L’instruction primaire à Rotterdam

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L’INSTRUCTION
PRIMAIRE
À ROTTERDAM.

Arrivé à Rotterdam au milieu du jour, je trouvai cette ville aussi vive et aussi animée qu’elle m’avait paru silencieuse et majestueuse lorsque j’y entrai de nuit la première fois : immense mouvement commercial, foule occupée se pressant dans les rues, effet pittoresque des navires qui, à tous momens, apportent du fond de l’Allemagne par le Rhin et la Meuse, et du Nord et des Indes par l’Océan, d’énormes amas de marchandises dont Rotterdam est l’entrepôt. La haute rue est une digue à laquelle la ville entière est attachée et comme suspendue.

Point d’arts à Rotterdam. Le seul monument un peu remarquable est la vieille église catholique avec son orgue et une assez belle grille en cuivre à l’entrée du chœur. Elle renferme aussi quelques tombeaux qui peuvent avoir leur intérêt historique. Je n’avais vu qu’à la clarté de la lune la statue d’Érasme en bronze, placée sur le grand marché, et qui représente l’auteur des Entretiens et de l’Éloge de la Folie debout avec la robe et le bonnet de docteur et un livre à la main. Au jour, je n’ai pas été fort satisfait de cette statue où il n’y a presque plus rien de la physionomie d’Érasme, et de cette figure fine et un peu pointue qui rappelle celle de Voltaire. On m’a montré la maison où il est né ; mais ses parens demeuraient à Gouda, et c’est par accident que sa mère accoucha à Rotterdam, ce qui fait une petite rivalité entre ces deux villes. J’ai voulu voir sur la place du grand marché, en face de la statue d’Érasme, la maison où vécut Bayle, et où il est mort dans la disgrace du parti protestant, fatigué de sa situation équivoque, et méditant de faire sa paix avec Louis XIV, et d’abjurer le calvinisme aussi légèrement qu’il avait fait le catholicisme. Singulière destinée de cet homme du midi de la France, qui, pour échapper aux superstitions de son pays, s’en va tomber sous la main du synode de Dordrecht, et qui, passant successivement par tous les extrêmes, aboutit au scepticisme ! Bayle n’est point un sceptique systématique comme Sextus et Hume, avouant ses principes et les poussant intrépidement à leurs dernières conséquences. Son scepticisme est comme le fruit de la lassitude, et l’ouvrage d’un esprit curieux et mobile qui flotte au hasard dans une érudition immense. C’est encore à Rotterdam que Locke dut passer une partie de son exil jusqu’à la révolution de 1688, avec son savant et judicieux ami Leclerc, qui imprima pour la première fois dans son Journal les deux premiers livres de l’Essai sur l’Entendement humain, monument immortel où l’erreur et la vérité sont mêlées en proportions presque égales, et qui contient les germes d’un scepticisme bien différent de celui de Bayle, et peut-être plus contagieux, parce qu’il semble arraché comme à regret par le sens commun à la réflexion la plus attentive, à la plus scrupuleuse moralité, et même à la foi la moins suspecte. Ce sont là les deux scepticismes dont s’est nourri celui de Voltaire pendant son séjour en Hollande et en Angleterre, et qui ont produit le Dictionnaire philosophique. Mais il ne s’agit plus de philosophie à Rotterdam. On n’y songe guère à Locke, à Leclerc, à Bayle ni à Voltaire. Il ne s’y fait plus de livres bons ou mauvais ; on n’y pense qu’à faire fortune. Mais dans cette ville où se forment et s’accumulent tant de richesses, il y a bien des pauvres aussi, et ils n’ont pas été abandonnés par une dédaigneuse opulence. L’administration a regardé comme son premier devoir de venir au secours de l’indigence, surtout en lui ouvrant des asiles et des écoles, où on lui donne les lumières de toute espèce dont elle a besoin. Il n’y a de bien remarquable, en fait d’instruction publique à Rotterdam, que l’instruction primaire, mais celle-là y est digne de la plus sérieuse attention.

Déjà le gouvernement hollandais avait averti de notre arrivée l’inspecteur primaire du district de Rotterdam ; nous étions donc attendus, et nous fûmes accueillis avec l’empressement le plus cordial. M. Delprat, de Rotterdam, me rappela M. Lange, d’Amsterdam. Je ne suis pas surpris qu’avec de pareils hommes, et avec leurs dignes collègues, M. Blussé à Leyde, M. Prinsen à Harlem, M. Van Goudoever à Utrecht, et M. Schreuder à Gouda, l’instruction primaire soit si florissante en Hollande. M. Delprat est, comme M. Lange, ministre de l’église wallone, prédicateur français très distingué, plein de lumières, d’esprit et de goût. J’ai peut-être déjà dit la même chose de quelque autre inspecteur primaire, mais c’est en vérité la plus stricte justice qui me force à répéter sans cesse les mêmes complimens. M. Delprat voulut bien me faire connaître plusieurs membres de la commission des écoles de la ville, entre autres M. le baron de Mackay, ancien officier de marine, aujourd’hui directeur des postes, homme riche, influent, profondément Hollandais de cœur et d’esprit, et qui, dans un âge avancé, conserve une activité surprenante, qu’il consacre en grande partie à l’administration des écoles du peuple. M. Delprat m’a dit plusieurs fois à l’oreille que le digne vieillard ne servait pas seulement les écoles de ses conseils, mais qu’il les avait plus d’une fois assistées de sa bourse. L’un et l’autre m’ont conduit dans toutes les écoles que j’ai désiré connaître.

Ce que je voulais voir surtout à Rotterdam, c’était la salle d’asile, appelée ici, comme en Allemagne, école gardienne (bewaar-school), ou comme en Angleterre, école de l’enfance (kleine kinder school)[1]. Je n’avais pas encore rencontré d’établissement de ce genre en Hollande. Il m’aurait fallu traverser le Zuiderzée pour aller chercher à Zwolle la célèbre école gardienne de cette ville. Mais je me suis procuré son réglement et les rapports qui en ont été publiés[2]. Elle ne date que de la fin de 1828. Elle est entièrement gratuite, et, à en juger par les deux rapports que j’ai sous les yeux, elle réussit à merveille : il est certain, du moins, qu’elle passe en Hollande pour un établissement vraiment normal. C’est sur ce modèle qu’a été fondé depuis l’asile de Deventer, et quand la commission des écoles de Rotterdam voulut établir aussi un asile dans cette ville, elle envoya la personne qu’elle voulait mettre à la tête de cette petite école, avec les deux aides qu’elle se proposait de lui donner, pour se former quelque temps et s’exercer auprès de l’école gardienne de Zwolle. Il n’y a pas d’autres salles d’asile publiques en Hollande que ces trois-là. C’est un grand tort et une très fâcheuse inconséquence. Si on établit des écoles gratuites pour les pauvres depuis cinq ou six ans jusqu’à douze, comment ne point établir des asiles gratuits pour ces mêmes pauvres de deux ans jusqu’à l’âge d’aller à l’école ? Toute école de pauvres doit renfermer un asile gratuit. De cette manière, l’asile est la pépinière de l’école ; l’un prépare et conduit à l’autre, et l’un et l’autre réunis forment un seul et même établissement. De même, à la plupart des écoles primaires payantes, il serait bon qu’un asile payant fût attaché. Mais il faut bien se garder de mêler dans l’école et dans l’asile deux sortes d’enfans, les uns qui paient, les autres qui ne paient pas ; vous humiliez les pauvres par ce contraste, et par le voisinage des pauvres vous repoussez ceux qui peuvent payer, et dont les familles ne veulent pas avoir l’air d’envoyer leurs enfans à une école gratuite, outre qu’il n’est pas en effet sans inconvénient de mettre un enfant d’une certaine classe de la société, propre et déjà façonné à d’assez bonnes manières, à côté d’un enfant soumis, mais grossier, bien lavé, mais très mal vêtu. Des salles différentes dans le même établissement ne suffisent même pas. L’asile pour les enfans pauvres et l’asile payant doivent avoir des bâtimens distincts. L’asile gratuit est le plus nécessaire et en même temps le plus facile à établir. Une propreté sévère sans délicatesse, un peu d’instruction très élémentaire, et beaucoup de jeux fortifîans, voilà qui suffit. Il faut que les enfans soient dans l’asile gratuit comme ils seraient dans une famille pauvre mais honnête ; car si l’asile dégoûte du foyer domestique, il fait plus de mal que de bien. L’asile payant doit être plus soigné sans recherche, de sorte que la mère de famille un peu à son aise, qui, par une raison ou par une autre, ne veut pas garder ses enfans à la maison, puisse avec sécurité les envoyer à un asile convenable, où ils trouveront des enfans de la même classe que celle à laquelle ils appartiennent. N’ayant été ni à Zwolle ni à Deventer, je n’ai vu en Hollande aucun asile gratuit. Celui de Rotterdam est un asile payant. Je l’ai examiné dans le plus grand détail.

Il se compose d’une pièce d’entrée qui conduit, à gauche, à une petite salle où l’on nettoie les enfans, et où se pratique tout ce qui concerne la propreté, et, à droite, à une autre salle, qui est l’école gardienne proprement dite : grande salle très bien aérée, dont la propreté approche un peu trop de l’élégance : une centaine d’enfans distribués en trois divisions ; l’une de petits enfans de l’âge de deux ans, l’autre d’enfans un peu plus âgés, la troisième d’enfans de cinq à six ans. Chacune de ces trois divisions est confiée à une sous-maîtresse ; et ces trois personnes ont à leur tête la directrice de la maison, qui est toujours là, et surveille l’ensemble de l’école. On apprend à lire, un peu à compter, et on exerce ces petites intelligences en mettant sous leurs yeux un assez grand nombre d’objets en nature ou assez fidèlement représentés. On n’écrit pas encore sur du papier, mais on trace déjà des lettres sur l’ardoise. Au bout de cette salle d’études est une autre salle où les enfans prennent leur récréation pendant l’hiver et le mauvais temps, et à côté une assez grande cour sablée pour la belle saison. Il y a beaucoup de maîtresses pour un assez petit nombre d’enfans, car l’école n’en a pas, en ce moment, plus de cent ; mais elle pourrait en contenir bien davantage. Chaque enfant y paie deux sous de Hollande, quatre sous de France par semaine.

Cette école gardienne occupe tout le rez-de-chaussée de la maison. Au premier est une école élémentaire payante pour les enfans de la même classe que ceux qui fréquentent l’asile. Ce voisinage est tout-à-fait convenable ; et il serait fort à désirer qu’au second étage, au-dessus de l’école élémentaire, on établît ce qu’on appelle en Hollande une école française, notre école primaire supérieure, l’école bourgeoise de l’Allemagne, où l’on payât un peu cher, et qui fût parfaitement tenue. Alors il y aurait à Rotterdam un vrai modèle d’un établissement complet d’instruction primaire pour la classe moyenne. J’ai recommandé ce plan, non sans quelque espérance de succès, à mes deux honorables guides et au propriétaire de la maison, membre lui-même de la commission des écoles, qui a eu la générosité de prêter cette maison pour ce bon usage, et de partager avec la ville les frais de premier établissement ; entreprise charitable, qui certainement finira par rendre à ceux qui l’ont faite dans un si noble but, le capital qu’ils ont avancé, et pour revenus les bénédictions de tous les gens de bien.

Après les asiles, les écoles de pauvres. J’ai prié M. Delprat et M. de Mackay de me faire voir la plus nombreuse et la mieux tenue ; ils m’ont conduit dans une école de pauvres de mille enfans.

Cette école se distingue de toutes celles que j’avais rencontrées sur ma route, par cette circonstance qu’elle est établie dans la maison consacrée au bureau de bienfaisance de la ville. C’est là qu’on fabrique en partie et qu’on distribue les secours aux personnes inscrites sur la liste d’indigence, et on se sert de ce ressort pour faire venir les enfans pauvres à l’école ; car on supprime les secours à toute famille indigente du quartier qui néglige d’envoyer ses enfans à cette école. L’obligation d’aller à l’école imposée par la loi en Allemagne (Schulpflichtigkeit) aux enfans de toutes les conditions, est ici indirectement appliquée aux enfans pauvres, et on ne peut contester l’excellence de cette mesure dans ces limites et pour cette classe de la société. C’est ainsi qu’en France on pourrait commencer ; et si dans toutes les grandes villes, les bureaux de bienfaisance avaient la sagesse et le courage de ne plus conseiller seulement, mais d’enjoindre aux familles qu’ils soutiennent, d’envoyer leurs enfans aux asiles et aux écoles gratuites, sans loi et sans bruit, ils feraient en peu d’années aux classes pauvres et à la société toute entière, un bien immense, sans aucune dépense nouvelle.

Quand je suis entré à Rotterdam dans cette maison de charité et d’école : oh ! le bel ensemble que formerait cet établissement, disais-je à mes compagnons, si en même temps il y avait ici une école gardienne gratuite ! Puissent mes paroles porter leurs fruits et donner à la maison de bienfaisance de Rotterdam l’unique mais indispensable complément dont elle a besoin !

Je m’attendais à trouver ici comme à La Haye et à Amsterdam les mille enfans réunis dans une même salle. Mon attente a été heureusement trompée. Les divisions dont se compose cette nombreuse école sont distribuées dans les différens étages, et chaque étage a des salles différentes pour les différentes classes. Le directeur a sous lui plusieurs adjoints et plusieurs aides, et même des aides apprentis. Ici, comme à Amsterdam, la méthode suivie est l’enseignement simultané, avec quelque mélange d’enseignement mutuel pour la répétition des parties inférieures et matérielles de l’instruction.

Passons maintenant des écoles de pauvres à ces écoles un peu plus relevées, qui ne sont pas tout-à-fait gratuites, et où l’on paie quelque chose, mais peu de chose, ce qui les a fait nommer écoles intermédiaires (Tuschen-schoole). En général, ces écoles sont livrées en Hollande à l’industrie particulière, et presque partout ce sont des écoles privées. Rien de mieux en théorie que cette distribution de l’instruction primaire ; dans la pratique voici les conséquences qu’elle devait amener et que le temps n’a pas tardé à faire paraître. Les écoles de pauvres n’étant pas seulement entretenues, mais instituées et gouvernées par l’autorité publique, leurs réglemens étaient faits par des hommes versés dans ces matières ; ces réglemens étaient strictement exécutés ; les maîtres étaient formés dans les écoles normales, les méthodes rigoureusement surveillées, la discipline excellente, les études bornées, mais solides ; les écoles de pauvres devinrent donc bientôt en plusieurs endroits supérieures aux écoles payantes dont l’industrie privée s’était chargée. De là le grave désordre d’enfans de la classe moyenne moins bien élevés que ceux de la classe indigente, et ce désordre pouvait à la longue amener une véritable perturbation sociale. On reconnut la nécessité d’aller au-devant de ce danger, et plusieurs villes fondèrent des écoles intermédiaires publiques et payantes. La ville de Rotterdam a deux écoles de ce genre, indépendamment de celles que la concurrence privée avait établies. D’abord il y a entre ces différentes écoles une émulation qui tourne au profit de toutes ; ensuite, et c’est là le point essentiel, des familles qui ne sont point assez indigentes, ou qui, dans leur indigence, ont trop d’amour-propre pour envoyer leurs enfans aux écoles des pauvres, sans pouvoir atteindre au prix assez élevé de la plupart des écoles privées, trouvent dans ces écoles publiques à bon marché ce qui convient à la fois à leurs sentimens et à leur position. Ainsi la ville de Rotterdam rend un service important à une partie très intéressante de la classe moyenne ; et ce service, elle a pu le rendre sans autre dépense qu’une avance de fonds qu’elle n’a pas tardé à recouvrer par le rapide succès de ces deux nouvelles institutions. J’ai entre les mains le compte de leurs dépenses et de leurs recettes pour l’année 1835, et ce compte donne un excédant de recette que la ville a appliqué à la salle d’asile que nous venons de décrire.

Voici les dépenses des deux écoles réunies :


1o Traitement des deux instituteurs en chef à 1,400 florins pour chacun. 
fl. 3.200 »
Plus pour indemnité de logement, à 200 florins pour chacun 
2o Traitemens des sous-maîtres au maximum de fl. 350. Salaires et encouragemens aux apprentis sous-maîtres. École no 1.
fl. 1,753 00
fl. 1,788 75
École no 2. 1,035 75
3o Deux maîtresses de couture pour les filles des deux écoles 
402 »
4o Papier, livres, encre, plumes, ardoises, pour les deux écoles 
614 31
5o Chauffage, éclairage, pour les deux écoles. Le local est fourni et entretenu par la ville. (Mémoire.) 
398 30
Total des dépenses 
fl. 6,403 36
Ou environ 12,900 francs.


La recette se compose du paiement de 20 cents, argent de Hollande, par semaine et par élève. Elle a produit :


1o Pour l’école no 1, fréquentée par environ quatre cents enfans 
fl. 3,000 90
fl. 3,044 90
Pour la classe de couture, le soir pendant six mois, cette classe n’existant que depuis le 1er juillet 
44 00
2° Pour l’école no 2, fréquentée par environ quatre cent quatre-vingts enfans 
fl. 3,926 40
fl. 4,156 60
Pour la classe de couture, établie près de l’école n° 2 depuis le 1er janvier 1835, à 5 cents par semaine 
230 20
Total de la recette pour les deux écoles 
fl. 7,201 50
Ou environ 14,500 francs.
La dépense étant de 
fl. 6,403 36
L’excédent de recette est de 
fl. 1,798 14

Voilà donc deux écoles contenant près de 900 enfans avec dix ou douze maîtres, sous-maîtres et aides, et deux sous-maîtresses qui ne coûtent absolument rien à la ville, et qui se soutiennent et fleurissent à l’aide d’une rétribution hebdomadaire de 20 cents de Hollande ou 40 centimes de France. Encore quand deux enfans de la même famille fréquentent l’école, ces deux enfans ne paient chacun que 15 cents (30 centimes), et quand il y en a trois de la même famille, chacun ne paie que 10 cents (20 centimes). Les filles de la division supérieure reçoivent le soir une instruction particulière pour les ouvrages de main, couture, etc., et elles ne paient de plus pour cette instruction que 5 cents (10 centimes). Cette rétribution est bien modique. Il n’y a pas une famille au-dessus de la classe tout-à-fait indigente, à laquelle sont réservées les écoles de pauvres, qui ne puisse payer une trentaine de sous par mois, surtout quand on laisse la faculté de payer par semaine, et même dans certaines villes, à Leyde, par exemple, de payer par jour, ce qui réduit la dépense à presque rien. Et pourtant cette petite dépense est une satisfaction pour l’amour-propre des parens ; elle attache les enfans à l’école et garantit leur assiduité, car on veut profiter pour son argent ; et en même temps en défrayant l’instruction de la classe moyenne, elle permet à la ville de concentrer ses dépenses sur l’instruction de la classe qui ne peut absolument rien payer et envers laquelle dans ce cas l’instruction gratuite est une dette sacrée. En multipliant inconsidérément les écoles primaires gratuites, on accable les communes de dépenses qui s’accroissent sans cesse et qui peu à peu épuisent et lassent la charité. La charité bien entendue consiste à donner pour rien à ceux qui n’ont rien, et à donner à bon marché à ceux qui ont quelque chose. À Paris, toutes les écoles communales sont gratuites, et il n’y a pas une seule école primaire publique où l’on paie, tandis que les écoles privées, dont la rétribution est la plus modique, coûtent près de 5 francs par mois, de sorte qu’il n’y a aucun degré intermédiaire entre le gratuit et un prix qui est déjà assez considérable. Un ouvrier qui a plusieurs enfans ne peut guère les envoyer à l’école privée, et il éprouve quelque honte à les envoyer à l’école gratuite, et à se mettre sur la liste officielle des indigens. N’oubliez pas encore cette considération : tous ces maîtres d’écoles gratuites qui ne demandent pas un centime à leurs élèves, n’ont d’autre revenu que leur traitement. Ce traitement a été porté de 12 à 1800 francs. C’est beaucoup pour la ville, c’est trop peu pour le maître et sa famille ; tandis que le maître de l’école privée gagne bien davantage, et voit son revenu s’accroître avec son habileté et son activité. On pourrait à moins de frais faire plus de bien encore par un système d’écoles publiques mieux appropriées aux divers besoins de la population. Nous avons assez d’écoles communales gratuites ; car plusieurs, malgré le talent des maîtres, ont un petit nombre d’élèves. Or, sans vouloir 1,000 enfans dans chaque école de pauvres, il en faut bien à peu près 300 ; et quelques écoles de ce genre peuvent suffire à chaque arrondissement, si on n’admet dans ces écoles que ceux qui doivent y entrer, c’est-à-dire les véritables pauvres dont la liste est à peu près complète dans les bureaux de bienfaisance. Et ici, sans engager l’opinion d’autrui, qu’il me soit permis d’exprimer toute ma pensée. À Dieu ne plaise que jamais je puisse songer à exclure personne de l’éducation populaire ! Loin de là, je ne cesserai d’appeler à cette noble tâche tous les gens de bien, tous les hommes éclairés, sans aucune acception ni de cultes ni de méthodes ; mais, je l’avoue à mes risques et périls, c’est surtout aux frères de la doctrine chrétienne qu’il me paraîtrait convenable de confier les écoles communales absolument gratuites, comme c’est surtout aux sœurs de la charité que nous confions le soin des malades dans les hospices. D’abord c’est au service du peuple que les statuts des frères les consacrent. Ensuite, par un retour bien naturel, le peuple les aime. Le peuple est fier, il ne veut pas qu’on le méprise, et, avec les meilleures intentions du monde, on peut avoir l’air de le mépriser, pour peu qu’on ait des façons trop élégantes. Les frères ne nous méprisent pas, dit le peuple. La tournure un peu lourde et commune de ces bons frères qui les expose à quelques railleries ; leur humilité, leur patience, surtout leur pauvreté et leur absolu désintéressement, car ils ne possèdent rien en propre, les rapprochent et les font bien venir du peuple au milieu duquel ils vivent. Le peuple et l’enfance demandent une patience sans bornes. Qui n’est pas doué d’une telle patience, ne doit pas songer à être maître d’école. Enfin, par leurs statuts, les frères enseignent gratuitement : il leur est interdit de rien demander aux enfans, et ils se contentent de très peu de chose pour eux-mêmes et pour leurs écoles. Voilà des gens qui semblent faits tout exprès pour l’instruction primaire gratuite. Il serait donc assez raisonnable de leur confier les écoles de pauvres, puisqu’ils ne peuvent pas en diriger d’autres. Mais à côté de ces écoles de pauvres, il faudrait en même temps dans chaque arrondissement un nombre à peu près égal d’écoles primaires publiques et payantes : celles-là on les confierait à des instituteurs laïques qui, avec leur traitement fixe, trouveraient dans la modique rétribution imposée aux élèves, un éventuel proportionné à leur zèle et à leurs succès. Ces instituteurs, la plupart du temps pères de famille, auraient ainsi une assez bonne condition, et la ville posséderait des écoles publiques payantes qui deviendraient le modèle des écoles particulières, même d’un prix beaucoup plus élevé. Enfin au-dessus de ces écoles publiques élémentaires où l’on paierait quelque chose, placez dans chaque arrondissement, sous le nom d’école intermédiaire ou d’école moyenne, ou sous quelque autre meilleur, une école primaire supérieure où l’on paierait un peu cher, pour cette partie de la population marchande et commerçante qui est à son aise et qui ne va pas et ne doit pas aller au collége apprendre des langues savantes qui ne lui serviraient à rien. Toutes ces écoles, loin de coûter à la ville, lui deviendraient, à l’aide d’une rétribution convenable, une source de profits, et ces profits, elle pourrait les faire servir à l’entretien des salles d’asile et des écoles de pauvres. Dans un pareil système, qui est tout-à-fait selon l’esprit de la loi, la ville aurait bien des charges encore, mais elle en aurait beaucoup moins, et toutes ses dépenses auraient des résultats immédiatement utiles. Mais de Paris revenons à Rotterdam.

J’ai vu encore à Rotterdam un établissement de charité trop curieux en lui-même, et où l’instruction primaire joue un trop grand rôle pour que je ne lui consacre pas quelques mots : je veux parler de la maison centrale de correction pour les jeunes garçons. Je donnerai une idée suffisante de l’excellent régime des prisons en Hollande, en disant que les maisons centrales de détention y sont divisées en deux classes, les unes pour les jeunes gens au-dessous de dix-huit ou vingt ans, et qui, par conséquent, sont purement correctionnelles, les autres pour l’âge avancé et pour les criminels. La maison centrale de correction pour la jeunesse était établie à Rotterdam. Jusqu’ici elle recevait des jeunes détenus de l’un et de l’autre sexe : ils étaient séparés de la manière la plus sévère dans les cours, au réfectoire même ; ils avaient des écoles distinctes. Malgré tout cela, l’expérience a démontré la nécessité de les séparer plus fortement encore et d’avoir une maison centrale de correction pour les garçons et une autre pour les filles. Celle des filles est à Amsterdam ; celle des garçons à Rotterdam. J’ai fait de celle-ci l’inspection la plus détaillée. On ne s’y propose pas seulement de tenir les jeunes gens soumis et inoffensifs pendant le temps de leur détention : on s’y propose de les améliorer. L’incarcération et la rudesse du régime est le juste châtiment du délit ; car, d’abord et avant tout, il faut qu’il y ait châtiment. Mais le châtiment ne serait point approprié à sa fin s’il n’était un moyen d’amélioration, et la maison s’efforce de mériter son titre de maison de correction. On agit sur les jeunes détenus par l’ensemble du régime de la prison : 1o par la discipline destinée à leur rendre le sentiment de l’ordre et de l’autorité ; 2o par le travail auquel ils sont assujétis, et il y a à cet effet plusieurs ateliers. La tenue de la maison est militaire : tous les employés ont un uniforme et une attitude grave et décente qui est déjà un excellent enseignement. La nourriture est saine, mais presque grossière, et cela est juste. Chaque détenu n’a pas une cellule, mais chaque dortoir ne contient qu’un assez petit nombre de lits, et chacun de ces lits est un hamac. Tout cela m’a paru très propre et très convenablement disposé. J’aurais souhaité, pour mieux voir, les yeux de notre honorable confrère, M. Bérenger, et ses lumières pour interroger mes conducteurs. Du moins suis-je un juge compétent de l’école qui est annexée à cette maison. C’est ici qu’est le principal ressort de la correction. Cette école est composée d’une soixantaine de jeunes détenus, tous habillés uniformément d’un pantalon et d’une veste de toile propre, mais grossière. J’ai été frappé des progrès qu’attestaient les cahiers d’écriture, souvent après très peu de temps d’école. J’ai surtout été satisfait des chants que j’ai entendus. Mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas l’esprit qui manquait à ces jeunes gens. Le maître est lui-même un jeune homme plein de gravité et de douceur, qui est comme le père de ses élèves. On lui avait proposé de lui adjoindre un des gardiens de la maison pour maintenir l’ordre ; il n’en a pas voulu, par cette raison qu’il aurait l’air d’avoir peur, et seul il suffit à toute son école. Il consacre sa vie à cette sainte mission ; il connaît individuellement chacun de ses élèves, et il s’applique à gagner leur confiance. Il peut donc les suivre, et il les suit en effet au dehors de la maison. C’est sur sa recommandation qu’on les place, et il entretient une correspondance régulière avec chacun d’eux. Mais pour qu’un tel gouvernement soit possible, il ne faut pas qu’il y ait dans l’école un trop grand nombre d’enfans ; car alors tout ce que peut faire un seul homme, c’est de les enseigner de son mieux, tant qu’ils sont entre ses mains : il lui est impossible de suivre dans la vie des milliers d’élèves. Quand donc, dans un semblable établissement, il y a beaucoup de jeunes détenus, il faut soigneusement les diviser, et les confier, par divisions de cinquante à soixante au plus, à un seul maître auquel on doit expressément imposer, non-seulement le soin de l’enseignement, mais celui de l’éducation, et non-seulement la responsabilité du présent, mais la surveillance de l’avenir.

Je m’étonnais que l’unique maison centrale de détention pour les jeunes garçons, dans toute la Hollande, ne contînt que soixante à quatre-vingts détenus sur une population de deux millions d’habitans ; mais, pour trouver l’explication de ce phénomène, je n’avais qu’à songer à ces excellentes écoles de pauvres que j’avais partout rencontrées. Les dépenses des villes pour ces écoles produisent donc ce résultat, qu’il y a moins de délits et de crimes, et, par conséquent, elles diminuent les dépenses pour la police, la répression et la correction. À Rotterdam, ville de commerce de près de cent mille ames, toute remplie de marchandises, et où la multiplicité des canaux et des ponts rend les vols et même les crimes si faciles, les vols sont rares, et ceux par effraction et accompagnés de violence le sont tellement, que nos conducteurs m’ont affirmé qu’il leur serait mal aisé de s’en rappeler quelques-uns. J’admire avec douleur le zèle inconséquent de certains philanthropes, et même de certains gouvernemens qui s’occupent avec tant de soin des prisons et négligent les écoles ! Ils laissent se former le crime et s’enraciner les vicieuses habitudes dans l’absence de toute culture et de toute éducation pendant l’enfance ; et quand le crime est formé, quand il est robuste et vivace, ils entreprennent de se mesurer avec lui ; ils essaient ou de le terrasser par la terreur et le châtiment, ou de le séduire, en quelque sorte, par des douceurs et des caresses. On s’épuise en efforts d’esprit et en dépenses, et on s’étonne quand tout cela est inutile : c’est que tout cela est un contresens. Corriger importe sans doute, mais prévenir importe encore plus. Il faut déposer d’abord dans le cœur de l’enfant des semences de morale et de piété, pour les retrouver un jour et pouvoir les développer dans le sein de l’homme que de fatales circonstances amènent sous la main de la justice. L’éducation du peuple est le fondement nécessaire de tout bon régime des prisons. Les maisons de correction ne sont pas faites pour changer des monstres en hommes, mais pour rappeler à des hommes égarés les principes qu’on leur a enseignés et inculqués autrefois, et qu’eux-mêmes ont suivis et pratiqués quelque temps dans les asiles où s’est écoulée leur enfance, avant que la passion, la misère, le mauvais exemple et les hasards de la vie les eussent emportés hors des sentiers de la règle et de l’ordre. Corriger, c’est d’abord exciter le remords et réveiller la conscience ; mais comment ranimer une voix qui ne s’est jamais fait entendre ? comment rappeler un langage à qui ne l’a jamais su et n’a pas même eu à le désapprendre ? Si démontrer suppose des principes dont on convient, corriger suppose aussi une règle reconnue, une notion quelconque d’obligation et de devoir, un sentiment effacé, mais non pas détruit, du bien et du mal ; et quelques bonnes habitudes antérieures qu’il s’agit de faire revivre par un régime approprié, et de faire triompher peu à peu d’autres habitudes survenues plus tard au préjudice des premières. J’approuve donc et je bénis de tout mon cœur les écoles de correction, mais je les considère comme à peu près condamnées à demeurer infructueuses, tant qu’elles ne s’appuieront pas sur des écoles du peuple universellement répandues, obligatoirement suivies, et dans lesquelles l’instruction ne sera qu’un des moyens de l’éducation.

Pendant le peu de temps que je suis resté à Rotterdam, les journées étaient employées comme je viens de le dire, et je passais les soirées chez M. Delprat et chez M. de Mackay, à causer ensemble de tout ce que nous avions vu pendant le jour. Nous étions peu nombreux, cinq personnes seulement, tous amis passionnés de l’éducation du peuple, nous communiquant avec une entière confiance toutes nos réflexions, moi, surtout, interrogeant sans cesse la longue expérience de deux hommes d’école consommés, tels que MM. Delprat et Schreuder, eux satisfaisant à toutes mes questions avec une connaissance profonde de ces matières, avec une patience et un empressement dont la source était moins encore leur parfaite obligeance envers un étranger, que leur amour sans bornes de la cause sacrée que nous servions tous. M. Delprat et M. de Mackay demeurent, l’un et l’autre, sur un de ces beaux quais de Rotterdam d’où l’on aperçoit la Meuse, aussi vaste à cet endroit qu’un bras de mer. Une lune magnifique se jouait sur ces eaux tremblantes que l’ombre de la nuit, dérobant l’aspect de la rive opposée, rendait seules visibles. La ville dormait en silence ; et, de l’embrasure de la fenêtre auprès de laquelle j’étais assis, je passais tour à tour du charme de ce paisible spectacle à celui d’une conversation doucement animée, sur le plus grand sujet que des hommes sages puissent proposer à leurs méditations, l’éducation de leurs semblables. La pensée de M. Cuvier, qui, il y a vingt-cinq années, m’avait précédé dans le même pays et dans les mêmes recherches, toujours présente à mon esprit, mais plus vive encore en ce moment, donnait pour moi un caractère presque solennel à ces conversations, les dernières que je devais avoir en Hollande, et où j’essayais de compléter mes informations et d’achever la connaissance que ce voyage avait pu me donner de l’instruction publique, et surtout de l’instruction primaire, dans un pays où elle est portée à une si grande perfection. C’étaient, en quelque sorte, de réciproques adieux entre la Hollande et moi : ils m’ont laissé un ineffaçable souvenir.


Victor Cousin.
  1. En allemand, wartschule ; en anglais, infantschool.
  2. Verslag van den staat der stads armeninrigting te Zwolle, 1e jun. 1830. Tweede verslag, etc., 1e aug. 1854.