’ai déjà montré, amène tôt ou tard le pouvoir des favoris. Déjà Tibère avait supporté longtemps le crédit impérieux de Séjan. Nous avons vu quelle était l’autorité des affranchis sous Claude et sous Néron. Commode laissa gouverner l’empire tour à tour par Perennis et par Cleander, puis livra le dernier au peuple soulevé. Il y avait aussi des émeutes sous ces empereurs romains, dont la puissance était sans bornes, et ces empereurs cédaient à l’émeute. Celle-ci commença dans le cirque. Nous sommes toujours ramenés au cirque ou à l’amphithéâtre ; comme je l’ai dit, l’histoire romaine de ce temps se passe presque tout entière dans ces lieux-là.

« Pendant les jeux du cirque, comme les chevaux allaient commencer leur septième course, dit Dion, historien précieux pour cette époque, parce qu’il a vu ce qu’il raconte, une troupe considérable d’enfans se précipita dans le cirque ; une jeune fille de grande taille à l’air farouche les conduisait. » On voit que les gamins de Rome figuraient aussi dans les émeutes. Ces enfans ayant pendant un temps fort long poussé des cris terribles, le peuple tout entier, après leur avoir répondu par ses clameurs, s’élance hors du cirque et va chercher Commode, qui était hors de Rome, dans la villa des Quintilii. On demande pour lui au ciel toutes les félicités, mais on adresse mille malédictions à Cleander. Commode envoie contre cette foule quelques soldats, qui en blessent et en tuent plusieurs. Cela ne les arrête point ; se confiant dans leur nombre et dans l’appui des prétoriens, les révoltés avancent toujours[4]. « Comme ils approchaient du lieu où était Commode et que personne ne l’instruisait de ce qui se passait, sa concubine Marcia lui apprit tout. Commode en fut si effrayé, car il était très poltron, qu’il ordonna sur-le-champ qu’on mît à mort Cleander et son fils, que lui-même prenait soin d’élever. L’enfant fut brisé contre terre et mis en pièces. On prit le corps de Cleander, et on le traîna ignominieusement à travers la ville. Sa tête fut portée sur un croc, et plusieurs de ceux qui sous lui avaient été puissans furent massacrés. »

Hideux spectacle de la faveur qui opprime, du pouvoir impérial qui abdique tour à tour devant un ambitieux subalterne et devant une multitude sanguinaire ! Ce spectacle, il nous est pour ainsi dire donné à Rome, car le lieu de la scène nous est connu. Nous savons où était le cirque, remplissant presque toute la longueur de la vallée qui sépare l’Aventin du Palatin. De là jusqu’à la villa des Quintilii, le chemin de l’émeute est facile à suivre. Elle n’avait qu’à marcher droit devant elle sans s’écarter ni à droite ni à gauche ; sortant par la porte Capène, qui était un peu en avant de la porte actuelle de Saint-Sébastien, la foule, partie du cirque, se trouvait sur la voie Appienne et arrivait directement en moins d’une heure à la villa des Quintilii, située à la gauche de la route, dans le lieu où il reste de cette villa des ruines assez étendues pour qu’on leur ait donné le nom populaire de Vieille Rome, Monta Vecchia. Depuis les fouilles faites par le prince Torlonia, et d’après l’indice certain de plusieurs tuyaux de plomb qui servaient à conduire les eaux et portent les noms de Condianus et de Maximus Quintilius, on ne peut douter que ces ruines considérables, autrefois habitations opulentes, ne soient celles de la villa de ces deux frères, qui périrent sous Commode. Son souvenir y est donc attaché par une barbarie. Il faut bien le prendre où on le trouve, cet odieux souvenir, et puisque lui-même n’a pas élevé de monumens, le demander aux monumens de ses victimes.

L’histoire des deux frères est intéressante et romanesque. Condianus et Maximus Quintilius étaient distingués par la science, les talens militaires, la richesse, et surtout par une tendresse mutuelle qui ne s’était jamais démentie. Servant toujours ensemble, l’un se faisait le lieutenant de l’autre. Bien qu’étrangers à toute conspiration, leur vertu les fit soupçonner d’être peu favorables à Commode ; ils furent proscrits et moururent ensemble comme ils avaient vécu. L’un d’eux avait un fils nommé Sextus. Au moment de la mort de son père et de son oncle, ce fils se trouvait en Syrie. Pensant bien que le même sort l’attendait, il feignit de mourir pour sauver sa vie. Sextus, après avoir bu du sang de lièvre, monta à cheval, se laissa tomber, vomit le sang qu’il avait pris et qui parut être son propre sang. On mit dans sa bière le corps d’un bélier qui passa pour son cadavre, et il disparut. Depuis ce temps, il erra sous divers déguisemens ; mais on sut qu’il avait échappé, et on se mit à sa recherche. Beaucoup furent tués parce qu’ils lui ressemblaient ou parce qu’ils étaient soupçonnés de lui avoir donné asile. Il n’est pas bien sûr qu’il ait été atteint, que sa tête se trouvât parmi celles qu’on apporta à Rome et qu’on dit être la sienne. Ce qui est certain, c’est qu’après la mort de Commode, un aventurier, tenté par la belle villa et par les grandes richesses des Quintilii, se donna pour Sextus et réclama son héritage. Il paraît ne pas avoir manqué d’adresse et avoir connu celui pour lequel il voulait qu’on le prît, car par ses réponses il se tira très bien de toutes les enquêtes. Peut-être s’était-il lié avec Sextus et l’avait-il assassiné ensuite. Cependant l’empereur Pertinax, successeur de Commode, l’ayant fait venir, eut l’idée de lui parler grec. Le vrai Sextus connaissait parfaitement cette langue. Le faux Sextus, qui ne savait pas le grec, répondit tout de travers, et sa fraude fut ainsi découverte.

Quand on lit l’histoire des furieux qui déshonorèrent l’empire, ce qui surprend, c’est qu’on ait supporté vingt-quatre heures de pareils maîtres. Il y a chez les hommes, une fois que l’esclavage s’est appesanti sur eux, une puissance de le supporter qui effraie ; mais enfin, lorsque la mesure de la tyrannie est comble, elle provoque toujours la terrible ressource des conspirations. Une première tentative pour se délivrer de Commode vint d’une de ses sœurs, Lucille, la veuve de Lucius Verus, alors remariée. On pardonnerait peut-être à une digne fille de Marc-Aurèle d’avoir voulu venger le nom de son père sur l’infâme frère qui le déshonorait, et des deux bustes colossaux de Lucille placés dans le casin de la villa Borghèse, il en est un surtout qui irait bien à une femme capable de cet héroïsme féroce à la Brutus. L’expression du buste est formidable, le dédain est sur les lèvres, le regard est de Némésis. Il faut néanmoins renoncer à rien voir d’héroïque dans le caractère de Lucille, soupçonnée du meurtre de son premier mari et criminelle épouse d’un second. Dion Cassius dit qu’elle ne valait pas beaucoup mieux que son frère. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle excita un personnage considérable nommé Pompeianus, son gendre et son amant, à tuer Commode. Pompeianus, en levant son poignard sur lui, s’écria : « Voilà ce que le sénat t’envoie ! » au lieu de frapper sans rien dire, et le coup manqua. Commode se contenta d’abord d’exiler Lucille, mais il avait ses desseins : il ne voulait la mettre à mort qu’après l’avoir déshonorée, comme il fit de ses autres sœurs. Il profita aussi de cette occasion pour se débarrasser de sa femme Crispina.

La seconde conspiration réussit mieux. Elle était encore conduite par une femme, Marcia, cette concubine de Commode qui passe pour avoir été favorable aux chrétiens ; mais ni sa situation auprès de l’empereur, ni le meurtre auquel elle prit part, ne permettent de supposer qu’elle ait été chrétienne. Elle commença par empoisonner Commode ; le poison n’agissant pas assez vite, on lui envoya un gladiateur avec lequel il avait coutume de s’exercer, et qui l’étrangla : mort conforme à sa vie !

On peut s’étonner que les statues et les bustes de Commode ne soient pas plus rares, puisque le sénat, qui avait souffert ses crimes et applaudi à ses barbaries dans l’amphithéâtre, se révolta quand il fut bien mort, et ordonna que ses statues seraient détruites. Le sénat voulait aussi que son cadavre fût privé de sépulture ; mais Pertinax permit à un affranchi de l’ensevelir, et on le porta de nuit dans le mausolée d’Adrien, où sa cendre a reposé auprès de celles d’Antonin le Pieux et de Marc-Aurèle !

Lampride nous a conservé le texte officiel de la requête adressée en cette occasion par le sénat à Pertinax. La rage de la lâcheté longtemps prosternée, enfin rassurée et triomphante, éclate dans ce singulier morceau. On pourrait citer bien d’autres exemples de ces indignes violences de la bassesse contre ce qu’elle avait adoré, car il y a toujours des hommes qui, en se vendant, n’entendent tenir le marché que tant qu’il sera avantageux, et pour qui l’infortune est un cas rédhibitoire. Voici ces injures honteuses pour ceux qui les prononcèrent, bien que méritées par celui à qui elles s’adressaient. La colère de la peur qui se révolte est prolixe, elle aime les redites, et les sénateurs romains, tout en saluant déjà l’empereur nouveau, tout en bénissant les prétoriens, ne se lassent point de répéter les mêmes malédictions sur l’empereur tombé, comme s’ils prenaient plaisir à frapper et à frapper encore un cadavre étendu à leurs pieds :


« Que les honneurs soient arrachés à l’ennemi de la patrie, que les honneurs soient arrachés au parricide, que le parricide soit traîné ! Que l’ennemi de la patrie, le parricide, le gladiateur soit déchiré dans le spoliaire, — l’ennemi des dieux, le bourreau du sénat, le parricide du sénat, l’ennemi du sénat ! Au spoliaire le gladiateur[5] ! Celui qui a égorgé le sénat, qu’il soit mis au spoliaire ! Celui qui a égorgé le sénat, qu’il soit traîné avec le croc ! Celui qui a égorgé les innocens, qu’il soit traîné avec le croc ! L’ennemi, le parricide, sur lui une sévérité juste ! Celui qui n’a pas épargné son propre sang, qu’il soit traîné avec le croc ! Celui qui t’aurait tué (à Pertinax), qu’il soit traîné avec le croc ! Tu as craint avec nous, tu as été en danger avec nous. O Jupiter très grand et très bon, pour que nous ne périssions pas, conserve-nous Pertinax ! Vivent les prétoriens ! vivent les cohortes prétoriennes ! Vivent les armées romaines ! Vive la piété du sénat ! Que le parricide soit traîné ! nous le demandons, Auguste, que le parricide soit traîné ! nous le demandons, que le parricide soit traîné ! Exauce-nous, César, aux lions les délateurs ; exauce-nous, César, aux lions Spératus[6] ! Vive la victoire du peuple romain ! Vive la fidélité des soldats ! Vive la fidélité des prétoriens ! vivent les cohortes prétoriennes ! Que partout les statues de l’ennemi, que partout les statues du parricide, que partout les statues du gladiateur, que partout les statues du parricide soient renversées ! L’égorgeur des citoyens, qu’il soit traîné ; le parricide des citoyens, qu’il soit traîné ! Que les statues du gladiateur soient renversées ! Toi sain et sauf, nous sommes sains et saufs. Vraiment, vraiment, aujourd’hui vraiment, aujourd’hui dignement, aujourd’hui vraiment, aujourd’hui librement, nous sommes en sûreté. La terreur aux délateurs ! Pour que nous soyons en sûreté, la terreur aux délateurs ! Soyons sains et saufs. Hors du sénat les délateurs ! Le bâton aux délateurs, et toi sain et sauf ! Au lion les délateurs ! Toi empereur, et le bâton aux délateurs !

« Que la mémoire du parricide, du gladiateur soit abolie ; que les statues du parricide, du gladiateur soient renversées ; que la mémoire de l’impur gladiateur soit abolie ! Au spoliaire le gladiateur ! Exauce-nous, César ; que le bourreau soit traîné avec le croc ; que le bourreau du sénat, suivant la coutume des ancêtres, soit traîné avec le croc ! Plus cruel que Domitien, plus impur que Néron, comme il a fait, qu’il soit traité ! Que les mémoires des innocens soient conservées ! Rends leurs honneurs aux innocens, nous le demandons ! Que le cadavre du parricide soit traîné avec le croc ; que le cadavre du gladiateur soit traîné avec le croc ; que le cadavre du gladiateur soit mis au spoliaire ! Recueille les voix, aux voix ! Nous opinons tous qu’il doit être traîné avec le croc. Que celui qui égorgeait tout le monde soit traîné avec le croc ; celui qui égorgeait tout âge, qu’il soit traîné avec le croc ; celui qui égorgeait tout sexe, qu’il soit traîné avec le croc ; celui qui n’a pas épargné son propre sang, qu’il soit traîné avec le croc ; celui qui a spolié les temples, qu’il soit traîné avec le croc ; celui qui a supprimé les testamens, qu’il soit traîné avec le croc ; celui qui a dépouillé les vivans, qu’il soit traîné avec le croc ! Nous avons été les esclaves d’esclaves. Celui qui a reçu un prix pour laisser vivre, qu’il soit traîné avec le croc ; celui qui a exigé un prix pour laisser vivre et n’a pas tenu sa promesse, qu’il soit traîné avec le croc ; celui qui a vendu le sénat, qu’il soit traîné avec le croc ; celui qui a enlevé aux fils leur héritage, qu’il soit traîné avec le croc ! Hors du sénat les dénonciateurs, hors du sénat les délateurs, hors du sénat les suborneurs d’esclaves ! Et toi (à Pertinax), tu as craint avec nous, tu sais tout, tu connais les bons et les mauvais ; tu sais tout, corrige tout. Nous avons craint pour toi. Oh ! bonheur ! Toi qui es un homme, toi empereur ! Fais opiner sur le parricide ; fais opiner, mets aux voix. Nous demandons ton assistance. Les innocens n’ont pas été enterrés ; le parricide a déterré les cadavres ; que le cadavre du parricide soit traîné ! »


Sortons de cet affreux tumulte d’une assemblée encore palpitante de peur, éperdue de joie et ivre de vengeance, dont il semble entendre les trépignemens, et cherchons à tirer avec calme quelques conclusions des spectacles si différens que viennent de nous donner les trois règnes qui ont passé devant nous.

Si je voulais prouver ce qui ressort pour moi de chaque ligne de l’histoire de la Rome impériale, combien le pouvoir illimité des empereurs était une chose mauvaise pour l’état et pour eux-mêmes, je me garderais de citer Caligula, Néron, Domitien : je citerais Antonin le Pieux et Marc-Aurèle. Quoi ! le monde a eu l’incroyable fortune d’être gouverné pendant près d’un demi-siècle par deux hommes incomparables, et immédiatement après, sans transition, il s’est trouvé aux mains d’un exécrable scélérat ! Commode a pu faire sans obstacle exactement le contraire de ce qu’avaient fait Antonin et Marc-Aurèle ! La félicité de l’empire était un accident qui ne devait plus se renouveler, et de cette félicité passagère il ne restait rien, absolument rien ; tout était comme si Antonin et Marc-Aurèle n’eussent pas existé ! Et ce n’est pas seulement parce qu’il n’y avait nulle institution qui subsistât quand les hommes passaient, c’est principalement parce que, le souverain étant tout, il ne pouvait se former dans les âmes aucune énergie civile, aucune vertu publique. Il ne restait donc ni des droits, ni des hommes : il n’y avait pas de cité et pas de citoyens.

Et les mauvais empereurs, quel était leur sort ? Vraiment, au milieu de leurs crimes et de leurs folies, je suis parfois tenté de les plaindre. Quelle affreuse vie et quelle fin terrible ! C’étaient des hommes après tout ! Plusieurs avaient reçu du ciel des dons heureux ; Tibère était un bon guerrier et un prince habile, Caligula eut d’heureux commencemens, Néron en eut d’admirables ; Commode lui-même, après la mort de son père, avait donné des espérances : la toute-puissance les perdit, elle fut pour eux ce que fut pour Adam la tentatrice. Eux aussi pourraient répondre quand ils comparaissent devant le tribunal des siècles : C’est elle qui m’a fait goûter le fruit empoisonné ! Il faut à l’homme un frein, comme il faut un rivage à l’Océan. Cela est bien commun, mais c’est commun à force d’être vrai. Il y a eu à Rome trois bons et grands empereurs, un certain nombre d’empereurs médiocres, beaucoup d’empereurs détestables ; c’est la chance de la loterie du despotisme, c’est la proportion que donne, d’après l’expérience de l’histoire, le calcul des probabilités appliqué à cette forme de gouvernement. En est-il de même pour les souverains dont le pouvoir a été modéré par les lois ? Évidemment non. Ceux-ci, qui ne valent quelquefois pas mieux que les autres, ont ce grand avantage de ne pouvoir se corrompre et se perdre aussi facilement. Empereur romain au lieu d’être roi constitutionnel d’Angleterre, George Ier aurait peut-être été un Néron et George IV un Héliogabale ; Néron, roi constitutionnel, eût peut-être été un honnête dilettante sur le trône. Les institutions qui protègent les peuples contre les souverains défendent les souverains d’eux-mêmes.


J.-J. AMPERE.

  1. Édifice destiné à recevoir les ambassadeurs.
  2. Les trois autres étaient l’arc de Claude, l’arc de Donatien et un arc du temps des Gordiens ou de Dioclétien.
  3. L’empereur Septime-Sévère blâmait Marc-Aurèle de n’avoir pas déshérité Commode de l’empire, et lui devait le laisser à Caracalla !
  4. Selon Hérodien, les soldats repoussèrent le peuple jusque dans la ville ; mais là le peuple reprit son avantage dans cette guerre des rues, où il y a toujours pour lui plus de chances de triompher.
  5. Le spoliaire était le lieu où l’on portait les cadavres des gladiateurs et où on les achevait.
  6. Spératus était probablement un délateur fameux.