L’intelligence et le rythme dans les mouvements artistiques/01

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L’INTELLIGENCE ET LE RYTHME
DANS
LES MOUVEMENTS ARTISTIQUES



PREMIÈRE PARTIE

L’ÉDUCATION DE LA PENSÉE ET LE MOUVEMENT VOLONTAIRE


CHAPITRE PREMIER

L’EFFORT MENTAL DANS LE MOUVEMENT ARTISTIQUE


Les propriétés des mouvements artistiques.

Si aujourd’hui l’art paraît une force mystérieuse, c’est parce qu’on le considère indépendamment de la science destinée à en démontrer la complexité cachée, étroitement reliée au mécanisme de nos fonctions mentales. À mesure que la science dévoilera le secret des mouvements artistiques, on reconnaîtra d’une façon de plus en plus évidente l’unité de la science et de l’art.

Nos définitions de l’éducation artistique des mouvements tendent déjà à prouver que le mouvement a, comme la matière, des propriétés, et que si d’une part les mouvements s’identifient matériellement avec les organes par lesquels ils sont exécutés, d’autre part leurs propriétés s’identifient avec l’activité cérébrale qui en commande et en règle l’exécution.

C’est en raison de cette cérébralité qu’il est susceptible d’acquérir, que le mouvement volontaire est destiné à devenir une science, et cette science exercera l’influence la plus décisive sur l’évolution de l’éducation et, par conséquent, sur l’évolution de l’activité mentale.

Déjà, par les résultats obtenus au moyen des leçons de choses, on s’est rendu compte des services que le mouvement volontaire, adapté à la signification de certains mots, peut rendre dans l’éducation de l’enfant. On a constaté que le mouvement fait penser l’enfant, tandis que le mot peut n’éveiller aucune idée correspondante malgré sa répétition réitérée, souvent même peut-être à cause de sa répétition réitérée.

Du reste, le mouvement lui-même, aussi bien que le mot, peut être stérilisé, on pourrait dire profané, par sa répétition réitérée que l’on impose dans l’enseignement des instruments de musique. Là, durant de longues heures, on développe fatalement le mécanisme des doigts au détriment du mécanisme de la pensée. Ces procédés répréhensibles provoquent une espèce de mémoire automatique des mouvements qui entrave le développement de la pensée, de la même façon que la mémoire automatique des mots imposée dans les études scolaires.

Cette mécanisation nuisible de la mémoire des mouvements et de la mémoire des mots semble tirer son origine d’une époque antiscientifique lointaine, où l’affinement progressif de l’activité fonctionnelle et des perceptions sensorielles n’était pas encore considéré comme un phénomène corrélatif du développement de l’intelligence.

Comme nous l’expliquerons plus loin, non seulement on ne doit pas faire de mouvements sans penser, mais on doit apprendre à penser les mouvements avant d’être à même de les exécuter dans les conditions voulues. Entre le mouvement artistique et le mouvement antiartistique, entre le mouvement créateur et le mouvement impuissant, il existe une différence essentielle : l’un est pensé, l’autre ne l’est pas. La pensée transforme le mouvement parce qu’elle lui donne les propriétés d’où émanent sa force d’expression, sa vie.

Dans l’éducation des mouvements volontaires artistiques, le premier rôle ne doit donc plus revenir au mécanisme des mouvements des doigts, mais au mécanisme des fonctions mentales qui déterminent les rapports à établir dans l’exécution des mouvements. L’éducation essentielle réside dans le calcul de ces rapports, et non dans les mouvements exécutés par les doigts.

L’effort intellectuel nécessaire pour apprendre à gouverner ses mouvements de façon à leur communiquer toutes les propriétés artistiques doit donc tenir la première place dans l’éducation des mouvements volontaires dont il s’agit ici. La valeur des mouvements réside dans la pensée qui les anime, et cette pensée doit être à la fois puissante par sa complexité et sa continuité.

L’élève ne peut apprendre à penser, à agir, à mesurer, à calculer musicalement par l’étude des mouvements volontaires que si, par un effort considérable, son esprit dépense plus d’activité que ses doigts. Et cet effort n’est nullement disproportionné avec la courte dose d’attention que l’enfant est capable de déployer.

En général, on ne se rend pas compte des aptitudes de l’enfant ; au lieu de lui enseigner des choses toutes faites, on peut lui décrire leur mécanisme de façon à mettre sa pensée en marche, lui expliquant que ce qu’il doit apprendre à faire est composé de différentes choses qu’il doit faire simultanément.

Avant qu’un mouvement puisse s’exécuter dans de bonnes conditions, il faut trouver moyen de maintenir en mouvement la pensée qui doit le faire exécuter.

On ne pense qu’en variant sans cesse les éléments pensants partiels qui font naître la pensée, ce que nous considérons comme une pensée se compose déjà d’une foule d’éléments pensants différents, et le secret de l’éducation de l’enfant réside dans ces éléments pensants différents ; il faut savoir les provoquer, afin qu’il apprenne à penser.

Du reste, le problème des mouvements artistiques est résolu nécessairement par les commençants sous une forme moins complexe que par ceux à qui l’éducation a déjà donné une conscience supérieure. Mais, quel que soit le degré de perfectionnement acquis, le principe initial de l’étude reste le même : il consiste à apprendre à penser par la main, à penser par le calcul des sensations différenciées qu’on s’applique à provoquer au moyen des attitudes et des mouvements.

Si, comme cela est probable, on ne pense qu’imparfaitement ce qu’on ne peut arriver à faire soi-même en le voyant faire aux autres, c’est que tout perfectionnement fonctionnel acquis doit correspondre à un état de conscience supérieur. À chaque perfectionnement du mécanisme manuel correspondra un perfectionnement équivalent du mécanisme mental.

Il s’agit, en somme, de former une espèce de décentralisation de la pensée ; au lieu de croire que la pensée est dans la tête, on croira qu’elle est dans la main et dans la tête. C’est déjà un progrès puisque, à vrai dire, il y a une parcelle de pensée partout où il y a sensation ; apprendre à mieux sentir par sa main, c’est apprendre à mieux penser.

Dans la première partie de cet ouvrage nous exposerons sommairement les principes élémentaires nouveaux par lesquels l’étude du piano est transformée en un travail surtout intellectuel ; celui-ci non seulement augmente la valeur du temps consacré à l’étude parce qu’il abrège considérablement la durée du travail, mais il permet aussi à tous d’apprendre ce qui est considéré comme le privilège de quelques élus : le toucher musical, le jeu harmonieux et la vérité artistique.

Les propriétés artistiques des mouvements qu’il s’agit d’acquérir correspondent donc à l’effort intellectuel dépensé dans l’étude des mouvements.

Ce travail intellectuel est tout d’abord entravé par l’inconscience manuelle.

L’inconscience manuelle.

Nous avons dit qu’il faut apprendre à penser les mouvements que la main doit exécuter. Mais, avant d’apprendre à penser ces mouvements, il faut apprendre à sentir sa main. Les sensations peuvent se diviser en deux groupes principaux :

Les sensations d’arrêt de mouvements ;

Les sensations de mouvements.

Cette inconscience manuelle dont nous sommes affligés nous empêche de diriger nos doigts indépendamment les uns des autres.

Sous ce rapport, l’impuissance est si complète qu’elle devient presque incompréhensible pour ceux qui savent qu’en réalité, dans l’étude du piano, il suffit de se représenter mentalement avec netteté les mouvements à exécuter et à arrêter, pour être aussitôt à même de les exécuter et de les arrêter réellement, malgré la complexité des fonctions tactiles mises en jeu.

Devant notre incapacité d’action, nous sommes forcés de reconnaître qu’en réalité nous ne savons pas agir, parce que nous ne savons pas penser.

Le premier effort de l’éducation consiste donc à apprendre à sentir notre main dont la destination est si supérieure à celle à laquelle notre inconscience la réduit. Mais, malheureusement, nous la sentons aussi peu, par rapport à ce que nous voulons lui faire faire, que par rapport à ce que nous ne voulons pas qu’elle fasse.

L’avance inconsciente des mouvements.

Non seulement, chez les pianistes, les mouvements de la main gauche ont en principe une avance involontaire sur ceux de la main droite, mais, dans les deux mains, le mouvement de chaque doigt a une avance sur la pensée. Avant que nous ayons l’idée précise d’un mouvement à faire, ce mouvement est déjà commencé ; cette avance est d’autant plus considérable que les sensations manuelles sont moins développées. Chaque mouvement exécuté par un doigt nécessite donc un effort préalable d’arrêt de mouvement, en vue de relier le mouvement au commandement cérébral.

La tension statique des muscles, loin de pouvoir être considérée dans l’éducation artistique comme une force au repos, fournit précisément l’effort initial qui rend cette éducation possible.

Les mouvements qui restent sous le contrôle intermittent de la pensée. — Les mouvements qui restent sous le contrôle continu de la pensée.

Quant aux mouvements des doigts et des bras, ils offrent deux caractères distincts :

1o Le mouvement à vitesse maxima, qui ne reste que sous le contrôle intermittent de la pensée ; il ne s’applique qu’à l’abaissement du doigt qui transmet la pression à la touche ;

2o Le mouvement à vitesse graduée qui reste sous le contrôle continu de la pensée ; il s’applique au toucher lui-même et au relèvement du doigt après le toucher, ainsi qu’à tous les mouvements exécutés au-dessus du clavier par la main et par le bras[1].

La vitesse maxima de l’abaissement du doigt et le contrôle intermittent de la pensée. — Dans chaque abaissement d’un doigt, il s’agit de réduire au minimum le temps qui s’écoule entre le commandement du mouvement et l’exécution, ou l’émission du son. Le doigt étant préalablement maintenu fixe à une certaine hauteur au-dessus de la touche qu’il doit enfoncer, la pensée ne doit pouvoir ni ralentir, ni arrêter le doigt pendant la durée de son trajet. Une fois le doigt lancé, elle perd tout contrôle, jusqu’au moment où le toucher s’effectue.

Vitesse maxima avec élimination de la pesanteur. — Mais l’influence de cette vitesse maxima communiquée à l’abaissement du doigt ne devient artistique que si une partie du poids, que le mouvement a acquis pendant son trajet, est éliminée au moment où le toucher se réalise. Ce poids doit être transformé, grâce au changement de direction communiqué au mouvement au moment où le doigt se pose sur la touche, au moment où il la sent, en vue de rendre le toucher élastique.

De même que l’oiseau, au moment de se poser sur la branche, atténue le mouvement de ses ailes afin d’éviter un choc, l’élève doit, lui aussi, éviter le choc entre le doigt et la touche, mais par un autre procédé. Cette élasticité peut être obtenue, en effet, dès le début de l’étude si, au lieu de maintenir le doigt fixe pendant la durée du toucher, on transforme le toucher lui-même en un mouvement qui reste sous le contrôle continu de la pensée, au moyen d’un glissé réalisé en allant du fond vers le bord de la touche pendant toute la durée du son.

Le toucher transformé en mouvement qui reste sous le contrôle continu de la pensée. — La vitesse maxima de l’abaissement du doigt est donc transformée en un toucher élastique par le glissé exécuté en allant du fond vers le bord de la touche pendant la durée du son. Cette élasticité, attribuée au mouvement, correspond à un phénomène cérébral par lequel tout mouvement contrôlé peut être sans cesse, ou accéléré, ou retardé, ou arrêté.

Il faut dire que dans l’étude habituelle du piano où le doigt est maintenu immobile pendant qu’il tient la touche enfoncée, cet arrêt du mouvement du doigt entrave le développement de la mémoire musicale, parce qu’il arrête le mouvement de la pensée. On ne se doute pas, il est vrai, de cette coïncidence !

Donc, au lieu d’introduire dans l’attaque trois éléments différents : l’abaissement, l’arrêt, le relèvement, nous réunissons ces trois actions, plus ou moins contraires, en un seul mouvement circulaire comprenant trois phases :

1re  phase : Abaissement pendant lequel le doigt est graduellement allongé.

2e phase : Glissé pendant lequel le doigt est graduellement fléchi.

3e phase : Relèvement pendant lequel le doigt est graduellement remis en demi-flexion, c’est-à-dire dans sa position initiale.

Courbes tracées au-dessus du clavier (mouvements qui restent sous le contrôle continu de la pensée). — Si la pesanteur doit être éliminée de l’abaissement du doigt, elle doit l’être à plus forte raison de l’abaissement du bras chaque fois que la main est maintenue, avant l’attaque, à une certaine hauteur au-dessus du clavier.

C’est encore à la pensée que revient la tâche de rendre légers tous les mouvements du bras :

1o En transformant une partie du poids qui se transmettait à la touche par le ralentissement graduel communiqué à l’abaissement du bras comme si celui-ci était retenu en l’air par une attraction opposée à celle qui le fait tomber ;

2o En transformant le toucher fixe en un toucher mouvant et élastique ;

3o En transformant, pendant la période de relèvement, la sensation de pesanteur du bras au moyen d’une accélération graduelle du mouvement, comme si le bras, malgré sa pesanteur, se sentait attiré en l’air.

Mais ce mécanisme de la pensée doit se dérouler à la fois dans l’espace et dans le temps.

  1. Avant d’aborder la définition de ces mouvements artistiques, établissons qu’ils correspondent en quelque sorte à une force neuve agissant à la fois sur le timbre de la sonorité et sur la valeur esthétique du jeu. Cette force neuve est analysée surtout par rapport à ses résultantes artistiques et leur corrélation avec la complexité des sensations d’attitudes et de mouvements provoquées chez l’exécutant. Donc, si nous disons que le mouvement transmet du poids, ou élimine du poids, c’est parce que tous les mouvements très rapides exécutés sans sensation d’éliminer du poids ne produisent qu’un son sec et sourd ; au contraire dès qu’on procède de façon à avoir la sensation d’éliminer une partie du poids, le son devient à la fois fort, vibrant et bien timbré.