L’homme truqué ; suivi de Château hanté et de La rumeur dans la montagne/I/06

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vi


L’ÉVASION DE L’HOMME TRUQUÉ


Pendant que Jean Lebris me racontait sa prodigieuse aventure, la nuit s’était épaissie et, la tension électrique s’étant maintenue, les yeux du conteur faisaient dans les ténèbres fluidiques deux clartés froides et sans rayonnement.

— Votre mère va s’inquiéter, lui dis-je. Partons. L’obscurité affaiblit-elle votre vision ?

— Du tout ! Le jour et la nuit ne sont plus pour moi qu’une nuance assez inexprimable… Vous venez ?

Ce fut lui qui me guida ; car, avec mes incorporation à mon organisme, mes yeux scientifiques n’ont cessé d’acquérir plus de pénétration. Ainsi, ce soir-là, le fond de la scène était encore obscur. Cela ressemblait un peu à une illumination nocturne, pour une fête, quand les maisons dessinent des traits de feu sur la nuit et qu’on n’aperçoit de leur masse qu’une lueur… Et puis, je n’avais pas encore acquis le sens de la perspective, la notion de profondeur. Les lignes me semblaient toutes à la même distance, situées dans un seul plan vertical, tracées — je le répète — comme sur un tableau noir ; et, comme le nouvel aspect des choses en faisait pour moi des choses nouvelles, parfois méconnaissables, je ne discernais d’abord que leur grandeur ou leur petitesse apparentes, sans pouvoir conclure à leur inégalité réelle ou à leur éloignement respectif.

» Mais, si réduit que fût encore pour moi le monde électrique, il n’en constituait pas moins un spectacle lumineux obligatoire. Je n’avais pas le moyen de m’en priver en abaissant sur lui mes paupières, que traversaient les radiations électromagnétiques ! J’étais condamné à voir sans cesse devant moi ces feux inexorables, ondes d’assombrissements et d’éclats qui en rendaient la perception des plus fatigante. Autrement dit, j’étais condamné à ne plus dormir !

» Et c’est par là que ce diable de Prosope eut raison de mon entêtement. Il me vainquit par le sommeil.

» Après trois jours d’insomnie, la fantasmagorie des lumières ayant peut-être triplé, Prosope me vendit, contre la promesse de parler, une paire de lunettes compactes. Elles étaient faites d’une superposition de divers isolants qui, chacun remplissant sa tâche, interceptaient finalement toutes les radiations.

» Je dormis d’abord. Puis, loyal, je parlai.

» Plus de noir, maintenant. Un éclairage général. Un éclairage dégradé, avec des zones tour à tour ardentes ou crépusculaires. Une luminosité universelle, éternellement ondulée ou frissonnante, dont la couleur passait du bleu le plus aigu au rouge le plus acide, par l’intermédiaire de tous les violets imaginables. À la vérité, le violet régnait presque uniquement ; mais le rouge dominait dans le ciel, et le bleu sur la terre. Il y avait entre eux un perpétuel échange, un va-et-vient d’effluves ; et dans l’espace c’était une propagation continuelle de rides immenses qui se coupaient et s’entrecoupaient infatigablement, tandis que des halos gigantesques y faisaient des taches sans limite, frémissantes de vibrations centrifuges. Le noyau de l’un deux m’apparaissait au-dessous de l’horizon, à travers l’épaisseur translucide du globe terrestre, comme un foyer de saphir en ignition ; et mes électroscopes avaient une tendance extraordinaire à se tourner vers lui.

» — C’est le Pôle magnétique, me dit Prosope ; et les autres halos, ce sont des champs électromagnétiques. Mais sous vos pieds, Lebris, qu’est-ce qu’il y a ?

» — Les étages de la maison : des plans à peine teintés, des lames de brouillard violet. Quelqu’un est couché dans la chambre au-dessous…

» — Mais plus bas, la terre, la planète…

» — Un abîme où tremblent des brumes, où des points plus denses mettent des lumières plus vives… La surface, surtout, condense le fluide.

» — Sans doute. Et autour de nous ? La forêt…

» — Une mousse pâle, couleur fleur de pêcher, presque insaisissable… Ah ! la mousse s’allume, pétille, s’agite, s’affirme… C’est le vent qui s’élève, n’est-ce pas ? Tout flamboie doucement. Des panaches phosphorescents se poursuivent le long des murailles. L’air lui-même s’emplit de traînées. Je vois le vent !

» — Et quand je bouge, moi ?

» — Tout ce qui bouge s’entoure d’une flamme éphémère, et laisse un court sillage déchiqueté, une frange de lueurs…

» — En face de nous…

» — Je vois un pavillon. Transparence lilas. Les angles, les arêtes sont beaucoup plus accentuées que tout le reste. D’admirables aigrettes azurées s’échappent des pignons pointus, et le paratonnerre lance une gerbe inépuisable d’étincelles bleutées… Tout ce bleu et tout ce rouge passent leur temps à se fondre en violet, et le violet s’emploie constamment à se dissocier en rouge et en bleu. C’est ce qui produit ces fluctuations sempiternelles… Eh ! que faites-vous ? Vos cheveux s’embrasent !

» — J’y passais la main, tout simplement.

» Et cætera.

» Une autre fois, Bare, je vous décrirai tout ce que j’ai décrit à Prosope et toutes les observations qu’il a faites par mon intermédiaire. Je vous dirai les diverses transparences des corps, proportionnelles à leur conductibilité ; comment certains métaux sont pour moi cristallins, alors que le verre le plus mince est souvent presque opaque, si bien que parfois je distingue mieux les aiguilles de ma montre à travers tout le mécanisme qu’à travers le verre !… Je vous dirai l’auréole électromagnétique dont nous sommes nimbés, comme si chacun de nous n’était, dans son être tangible, que le noyau d’un champ de radiations, en sorte qu’à tout moment nos êtres se confondent ou s’influencent. Je vous dirai… Mais voici que nous approchons de Belvoux, et je voudrais vous faire le récit de mon évasion. Il y a un mois, tenez, jour pour jour…

» J’étais accablé de tristesse. Ma réclusion ressemblait à la mort, et j’avais perdu tout espoir de reprendre ma place parmi les vivants.

» La maison où j’étais détenu se trouve au milieu d’une vaste solitude. Je savais depuis longtemps que la plupart de ses occupants n’en sortaient jamais. Figurez-vous être dans un château de cristal, — d’un cristal plus ou moins coloré d’améthyste ; c’est à peu près cela. Le moindre phénomène électrique impressionnait ma vue à travers les parois ; or, tout objet contient sa dose d’électricité, toute action engendre un courant ; cela me permit d’entrevoir périodiquement une automobile qui arrivait et repartait, assurant la liaison entre le château solitaire et une agglomération de points lumineux que j’estimai fort lointains (car j’avais acquis la notion de distance). L’auto pénétrait au cœur des bâtiments par le chemin d’un couloir bordé de hautes murailles qui, se continuant tout autour du domaine, lui faisaient une enceinte infranchissable, doublée, à l’extérieur, de fossés remplis d’eau. C’est, du moins, ce que je parvins à inférer, après bien des contemplations et des recherches, du haut de ma cellule ou pendant les promenades hygiéniques que Prosope me faisait faire dans les cours de sa forteresse.

» Impossible d’échapper à la surveillance de mes gardiens. Impossible de forcer les serrures de ma porte. Sauter par la fenêtre eût été se suicider.

» Je savais de ma prison tout ce que mes sens pouvaient m’en apprendre. Et rien ne me faisait espérer le salut. Mon serviteur restait muet. Les autres m’étaient étrangers. Une nuit, alors que limmobilité de chacun facilitait la besogne, j’avais dénombré les hôtes du lieu. Nous étions trente, que je crois pouvoir décompter ainsi : douze malades ou patients, huit médecins ou ingénieurs, et dix domestiques, infirmiers et ouvriers électriciens. — Le silence n’était troublé que par le bourdonnement sourd des dynamos. Logées au sous-sol, elles produisaient des fulgurances qui m’éblouissaient comme des soleils d’artifice. Elles envoyaient le fluide se comprimer dans des accumulateurs resplendissants ; elles le lançaient au loin dans le rayonnement arachnéen des circuits ; et, le soir, à l’heure des lampes, les fils conducteurs bâtissaient autour de moi l’édifice paradoxal de leurs fines incandescences… »

— Pardonnez-moi, Jean, si je vous interromps, mais dites : une lampe électrique allumée vous apparaît-elle, à vous, plus lumineuse ou moins lumineuse qu’un fil où passe un courant invisible à nos yeux ?

— Rappelez-vous ce que je vous ai dit du jour et de la nuit. Ce ne sont que nuances… Je poursuis :

» Un matin du mois dernier, le silence ordinaire fut troublé par la rumeur insolite d’une altercation, et je distinguai, dans la chambre voisine de la mienne, deux formes humaines face à face La grande : Prosope. La petite, au cervelet inégalement développé : mon serviteur attitré.

» Les deux hommes s’invectivaient. Il fallait que la cloison fût un étouffoir excellent, car, malgré le peu d’espace qui nous séparait, je ne pus saisir que de confuses apostrophes. À leurs gestes, à leur attitude, aux flamboiements qui parcouraient leurs nerfs, je connus toutefois la violence de la querelle. Et le cœur du petit homme battait avec une précipitation caractéristique.

» Prosope, beaucoup plus calme cependant, le frappa d’un coup de poing au visage et l’abattit par terre. Je vis le menu spectre se relever et sortir de la chambre, tête basse, mais en chatoyant de telle sorte qu’il semblait hérissé de lumière.

» C’était l’heure du lunch. Bientôt, le serviteur ouvrit les serrures de ma porte et disposa sur la table, avec son habituelle méticulosité, les éléments de mon repas.

» Bien souvent, mais en vain, je lui avais adressé la parole. Cette fois il me répondit, et que je sois damné si jamais quelqu’un baragouina le français d’une manière plus chinoise ! Je n’essaierai pas de l’imiter. — Il était furibond. Sachant trouver en moi un auditeur complaisant et discret, il épanchait sa rancune en accablant Prosope des pires insultes.

» Le motif de leur dissentiment était futile. Mais je jugeai l’occasion propice. Sans ambages, je lui proposai de fuir avec moi. Il m’opposa seulement que lui aussi était prisonnier de Prosope.

» — N’as-tu pas les clefs de la maison ?

» — Qu’est-ce que les clefs ? Rien. Pour sortir d’ici — je traduis son invraisemblable galimatias — il n’y a de praticable que le grand couloir entre les murailles. Franchir la grille qui le ferme, qu’est-ce ? Rien. Mais les pavés du couloir ne sont pas tous des pavés ! Certains sont des plots électriques, dissimulés parmi les carreaux du dallage. Qui les toucherait du pied tomberait foudroyé !

» Ainsi s’expliquait une singularité qui m’intriguait fort. Je regardai là-bas, avec un sourire, le dallage du couloir, la marqueterie sournoise où les plots, cachés à tous les yeux, encastraient pour les miens des luminescences éparses, aussi évitables que des plaques d’or.

» — Il n’y a qu’une grille au bout du couloir, remarquai-je.

» — Oui, à l’entrée du pont. Un enfant passerait par-dessus. Mais le couloir !… On interrompt le courant lorsque l’automobile entre ou sort ; mais, ces jours-là, le docteur fait bonne garde !

» — Nous partirons cette nuit, décidai-je.

» — Et les plots ?…

» — J’en fais mon affaire. Viens me chercher quand tout le monde dormira. Je te conduirai jusqu’à la grille. Ensuite…

» Mais le supposé Chinois, comblé de stupeur et de vénération, m’embrassait les mains.

» — Où sommes-nous ici ? lui demandai-je en me dégageant.

» — Seigneur, me répondit-il, ne m’interroge pas. Où nous sommes, cela, j’ai juré de ne pas le dire… Quant à m’évader, c’est autre chose. Je suis à tes ordres. Je te mènerai à la ville qui est par là. J’ai de l’argent. Si tu veux, je t’accompagnerai jusqu’au bord de ton pays. Fais-moi traverser le couloir, et moi je fais serment de te remettre aux mains de tes compatriotes. Là, je te quitterai. N’exige rien de plus. J’ai juré.

» Nul épisode n’accidenta notre fuite nocturne. Le petit Asiatique avait une incomparable dextérité pour manipuler sans bruit les serrures. Le château, feutré comme un cabinet de dentiste, jouissait d’un étrange pouvoir assourdissant. Prosope, sûr de ses domestiques, dormait profondément (je le voyais dans sa chambre !). Pas de chien de garde ; pas de veilleur. Enfin, il tombait une petite pluie que j’étais fort éloigné de maudire, les choses m’apparaissant avec beaucoup plus de netteté lorsqu’elles sont humides.

» Le couloir parcouru sans encombre, la grille escaladée, nous marchâmes durant cinq heures vers l’agglomération de points lumineux que j’avais déjà repérée. C’était la ville.

» Mon compagnon me dit :

» — Si nous pouvons prendre un train au lever du soleil, ce sera bon. — Et il ajouta dans un rire exotique : — Les docteurs vont dormir très longtemps derrière nous ; au moins jusqu’à demain soir… J’avais aussi les clefs de la pharmacie.

« C’est le ciel qui m’a envoyé ce petit démon ! » pensai-je.

» Il n’a voulu me dire ni son nom, ni sa patrie ; je n’appris rien de lui sur les docteurs mystérieux… Il était aussi secret que débrouillard.

» Nous nous hâtions. La nuit s’écoulait. Je suivais des yeux, à travers la masse diaphane de notre sphère, la progression du soleil. Il était pour moi, derrière ce brouillard bleu et parmi les astres, comme un disque zinzolin, foyer d’une formidable irradiation.

» Quand il dépassa l’horizon, nous étions empilés dans un étroit compartiment de chemin de fer, avec force voyageurs dont le langage inintelligible ne m’apprenait pas la nationalité.

» À quoi bon vous énumérer les fatigues et les péripéties de cette traversée européenne ?… Vers le soir, à l’heure où s’éveillait sans doute, dans son château-clinique, celui que j’appelle Prosope, nous entrâmes dans les pays de langue allemande. Questionner les gens, moi qui ne savais que quelques mots tudesques, c’eût été me faire remarquer et chagriner mon sauveur, qui m’avait demandé de ne rien dire et de ne pas chercher à savoir. Je me bornai donc, comme je l’avais fait jusque-là, à retenir des noms, à noter des configurations de montagnes ou des structures de monument, pour les rechercher par la suite. Mais, hast ! pour quoi faire ?…

» Au matin, le mot « Regensburg » frappa mon oreille. Nous nous trouvions alors dans un express qui longeait un fleuve vaste comme un détroit. J’entendis encore « Nuremberg », « Carlsruhe »…

» Au pont de Kehl, malgré tous mes efforts, l’Asiatique s’esquiva. Je passai le Rhin à la faveur d’un convoi de camions chargés de matériel livré aux Alliés.

» Ce furent alors toutes sortes de visites médicales et d’interrogatoires militaires, dont je sortis en mêlant beaucoup de mensonges à peu de vérités… Vous savez le reste. Officiellement, mon aventure est classée. Je veux croire qu’elle est réellement terminée ; mais il me semble prudent d’avoir toujours un revolver sur moi ; et ie vous avoue, mon cher Bare, que tout à l’heure votre présence subreptice, derrière le buisson, m’a donné la venette… »

Jean se tut et s’arrêta. Nous étions arrivés. Au fond du jardinet, qu’elle éclairait de ses fenêtres ouvertes, la maison Lebris s’élevait dans la nuit.

— Il est très tard ! dis-je.

— Oui, — répondit Jean qui me montra du bout de sa canne, dans le gazon, un point, puis un autre. — Le soleil est là, tenez !… Et la Croix du Sud, là ! Je suis bien le premier qui l’ait vue sans quitter l’hémisphère boréal !

Il mit alors, les ayant tirées de sa poche, les fameuses lunettes du docteur Prosope, qui, épousant les parages de ses yeux (comme des lunettes d’automobiliste), éclipsèrent complètement toute phosphorescence. On pouvait les prendre, ces lunettes opaques, pour des besicles de verre fumé ; et rien n’empêchait de croire que Jean devait les porter de temps en temps, pour suivre les prescriptions d’un oculiste.

— À présent, il faut me guider, fit-il. Je suis aveugle !

Je dirigeai ses pas. Nous montâmes l’escalier. Mais, quand il fut chez lui, je restai quelque temps, une main sur la rampe, cherchant avec une fièvre enfantine quel prétexte inventer qui me permît de grimper au deuxième étage et de revoir Mlle  Grive, ne fût-ce qu’un instant. Mon cœur battait si fort que je l’entendais. Un bruit de voix, là-haut, me rendit heureux comme un collégien…

Tout à coup, je songeai que l’aveugle extraordinaire me regardait peut-être, à travers les murs ; et je me retirai, méditant au prodige qu’il m’avait révélé.