L’histoire romaine à Rome (RDDM)/I/03

La bibliothèque libre.
L’histoire romaine à Rome (RDDM)/I
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 315-338).
◄  II
IV  ►
L’HISTOIRE ROMAINE
A ROME



III.
LES PREMIERS SIÈCLES DE LA REPUBLIQUE.


Le quartier étrusque à Rome, Tite-Live et la vraisemblance. — Temples qui ont disparu et qui se liaient à l’histoire, Coriolan. — Le Mont-Sacré, luttes des patriciens et des plébéiens. — Prés des Quintins, histoire de Cincinnatus. — Le Forum, histoire de Virginie. — Environs de Rome, guerres des Romains contre les peuples voisins. — La Cremera, les trois cents Fabius. — L’isola Farnese, le siège de Véies. — L’émissaire du lac d’Albano, comédie religieuse. — La porte Colline, les Gaulois à Rome. — La roche Tarpéienne, Manlius. — Les Gaulois représentés sur les bas-reliefs et par les statues. — Horizon des premières conquêtes romaines.





Le spectacle des monumens construits par les rois a évoqué devant nos regards la grandeur et le caractère profondément étrusque de Rome sous ces maîtres étrangers[1]. Désormais Rome ne sera plus étrusque, elle sera romaine. Cependant elle gardera encore la marque d’une empreinte qui ne devait jamais être complètement effacée. Le récit de la guerre des Tarquins et de Porsenna contre Rome est un de ceux où Tite-Live a mis le plus de poésie et le moins de vraisemblance. L’exploit d’Horatius Coclès, le dévouement de Mutius Scévola, la fuite de délie, sont admirablement célébrés, l’enthousiasme national le plus vif éclate à chaque page; mais Porsenna renonce un peu soudainement et un peu débonnairement à son entreprise. Les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi, et l’on a de fortes raisons de croire que le lucumon d’Étrurie, à l’exemple de plusieurs autres chefs de sa nation, régna dans Rome. Une antique statue de ce roi s’élevait près de la Curie. Le passage de Pline qui cite un article du traité de Porsenna avec les Romains, par lequel il leur interdit l’usage du fer, excepté pour les instrumens d’agriculture, ce passage célèbre est foudroyant pour l’orgueil romain et pour Tite-Live. On ne fait pas de ces traités-là quand on reste de l’autre côté du Tibre à admirer le courage d’Horatius Coclès et de délie, et qu’on se retire vaincu par la magnanimité de Scévola. Du reste, ce fait nous étonnera moins, nous qui avons vu à quel point la domination étrusque était établie, nous pour qui Porsenna serait le cinquième roi étrusque de Rome. Il y a plus, on voit parfaitement que dans Rome même le parti étrusque se maintint quelque temps après l’expulsion des Tarquins. Il fallait que ce parti fût encore puissant pour trouver des complices et des conspirateurs dans les fils du consul. À un moment de la guerre contre Tarquin, Tite-Live dit qu’il y a quelque confusion dans l’histoire, et que d’après des récits qu’il n’admet ni ne rejette, certains consuls étaient de la faction tarquinienne. En cette occasion, on élit pour la première fois un dictateur, et ce dictateur se nomme T. Lartius, nom qui semble étrusque[2].

Tous les Étrusques qui s’étaient établis à Rome peut-être depuis le temps de Romulus, mais certainement depuis le règne du premier Tarquin, n’en étaient pas sortis. Ils occupaient une rue ou plutôt un quartier de la ville, le quartier toscan, le viens Tuscus, qui s’étendait du Forum à travers le Vélabre jusqu’au pied de l’Aventin, sur une étendue de quatre stades (plus d’un quart de lieue). Ils y avaient un temple consacré à leur dieu national Vertumus, comme les Juifs ont leur synagogue à Livourne ou à Amsterdam. Tacite explique très bien l’origine de cette population étrusque qu’il reconnaît avoir été fort considérable.

Le mont Cœlius, dit-il, ayant été donné aux Étrusques (c’est-à-dire conquis par eux sous Mastarna et Cœle Vibenna), une grande multitude de ce peuple (magnas copias) habita aussi la plaine dans le voisinage du Forum. Tite-Live rend compte de leur présence à Rome par une histoire bien peu vraisemblable. Selon lui, un fils de Tarquin avait fait une expédition malheureuse contre les habitans d’Aricie. Un petit nombre d’Étrusques ayant échappé au carnage se présentent à Rome désarmés et supplians ; on les reçoit à merveille, on panse leurs blessures, l’hospitalité des Romains les enchaîne, et beaucoup se fixent dans le lieu qu’on appela ensuite vicus Tuscus, rue ou quartier des Toscans.

Ce récit est assez extraordinaire : nous verrons tout à l’heure l’acharnement des Romains dans cette guerre contre le prétendant et ses alliés. Je doute qu’ils aient poussé la chevalerie jusqu’à recevoir des ennemis vaincus dans leurs murs et la tendresse de cœur jusqu’à panser leurs blessures. C’est beaucoup de philanthropie pour l’âge de Brutus. De plus, Tite-Live dit d’abord que ces réfugiés ne formaient qu’une très petite partie de ceux qui avaient fait l’expédition contre Aricie, pars perexigua, ce qui ne s’accorde pas avec la grande multitude d’Étrusques établis à Rome, dont parle Tacite, et avec l’étendue du quartier toscan telle qu’on peut la mesurer encore. Tite-Live ajoute, il est vrai, que beaucoup demeurèrent à Rome. Il reste à comprendre comment un grand nombre peut faire partie d’un petit. J’aime donc mieux croire ici Tacite et la topographie de Rome que Tite-Live avec ses invraisemblances et ses contradictions. Les Toscans occupèrent cette partie de Rome jusqu’au temps de l’empire. Horace les appelle la canaille du quartier toscan :

Tusci turba impia vici.

C’est que les Étrusques avaient bien dégénéré. Ce peuple grave et guerrier était devenu un peuple d’histrions, de joueurs de flûte, adonné à tous les métiers suspects. Leur quartier s’appelait aussi la rue aux Parfums, parce qu’ils vendaient des parfums et diverses sortes de voluptés. Je les comparerais assez volontiers à ce qu’étaient en France les parfumeurs et les baigneurs florentins du XVIe siècle. Aujourd’hui le quartier des marchands de parfums étrusques est habité par le petit peuple de Rome. La rue des Greniers-à-Foin (via dei Fenili) en occupe une grande partie, et je doute qu’on y trouvât beaucoup de parfums.

Nous voilà bien loin des commencemens de la république; retournons à ces commencemens. Ce qui à cette époque enflamme le cœur des Romains, c’est l’horreur de la domination qu’ils viennent de renverser. Ce sentiment est exalté jusqu’à la fureur et jusqu’à la folie. Collatin, l’époux de Lucrèce, n’a donné lieu par sa conduite politique à aucun soupçon; mais il est du sang des Tarquins, il faut qu’il s’exile. Brutus, tout convaincu qu’il est de son innocence, l’engage à se retirer volontairement, amiciis abi. Il ajoute : On est persuadé que la royauté ne peut sortir d’ici qu’avec toute la famille de Tarquin, — oubliant que lui-même était de cette famille. Je sais bien que les services de Brutus méritaient une exception en sa faveur, et plus tard il devait donner un gage terrible de sa fidélité à la république. Dirai-je toute ma pensée? Sans doute, dans ce grand sacrifice patriotique, la conscience du citoyen prononça le jugement; mais il me paraît certain que, tout Brutus qu’il était, s’il eût absous ses fils, on se fût souvenu que lui-même était le propre neveu du roi détrôné, et il eût bien pu accompagner Collatin dans son exil. Valerius De fut-il pas obligé, pour rassurer l’inquiétude populaire, de quitter sa maison placée sur la hauteur de Velia, hauteur qui n’était pas très formidable, car les siècles l’ont fait disparaître, et on n’est pas bien d’accord sur son emplacement ? La guerre contre les Tarquins a un caractère d’animosité qui arrive au comble dans le combat décisif livré près du lac Régille, combat plus terrible, plus acharné que tous les autres. Quam cœtera gravius atque atroius, dit Tite-Live.

Dans le récit des premières années de la république romaine, on sent comme un souffle violent de haine contre la royauté étrusque. C’est une haine de caste et de race. Les Étrusques avaient civilisé sans doute, mais opprimé les Romains. Ce peuple brise avec violence les lisières qui ont pu le soutenir et le guider, mais qui l’ont rudement meurtri. Il conservera dans sa civilisation beaucoup de traces du régime étrusque, mais il est entièrement émancipé de ce régime, et il va se développer suivant ses vrais instincts, ses instincts latins, qui n’ont rien de commun avec la civilisation à demi orientale de l’Étrurie, L’affranchissement du joug étranger et la liberté politique commencent pour lui une ère nouvelle. On s’apercevra toujours à certains signes extérieurs que Rome a été étrusque, mais chacun de ses actes montrera qu’elle ne l’est plus.

Pendant les deux premiers siècles de la république, les monumens conservés manquent tout à fait. Le pouvoir nouveau n’impose plus au peuple ces efforts qui avaient produit les grands ouvrages de l’époque royale, et avaient contribué à amener l’abolition de la royauté. Ce n’est pas que les arts soient stériles. Outre la statue de Brutus, nous savons où étaient placées celles d’Horatius Coclès et de Clélie ; l’histoire en mentionne plusieurs autres, mais il n’est rien resté de ces statues, qui étaient probablement dans le goût étrusque. On ne construit plus de temples comme celui de Jupiter Capitolin ; on en construit un grand nombre dans de plus petites dimensions, et qui, pour cette raison, avaient moins de chances de survivre. C’est le despotisme qui a élevé les plus vastes monumens de la terre, et nous verrons les proportions colossales reparaître dans l’architecture au temps des empereurs. S’il est fâcheux pour nous qu’il ne reste aucun monument des premiers temps de la république, il faut féliciter les Romains qu’il en soit ainsi ; au point de vue de l’histoire, cette absence est regrettable, mais elle est elle-même de l’histoire. Pour cette période, nous en sommes réduits à mentionner des monumens dont il ne subsiste plus rien, dont nous ne connaissons pas toujours bien l’emplacement, mais que nous savons avoir existé à Rome ou dans le voisinage de Rome. Je me bornerai à indiquer quelques-uns de ceux dont la construction fut liée à un fait historique important, ou rappelle un trait caractéristique des mœurs et de la politique romaines. Le souvenir ou la place de ces monumens est la seule trace aujourd’hui des premiers siècles de la république, de ces siècles si agités et si remplis par les grandes luttes des patriciens et des plébéiens, c’est-à-dire par le plus grand spectacle politique auquel il ait été donné aux hommes d’assister.

Un des premiers temples bâtis par les Romains après l’expulsion des rois est celui qu’en 277, pendant une guerre contre les Véiens, ils consacrèrent à l’Espérance. Cela va bien au début de l’ambitieuse carrière de leurs conquêtes. Le christianisme a fait de l’espérance une vertu, les Romains en avaient fait une divinité. Il ne s’agissait pas pour eux de la même espérance ; mais que ce soit pour la terre ou pour le ciel, il y a toujours de la grandeur et de la puissance à croire et à espérer. La dédicace du temple de Mercure sur le mont Aventin rappelle un des premiers exemples de la déférence des patriciens pour le peuple, et fait voir qu’ils commençaient à le craindre et à le ménager. Les consuls se disputaient l’honneur de la dédicace de ce temple ; le sénat renvoya la dédicace aux plébéiens. L’histoire d’un temple de Cérès, bâti peu d’années après, montre au contraire, chez les patriciens, l’horreur de toute concession et une haine implacable de caste qui va jusqu’à la férocité. Le tribun Spurius Cassius avait soutenu un projet de loi agraire. Son père, usant du terrible droit que la loi conférait au père de famille, le mit à mort dans sa propre maison ; puis, ayant hérité par cette mort du pécule de son fils, — le fils ne possédait qu’un pécule comme l’esclave, — avec cet argent il éleva à Cérès un temple sur lequel il lit inscrire ces mots : — Don de la famille Cassia.

Qui n’aimerait à retrouver dans la campagne de Rome les ruines du temple élevé à la Fortuna muliebre, là où les prières de deux femmes fléchirent l’âme de Coriolan ? Les antiquaires placent le lieu de cette rencontre sur la route d’Albano, près de l’endroit connu sous le nom de Roma-Vecchia. On sait qu’elle eut lieu à cinq milles de Rome. Coriolan, qui venait de prendre aux Romains plusieurs villes, entre autres Corioles, qu’il avait prise autrefois pour eux, devait s’avancer de ce côté. On ne se trompera donc pas beaucoup en se représentant là l’émouvante scène si bien racontée par Tite-live, si puissamment évoquée par Shakespeare. Shakespeare, qui était pas venu à Rome, qui ne savait pas le latin, aidé seulement de son génie et d’une traduction de Plutarque, guidé peut-être par une certaine affinité entre les instincts politiques de Rome et de l’Angleterre, Shakespeare, qui a peint si merveilleusement la mobilité du peuple, favorable un instant aux meurtriers de César, puis excité graduellement et enfin soulevé contre eux par le discours d’Antoine, a peint avec non moins de vérité la hauteur patricienne de Coriolan, sa dureté inflexible, ses dédains superbes. Cette tragédie, écrite à Londres au XVIe siècle, pourra éternellement se relire à Rome. Pour que les Romains de Shakespeare soient tout à fait ceux de l’histoire, il suffit d’effacer quelques grossièretés et ça et là quelques traces de bel esprit, double empreinte d’un siècle où les mœurs manquaient de délicatesse et péchaient par le raffinement; mais dans ce qu’elles ont d’essentiel les peintures du sentiment romain sont d’une profonde vérité. L’âme impitoyable de Coriolan, contre laquelle tous les emportemens du peuple sont venus se briser, qui a poussé l’orgueilleux transfuge dans le camp des Volsques, qui le ramène les armes à la main contre son pays, que n’ont pu toucher ni les envoyés du sénat ni les ministres de la religion, et que désarment seules les tendres supplications d’une femme, les sévères reproches d’une mère, voilà ce que Shakespeare fait voir admirablement. On pense ici naturellement à lui comme on pense à Corneille sur le terrain du combat des Horaces; mais l’on ne saurait retrouver les sentimens des patriciens du IIIe siècle de Rome dans ceux des nobles romains d’aujourd’hui, comme nous avons retrouvé les sentimens d’Horace et de sa sœur chez l’homme du peuple et la transteverine de nos jours, car à Rome l’homme du peuple a gardé quelque chose de l’ancien caractère national, au moins la férocité. Le prince romain au contraire, qui peut être aimable et honorable, qui peut aussi avoir une dose raisonnable de vanité aristocratique, mêlée de bonhomie, n’a certes plus rien ni de la magnifique hauteur ni de la dureté orgueilleuse de Caius Marcius Coriolanus.

Patriciens, plébéiens, luttes du privilège qui se défend et du droit commun qui réclame, combat et finit par vaincre, voilà ce qui constitue toute l’histoire intérieure de Rome pendant les premiers siècles de la république, voilà ce qui est mêlé au souvenir des monumens malheureusement disparus de cet âge de tempêtes et de triomphes. Un grand écrivain, un penseur aventureux, un rêveur profond, Ballanche, voyait dans cet antagonisme des deux moitiés de la société romaine l’histoire de l’humanité, qui n’est que l’histoire d’un duel incessant entre la résistance et le progrès, tous deux nécessaires dans une certaine mesure. Il y a des temps où la lutte semble suspendue, où la société fatiguée semble immobile; mais le travail éternel se poursuit sourdement sous cette apparente immobilité. Les deux courans contraires roulent irrésistibles dans les profondeurs de l’océan, où ils sont refoulés; la glace qui parfois recouvre cet océan les cache, mais ne les supprime pas. Seulement, au lieu de se heurter avec plus de bruit et moins de péril dans un lit ouvert, ils montent silencieusement du sein de l’abîme : un jour la glace, chose fragile, craque, et tout finit par la débâcle.

A Rome, les temps de la liberté agitée n’ont pas laissé de grands monumens comme les jours paisibles de la servitude; mais ils ont laborieusement élevé un monument plus respectable que la cloaca, le cirque, le temple du Capitole : ce monument, c’est la grandeur du peuple romain. Les plébéiens surtout bâtissaient alors peu de temples; mais leurs traces sont ailleurs : elles sont sur ces collines où ils se réfugiaient pour réclamer un droit iniquement refusé, et d’où ils ne descendaient qu’après l’avoir conquis; elles sont sur le mont Aventin et sur le Mont-Sacré.

Cet usage de se retirer ainsi en masse sur un lieu élevé me paraît un souvenir de l’établissement primitif des cités latines. Les plébéiens, je le répète encore d’après Niebuhr, c’étaient surtout les étrangers, les familles nouvelles opprimées par les familles indigènes. Les pauvres, les déshérités de la fortune s’unissaient aux déshérités du pouvoir politique : à l’oppression des patriciens ils opposaient une retraite, une secession sur quelque sommet dont les patriciens ne s’étaient pas emparés par la consécration augurale, par une prise de possession religieuse. Dans la ville, c’était sur l’Aventin, exclu de l’enceinte sacrée; hors de la ville, sur le mont Velia, qui depuis lors s’appela le Mont-Sacré, sacré en effet, car il fut le berceau des libertés populaires. Ils s’établissaient là, comme s’ils eussent voulu y former une ville indépendante. Ils menaçaient Rome, par une désertion générale, de la dépopulation et de la ruine. La première retraite sur le Mont-Sacré dura trois mois, et par suite une partie des terres resta sans culture. C’est qu’il s’agissait pour les plébéiens d’une très grande chose : il s’agissait d’instituer des magistrats de leur ordre qui pussent défendre leurs droits. Ils ne revinrent à Rome qu’après avoir obtenu la création des tribuns du peuple, c’est-à-dire en possession d’une magistrature à eux, qui fut dès lors leur garantie et prépara leur puissance. Cette concession des patriciens les décida, je crois, mieux au retour que l’apologue des membres et de l’estomac, qu’on donne gravement comme l’occasion de ce retour. Il y fallait autre chose qu’un conte ingénieux.

Le Mont-Sacré s’élève au bord de l’Anio, et on ne peut le visiter sans un certain respect. Seulement on le trouve bien petit pour le rôle qu’il a joué. N’importe, il est grand par ce qu’il rappelle, et puis à Rome tous les sommets se sont abaissés. Le Capitole aussi est une taupinière, mais cette taupinière s’élève plus haut dans l’imagination des hommes que les cimes sans histoire du Chimboraço et de l’Himalaya.

Un autre lieu est consacré par un autre souvenir de cet âge héroïque de la liberté romaine. Quand on a passé le Tibre dans la barque du port de Ripetta pour aller à Saint-Pierre par la campagne, on traverse des prés qui furent les prés des Quintius (prata Quinctia) ; là était le champ de Cincinnatus. Dans l’histoire de Cincinnatus, c’est le patriciat qui triomphe, mais le patriciat rustique des premiers âges de Rome, fier et dur, impitoyable même, mais pur de corruption et animé d’un dévouement sans borne pour la patrie. Tout le monde sait en gros l’histoire de Cincinnatus, on ne se souvient pas toujours des circonstances dans lesquelles le sénat alla chercher le dictateur dans son champ. Je demande la permission de reprendre le récit d’après Tite-Live, car il offre une peinture merveilleusement forte et naïve des anciennes mœurs politiques des Romains, surtout quand on relit le troisième livre de Tite-Live dans les prés des Quintius.

Cincinnatus, qu’on se représente en général comme une sorte de soldat laboureur, était le chef d’une des plus grandes familles patriciennes, la gens Quinctia. Son fils Cæso s’était fait remarquer par ses violences contre les tribuns. Aussi fier de la noblesse de sa race que de la force de son corps et de la grandeur de sa taille, éloquent et courageux, dans une lutte entre les tribuns et les patriciens qui fut presque un combat, on le vit se placer au milieu de ceux-ci, les dominer de toute la tête, et, comme dit Tite-Live, « portant toutes les dictatures et tous les consulats dans sa voix et dans sa force, » soutenir les assauts et les déchaînemens populaires. Il chassa plusieurs fois les tribuns du Forum et mit la plèbe en déroute. Le tribun Virginius intenta contre lui une accusation capitale. Le caractère terrible de ce jeune homme, atrox ingenium, s’irritant au lieu de s’effrayer, il redouble de violence. Les tribuns le laissent s’emporter et se compromettre toujours davantage. Le jour du jugement arrive, les patriciens les plus illustres le défendent, le célèbrent comme l’espoir de la république. « Son père Quintius, dit Tite-Live, qui avait pour surnom le frisé (cincinnatus), ne répétant point ces bravades, de peur d’augmenter l’envie, mais demandant grâce pour une erreur et pour la jeunesse, priait qu’à lui, qui en parole ou en action n’avait jamais offensé personne, on accordât son fils. » Ces modestes paroles du père de famille eussent touché la foule ; mais un ancien tribun vint raconter qu’un jour, dans la Suburra (c’était le quartier populaire), son frère, encore convalescent, a rencontré Cæso, que Cæso l’a frappé du poing et renversé presque mort, qu’à cette heure il l’est peut-être tout à fait. À ce récit, qui était controuvé, le peuple s’émeut, et il s’en faut de peu que le jeune patricien ne soit mis en pièces. Le tribun Virginius ordonne de l’arrêter et de l’enchaîner ; les patriciens opposent la force à la force. Enfin Cæso donne une caution fort considérable, et, la nuit venue, part pour l’Étrurie. L’accusé ayant disparu, les tribuns exigent sans pitié du père la dette de son fils, et c’est ainsi que Cincinnatus, ayant dû vendre tous ses biens, vivait de l’autre côté du Tibre, dans une cabane isolée. Ce commencement me paraît curieux; voici maintenant la suite, plus connue, ou du moins plus célèbre, et qui ne me semble pas moins remarquable. Le consul et son armée ont été enveloppés par les Sabins à quelques lieues de Rome; la terreur est au comble, on résout de nommer un dictateur, et tous les yeux se portent sur Cincinnatus. Je vais laisser parler Tite-Live, dont le récit, d’une naïveté singulière, semble ici avoir été emprunté à quelques mémoires ou souvenirs domestiques de la famille Quinctia. « L Quintius Cincinnatus, à cette heure l’espoir du peuple romain, vivait au-delà du Tibre, en face du lieu où est maintenant le port[3], cultivant quatre arpens de terre qu’on appelle encore aujourd’hui les prés des Quintius. Là, les envoyés du sénat le trouvèrent, soit creusant un fossé avec une bêche, soit labourant, mais certainement occupé à quelque travail champêtre. Le salut ayant été donné et rendu dans la forme accoutumée : Bien vous fasse et à la république ! — il fut requis de mettre sa toge pour entendre une communication du sénat. Lui, s’étonnant et demandant si tout n’allait pas le mieux du monde, ordonna à sa femme llacilia d’aller dans la cabane lui quérir sa toge. Ayant essuyé la poussière et la sueur dont il était couvert, il s’avance babillé (velaius) vers les envoyés, qui le saluent dictateur et le félicitent[4]. » On sait le reste. Je n’ai pu m’empêcher de citer ce passage si caractéristique, dans lequel le lieu de la scène est indiqué avec une précision qui permet de le reconnaître parfaitement. Et puis quelle admirable simplicité! quelle grandeur! Ce bonhomme qui bêche la terre, qui se fait apporter sa toge par sa femme, qui ne sait pas un mot de ce qui se passe de l’autre côté du Tibre; ce père désolé, privé de son fils et de tous ses biens, cultivant son champ comme Laërte son jardin, c’est un grand patricien, un grand citoyen. On le prend à la charrue, on le fait dictateur dans le plus extrême péril; il ne s’étonne point, il ne fait aucune réflexion : il essuie la sueur de son front, secoue la poussière de son habit et s’en va tranquillement sauver son pays.

La carrière politique de Cincinnatus n’était pas terminée. Plus tard, âgé de quatre-vingts ans, il fut encore une fois élu dictateur. Il s’agissait de réprimer les tentatives d’un factieux redoutable, Spurius Melius, de l’ordre des chevaliers, qui s’était rendu populaire par des distributions gratuites de blé, et qu’on accusait, comme tous ceux qui plaisaient trop au peuple, de vouloir se faire roi. Cincinnatus nomma pour son général de cavalerie (c’était en quelque sorte l’aide de camp du dictateur) Ahala, chef de la grande famille des Servilius. Celui-ci ayant sommé Melius de comparaître devant le dictateur, Melius, qui craignait la sévérité du vieux patricien, hésite, recule, et va se placer dans un groupe de ses partisans. Servilius Ahala donne l’ordre de l’arrêter ; l’agitateur épouvanté s’échappe et s’enfuit en invoquant le peuple, en accusant le sénat, qui punit en lui un ami des plébéiens ; alors Servilius Ahala lui coupe la tête, et, couvert de son sang, revient, au milieu d’une troupe de jeunes patriciens, rendre compte de ce qu’il a fait. « C’est bien, dit le vieux dictateur ; la république est sauve. » Cincinnatus fit raser la maison de Spurius Melius : le lieu s’appela longtemps Æquimelium (la maison de Melius rasée) ; mais peut-être, quand les plébéiens eurent conquis plus de puissance, voulurent-ils honorer la mémoire de celui qui était mort pour leur cause, car au VIe siècle de Rome on trouve, là où avait été l’Æquimelium, non pas l’emplacement d’une maison rasée, mais une rue portant le nom de Melius.

Cette puissance du dictateur était formidable, mais elle était essentiellement passagère ; en général, elle ne durait que quelques mois. Souvent le dictateur abdiquait avant que le terme de sa magistrature extraordinaire fût arrivé. Ce qui prouve combien la durée moyenne de la dictature était courte, c’est que, depuis l’an 254 jusqu’en 313, il y eut cinquante-sept dictateurs en cinquante-neuf ans. C’était un pouvoir considérable, mais exceptionnel et mobile. À ces conditions, la dictature n’est pas le despotisme, mais elle peut le devenir. La dictature ne fut pas dangereuse tant que les vertus républicaines existèrent ; mais ces vertus ayant péri, elle devint mortelle à la liberté entre les mains de Sylla et de César.

Repassons le Tibre ; allons, comme Cincinnatus, du pré des Quintius au Forum. Là, au lieu d’un souvenir du patriciat primitif de Rome, nous trouvons le souvenir d’un grand événement dans lequel les acteurs sont plébéiens : c’est la mort de Virginie et la chute des décemvirs. Ce drame pathétique, dont le théâtre n’a jamais su reproduire le caractère, a été sévèrement soumis par l’histoire, ce grand poète tragique, à l’unité de lieu. Il se passe dans le Forum ; sans en sortir, on voit représenter la tragédie tout entière.

J’hésite à raconter un fait si connu, mais il m’appartient, comme rappelant la double destination du Forum, à la fois lieu des rassemblemens politiques, des harangues, des jugemens, et marché entouré de boutiques. L’histoire de Virginie a fourni à M. Ballanche un admi rable récit symbolique; pour moi, j’ai cherché à la retracer avec toute sa réalité et comme elle m’apparaissait dans le cadre du Forum romain.

J’y vois d’abord venir une jeune fille presque adolescente; les yeux baissés, elle se glisse avec sa nourrice à travers la foule pour aller étudier dans l’école, qui se trouve parmi les boutiques dont le Forum est entouré. Virginie traverse timidement ce lieu bruyant, ce centre de Rome, où se pressent à la fois dans un étroit espace et les acheteurs et ceux qui viennent assister aux jugemens des décemvirs, ces magistrats d’abord si populaires, maintenant si tyranniques. On ne s’y rend plus pour écouter les orateurs à la tribune, car la tribune est muette. Une sourde irritation se lit sur les visages des citoyens que leurs affaires ou la curiosité attirent au Forum. Appius, qui porte dans cette fonction nouvelle tout l’orgueil de l’altière famille des Claudius, a conçu pour la fille d’un de ses cliens, pour Virginie, une passion brutale, telle que devaient être celles de ces hommes rudes et violens, telle qu’avait été celle de Sextus pour Lucrèce. Il convoite la belle jeune fille. Un autre client de Claudius se fait l’instrument de cette passion du maître avec l’audacieuse effronterie d’un complaisant subalterne dévoué à son patron jusqu’à l’infamie. Il déclare que Virginie est née d’une de ses esclaves, qu’elle-même est par conséquent son esclave, et il la réclame du décemvir, auquel il veut la livrer. Pendant ce temps, le père de Virginie, centurion plébéien, était au camp, combattant les Æques sur le mont Algide. En l’absence de Virginius, le fiancé de Virginie, Icilius, plébéien aussi et soldat, perce la foule et vient s’opposer à l’iniquité qui se prépare. La foule s’agite, murmure; Appius, qui veut garder quelques dehors de justice, remet la cause au lendemain. Il y eut ce soir-là bien des groupes émus dans le Forum, bien des imprécations s’élevèrent du sein de ces groupes de curieux et d’indignés. Le lendemain, le Forum dut être rempli de bonne heure, et les plus résolus durent s’exciter par leurs discours à la résistance; mais le pouvoir des décemvirs avait été populaire à son début, maintenant il était redouté, et quand les licteurs arrivèrent, le silence régna dans cette foule, un silence de colère contenue et frémissante. Appius monte gravement à son tribunal, et avec les formules ordinaires évoque la cause de Claudius, comme s’il s’agissait d’un procès ordinaire. Lors que les formes de la justice sont employées à masquer l’iniquité, elles la font paraître plus odieuse. À ces semblans de légalité, l’irritation populaire dut s’accroître, car sans doute les amis de Virginius et d’Icilius n’avaient pas manqué de répandre la véritable histoire de la passion et de la perfidie d’Appius.. Celui-ci, froidement, lentement, comme un juge impassible, discute la question, cachant sous une impartialité feinte le feu violent qui le tourmente. Il déclare ignorer où est la vérité. Dans l’absence de preuves, il suspendra son jugement; mais en attendant que le fait soit éclairci, la présomption est pour le maître qui réclame son esclave, et Virginie restera au pouvoir de Claudius, On attendra Virginius. S’il parvient à prouver sa paternité et l’ingénuité de Virginie, elle lui sera rendue. Icilius et le peuple entier voient la ruse infâme; avant le retour de Virginius, Virginie aura été livrée. Le jeune Romain s’élance au pied du tribunal, il élève la voix contre cette odieuse décision, contre cette tyrannie qui prétend disposer de la personne des femmes romaines; ces époux, ces pères qui l’environnent le soutiennent de leurs cris, de leurs menaces; mais les licteurs sont là, la majesté du tribunal, l’apparence du droit contiennent encore la multitude. Et puis le camp est proche, — à cette époque il n’était jamais éloigné de Rome, — Virginius n’a que quelques milles à franchir, il reviendra réclamer sa fille. La multitude ignore qu’Appius a envoyé pendant la nuit l’ordre de ne pas accorder de congé à Virginius. Heureusement l’honnête amour d’Icilius a été plus prompt que la passion brutale d’Appius : Virginius, averti à temps, a pu partir avant que l’ordre donné pour le retenir fût arrivé, et déjà il approche du Forum, où le peuple est rassemblé depuis le matin plein d’attente et d’anxiété.

Alors on voit un spectacle qui émeut tous les cœurs. Virginius entre dans le Forum tout souillé de poussière; sa fille, couverte de vêtemens usés pour exciter le peuple à la commisération, s’avance suivie de quelques femmes et de nombreux amis. Virginius et Icilius parcourent le Forum, ils supplient et adjurent tous les citoyens; les femmes pleurent en silence. Appius, avec l’obstination indomptable de sa caste et de sa famille, donne la parole à Claudius et se hâte de lui adjuger Virginie. L’étonnement de cette atrocité tient d’abord toutes les bouches muettes. Claudius veut profiter de ce moment de stupeur; il s’avance pour saisir Virginie au milieu du groupe de femmes qui l’entourent; elles jettent des cris lamentables. Virginius étend le bras vers Appius, revendique sa fille; il voit que ce peuple, où il ne devait pendant la guerre se trouver à peu près que des vieillards, va laisser le crime s’accomplir. « Je ne sais si ceux-ci, dit-il avec le mépris d’un soldat pour des bourgeois timides, le souffriront, » et il ajoute, menaçant Appius de la colère de l’armée : « Mais ceux qui ont des armes ne le souffriront pas. »

L’armée n’était pas là; il n’y avait là qu’une foule étonnée, indignée sans doute, mais désarmée, incertaine, qui n’était pas prête pour l’insurrection, à laquelle l’autorité, l’audace, les hommes armés qui entouraient le décemvir imposaient encore. En effet, quand celui-ci donna l’ordre au licteur de faire exécuter le jugement et de remettre l’esclave aux mains de son maître, la multitude s’écarta d’elle-même. C’est alors que Virginius, abandonné par elle, à bout de toute ressource, conçut une pensée terrible. Maître de lui-même en cette extrémité, il s’excuse sur la douleur paternelle des invectives qu’il a prononcées contre Appius ; il demande de s’entretenir un instant avec Virginie et sa nourrice pour savoir à quoi s’en tenir sur la naissance de sa fille. Appius, aveuglé par sa passion et sans doute aussi par son mépris pour un plébéien, croit que Virginius est découragé et qu’il cherche peut-être un prétexte pour céder à sa puissance. Virginius entraîne les deux femmes vers quelques boutiques récemment construites et qu’on appelait les boutiques neuves ; il avait quitté ses armes pour venir plaider sa cause au Forum ; il saisit un couteau sur l’étal d’un boucher, perce de part en part le sein de sa fille, et, secouant le couteau sanglant, prononce la formule sacrée de malédiction sur Appius : « Par ce sang, je dévoue ta tête ! » Armé de son couteau, il échappe aux licteurs déconcertés, et va rejoindre l’armée qu’il ramènera dans Rome renverser le pouvoir des décemvirs. Icilius prend dans ses bras le corps ensanglanté de la belle jeune fille, le montre au peuple. Le peuplé se soulève enfin ; la révolution commence ; l’armée va camper sur le mont Aventin, puis sur le Mont-Sacré ; le peuple tout entier court se joindre à l’armée : Rome est déserte ; alors quelques modérés s’interposent ; les sénateurs envoient deux d’entre eux négocier avec le peuple. Les plus violens demandaient la mort des décemvirs et parlaient de les brûler vifs. Le sénat repoussa cette demande avec dignité. Appius abdique intrépidement le pouvoir qui le protège contre la haine populaire ; les autres décemvirs l’imitent. Le tribunal et l’appel au peuple sont rétablis ; la liberté est fondée de nouveau. Appius, accusé solennellement par Virginius, fut mis en prison ; certain d’être condamné, le fier patricien s’y donna la mort.

Tel est ce drame, l’un des plus émouvans qui aient été représentés sur la scène du monde ; j’ai dit qu’il se passait tout entier dans le Forum ; le Forum y figure aussi tout entier avec son double caractère, qui en faisait à la fois un lieu judiciaire et politique et un marché : c’est là ce qu’il fut dès les premiers temps. Il se composait d’un espace quadrangulaire, ou plutôt en forme de parallélogramme, où se tenaient les assemblées du peuple, où se prononçaient les jugemens, et de portiques entourant cet espace, sous lesquels étaient des boutiques. Cette disposition fut celle de la place publique dans les villes libres de l’Italie au moyen âge, et on la remarque encore aujourd’hui dans plusieurs de ces villes, notamment en Toscane; quelquefois même on y voit la tribune aux harangues, ringhiera, d’où l’on parlait au peuple assemblé dans le marché. A Rome, le Forum était aussi à la fois la place publique et le marché. Dans l’histoire de Virginie, la place publique et le marché figurent également, et l’étal du boucher sur lequel Virginius trouva le couteau avec lequel il immola sa fille est à jamais lié dans nos souvenirs à ces orageuses et tragiques scènes du Forum romain. On croit même savoir où étaient les boutiques neuves devant lesquelles Virginie expira, peut-être à quelques pas de l’école où elle venait étudier chaque jour, et de ses jeunes compagnes. C’était à l’angle sud-ouest du Forum, près des trois colonnes qui en sont la plus belle décoration de ruines, et, par une rencontre singulière, non loin du lieu où s’élève aujourd’hui l’église de Sainte-Marie-Libératrice; mais je me reproche ces minutieux détails et ces rapprochemens plus ou moins ingénieux : au Forum, en présence de la mort de Virginie, il n’est permis de songer qu’à un père sauvant sa fille de l’infamie par la mort, à la juste punition de la tyrannie et à la conquête de la liberté.

Deux choses remplissent le premier âge de la république romaine. Les patriciens et les plébéiens sont perpétuellement en lutte, plusieurs scènes de cette lutte ont passé devant nos yeux : au Forum, sur l’Aventin, ou sur le Mont-Sacré. En second lieu, — et il nous reste à faire comprendre leur nature par la configuration du pays, — des guerres sans cesse renaissantes arment les Romains contre leurs voisins. Voisins est bien le mot, car pendant longtemps Rome a dépensé une activité, une patience, une résolution incomparables dans un rayon de quelques lieues. A tout instant les Romains sont serrés de près par les petits peuples très belliqueux qui les entourent. Le même jour vit livrer deux combats à deux de leurs portes[5]. Des Véiens s’emparent du Janicule et même passent le Tibre. Une certaine nuit, les Sabins, comme au temps de Tatius, prennent par surprise le Capitole et la citadelle. Les expéditions des Romains sont dans la Sabine, dans le pays des Æques, des Berniques et des Volsques; les plus lointaines ne dépassent guère quinze lieues. Le théâtre de la guerre, c’est à peu près le champ qu’exploitent les paysagistes domiciliés à Rome dans leurs courses de l’été.

Sur cet étroit théâtre, il faut toujours combattre, se porter sans cesse d’un point à un autre, prendre et reprendre cent fois une bicoque ou une position dans la montagne. Chaque défilé, chaque rocher a été mille fois occupé, abandonné, reconquis. C’est dans ces combats perpétuellement renouvelés que s’est formé, que s’est trempé le caractère des Romains. C’est dans des expéditions à peine dignes du nom de guerre qu’ils ont appris à conquérir l’univers. Sans doute on peut suivre sur la carte tout le détail de ces combats et y mesurer par les distances combien les Romains étaient proches de leurs ennemis; mais on a un sentiment bien plus vif de cette proximité, quand on va soi-même reconnaître le site des villes dont il est tant parlé dans l’histoire des premiers siècles de Rome. Ces villes sont en général à la distance d’une partie de campagne. On peut très souvent en faire le but d’une course du matin et d’un déjeuner sur l’herbe. Ce qui m’a surtout frappé sous ce rapport, c’est Fidène, avant-poste des Étrusques placé sur la rive droite du Tibre, au bord de l’Anio, en face de la vallée de la Cremera, qui conduit à Véies. La situation de Fidène n’est pas douteuse; tous les incidens de la bataille livrée sous Tullus Hostilius, et dans laquelle le général albain trahit Rome, peuvent très bien y être suivis. Le lieu où fut Fidène est maintenant le but d’une mascarade. Une fois par an, les artistes allemands, déguisés de mille manières, s’y rendent en fiacre, à cheval, à pied, et reviennent de même avant le soir. De Fidène, nous le savons par Tite-Live, on voyait un signal sur le Capitole, comme à présent on verrait du même endroit l’illumination de la coupole de Saint-Pierre. Eh bien ! Fidène ne fut conquise qu’au commencement du IV siècle. Il fallut plus de trois cents ans pour venir à bout de ce monticule, situé à deux lieues de Rome; on y envoya une colonie, ce qui n’empêcha pas Fidène de se révolter encore plusieurs fois et de forcer Rome à entreprendre diverses expéditions contre un si formidable ennemi[6].

Parmi les promenades historiques aux environs de Rome, une des plus belles qu’on puisse faire, c’est une visite à l’isola Farnese, située à quelques pas du premier relai sur la route de Florence. L’isola Farnese n’est point une île, mais une hauteur qui domine, du côté de Rome, une magnifique vallée. Sur cette hauteur fut Véies, la grande ville étrusque que les Romains mirent dix ans à réduire. La vallée, qui s’ouvre d’abord si magnifiquement aux regards, se resserre en suite, et presse entre ses bords escarpés une eau qui roule dans un lit profond, sous de sombres ombrages. L’aspect de ce ruisseau, comme son nom, a quelque chose de sinistre : c’est la Cremera, qui va se jeter dans le Tibre au lieu immortalisé par le dévouement et le massacre des Fabius.

Leur histoire fait connaître ce que c’était qu’une grande famille romaine à cette époque. La lutte de Rome avec la forte ville de Véies durait depuis longtemps sans résultat. Un jour, on vit trois cent six hommes armés se présenter devant le sénat : c’était la famille des Fabius qui venait s’offrir pour faire la guerre à elle seule contre les Véiens. Les félicitations du sénat accueillent cette offre hardie, les bénédictions de la foule accompagnent les Fabius[7]. Ils sortent de Rome, au pied du Capitole, par la porte Carmentale, depuis ce temps funeste, traversent le Champ-de-Mars, c’est-à-dire la ville actuelle, passent le Tibre en longeant les prés qui bordent sa rive droite, arrivent à l’endroit où la Cremera débouche dans le fleuve. Là, ils s’établissent et se fortifient. Tout ce côté est très pittoresque. Un peu avant est une autre vallée dominée par un rocher que le Poussin affectionnait particulièrement, et auquel il a laissé son nom. C’est sur un rocher semblable que les trois cent six Fabius, peu occupés sans doute du pittoresque, mais attentifs à choisir une bonne position, établirent UQ lieu retranché (præsidium), qui, dans d’autres circonstances, aurait pu avec le temps devenir une ville. Pendant quelques mois, ces trois cents gentilhommes (ceux-là peuvent être appelés ainsi) tinrent tête à la puissante nation des Véiens; puis, tombés dans une embuscade, ils périrent tous, sauf un seul d’entre eux, jeune enfant qu’on força sans doute de fuir, pour que cette noble race ne fût pas éteinte avec lui[8].

On reconnaît aujourd’hui parfaitement l’enceinte de Véies, avec ses murs étrusques et ses tombeaux taillés dans le roc. Elle était précisément de la grandeur de Rome. C’est la première fois que cette ville se mesura avec une égale. Une colline escarpée et isolée, à laquelle on a donné le nom d’île, est une position forte. Sur une autre hauteur, qui ne tient à la première que par une étroite langue de terre, et qui s’appelle encore aujourd’hui traditionnellement dans le pays la place d’armes, était la citadelle. Cette dernière hauteur domine l’entrée de la vallée de la Cremera, et, tournée vers Rome, qui n’est qu’à six lieues, semble la menacer. De plus, il faut songer que Véies était une des douze villes principales de l’Étrurie, et formait comme la tête du bélier qui semblait n’avoir qu’à frapper pour renverser les murs de Home. Qui n’eût pensé que Rome allait être écrasée? Elle eût succombé probablement en effet, si l’Étrurie n’eût pas été une fédération, et si les autres villes, en querelle avec Véies, dont le souverain leur déplaisait, ne l’eussent imprudemment laissée tomber sous les coups des Romains. Il y fallut un siège de dix ans et des efforts incroyables. Pour la première fois, le soldat romain passa l’hiver au camp malgré les murmures des tribuns. Enfin Camille parvint à surprendre la ville au moyen d’un conduit souterrain par lequel il introduisit ses troupes dans la citadelle. Je dois dire que ce conduit ne s’est point retrouvé jusqu’ici.

Camille éleva sur l’Aventin un temple à Junon, déesse particulièrement adorée des Véiens. Selon la coutume des généraux romains, il avait voué ce temple pendant la guerre; il lui fut donné de le consacrer. Le temple de Junon n’existe plus. Peut-être ses colonnes ont-elles servi à bâtir }a basilique de Sainte-Sabine, longtemps séjour des papes pendant le moyen âge, aujourd’hui église des dominicains. Presque toujours les temples de la république furent ainsi le résultat d’un vœu. S’ils existaient, ils offriraient de magnifiques annales de la gloire romaine, car leur nom rappelait en général une victoire.

Au siège de Véies se l’attache la création du plus ancien et du plus considérable des monumens de l’ère républicaine qui ait subsisté jusqu’à nous : c’est l’émissaire destiné à répandre d’ans la campagne le trop plein du lac d’Albe. L’histoire de la construction de cet émissaire montre fort bien comment le patriciat romain faisait servir la religion à l’utilité publique. Pendant le siège de Véies, le lac d’Albe avait débordé sans cause apparente, ce qui avait jeté une grande terreur dans l’esprit superstitieux des Romains. Or il arriva que, comme par suite de la longueur du siège il s’était établi de certaines habitudes familières entre les Véiens et les assiégeans, un jour un soldat romain qui était de garde sous les murs de la ville entendit un vieil aruspice étrusque s’écrier : « Les Romains ne prendront la ville de Véies que lorsqu’ils auront fait écouler dans l’a plaine l’eau du lac d’Albe. » Le soldat, frappé d’une si singulière exclamation, avec cette crédulité aux prédictions d’un sorcier qui n’exclut pas des violences contre sa personne, et qui est partout naturelle aux peuples superstitieux, particulièrement au peuple italien, — le soldat romain, s’étant insinué auprès du vieux devin, sous prétexte de le consulter sur quelque prodige, le saisit tout à coup dans ses bras, l’emporta en dépit d’une résistance qui était, je crois, apparente, et le déposa à Rome en plein sénat. Le Toscan parut regretter ce qu’il avait dit, mais déclara, le mal étant fait, y persister. Le sénat avait envoyé aussi à Delphes consulter l’oracle touchant la crue extraordinaire des eaux du lac d’Albe. La réponse de l’oracle arriva bientôt, elle se trouva parfaitement d’accord avec celle de l’aruspice, et même encore plus explicite. Il n’y avait plus de place pour l’incertitude. On chargea l’Etrusque de procurer ce prodige, c’est-à-dire de faire tout ce qu’il fallait pour éviter qu’il n’eût des conséquences funestes, et vraisemblablement ce fut lui qui dirigea le percement du canal. Ce canal remarquable, analogue par sa destination, mais très par sa dimension et par la perfection de sa maçonnerie à l’égout de Tarquin, ramène, à l’occasion d’un grand travail d’architecture souterrain, l’intervention d’un Étrusque. Seulement le vieil aruspice n’était probablement pas l’homme le plus habile de son pays; c’était un ingénieur de hasard. De là les imperfections dans l’ajustement des pierres de l’émissaire. Celui-ci n’en remplit pas moins l’objet qu’on s’était proposé, et il sert encore à fertiliser la campagne au-dessous de Castel-Gandolfo, en même temps qu’il éloigne des habitations placées autour du lac le danger d’un débordement.

Le lecteur a, j’imagine, déjà vu clair dans le manège du sénat. Le monologue du vieil Étrusque prononcé tout juste de manière à être entendu par un soldat romain inspire des soupçons. On peut supposer avec assez de vraisemblance que ce monologue lui avait été conseillé en secret, et probablement assez bien payé par le sénat, lequel, en calmant les inquiétudes nées du prodige et qui pouvaient décourager les soldats, en réalisant la condition mise par un oracle à un succès, ce qui était un excellent moyen d’assurer ce succès, voulait aussi faire accomplir une œuvre utile, capable de rivaliser avec les grands travaux de ses prédécesseurs. Il fallait un Étrusque pour prescrire l’entreprise au nom du ciel et pour en diriger l’exécution. On fit parler et enlever le bonhomme, puis l’on construisit le canal souterrain comme on put. Telle est l’explication bien vraisemblable des circonstances de la construction de cet émissaire, des mérites et des vices de cette construction. C’est une petite comédie religieuse dans laquelle un devin étrusque joue le rôle de compère, et qui en somme tourne au bien de l’état.

A peine les Romains étaient-ils venus au bout de la grande entreprise de Véies, qu’ils furent menacés d’un péril imprévu, plus redoutable que tous les périls dont ils avaient triomphé : les Gaulois marchaient sur Rome. Ce fut la première irruption des Barbares. La terreur de l’inconnu s’empara des âmes; la défense fut mal préparée, et à douze milles de Rome les Romains subirent un échec terrible sur les bords d’une petite rivière dont le nom devait devenir funeste, et à laquelle on ne peut se défendre d’associer des idées lugubres, bien qu’elle coule à travers une des plus magnifiques parties de la campagne romaine :

 Infelix Allia nomen.


Une portion des soldats romains se noya dans le Tibre, une autre gagna Véies par la vallée de la Cremera, une autre enfin s’enfuit épouvantée vers la ville, qu’elle ne fit que traverser pour se réfugier dans la citadelle. Bientôt les Barbares se présentèrent à la porte Colline, — porte funeste par où Alaric devait entrer un jour, parce qu’elle se trouve du côté où Rome est le plus exposée aux attaques, du côté de la plaine. L’on n’eut ni la pensée ni le temps de défendre le rempart de Servius Tullius, car on ne voit pas qu’il ait un instant arrêté les Gaulois, tant le trouble et le découragement étaient extrêmes. Les Barbares, étonnés de leur victoire et ne trouvant personne qui gardât les murs de Borne, avancèrent avec précaution, redoutant quelque embûche. De la porte Colline, ils descendirent en suivant les pentes du Quirinal jusqu’au Forum; alors seulement, arrivés auprès du Capitole, ils découvrirent leurs ennemis, qui s’y étaient retranchés. Ces bandes étaient si peu propres à un siège, qu’elles ne purent escalader cette petite hauteur; elles se répandirent dans Rome presque déserte, égorgeant les sénateurs assis dans l’atrium de leur maison, et qui les attendaient immobiles avec une impassible majesté; puis ils pillèrent et incendièrent la ville.

Rome se trouva réduite au Capitole, comme elle l’avait été dans son origine au Palatin. Les détails du siège se comprennent très bien en présence des lieux témoins de l’événement : l’attaque est tentée d’abord du côté le plus accessible, c’est-à-dire du côté du Forum ; elle est repoussée. Les Gaulois essaient ensuite de gravir la roche Tarpéienne du côté du fleuve, là où elle était le plus escarpée, et par conséquent le moins bien défendue. C’est encore aujourd’hui de là qu’elle paraît le plus formidable : cachée en beaucoup d’endroits par des maisons et des jardins, elle offre au nord un escarpement considérable. Du haut de ce rocher à pic, il faut se représenter tour à tour Manlius précipitant les Gaulois, puis précipité lui-même peu de temps après, et dire avec Tite-Live : « Ce lieu fut pour lui le monument d’une gloire incomparable et du dernier châtiment. »

Manlius fut évidemment un agitateur ambitieux et dangereux, mais je ne suis pas bien convaincu qu’il ait songé à se faire roi, comme il en fut accusé par les patriciens d’après les conseils de deux tribuns du peuple qui proposèrent ce moyen pour lui ôter sa popularité, popularité dont on peut sans trop d’injustice les accuser d’avoir été jaloux. Manlius était un patricien, le premier qui ait embrassé la cause du peuple, dans un esprit factieux sans doute; néanmoins, quels que fussent ces projets, il n’avait pas commencé à les mettre à exécution quand il fut condamné par les Romains, qu’il avait sauvés, et qui le regrettèrent. On ne peut s’empêcher d’être ému de pitié pour une destinée si brillante et si triste sur ce Capitole, dont le nom était devenu le sien, où toute cette destinée s’accomplit, et dont la vue plaidait si éloquemment en sa faveur, que ses ennemis furent obligés, pour qu’il pût être condamné, de le faire juger dans un fieu d’où l’on ne pouvait voir le Capitole.

Plusieurs épisodes de ce siège remarquable apparaissent vivement aux regards ; on croit apercevoir dans l’ombre, gravissant les escarpemens de la colline, ce Cominius, qui vint de Véies, envoyé par Camille, pour que le sénat captif confirmât son titre d’imperator : admirable soumission à la loi en de telles extrémités. Tout à coup de cette citadelle que l’ennemi serre de si près sort un jeune homme qui va au Quirinal accomplir un sacrifice annuel des Fabius, et traverse deux fois à pas lents l’armée ennemie qu’enchaînent l’étonnement et le respect. L’ancienne jonction du Qnirinal et du Capitole, détruite depuis par Trajan, rendait possible ce trait de pieuse audace, qui n’en fut pas moins une témérité merveilleuse. Si on se promène seul la nuit sur le sommet de la roche Tarpéienne, on s’attend à voir les Gaulois monter dans l’ombre à travers les broussailles, s’aidant des pointes de rochers. Ils touchent enfin au sommet, les voilà avec leur air farouche, leurs grands corps, leurs sayons rayés, leurs cheveux blonds, qui flottent au vent de la nuit ; ils vont pénétrer dans la citadelle, tous ses défenseurs seront égorgés, et Rome va périr en laissant peu de renommée. Mais Manlius s’éveille au cri des oies sacrées ; il culbute les uns sur les autres ces agresseurs étonnés, avant qu’ils aient pris pied sur la cime. Rome est sauvée.

Bientôt les Barbares songèrent à se retirer. Ils avaient fait contre Rome une de ces expéditions aventureuses, qui sont toujours rapides, dont le but est le pillage, et qui ne sont liées à aucun projet d’établissement. Un autre nom vient se placer à côté et au-dessus de celui de Manlius. C’est le nom du vainqueur de Véies. Camille a certainement contribué à la retraite des Gaulois : sortant d’Ardée, son lieu d’exil, il a marché noblement au secours de son pays et taillé en pièces des détachemens de Barbares qui couraient la campagne : mais est-il vrai, comme le prétend Tite-Live à peu près seul dans l’antiquité, qu’arrivé quand la rançon, d’après le récit de cet historien lui-même, semble avoir été déjà livrée à Brennus ou bien près de l’être, il en ait refusé le paiement au vainqueur ? Quoi de plus invraisemblable que son apparition au milieu des Gaulois, auxquels il vient reprendre l’or promis et déjà pesé, en leur disant que le traité s’est fait sans son consentement, qu’en sa qualité de dictateur il refuse de le ratifier, et qu’il les engage à se préparer au combat ? Si Camille était venu au Capitole adresser ce discours aux Gaulois victorieux, je doute qu’ils l’eussent laissé sortir pour revenir les chasser.

Rien de semblable ne se lit dans le judicieux Polybe, dans le curieux Suétone, dans Justin, abréviateur du savant historien Trogne Pompée. Tous affirment que les Barbares se sont retirés en emportant l’or avec lequel les Romains s’étaient rachetés. Le témoignage isolé et partial de Tite-Live ne peut infirmer ces témoignages réunis et qui ont pour eux la vraisemblance. Tite-Live déclare lui-même que son histoire ne commence à mériter toute confiance qu’après la prise de Rome par les Gaulois. Il faut donc en prendre son parti. Les Romains ont été rançonnés par les Gaulois, qui ne les ont épargnés qu’à ce prix. Le Capitole, qui a vu tant de triomphes, a vu cette transaction fâcheuse et ce honteux rachat. Si cette pensée est jamais venue au triomphateur qui gravissait la glorieuse colline un jour humiliée, il y avait là, mieux que dans les railleries permises au soldat, de quoi tempérer l’orgueilleuse ivresse de la victoire. Du reste, les Gaulois, ou du moins leurs descendans, y sont retournés deux fois et y sont encore. À ce propos, je ne puis m’empêcher de citer une caricature assez gaie qui représente un conscrit français plumant une oie au Capitole, avec ces mots : Vengeance d’un Gaulois.

Rome Ayant été détruite par l’invasion, on proposa de nouveau, comme on l’avait déjà fait après la prise de Véies, d’aller habiter cette ville au lieu de Rome. Les tribuns soutinrent cette proposition. Les patriciens, plus enracinés au sol, la repoussèrent obstinément, et Camille la fit abandonner. L’imagination a. peine à se persuader que Rome eût pu être ailleurs que là où elle est aujourd’hui. Quoi! les sept collines seraient un lieu sauvage où l’on viendrait voir le soleil se coucher dans la solitude, tandis qu’à l’isola Farnese s’élèveraient les débris du Colysée et le dôme de Saint-Pierre.

Les Romains affectèrent toujours de traiter avec dédain! la nation gauloise pour se venger de la peur qu’elle leur avait faite et de l’humiliation qu’elle leur avait causée. Ils appelèrent une guerre avec les Gaulois un tumulte[9]. Quoiqu’il en soit, ils se sont complu à célébrer par la sculpture les désastres publics et les revers privés des Gaulois. Le bas-relief d’un sarcophage, qui est dans le musée du Capitole, représente un combat très vif entre les Romains et les Gaulois. Ceux-ci sont reconnaissables à leurs chevelures flottantes, à leurs moustaches, à leurs longs boucliers, mais surtout à leur emportement dans la bataille, à leur fougue dans la mêlée. Un guerrier se fait remarquer par l’effort avec lequel il soulève sa longue épée pour frapper l’ennemi. Un autre est tombé de son cheval et voudrait se relever pour combattre encore. Le chef, voyant que la victoire est impossible, avec cette facilité à mourir que donnait aux Gaulois leur croyance à l’immortalité de l’âme, se tue tranquillement sous les pieds des chevaux, pour ne pas orner le triomphe des Romains.

Une scène de suicide forme aussi le sujet du célèbre groupe de la villa Ludovisi. Ce groupe, qu’on avait baptisé des noms d’Aria et Pœtus quand on voulait retrouver partout des sujets romains, représente certainement un chef gaulois qui, plutôt que de s’en remettre à la merci du vainqueur, après avoir tué sa femme, s’est frappé lui-même du coup mortel. Le type du visage, la chevelure, tout est gaulois. La manière même dont s’accomplit l’immolation volontaire montre que ce n’est pas un Romain que nous avons sous les yeux. Un Romain se tuait plus simplement, avec moins de fracas; il se jetait sur son épée, qu’en général il faisait tenir par un esclave ou par un ami. Malgré son mépris pour la mort, un Romain répugnait le plus souvent à se plonger lui-même un fer dans le sein. Il fallait la stoïque énergie de Caton ou la légèreté épicurienne d’Othon pour accomplir froidement et d’une main sûre l’acte libérateur. Le principal personnage du groupe Ludovisi conserve en ce moment suprême quelque chose de triomphant et presque de théâtral. Soulevant d’une main sa femme affaissée sous la blessure qu’il lui a faite, de l’autre il enfonce son épée dans sa poitrine. La tête haute et tournée vers ses vainqueurs, il semble les braver du dernier regard, et répéter le mot de sa race : un Gaulois ne craint qu’une chose, c’est que le ciel ne me tombe sur sa tête !

C’est encore un épisode des guerres contre les Gaulois qui a sansdoute inspiré l’auteur de la statue connue sous le nom du Gladiateur mourant, dans laquelle on a cessé de voir un gladiateur. En effet, rien ne rappelle l’amphithéâtre, et tout indique le champ de bataille. Mortellement blessé, le chef gaulois va expirer. Seul et tête à tête avec la mort, il s’appuie encore sur sa main, attendant sans lutte inutile, sans lâche abattement, le moment où il va tomber tout à fait. On n’a jamais mieux montré un homme absorbé dans l’opération de mourir; on ne saurait mieux donner le sentiment de la vie qui s’en va avec le sang. Ici rien de tumultueux, rien de dramatique : un Romain ne finirait pas autrement que ce Gaulois; c’est la mort sans témoins, derrière un rocher ou un buisson, qui est si souvent la mort du soldat. Par un hasard singulier, deux de ces monumens qui représentent les guerres des Gaulois sont au Capitole[10].

L’expédition des Gaulois avait mis le théâtre de la guerre dans Rome même; cela n’était pas arrivé depuis Romulus, et n’arrivera plus qu’au temps des Barbares. Maintenant le théâtre de la guerre va toujours aller s’éloignant, et bientôt nous aurons perdu de vue le vol des aigles romaines. Suivons-le quelque temps encore pendant qu’il n’a pas dépassé l’horizon que d’un point élevé des environs de Rome l’œil peut atteindre.

Au nord, on aperçoit le mont Ciminus, qui domine Viterbe et s’élevait au cœur du pays étrusque; à l’est, au sud, on découvre deux groupes de montagnes qui renfermaient les plus redoutables ennemis des Romains : sur le premier plan, les Æques, les Berniques, les Volsques; derrière eux, les Marses, les Péligniens, et enfin les plus redoutables de tous, ceux qui formaient la grande confédération samnite. En voyant ce pays montagneux, avec ses âpres cimes échelonnées les unes derrière les autres, se dérouler à perte de vue, comme un rempart composé de plusieurs redoutes successives et surmonté de hauts et abrupts sommets qui semblent d’immenses bastions naturels, des courages moins fermes que ceux des Romains eussent désespéré de percer tous ces retranchemens de montagnes. Il le fallait cependant; Rome ne pouvait entreprendre la conquête de l’Italie et du monde que lorsqu’elle aurait fait ce pas difficile. Les Romains s’enfoncèrent résolument au cœur de ces montagnes, qui les séparaient par un boulevard d’une trentaine de lieues des plaines de la Campanie; ils atteignirent ces plaines par des prodiges sans cesse renouvelés de constance et d’intrépidité. Ce fut le temps des grands efforts et des grands revers; les obstacles, les défaites même, ne manquèrent pas : il fallut aussi un jour, pour arriver, courber le front sous le joug aux fourches caudines; Rome ploya la tête en frémissant, mais elle la releva aussitôt et passa.

Pour devenir les maîtres de l’Italie, les Romains devaient avoir leurs coudées franches des deux côtés du Tibre. Au nord du fleuve, ils rencontraient le mont Ciminus et la forêt Ciminienne, alors, dit Tite-Live, plus infranchissable, plus terrible, que ne l’étaient les forêts de la Germanie. Les marchands même n’osaient s’y aventurer. C’était comme les forêts vierges d’Amérique. Un jeune Romain eut le courage d’y pénétrer seul le premier, et en une nuit l’armée romaine l’eut traversée. La forêt Ciminienne a presque entièrement disparu, et le voyageur qui vient par Viterbe en diligence ou en chaise de poste ne se doute pas de ce qu’il fallut un jour de hardiesse pour faire le même chemin. Les montagnes situées au sud et à l’est furent plus longues à franchir. Cela demanda des siècles. On le comprend quand on pénètre dans l’intérieur de ces monts par le seul chemin qui, avant que les Marais-Pontins fussent rendus praticables, pouvait conduire en Campanie. C’est une vallée souvent étroite, toujours dominée par des cimes qu’occupaient les Herniques et les Volsques, et dont plusieurs semblent destinées à être éternellement ce qu’elles sont aujourd’hui, des repaires de brigands. On y trouve encore les populations farouches que Virgile y place au temps de Turnus, avec les mêmes traits et en partie les mêmes armes et le même costume. Les descendans des Marses y jouent encore avec des serpens; le vivere rapto y est toujours presque le seul mode d’existence. Réduire ces populations indomptables eût lassé toute autre constance que la constance des Romains. Il fallut battre vingt fois les Volsques, dont la résistance renaissait toujours avec une opiniâtreté que Tite-Live ne peut comprendre. La soumission des Æques demanda aussi des efforts extraordinaires. Une fois on leur prit quarante et une villes en soixante jours; mais ils se soulevaient incessamment : on finit par une guerre d’extermination. C’est ce qui fait qu’il reste si peu de traces de villes anciennes dans le pays des Æques, entre Tivoli et Subiaco.

Mais plus terribles que tous les ennemis de Rome étaient les Samnites, logés sur les dernières cimes et dans les vallées les plus reculées des Apennins, les Samnites, qui semblent avoir été aussi belliqueux, mais plus civilisés que les autres montagnards, probablement par le voisinage des villes étrusques et des villes grecques de la Campanie. Tite-Live les place avec Pyrrhus et Annibal. En arrivant à eux, il s’écrie : « Ici commencent de plus grandes guerres, plus lointaines, plus longues. . . . Quel effort pour soulever ce poids immense! quanta rerum moles! » Pendant une bonne partie du Ve siècle, les Romains ont à se débattre contre les attaques souvent concertées de leur ennemi du sud et de leur ennemi du nord. A la longue, les obstacles naturels qui donnaient tant de force à ces adversaires infatigables sont surmontés. Alors tout est fini. D’un côté les Romains dominent les plaines de l’Etrurie, de l’autre ils débouchent dans la Campanie. C’en est fait, la terre leur est livrée; la difficulté véritable est vaincue. Cette difficulté, on le voit très bien d’ici, c’était de dépasser ce demi-cercle de montagnes qui semblaient inexpugnables, et dont les plus proches forment l’horizon de Rome. La nature est le seul ennemi qui ait pu sérieusement tenir tête aux Romains : quand ils n’eurent plus que des hommes à combattre, ils étaient sûrs d’en triompher. Aussi mirent-ils cinq cents ans à s’emparer d’un massif de montagnes; cela fait, deux cents ans leur suffirent pour conquérir le monde.


J.-J. AMPÈRE.

  1. Voyez les livraisons du 15 février et 15 mars.
  2. Larth, seigneur en étrusque. Un roi des Véiens s’appelait Lartius Volumnius.
  3. Navalia, aujourd’hui le port de Ripetta. Il y avait d’autres navalia au-dessous de Rome, à la bise de l’Aventin. On pourrait placer de ce côté les prata Quinotia, si Pline ne disait positivement qu’ils étaient près du Vatican, ce qui ne laisse pas d’hésitation sur leur emplacement véritable.
  4. Perse a résumé cette scène rustique dans ce vers bref et plein d’énergie :

    Quam trepida ante boves distaturum induit unor.

  5. L’un près du temple de l’Espérance (porte Majeure), l’autre près de la porte Colline, dans la Via Pia, au coin de la rue qui conduit de là à la porte Salara.
  6. Les Fidénates ne furent complètement réduits qu’en l’an 330.
  7. Denis d’Halicarnasse dit qu’ils étaient quatre mille, en y comprenant sans doute leurs cliens.
  8. Niebuhr a fait remarquer l’invraisemblance de ces détails. Parmi les trois cent six Fabius, il devait se trouver des hommes mariés dont les enfans restèrent à Rome; mais ce trait légendaire et héroïque ne prouve pas que toute l’histoire des Fabius soit fausse.
  9. « Nation née pour les vains tumultes, » dit Tite-Live. Tite-Live a en trop souvent raison.
  10. On y montre aussi de prétendues oies en bronze, images, dit-on, de celles qui éveillèrent les Romains et les avertirent de la présence de l’ennemi. Je ne me permettrai pas de faire un calembour, surtout au Capitole, mais véritablement ces oies ressemblent beaucoup à des canards.