L’homme de la maison grise/03/03

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 94-97).


Chapitre III

UN RÊVE QUI SE RÉALISE


Enlevant la jeune fille, comme si elle eut été une plume, Salomé l’emporta dans la maison et la déposa sur le canapé de la salle d’entrée.

Courant ensuite à la cuisine, la servante ouvrit une armoire, de laquelle elle retira une bouteille de cognac. Toujours courant, elle retourna dans la salle et s’agenouillant auprès du canapé, elle humecta de la boisson les lèvres et le front de la jeune fille, puis elle lui frotta les mains et les poignets, afin de rétablir la circulation du sang. Mais Alba restait toujours évanouie.

Quiconque eut jeté les yeux sur la négresse, eut été fort étonné de l’expression navrée de son visage. Les Noirs, c’est reconnu, sont généralement très attachés à leurs maîtres, lorsque ceux-ci les traitent bien, et Salomé devait aimer excessivement sa jeune maîtresse pour éprouver un tel désespoir de son état actuel.

— Petite ! murmurait-elle. Ô chère adorée petite !… Ouvrez vos yeux, enfant et regardez Salomé, qui a le cœur meurtri de vous voir souffrir ainsi !

Elle sanglotait la pauvre femme. Elle étreignait la jeune fille sur son cœur et des larmes pressées coulaient sur ses joues.

Et c’est alors qu’elle entendit s’ouvrir la porte de la maison ; Richard Hynes venait de pénétrer en sa demeure.

Apercevant sa fille, couchée, et auprès d’elle, la servante éplorée, il franchit, d’un bond, l’espace le séparant du canapé.

— Alba ! cria-t-il. Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il ?

— Il y a qu’elle a perdu connaissance, répondit la négresse.

— Je le vois bien ! s’exclama Richard Hynes, d’un ton impatienté.

— Eh ! bien…

— Quelle est la cause de cet évanouissement ? demanda-t-il. Tu le sais, sans doute, Salomé ? Parle !

Sans avoir l’air le moindrement impressionné du ton sur lequel son maître lui parlait, elle répondit froidement :

— Quelque chose l’a effrayée la pauvre petite… Je ne sais ce que c’est… Elle a quitté le terrain… Elle s’est avancée sur la route… Ce qu’elle a vu ou entendu là…

— Alors, c’est toi qui es en faute, ma bonne Salomé ! T’ai-je assez recommandé de ne pas perdre cette enfant de vue ?… Tu connais mes raisons, pour prendre tant de précautions ; cependant…

— Ce qui est fait est fait, répondit, en soupirant, la servante. Je donnerais ma vie, cent fois, pour lui épargner la moindre peine, à la pauvre chère petite, ajouta-t-elle, en pleurant. Pourtant, vous ne pourrez pas la retenir prisonnière dans votre maison, ou sur votre terrain, pour le reste de ses jours ; infailliblement…

— Ah ! Tais-toi ! Tais-toi, et sors d’ici ! Je veux être seul avec ma fille. Sors, entends-tu, Salomé !

La négresse, toujours agenouillée près du canapé, étreignit Alba dans ses bras et déposa un baiser sur son front, puis elle éclata en sanglots.

Les poings serrés, fou de colère, Richard Hynes se précipita vers elle ; on eût cru qu’il allait la frapper.

— Tu oses, misérable ! cria-t-il. Tu oses poser tes lèvres sur le front de ma fille !… Je te chasse… esclave !

— Essayez donc de me chasser, M. Hynes ! Il vous en coûtera plus cher que vous ne le supposez peut-être, riposta la négresse, au moment de quitter la salle d’entrée. Et que ça ne vous arrive plus de me traiter d’esclave, reprit-elle, sur un ton menaçant, car, je me vengerai, en dévoilant certains secrets que vous tenez tant à cacher !

Richard Hynes devint blanc comme une feuille de papier… Ses lèvres s’ouvrirent comme s’il allait parler, mais pas un son ne s’échappa de sa bouche.

Aussitôt que Salomé fut sortie, il tomba assis sur un fauteuil et passa, à plusieurs reprises, son mouchoir sur son front, où perlaient quelques gouttes de sueur, puis il murmura :

— Dire que je suis, en quelque sorte, à la merci de cette femme… de cette négresse ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Salomé n’alla pas loin ; elle s’assit par terre et l’oreille collée à la porte séparant la cuisine de la salle, elle écouta… Quelques instants s’écoulèrent, puis elle entendit la voix de Richard Hynes qui disait :

— Alba ! Enfin ! Te voilà revenue à la connaissance de ce qui t’entoure !

— Père !… murmura la jeune fille. Mais le souvenir de ce qui s’était passé lui revenant, sans doute, elle s’écria : Ô père ! N’est-ce pas qu’elles ont menti ces femmes ?

— Quelles femmes, ma chérie ? Et qu’ont-elles dit ? demanda-t-il, inquiet.

— Elles ont dit… commença Alba en sanglotant. Oh ! Miséricorde ! Il me semble que je ne pourrai jamais me décider de répéter leurs paroles.

— Il faut tout me dire, à moi, ton père, chère enfant.

— Nous sommes seuls, bien seuls, tous deux, vous et moi ?

— Certes, oui !… Mais, attends un peu ; je vais aller voir ce qui se passe, de l’autre côté de cette porte.

Ci-disant, Richard Hynes se leva et se dirigea vers la cuisine.

Salomé avait entendu son maître se lever et elle avait couru se cacher dans l’escalier conduisant au deuxième palier. Heureusement pour elle, Richard Hynes n’eut pas l’idée de la chercher là.

Ce ne fut qu’une demi heure plus tard que la négresse osa retourner à la cuisine, sous prétexte de commencer à préparer le souper. La conversation qu’elle entendit alors, entre le père et la fille ne lui apprit rien de ce qu’elle aurait tant voulu savoir. La cause de la frayeur d’Alba, frayeur si grande qu’elle en avait perdu connaissance, devait rester un secret pour la servante, pendant longtemps encore ; pour toujours peut-être.

— Et vous jurez, père, qu’avant deux mois, vous aurez accumulé une fortune et que nous pourrons partir d’ici ? disait Alba, au moment où Salomé réintégrait sa cuisine.

— Je te le jure, ma fille !

— Alors, je veux que vous commenciez, dès maintenant à m’appeler par mon nouveau nom… Je vous l’ai dit, je vais changer mon prénom tout de suite.

— Comme tu voudras, ma chérie.

— Dorénavant donc, appelez-moi Luella… J’ai toujours aimé ce nom et je le prends.

— Luella… C’est très bien.

— Avec ce nouveau nom, auquel il est essentiel que nous nous accoutumions tous, vous, Salomé et moi, et le nom de famille tout à fait français que vous prendrez (que nous prendrons) un jour, aussitôt que nous pourrons partir d’ici, personne ne parviendra à nous retracer jamais.

— Comme toujours, il sera fait ainsi que tu le désires, Alba. Dans deux mois, au plus, nous quitterons la Route Noire et personne de ceux qui nous ont connus n’entendra plus jamais parler de nous puisque nous aurons changé d’identité et de nom.

Les deux mois de grâce demandés par Richard Hynes à sa fille s’étaient écoulés et il semblait bien que la fortune rêvée était loin encore. C’est pourquoi, lorsque, pour la première fois, nous avons vu Luella, elle pleurait toutes ses larmes. Elle se demandait à quoi lui servirait l’instruction qu’elle avait reçue ; cette instruction, cette éducation. n’avaient servi qu’à lui inculquer des goûts et des aspirations qu’elle ne pourrait jamais satisfaire.

Mais, vers les dix heures, ce même soir où elle s’était livrée au découragement, Richard Hynes, son père, entrait chez lui en coup de vent ; il paraissait être excessivement excité.

— Luella ! s’écria-t-il, en saisissant sa fille dans ses bras. J’ai une grande et bonne nouvelle à t’apprendre !

— Oui, père ? fit-elle d’un ton las et avec un triste sourire. Que lui importait les nouvelles qu’on lui apportait ?… Une seule chose aurait pu l’intéresser, et de cette chose elle avait désespéré depuis longtemps…

— Ma fille, reprit Richard Hynes, en posant sa main sur sa propre poitrine en un geste théâtral, salue, je te prie, l’homme le plus riche de cet État !

— Vous dites, père ? Vous dites — … s’exclama Luella, reprise d’espoir.

— Je te présente Richard Hynes, le millionnaire, reprit-il, s’inclinant devant sa fille en souriant.

— Non ! Non ! Vous voulez rire, n’est-ce pas, père ?

— Nenni, Luella ! Tous tes rêves vont se réaliser, mon enfant… Quand tu le désireras maintenant, nous quitterons cette maison… la Route Noire…

— Demain, père ? Demain ?

— Pourquoi pas ? Aussi bien partir demain qu’un autre jour.

— Je serai prête à partir… par le train de sept heures, demain soir.

— Fort bien !… Il n’y a rien à emporter d’ailleurs, hors quelques effets de première nécessité, car, à Chicago, où nous irons, tout d’abord, tu t’achèteras un trousseau complet. Je tiens à ce que tu sois vêtue très richement et très chiquement, comme il convient à la fille d’un millionnaire ; les plus belles toilettes, la plus fine lingerie, les plus riches joyaux : de fait, il n’y aura rien de trop beau pour toi désormais, Luella.

— Alors, c’est entendu : nous partirons demain ! s’écria joyeusement la jeune fille.

— Je n’y ai aucune objection.

Le lendemain matin, au déjeuner, Richard Hynes annonça à Salomé qu’ils allaient partir, lui et sa fille.

— Et quand partons-nous ? demanda la négresse.

— Hein ? cria Richard Hynes. Puis d’un ton plus calme, mais où perçait quand même, un grand malaise… on eût dit plutôt une sorte de crainte, il reprit : Ma pauvre Salomé, nous partons seuls, Luella et moi. Quant à toi, je te fais don de cette maison et de son contenu ; tu pourras donc continuer à y demeurer…

— Je ne quitterai pas Mlle Luella ! annonça tranquillement Salomé. Je désire être attachée à son service personnel… Mlle Luella ne pourrait pas se passer de moi d’ailleurs et…

— Tu resteras ici, entends-tu, Salomé, ma bonne ! tonna Richard Hynes.

— Je suivrai Mlle Luella… répondit-elle avec entêtement.

— Écoute, une bonne pension te sera payée par mon homme d’affaires ; tu auras de quoi vivre, et de reste ; même, tu pourras prendre à ton service Sambo, le jeune nègre, que nous avons toujours protégé d’ailleurs.

Sambo était, en effet, un nègre d’une vingtaine d’années, sans feu ni lieu, que les Hynes employaient souvent à travailler autour de la maison. (Ajoutons, tout de suite que Richard Hynes, au moment de quitter la Route Noire fit cadeau de sa maison et de son contenu à Sambo, sur la suggestion de Luella, cette bonne action, avait pensé la jeune fille, leur porterait bonheur, à elle et à son père).

— Faites cadeau de votre maison à Sambo, M. Hynes, si cela vous plait, répondit Salomé, à la dernière suggestion de son maître ; moi, où ira Mlle Luella, j’irai !

— C’est à ma fille de décider si tu dois nous accompagner ou non, fit froidement Richard Hynes.

— Mademoiselle Luella ! implora la négresse. Ô Mademoiselle Luella !

— Je pourrais difficilement me passer de Salomé, vous le pensez bien, père, dit Luella. Je tiens donc à ce qu’elle nous accompagne.

Une expression de réel mécontentement se peignit sur le visage de Richard Hynes ; mais, comme toujours, il se soumit à la volonté de sa fille.

Dans le courant de l’après-midi, Jacobin vint rendre visite à Luella. Apercevant par terre deux valises remplies de linge, il demanda, d’une voix qui tremblait légèrement :

— Vous allez donc partir ?

— Mais, oui, Jacobin, répondit Luella en souriant. Un petit voyage à Chicago, où père a affaire ; moi, je l’accompagne, cette fois.

— Serez-vous longtemps absents ? demanda le pauvre garçon d’une voix altérée.

— Une semaine… deux peut-être…

— Ah ! fit Jacobin, quelque peu soulagé et rassuré.

Il était à la gare, au départ du train. Il se sentait fort attristé, comme s’il eut eu le pressentiment de ne plus jamais revoir celle qu’il avait toujours tant aimée.

— M’écrirez-vous quelques lignes ? lui demanda-t-il, au moment où elle allait monter dans le wagon.

— Oui, Jacobin… Je vous écrirai, aussitôt que nous serons arrivés à Chicago, promit-elle.

(Elle tint parole. Mais cette carte postale que Luella écrivit à Jacobin et que ce dernier conserva toujours comme son plus précieux trésor ici-bas, ce fut la seule et la dernière qu’il reçut jamais d’elle).

Enfin, retentit le sifflet de la locomotive, puis le train se mit en mouvement. Luella eut un soupir de profond soulagement et de parfait bonheur ; elle quittait, pour n’y plus jamais revenir, la Route Noire et ses environs !