L’homme de la maison grise/03/10

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 116-120).


Chapitre X

MARCHÉ CONCLU


Montée sur son cheval, qu’elle avait nommé Sambo, parce qu’il était noir comme… quelqu’un, un nègre, qu’elle avait connu déjà, Luella prit, sans même s’en apercevoir, le chemin de la Ville Blanche. Ses pensées n’étaient pas gaies. Elle commençait à désespérer de charmer jamais Yvon Ducastel. Après la conversation qu’elle avait entendue, entre Annette et lui, ce n’était certes pas encourageant !

— Il a dit que j’étais presqu’une naine, reprit-elle, tandis que des larmes de mortification et de rage coulaient sur ses joues. Une naine !… Et cette aveugle l’a cru… C’est la première fois que j’entends dire pareille chose de moi et cela m’a fait bien mal au cœur, oui, bien mal… Que faire pour l’attirer à moi ce jeune homme dont je me suis éprise ?… L’argent… Les millions de mon père… C’est à peu près tout ce qui pourrait parler en ma faveur maintenant, je crois… surtout depuis que je me suis mise en colère, comme je l’ai fait, ce midi… L’argent… oui, l’argent… Il faudrait que père trouverait l’occasion de lui dire, à M. Ducastel, que j’aurai un million, en dot, le jour de mon mariage… Peu d’hommes résisteraient à cela, j’en suis convaincue… Nous allons donc essayer de ce moyen… et puis, de mon côté, je dompterai mon caractère, par trop emporté, par moments… Dire que nous étions devenus de bons amis, M. Ducastel et moi !… J’ai dû faire bien des pas en arrière, ce midi… Que c’est regrettable, Seigneur ! Ce qu’il doit me mépriser, me haïr !… Puis-je en douter d’ailleurs, après la conversation que j’ai surprise entre lui et l’aveugle, après le dîner ?… Mais, j’y suis résolue, dès ce soir, je… Eh ! bien, Sambo, qu’y a-t-il ? Qu’as-tu à hennir ainsi, hein ? fit-elle soudain ; je ne vois rien qui puisse provoquer ton… rire… à ce point… Ah !

Elle venait d’apercevoir un cavalier ; il venait à sa rencontre. Le chemin étant très étroit, en cet endroit, il se mit de côté pour laisser passer la jeune écuyère.

— Bonjour, Mlle d’Azur !

— Ah ! Tiens ! M. Broussailles ! fit Luella, en arrêtant sa monture. Bonjour, Monsieur !

— Quelle charmante rencontre ! s’écria galamment Patrice. J’espère que je vous retrouve en bonne santé ?

— Merci. Ma santé est toujours excellente… Mon humeur ne l’est pas, cependant, répondit-elle, en souriant.

— Vraiment ? Qu’est-ce qui vous offusque, Mlle d’Azur ? Il me semble que…

— Tout d’abord, je crois que la courroie de ma selle n’est pas assez serrée et que je vais tomber de cheval… tout à l’heure.

— C’est facile à remédier cela, fit Patrice.

Sautant par terre, il s’approcha du cheval de Luella ; mais celle-ci dit :

— Je vais descendre, moi aussi. S’il vous plaît m’aider.

Elle n’avait pas oublié les paroles de Patrice Broussailles, lors de son départ du Gite-Riant, le dimanche précédent ; il n’y avait que deux jours de cela, et elle allait s’arranger pour en avoir l’explication, si possibilité il y avait.

— Vous avez là une jolie bête, fit-elle, en désignant la monture du jeune homme.

— Oh ! Elle ne m’appartient pas, Mlle d’Azur, répondit Patrice en riant. Mon salaire ne me permet pas pareil luxe. Ce cheval est la propriété de M. Jacques. J’ai dîné au Gite-Riant, ce midi, et M. Jacques m’a demandé de me charger de quelques petites commissions pour lui, à W…, m’offrant l’un de ses chevaux pour m’y rendre.

— Tiens ! fit Luella d’un petit air naïf et innocent ; nous aussi, nous avions quelqu’un à dîner, ce midi : Annette, l’aveugle… celle dont vous m’avez recommandé de me défier, M. Broussailles.

— Ah ! oui… Mlle Annette…

— Pourquoi me défierais-je d’elle ? demanda la fille du millionnaire. Cette personne qui chante au coin des rues, pour amasser quelques sous… Pourquoi m’en défierais-je, dis-je, moi, Luella d’Azur ?…

— C’est encore curieux… murmura Patrice.

— Hein ?… Allez-vous m’expliquer vos paroles de dimanche dernier, M. Broussailles ? Je suis fort anxieuse de savoir ce que vous avez voulu insinuer.

— Peut-être vous en donnerai-je l’explication… Cela dépend…

— Peut-être ? Cela dépend, dites-vous ? Mais…

— Je suis prêt à vous expliquer mes paroles, Mlle d’Azur ; pourtant, je ne le ferai que s’il est entendu que nous allons jouer cartes sur table, vous et moi.

— Que… Que voulez-vous dire ?

— Tenez, Mlle d’Azur, asseyons-nous ici et causons, voulez-vous ? demanda Patrice Broussailles.

Il étendit son imperméable sur une pierre plate et fit signe à la jeune fille ; sans se faire prier, celle-ci s’assit à côté de lui.

— Vous désirez savoir ?… commença-t-il.

— Je veux l’explication de vos paroles de dimanche, répéta Luella, d’un ton impatienté. Et puis, ayez donc la bonté de me dire ce que vous prétendez insinuer, en proposant que nous jouions cartes sur table.

— Je prétends que nous soyons francs, l’un avec l’autre ; voilà.

— C’est entendu.

— Alors, je commence… Mais n’allez pas vous froisser à la première parole que je vais prononcer.

— Pourquoi me recommander cela ? Vous n’avez pas l’intention de m’injurier je le suppose, M. Broussailles ? fit la jeune fille en riant.

— Certes, non !

— Alors, procédez, je vous prie.

— Voici… Pour que Mlle d’Azur, la fille d’un millionnaire, ait élu domicile, pour quelques semaines, dans une ville minière, elle doit avoir de… puissantes raisons…

— Continuez, fit tranquillement Luella.

— Il y a certainement de l’attraction pour vous, quelque part… dans votre maison de pension probablement ; cette attraction, je ne crois pas me tromper en la désignant du nom de Yvon Ducastel…

— Cartes sur tables, avez-vous dit ! murmura-t-elle en souriant. Faut-il que je dise « oui » ou « non » ?

— Ce n’est pas nécessaire, je l’ai deviné… je sais… Or, pour parler sans phrases, ni périphrases, voici : vous aimez M. Ducastel, Mlle d’Azur… et M. Ducastel… aime… Annette, l’aveugle.

— Impossible !

— Il l’adore, si vous aimez mieux, et il l’épouserait demain, j’en suis convaincu, si la chose se pouvait… Mais il y a un oncle ou un grand-père à l’arrière-plan qui…

— Je n’en crois pas un mot ! s’exclama Luella. Cette jeune fille, si affligée… une aveugle…

— Ah ! C’est qu’Yvon Ducastel est un fier original, vous savez !

— Un original… que vous n’aimez certes pas, M. Broussailles, ajouta en riant, Luella.

— Je l’avoue, répondit Patrice. Mais, pour revenir à ce qui vous intéresse, Mlle d’Azur… je serais prêt à… jeter dans vos bras celui que vous aimez… moyennant finances… Je le répète, cartes sur table !

— Ah !…

— Je suis pauvre… très pauvre ; vous êtes riche, très riche. Votre père est millionnaire, et vous recevrez en dot, le jour de votre mariage, dit-on, un chèque pour un million.

— Qui donc a répandu cette nouvelle ? demanda la jeune fille.

— Je ne sais trop… L’important, c’est que c’est la vérité… Or, si vous promettez de me donner, en dedans d’un mois après votre mariage à M. Ducastel, la somme de dix mille dollars, vous pouvez considérer que c’est presque chose faite… votre mariage, je veux dire.

— Comment vous vous y prendrez-vous… pour amener ce mariage ? questionna Luella, qui ne paraissait ni étonnée, ni indignée d’une pareille proposition.

— Je suis en possession d’un secret concernant Yvon Ducastel… Un incident qui s’est passé, il n’y a pas si longtemps, et que je suis seul à connaître… à part d’un autre qui, lui, n’en desserrerait pas les dents pour tous les biens de la terre.

— Et ce secret ?…

— Si je le dévoilais, je lui ferais perdre immédiatement sa position à M. l’Inspecteur de la houillère de W…

— Et ayant perdu sa position, il serait bien aisé de partager ma fortune avec moi, vous pensez ?

— C’est exactement ce que je veux dire… Cependant, il y a d’autres moyens qui…

— Savez-vous, M. Broussailles, interrompit Luella en souriant malicieusement, je crois que je vais jeter mon dévolu sur M. Jacques, de la Ville Blanche plutôt ; il est veuf… riche… charmant…

— Ha ha ha ! rit Patrice.

— Qu’est-ce qui vous amuse tant ?

— Si vous essayez de captiver M. Jacques, Mlle d’Azur, dit Patrice, vous trouverez obstacle sur votre chemin, je le crains.

— De quel obstacle voulez-vous parler ?

— Je veux parler d’Annette l’aveugle.

— Hein ?

— M. Jacques aime éperdument Mlle Annette… lui aussi.

— Oh ! Cette aveugle ! murmura Luella.

Patrice Broussailles ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais il se tut subitement et il se mit à observer sa compagne de plus près. Il se trouvait à la voir de profil. Soudain, une extrême surprise se peignit sur les traits du jeune homme, ses yeux devinrent plus louches que jamais et sa bouche s’ouvrit toute grande. Durant l’espace de quelques secondes, il regarda fixement Luella d’Azur, puis un sourire, à la fois étrange et méchant crispa ses lèvres.

— Eh ! bien. M. Broussailles, qu’avez-vous ? À quoi pensez-vous ? Pourquoi ne répondez-vous pas à ma question ? demanda tout à coup la jeune fille, sur un ton impatienté et en se tournant brusquement vers Patrice.

— Je… Je… balbutia-t-il.

Luella fit mine de se lever.

— Puisque ma conversation vous intéresse si peu… commença-t-elle, d’un ton piqué.

— Je vous demande infiniment pardon, Mademoiselle, fit Patrice, comme s’il se fut éveillé d’un rêve. Vous disiez ?…

— Je disais que, si véritablement vous croyez mener cette affaire à bien…

— Quelle affaire, Mlle d’Azur ? fit, innocemment, le jeune homme.

— Vous le savez bien ! s’écria-t-elle. Cette affaire, entre M. Ducastel et moi…

— C’est le plus grand de mes désirs ! s’exclama Patrice. Je veillerai fidèlement sur vos intérêts et je vous promets que, en moins d’un mois, vous serez devenue, tout au moins, la fiancée de Ducastel.

— M. Broussailles, demanda soudain Luella, avec un sourire malin, est-ce que, par hasard, vous aussi, vous seriez épris d’Annette, l’aveugle ?

— Pourquoi me posez-vous cette question, Mlle d’Azur ?

— Oh ! C’est une idée qui vient de me passer par la tête, fit la jeune fille avec un rire insouciant.

— J’avoue que j’admire Mlle Annette, dit Patrice ; j’avoue aussi que je vais faire, désormais, des projets d’avenir… Avec les dix mille dollars que vous me verserez, lorsque vous aurez épousé celui que vous aimez, je serai en position d’épouser moi, celle que j’admire, puisque je pourrai lui donner au moins une domestique pour la servir.

— C’est vraiment extraordinaire comme elle est aimée cette aveugle ! s’écria Luella, d’un ton colère.

— Elle mérite de l’être… Mlle Annette est charmante, aimable, bonne et belle à ravir !

— Quel enthousiasme ! fit Luella avec un rire méchant.

— Mais, revenons à nos moutons ! dit Patrice.

— Nos moutons ?… s’exclama la jeune fille en souriant. Nous parlions de moi, je crois, et de M. Ducastel…

— Ah ! Oui ! C’est vrai. C’est une manière de parler ; veuillez donc m’excuser… Je procède donc… Il va me falloir un écrit de vous…

— Hein ! Un écrit ? Jamais !

— Comme vous voudrez alors. Mlle d’Azur ; admettons qu’il n’y a rien de fait dit Patrice, en affectant un air indifférent, et faisant mine de partir.

— Attendez ! Attendez ! s’écria Luella.

— Attendre… quoi ?… Nous venons de conclure un marché, dit-il, assez brutalement. Je vous… livre Yvon Ducastel, pour la somme de dix mille dollars, payables en dedans d’un mois après votre mariage avec lui…

— Vraiment, M. Broussailles, vous avez une façon de dire les choses… balbutia-t-elle.

— Cartes sur table, Mlle d’Azur, cartes sur table !

— C’est bien !… Ce papier ?… De quoi fera-t-il foi ?

— Vous allez voir.

Le jeune homme enleva une feuille d’un calepin, qu’il venait d’enlever de la poche de son habit, puis il se mit à écrire rapidement pendant quelques secondes.

— Ce papier… murmura Luella, quelque peu effrayée.

— Veuillez signer ici, Mlle d’Azur, répondit Patrice, en indiquant le bas du document… Ne craignez rien ; ce n’est pas votre arrêt de mort ; c’est tout simplement une promesse de me payer la somme stipulée.

Luella arracha presque le papier des mains de Patrice Broussailles et y ayant jeté les yeux, elle lut tout haut ce qui suit :

« Je promets de payer à M. Patrice Broussailles la somme de dix mille dollars ($10, 000) dans un délai n’excédant pas un mois après mon mariage à M. Yvon Ducastel, Inspecteur de la houillère de W… »

Elle hésita pendant quelques instants, puis, d’un trait, elle signa son nom au bas de ce document qui, elle ne pouvait pas se le cacher, était fort compromettant.

Ayant remis le papier à son compagnon, elle se leva pour partir.

— Marché conclu ! s’écria Patrice, en se levant, lui aussi. Je vous promets de vous aider, de surveiller vos intérêts… et les miens, ajouta-t-il avec un sourire qui, certes ne disait rien de bon pour la paix et la tranquillité futures d’Yvon Ducastel.

— Je compte sur vous, M. Broussailles !

— Vous pouvez compter sur moi, Mlle d’Azur, répondit Patrice en plaçant dans son porte-feuille le papier signé.

— Au revoir, M. Broussailles ! dit Luella, qui venait de sauter en selle.

— Au revoir, Mlle d’Azur ! fit Patrice. Il me ferait grand plaisir de vous accompagner dans votre promenade, reprit-il ; mais…

— Mais il vaut mieux que nous ne soyons pas vus ensemble, je crois.

Tout en se dirigeant vers W…, Patrice Broussailles se livrait aux réflexions suivantes :

— Ciel ! Quelle découverte j’ai faite, tout à l’heure !… Après ce que j’ai découvert, je tiens, plus que jamais, à travailler à l’union de ces deux-là, Luella d’Azur et Yvon Ducastel… « Professeur de lettres », hein, mon bon Ducastel ?… Attendez ! Attendez ! Bientôt, oui bientôt, j’aurai les rieurs de mon côté… Moquez-vous de moi, M. l’Inspecteur ; faites le drôle ; mais rira bien qui rira le dernier… Ma vengeance, je la tiens, elle ne m’échappera pas… Et quelle vengeance, Seigneur !