L’homme de la maison grise/00/02

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 7-9).


Chapitre II

VENGEANCE


La malédiction lancée par Mme Noëlet sur sa fille ne paraissait certainement pas devoir se réaliser, car on eût vainement cherché un couple plus heureux que les Livernois. Ils habitaient une jolie maisonnette, non loin du magasin de Jacques ; celui-ci étant marchand général. Son magasin était le plus grand et le mieux achalandé du village et les affaires étaient très prospères.

Les jeunes époux étaient invités partout. Aucune réunion n’était complète sans eux, semblait-il. De leur côté, les Livernois donnaient de petites soirées, où la gaité ne faisait jamais défaut.

Mais… (hélas ! il y avait un « mais ») Oh ! pas grand’chose, sans doute, et une autre que Stéphanne ne s’en serait nullement inquiétée : Jacques, lorsqu’il était en compagnie d’autres hommes, faisait comme eux ; il ne refusait jamais de boire un coup, et souvent, il se grisait. Or, sa pauvre petite femme avait horreur de la boisson et quiconque, homme ou femme, en faisait un usage immodéré, lui inspirait une insurmontable répulsion. Elle avait connu trop d’heures d’angoisses, de honte, de découragement, à propos de sa malheureuse mère ; cela l’avait rendue méfiante, en même temps qu’un peu irritable et nerveuse. Elle avait été si contente d’échapper aux horreurs de la maison maternelle !… Et maintenant… ne voilà-t-il pas que son mari…

— Jacques, lui avait-elle dit un jour, tu as pris trop de boisson, hier soir ; je crois vraiment que tu étais ivre !

— J’ai bu moins, beaucoup moins que tous ceux qui étaient là pourtant, Stéphanne, avait-il répondu. La différence entre eux et moi, c’est que la boisson me monte tout de suite à la tête.

— Alors, c’est de n’en pas boire du tout.

— Il faut faire comme les autres, vois-tu ; sans quoi on se moquerait de moi. Mais ne t’inquiète pas, je te prie ; je n’ai pas l’habitude de m’enivrer.

Il y avait six mois qu’ils étaient mariés quand, un soir, au souper, Jacques annonça à sa femme qu’il allait être obligé de retourner au magasin, travailler à ses livres. Stéphanne ne fut ni surprise ni mécontente, à l’énoncé de cette nouvelle ; cela arrivait souvent à son mari de retourner au magasin le soir.

Il partit vers les huit heures, promettant de revenir de bonne heure. Mais à neuf heures, arriva un garçonnet à la maison, qui remit à Stéphanne un court billet, ainsi conçu :

« Ma Stéphanne,
Ne sois pas inquiète si je retarde un peu. J’ai terminé mon ouvrage ; mais il vient de m’arriver trois copains, et nous allons faire la partie de cartes ensemble.
Ne m’attends pas ; couche-toi à ton heure habituelle. Je n’arriverai pas tard.
Ton mari qui t’aime tendrement,
Jacques ».

En lisant ce billet, la jeune femme se sentit, tout d’abord, fort mécontente. Bientôt, pourtant, elle se dit qu’elle n’allait pas suivre l’exemple de certaines femmes de ses connaissances qui faisaient toujours des scènes à leurs maris, si parfois ceux-ci avaient le malheur de s’amuser avec leurs amis.

— Qui es-tu, toi, mon petit ? demanda-t-elle à l’enfant, qui louchait horriblement.

— Je suis Patrice Broussailles, répondit-il.

— Ah ! fit Stéphanne… L’enfant du « Loucheux » , se dit-elle ensuite. Et qui est au magasin avec M.  Livernois, dans le moment ? Le sais-tu ?

— Oui, je le sais, puisque j’en arrive.

— Eh ! bien ?…

— Il y a papa, puis M. Bourdon, puis M. Tréteau.

Stéphanne n’aimait guère voir son mari s’amuser avec « L’Loucheux », car cet homme, à tort ou à raison, n’avait pas une réputation très enviable. Quant à messieurs Bourdon et Tréteau, elle les connaissait bien ; c’étaient de braves gens.

À dix heures, elle se mit au lit, sûre qu’elle était que Jacques ne saurait tarder beaucoup à revenir à la maison.

Bien vite, elle s’endormit… pour s’éveiller tout à coup, avec la certitude d’avoir dormi longtemps.

Levant la mèche de sa lampe, la jeune femme regarda l’heure au cadran de sa chambre à coucher… Il était deux heures du matin !

— Ciel ! s’écria-t-elle. Il est deux heures du matin, et Jacques n’est pas encore de retour !… Que fait-il ?… Qu’y a-t-il ?… Un accident peut-être ?

À ce moment, elle entendit des pas montant l’escalier de la maison… Ces pas… Ils lui rappelaient des souvenirs… des souvenirs pénibles… Elle en avait entendu de semblables bien souvent… Sa mère… lorsqu’elle avait absorbé trop de stimulants… Cette démarche hésitante, trébuchante… ça devait être Jacques… ça ne pouvait être que lui !…

Soudain, il parut, dans l’encadrement de la porte de leur chambre à coucher… Il vacillait sur ses jambes… son visage était tout boursoufflé… ses yeux méconnaissables… ses mains tremblantes : il était ivre !

— Jacques ! cria Stéphanne. Ô mon Dieu ! ajouta-t-elle, fondant en larmes.

— Pleure pas… Pleure pas… bégaya-t-il, d’un ton et d’un air hébétés. Jeu de… de cartes… tu sais, Sté… Stéphanne… puis un coup… ou deux. Hé hé hé ! rit-il sottement.

Ce ne fut que le commencement ; après cela, Jacques Livernois prit l’habitude de jouer aux cartes pour de l’argent et de boire plus que de raison… Et Stéphanne ?… Sa mère, en la maudissant, lui avait-elle souhaité les plus terribles épreuves imaginables ?… Ah ! Jamais elle n’eut pu lui souhaiter rien de pire que ce qui lui arrivait… Elle qui avait l’ivrognerie en si grande horreur… et pour cause !…

Le 20 mai, jour anniversaire de leur mariage, une fille fut née aux Livernois, et pendant quelque temps, le jeune père, tout à son nouveau bonheur, passa ses veillées chez lui. Mais cela ne dura pas, et la petite Stéphannette avait à peine trois mois, que Jacques retrouvait ses mauvaises habitudes… et ses mauvais amis.

Un temps vint où les affaires, au magasin, commencèrent à péricliter. Le jeu et la boisson sont de sûrs conducteurs à la ruine. D’ailleurs, Jacques Livernois était malchanceux aux cartes ; le malheureux, la boisson aidant, perdait rapidement son avoir, et bientôt, il ne lui resterait plus probablement ni dignité ni honneur.

Mais le temps ne s’arrête pas en route pour compatir aux malheurs des humains ; il passe, indifférent, entraînant avec lui les jours sombres comme les jours ensoleillés.

Plusieurs mois s’écoulèrent, puis vint l’anniversaire de naissance de Stéphannette, et Jacques résolut de fêter sa petite. On donnerait une grande soirée, pour la circonstance, et Stéphanne, quoiqu’elle n’eut pas « le cœur à rire » ; qu’elle l’eut plutôt à pleurer, dut se préparer en conséquence.

Le 20 mai arriva. Tous ceux qui avaient été invités s’empressèrent de se rendre chez les Livernois, chacun apportant un petit cadeau pour la mignonne Stéphannette.

Jacques était parti immédiatement après le souper, « fermer le magasin » avait-il dit. Mais voilà qu’il passait huit heures et il n’était pas encore de retour…

Stephanne, nerveuse et inquiète, se demandait dans quel état son mari allait arriver… Lui ferait-il honte, devant tous leurs invités ?… Ah ! Comme elle maudissait les boissons enivrantes, la pauvre enfant !

Elle s’était inquiétée à tort cependant, car, à huit heures et vingt minutes Jacques revint à la maison. Il était parfaitement sobre ; mais si pâle et si changé que tous en firent la remarque.

— Tu n’es pas malade, Jacques ? demanda Stéphanne, inquiète.

— Pas le moins du monde, ma chérie, répondit-il en souriant.

Tout de même, il paraissait être tracassé à propos de quelque chose et Stéphanne sentit son cœur se serrer, sans pouvoir s’en expliquer la raison.

On venait de s’asseoir autour d’une table pour jouer au parchesis, jeu fort populaire, au temps où se faisaient les événements de ce récit, lorsqu’une lueur apparut soudain, illuminant tous les alentours.

— Un feu ! cria quelqu’un.

— Le magasin… murmura Stéphanne en pâlissant, comme si elle eut été saisie d’un pressentiment.

Le pressentiment de la jeune femme ne la trompait pas ; en effet, le magasin de Jacques Livernois brûlait, et vu le manque d’organisation contre les incendies, comme dans presque tous les villages ou petites villes d’ailleurs, le feu dévora le magasin, contenant et contenu, en moins de deux heures.

Après cette calamité, la sympathie des villageois alla, spontanée et sincère, aux Livernois.

Mais bientôt, on apprit que Jacques avait fait assurer contre l’incendie, son magasin et les marchandises qu’il contenait, pour la somme de dix mille dollars, trois semaines auparavant. Alors, l’opinion publique vira de bord… D’abord, une insinuation malveillante fut lancée : chose vilaine qui fait plus de tort que les discours les mieux préparés. Si l’on s’arrêtait au tort affreux, irréparable, que peut faire une insinuation contre le caractère, la réputation d’autrui, on hésiterait avant de la lancer… on hésiterait si longtemps qu’on préférerait s’arracher la langue, plutôt que de dire ce que l’on croit spirituel souvent, et qui n’est que méchant, après tout.

Pour revenir aux Livernois : quelqu’un osa insinuer que Jacques « avait eu bon nez » lorsqu’il avait fait assurer son magasin et ses marchandises… Cette insinuation passa de bouche en bouche… ce ne fut qu’un murmure, tout d’abord… un souffle… mais un murmure, un souffle de calomnie font vite leur chemin… et le mot « incendiaire » commença à être accolé au nom de Jacques Livernois.

Jacques fut arrêté… Son procès eut lieu…

Bien des choses le condamnaient : entr’autres, la découverte que son crédit ne valait plus rien depuis assez longtemps ; qu’il était criblé de dettes… Et puis, et surtout, il y avait cette assurance de dix mille dollars, prise à la veille, presque, de l’incendie…

Ceux qui avaient été invités chez les Livernois pour la fête de la petite Stéphannette devinrent les principaux témoins contre l’accusé ; ils parlèrent de la pâleur de celui-ci, de son agitation, de son énervement, à son retour du magasin, ce soir-là… de son magasin… « auquel il venait de mettre le feu probablement »…

En réponse à cette dernière accusation, Jacques avait répliqué que, en feuilletant ses livres, tandis qu’il était au magasin, ce soir-là, il avait constaté comme ses affaires allaient mal ; un vrai désastre, quoi ! et cela l’avait excessivement découragé ; de là sa pâleur, son agitation, son énervement… On ne le crut pas, tout simplement.

Bref, faute de preuves de son innocence, Jacques Livernois fut condamné à cinq ans au pénitencier, comme incendiaire.

Huit jours plus tard, « L’Loucheux » recevait, anonymement, par la poste, dans une lettre recommandée, la somme de cinq cents dollars.

« Vous avez bien fait les choses, disait la lettre, et je m’empresse de m’acquitter envers vous. Ci-jointe, la somme promise ».