L’intelligence et le rythme dans les mouvements artistiques/08

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TROISIÈME PARTIE

LE TOUCHER SPHÉRIQUE ET LE TOUCHER CONTRAIRE


CHAPITRE VIII

LE TOUCHER SPHÉRIQUE


Les transformations proportionnelles des dimensions dans le toucher sphérique.


Rappelons d’abord que le toucher d’un seul doigt peut correspondre à la représentation mentale simultanée des quatre orientations différentes que comporte un objet déplaçable à volonté, et que cet effet n’est obtenu que si l’objet touché est sphérique.

Si la circonférence de la bille n’est pas en disproportion avec les dimensions du doigt, cette représentation sphérique est provoquée sans que le doigt, par un mouvement léger de va-et-vient, fasse osciller la bille : dans ce cas le doigt, en la touchant, devient le contenant, la bille le contenu : il la couvre dans une certaine mesure.

Nous reviendrons, page 139, sur ce phénomène spécial qui paraît très simple, parce qu’on y est habitué.

Comme nous l’avons déjà vu, page 57, si nous touchons une bille avec les régions différentes du même doigt, il y a corrélation absolue entre les différences d’intensité de la sensibilité, les différences de vitesse des pressions selon leur orientation, et les différences de dimensions attribuées à une même bille.

La vitesse de transmission des pressions ne peut se modifier sans que les dimensions se modifient, et la proportionnalité de ces rapports pourrait sans doute, comme dans les révolutions de la toupie, être ramenée à des lois très précises si l’on pouvait estimer l’augmentation ou l’amoindrissement de la sensibilité tactile autrement que par les différences de perceptions qui en dérivent.

Transformations de deux unités dans le toucher des deux index.

On s’est servi, dans cette série de discriminations du toucher, de billes relativement petites (9 millimètres de diamètre) et l’on a utilisé sur chaque doigt exclusivement la région moyenne.

Comme on a pu déjà le reconnaître par ce qui a été dit, page 53, la transformation des dimensions est aussi caractéristique si le toucher s’effectue sur les différentes régions d’un même doigt ou avec des doigts différents sur la même région ; mais dans ces dernières conditions des ressources plus diverses sont mises en jeu parce que le cadre des observations se trouve singulièrement élargi par l’accumulation simultanée des contrastes.

Dans ces recherches qui ne s’étendent d’abord qu’au toucher de deux billes d’égales dimensions, la discrimination peut s’étendre par la suite à huit billes d’égales dimensions touchées simultanément, et dans ce toucher collectif complexe, toutes les billes seront, malgré leur égalité réelle, perçues avec des dimensions différentes par chacun des doigts.

Cette différenciation des dimensions sphériques se coordonne par des lois encore inconnues, mais qui apparaissent nettement dans la logique inébranlable avec laquelle ces phénomènes se manifestent.

Comme nous l’avons dit, la proportionnalité des dimensions du toucher sphérique semble, à l’égal de la proportionnalité des révolutions de la toupie, être apparentée aux lois qui relient entre eux les astres dont se forment les systèmes planétaires. Il est vrai, par son équilibre toujours mouvant elle en paraît très distincte : l’élasticité des rapports perçus est, en effet, telle que la propriété essentielle de ces images mentales semble résider dans leur tendance à se transformer sous les plus petites influences perceptibles, mais surtout imperceptibles. C’est à travers les proportionnalités nouvelles des dimensions qu’on voit sans cesse des états de conscience nouveaux se former.

Les rapports évoqués sont si frappants par leur corrélation différentielle que la sensibilité ne semble plus subsister par elle-même, mais seulement par les variations constantes à travers lesquelles elle se manifeste.

Donc si, après avoir posé très légèrement la région moyenne de l’index gauche sur une de ces billes, on

Dans ces recherches qui ne s’étendent d’abord qu’au toucher de deux billes d’égales dimensions, la discrimination peut s’étendre par la suite à huit billes d’égales dimensions touchées simultanément, et dans ce toucher collectif complexe, toutes les billes seront, malgré leur égalité réelle, perçues avec des dimensions différentes par chacun des doigts.

Cette différenciation des dimensions sphériques se coordonne par des lois encore inconnues, mais qui apparaissent nettement dans la logique inébranlable avec laquelle ces phénomènes se manifestent.

Comme nous l’avons dit, la proportionnalité des dimensions du toucher sphérique semble, à l’égal de la proportionnalité des révolutions de la toupie, être apparentée aux lois qui relient entre eux les astres dont se forment les systèmes planétaires. Il est vrai, par son équilibre toujours mouvant elle en paraît très distincte : l’élasticité des rapports perçus est, en effet, telle que la propriété essentielle de ces images mentales semble résider dans leur tendance à se transformer sous les plus petites influences perceptibles, mais surtout imperceptibles. C’est à travers les proportionnalités nouvelles des dimensions qu’on voit sans cesse des états de conscience nouveaux se former.

Les rapports évoqués sont si frappants par leur corrélation différentielle que la sensibilité ne semble plus subsister par elle-même, mais seulement par les variations constantes à travers lesquelles elle se manifeste.

Donc si, après avoir posé très légèrement la région moyenne de l’index gauche sur une de ces billes, on l’index gauche augmentent par le contraste des deux touchers, dans la deuxième, les dimensions de l’index droit sont diminuées par le contraste des deux touchers.

Transformations de trois unités dans le toucher des index gauche et droit et du médius droit.

Si, sans interrompre ces observations, on joint à la discrimination des deux index, une troisième, il s’établit une unité totale nouvelle : les deux premières billes changent de dimensions par rapport à la troisième, c’est-à-dire que :

1o Si cette bille est touchée par le médius droit, la nouvelle unité produira une augmentation des dimensions dans les sensations de l’index gauche ; tandis que les dimensions moindres seront proportionnellement perçues par le médius et l’index droit ;

2o Si, au contraire, cette bille est touchée par le 4e doigt droit, les dimensions perçues par les deux index s’amoindrissent de façon à paraître presque en déséquilibre avec celles du 4e doigt qui s’agrandissent considérablement. Chacune de ces unités totales se compose de trois dimensions différentes, faible, moyenne, forte, ainsi distribuées :

1re Unité nouvelle. — Index et médius droits ; index gauche.

2e Unité nouvelle. — Index droit ; index gauche ; annulaire droit.

Ces genres de groupement peuvent se renouveler sans cesse.

Ainsi, dans cette 1re unité, les dimensions perçues par l’index gauche étaient supérieures à celles du médius droit.

On obtient un effet inverse si, au lieu de joindre l’index, on joint le 4e doigt à ce médius droit, car aussitôt les dimensions maxima se déplaceront, c’est l’index gauche qui prend les dimensions moindres, le 3e et le 4e doigt droits prennent les dimensions supérieures.

Par cette substitution, la main gauche est changée pour ainsi dire en main droite, car son index prendra des dimensions si amoindries qu’elles correspondent presque alors à celles du toucher initial de l’index droit ; et corrélativement, par leur grossissement les dimensions des 3e et 4e doigt droits apparaissent semblables à celles des doigts correspondants gauches. Les trois dimensions graduellement augmentées sont ainsi distribuées :

3e Unité nouvelle. — Index gauche ; médius et 4e doigt droits.

Mais on peut aussitôt varier l’équilibre total en substituant le médius gauche à l’index, car dans la main droite les dimensions se rapetisseront alors proportionnellement à l’agrandissement des dimensions provoquées par cette substitution, et l’unité suivante se formera :

4e Unité nouvelle. — Médius et 4e doigt droits ; Médius gauche.

Le contraste s’agrandit encore dès qu’on remplace le médius gauche par le 4e doigt, car dans cette nouvelle combinaison, plus l’amoindrissement des dimensions décroît dans la main droite, plus le gros sissement des dimensions augmente corrélativement dans la main gauche.

5e Unité nouvelle. — Médius et 4e doigt droits ; 4e doigt gauche.

Transformations de quatre unités dans le toucher des deux index et des deux médius.

Si l’on étend la discrimination à quatre billes, le toucher de l’index et du médius gauches correspondent à des dimensions respectivement supérieures à celles de l’index et du médius droit. L’unité nouvelle se compose donc de quatre dimensions graduellement augmentées, ainsi distribuées :

6e Unité nouvelle. — Index et médius droits ; index et médius gauches.

Mais on peut presque constituer un équilibre inverse en remplaçant l’index droit par le 4e doigt droit, car dans cette nouvelle unité, c’est du côté gauche que se localisent les dimensions moindres.

7e Unité nouvelle. — Index et médius gauches ; médius et 4e doigt droits.

Au contraire, si c’est l’index qui est joint au 4e doigt droit, les différences de dimensions s’agrandissent de nouveau et se répartissent comme suit :

8e Unité nouvelle. — Index droit ; index gauche ; 4e doigt droit et médius gauche.

Si dans les deux mains on distribue les billes aux index et aux quatrièmes doigts, les rapports des dimensions sont proportionnellement très différents et l’unité nouvelle est constituée de la façon suivante :

9e Unité nouvelle. — Index et 4e doigt droits ; index et 4e doigt gauches.

Transformations de six unités dans le toucher des index, des médius et des annulaires.

Dans cette nouvelle transformation les six unités formeront par des dimensions proportionnellement agrandies l’unité nouvelle suivante :

10e Unité nouvelle. — Index, médius et annulaire droits ; Index, médius et annulaire gauches.

L’augmentation graduelle des contrastes dans le toucher sphérique des deux mains.

Une progression graduelle des contrastes s’établit entre les dimensions correspondantes des deux mains à mesure que le nombre des touchers est croissant, c’est-à-dire :

Si les rapports des dimensions sont établis par un seul contact dans chaque main, comme dans nos premières observations sur les index, les différences de ces dimensions sont relativement moins considérables.

Si c’est à deux contacts que la discrimination s’étend dans chaque main, le contraste des dimensions s’accroît.

Si c’est avec trois contacts gauches et droits que la discrimination se fait, les dimensions perçues deviennent de plus en plus différentes dans les deux mains. Ou, autrement dit, l’index gauche mis en opposition avec l’index droit donne des différences relativement faibles ; si ensuite, on oppose l’index et le médius gauches à l’index et au médius droits, les contrastes des dimensions augmentent entre les deux mains. Mais si c’est l’index, le médius et l’annulaire gauches et droits qui s’opposent, les contrastes sont de plus en plus considérables puisque l’index gauche devra alors correspondre à des dimensions qui sont supérieures à celles du 4e doigt droit.

Tous ces contrastes devraient encore se renforcer dans la discrimination de l’index, du médius, de l’annulaire et de l’auriculaire gauches et droits ; mais cette résultante logique des observations précédentes est contrecarrée chez moi par ma sensibilité tactile de pianiste ; mes 5es doigts qui devraient occuper la dernière place dans les dimensions croissantes du toucher sphérique, correspondent au contraire à des dimensions moindres que celles du médius. L’introduction des 5es doigts entraîne donc, dans la totalité des rapports, une perturbation qui m’empêche d’apprécier par mes propres impressions le développement total de ces phénomènes.

Et pourtant je dois y arriver, car si j’effectue cette discrimination des huit touchers pendant que les deux 5es doigts sont maintenus dans de l’eau froide, je dois par ce moyen amoindrir leur sensibilité et la faire rentrer dans le cadre normal. Ou bien, je dois y arriver en effectuant la discrimination des autres doigts dans de l’eau échauffée au degré voulu afin d’augmenter leur sensibilité en vue de rétablir l’équilibre des proportions normales.

Dans les observations de ce genre, on constate en effet que réchauffement correspond au rapetissement des dimensions et, par conséquent, à l’augmentation de la vitesse de transmission, tandis que le refroidissement correspond, au contraire, au ralentissement de cette vitesse et à l’agrandissement des dimensions.

L’influence de la chaleur sur les modifications des dimensions dans le toucher sphérique.

Ces transformations des dimensions, d’une mobilité proportionnelle si extraordinaire, donnent l’idée d’une complexité effrayante du mécanisme sensitif et des perceptions corrélatives ; car sans que le moindre désaccord s’établisse dans les rapports différentiels des doigts des deux mains, je puis, en posant la main gauche dans de l’eau tiède graduellement plus échauffée, faire rétrograder la sensibilité de ma main droite, maintenue dans l’espace libre, de manière à augmenter les dimensions respectives des trois billes bien au-dessus de celles produites précédemment dans la main gauche. De sorte que, par rapport aux phénomènes sensitifs, ma main droite devient quelque chose de bien plus gauche que la main gauche, tandis que, par compensation, ma main gauche devient quelque chose de bien plus adroit que la main droite. En effet, sous l’influence de cet échauffement, la proportionnalité merveilleuse des dimensions est perçue avec des différences de plus en plus minimes dans la main gauche, de plus en plus agrandies dans la main droite, sans qu’un instant les rapports soient faussés ; malgré tous les changements qui s’opèrent, la proportionnalité tactile reste intégrale dans chacune des mains.

Si, par exemple, on fait mouvoir deux billes de 17 millimètres de diamètre entre le pouce, l’index et le médius des deux mains, la main droite étant maintenue dans l’eau froide, la main gauche maintenue, au contraire, dans de d’eau graduellement échauffée, sous cette double influence les dimensions diminuent dans la main gauche graduellement au tiers, au quart des dimensions réelles de la bille, tandis que, par compensation, elles augmentent de manière à atteindre dans la main droite le triple, le quadruple des dimensions réelles.

Donc, c’est non seulement sous l’influence de la discrimination respective des doigts, mais sous l’influence du milieu stimulant ou stérilisant que le toucher sphérique conserve son étonnante cohésion dans les transformations des dimensions en sens contraire ; et même, sous cette influence du milieu, les progressions et les diminutions des dimensions s’opèrent par des transformations continues qui semblent faciliter particulièrement leur analyse. Mais cette continuité même des transformations peut aussi être obtenue sous l’influence réciproque des touchers, par les procédés suivants.

La parenté des rapports entre l’échauffement graduel et la substitution graduelle des doigts.

Si, reprenant ces petites billes de 9 millimètres de diamètre, la main gauche touche successivement, par exemple, une même bille d’abord avec l’index, puis avec le médius et finalement avec l’annulaire, pendant que, par un toucher continu, les trois doigts correspondants droits restent posés simultanément chacun sur une bille, la transformation graduelle des dimensions perçues dans la main droite sera obtenue comme par réchauffement graduel de l’eau ; c’est à mesure que, par la substitution des doigts, on évoquera des dimensions agrandies dans la main gauche, que des dimensions graduellement amoindries seront perçues par le toucher continu des doigts de la main droite.

Nécessairement, il suffit de faire succéder les doigts gauches en sens inverse et, au lieu de provoquer ce rapetissement, on provoquera une augmentation graduelle des dimensions perçues dans la main droite.

L’action secondaire de l’échauffement et du refroidissement sur les différents doigts d’une main.

En signalant la sensibilité surnormale de mes cinquièmes doigts, page 113, je disais pouvoir rétablir les rapports normaux dans les perceptions différentielles troublées soit en réalisant la discrimination du 5e doigt dans de l’eau froide, soit en réalisant celle de l’index, du médius et de l’annulaire dans l’eau chaude. Cette action pondératrice n’est néanmoins réellement obtenue que si, simultanément, le toucher du 5e doigt est effectué dans l’eau froide et celui des autres doigts dans l’eau chaude. Voici pourquoi.

Si la discrimination du toucher est réalisée en maintenant le 5e doigt jusqu’au delà de l’ongle dans l’eau froide, il se fait une inversion curieuse dans la sensibilité des autres doigts ; c’est le doigt le plus rapproché de ce 5e doigt, c’est-à-dire le 4e doigt qui fait alors percevoir les plus petites dimensions, et celui qui en est le plus éloigné, c’est-à-dire l’index, fait percevoir, contrairement aux rapports normaux, les plus grandes dimensions. Donc si je joins d’abord à la discrimination du 5e doigt celle du 4e doigt, ensuite aussi celle du médius et finalement celle de l’index, c’est l’index qui provoquera les plus fortes dimensions, et le 4e doigt les dimensions les plus faibles.

Dans l’unité nouvelle, les dimensions sont croissantes dans l’ordre suivant : Annulaire, médius, index.

Le résultat est le même si je commence par joindre à la discrimination du 5e doigt celle de l’index, ensuite celle du médius et finalement celle de l’annulaire.

Malgré cette inversion, les rapports des dimensions restent très nettement délimités entre ces différents doigts non immergés. Quant aux rapports des dimensions entre ces doigts et l’auriculaire immergé, ils semblent indéfinissables, parce que les perceptions du 5e doigt sont troublées et confuses ; c’est-à-dire qu’il semble percevoir à la fois l’eau froide dans laquelle sa phalangette est plongée et l’air qui environne les phalangettes des autres doigts, de sorte qu’il a l’impression de toucher quatre sphères décomposées au lieu d’en toucher une seule ; de plus sa sensibilité elle-même semble déjà intervertie, car les dimensions de la bille touchée s’agrandissent à mesure que le contact est localisé plus vers le bout du doigt, et c’est l’effet inverse qui se produit dans les conditions normales.

Les transformations des dimensions par l’échauffement et le refroidissement des billes.

Les mêmes transformations des perceptions sont produites par l’échauffement et le refroidissement des billes.

Si je touche avec l’index gauche une bille chauffée, ses dimensions me paraissent minuscules ; si je touche ensuite simultanément une bille refroidie avec l’index droit, je lui attribue des dimensions doubles, triples de celles qu’elle a réellement, et les dimensions des touchers sont interverties en même temps que celles des perceptions.

C’est-à-dire que le toucher de l’index gauche se rapetisse au contact avec la bille chaude, celui de l’index droit, au contraire, s’agrandit au contact avec la bille froide ; de sorte que, dans le toucher des deux doigts, les dimensions des contacts sont interverties par l’échauffement et le refroidissement des billes.

Le caractère différentiel de la sensibilité pourrait donc être étudié par l’échauffement proportionnel des billes. Si l’on arrivait à distribuer dans la surface des billes successivement touchées par les différentes régions d’une pulpe, une chaleur compensatrice d’autant plus forte que la sensibilité perd davantage de son intensité, on arriverait à neutraliser ces différences d’intensité ; c’est cet équilibre uniforme obtenu dans les perceptions qui fournirait la mesure de la sensibilité par les différents degrés d’échauffement de la bille, que nécessite sa mise au point.

Le même résultat devrait être obtenu si l’on cherchait à neutraliser les contrastes de la sensibilité des deux mains. On pourrait, pendant que la discrimination se fait normalement dans l’index droit, par exemple, échauffer la surface de la bille touchée par l’index gauche exactement d’autant plus fortement que l’intensité de la sensibilité de l’index gauche est inférieure à celle de l’index droit, afin de compenser les contrastes.

Les compensations par échauffement que nécessiterait la mise au point de la sensibilité de l’index gauche par rapport à celle de l’index droit, se changeraient nécessairement en compensation par le refroidissement, si c’est la sensibilité de l’index droit qu’on voulait faire concorder avec celle de l’index gauche.

Le toucher sphérique et le toucher musical.

Avant d’examiner les rapports multiples qui semblent exister entre les unités nouvelles du toucher sphérique et les perceptions visuelles, envisageons brièvement quelles différences et quelles analogies existent entre ce toucher et le toucher musical.

Tandis que la région moyenne seule a été utilisée pour établir les combinaisons multiples du toucher sphérique, les trois régions différentes des quatre doigts sont utilisées dans le toucher musical ; et, précisément, tout l’effort de l’éducation est dirigé de manière à rendre utilisable la région plus sensible de ces doigts. Quant au pouce, il reste mal adapté au clavier, ses pressions ne pouvant être localisées que sur la région la moins sensible.

La forme linéaire qui nous a servi de type dans le toucher sphérique est donc d’une simplicité extrême comparée à celle du toucher musical ; de plus les différences d’orientation rythmique, réduites aux différences de l’élan transversal dans le toucher sphérique, s’étendent dans le toucher musical à des combinaisons rendues volontairement complexes et à des combinaisons encore bien plus complexes, acquises fatalement par le mécanisme communiqué à la pensée.

Évidemment le toucher d’une sphère est en lui-même plus suggestif que le toucher d’une surface plane comme le clavier ; mais si la bille rentre pour ainsi dire dans les pulpes, le doigt entre, si l’on peut dire ainsi, dans la touche, parce qu’il la fait reculer.

C’est par le caractère de ce recul que se produit peut-être un phénomène analogue à celui qui s’opère lorsque la bille devient le contenu et la pulpe le contenant ? Cela doit être, mais rien ne le prouve, sinon l’harmonie qui se dégage du toucher musical. Ceux qui ont entendu Liszt ont connu ces sonorités éthérées qui semblaient émaner de l’espace le plus fluide imaginable ; véritable évocation de cette musique des sphères dont Pythagore a théoriquement formulé l’existence.

Du reste, dans l’unité linéaire des groupes de touchers, les voies ouvertes dont nous avons parlé sont en principe sphériques puisqu’elles forment une courbe ; et, par l’orientation communiquée aux pressions, la position des doigts évolue corrélativement avec cette courbe ; donc, les doigts roulent sur les touches au moment de les enfoncer, et leur sphéricité doit laisser des traces dans ce roulement, aussi faible qu’il soit. Nous ne jouerions pas du piano si nos pulpes étaient carrées.

Proportionnalité des sensations de tous les doigts transmise par le timbre d’un seul son.

Nous avons vu, page 117, que si, pendant la discrimination de quatre touchers différents réalisés simultanément par les quatre derniers doigts, le 5e doigt est maintenu dans l’eau froide, on a l’impression de toucher avec ce doigt des sphères décomposées au lieu d’en toucher une seule. En effet, l’état de la sensibilité des autres doigts se reflète dans les sensations de ce doigt et les trouble.

Un phénomène du même genre réside dans la proportionnalité des sensations de tous les doigts, dont se compose le timbre d’un seul toucher. En effet, on n’arrive à graduer le timbre de la sonorité d’un seul doigt avec la précision voulue que si l’on est capable d’analyser la part respective par laquelle l’attitude ou le mouvement de chacun des autres doigts participe à ce timbre.

Le timbre de la sonorité qu’on attribue à un don, et la virtuosité qu’on attribue à un automatisme acquis par la répétition prolongée des mêmes mouvements, correspondent en réalité l’un et l’autre à des phénomènes cérébraux transcendants dès qu’ils s’adaptent à l’expression artistique, c’est-à-dire dès qu’ils sont, sous les plus petites influences perceptibles, en constant état de transformation.

On croit à la puissance de l’automatisme parce que l’on considère le jeu des doigts comme provenant de phénomènes moteurs uniformes ; on croit au don du toucher, parce qu’on considère le timbre émis à l’aide des pressions comme un phénomène isolé, comme une propriété inhérente à chaque doigt, quand en réalité il s’agit de phénomènes qui n’existent que par leur proportionnalité dont les unités nouvelles du toucher sphérique nous montrent le mécanisme d’une effrayante complexité.

Si le pianiste, lorsqu’il a les mains très froides, est privé à la fois du timbre de sa sonorité et de sa virtuosité, nous voyons à quelle transformation des phénomènes cérébraux cette froideur des doigts correspond dans le toucher sphérique. Dans le toucher artistique de même, le ralentissement forcé des mouvements, l’incertitude, la faiblesse des pressions doit correspondre à un agrandissement des dimensions corrélativement perçues dans l’exécution des intervalles, et ces dimensions nous dévoilent le ralentissement des fonctions cérébrales.

Car, telle que le mécanisme de la sensibilité tactile nous permet d’entrevoir la mobilité extraordinaire des phénomènes cérébraux, l’affinement de la sensibilité correspond à l’affinement de l’intelligence parce qu’il entraîne en principe le rapetissement des formes qui servent à formuler les pensées.

Allant aux conséquences extrêmes de ces rapports, le fait de ne plus rien percevoir de ce qui est visible pour nous, correspondrait à la conception de l’intelligence la plus parfaite.

Les conséquences extrêmes de ces phénomènes paraissent aujourd’hui un non-sens ; peut-être seront-elles explicables un jour.


Les cordes disposées en image sphérique.

Pour mieux saisir le principe qui est dans l’harmonie musicale transmise par les pressions tactiles, il faudrait concevoir une forme dans laquelle les différences de dimensions, de rythme et de poids pourraient être unifiées avec la conception des différences des intervalles musicaux. Cette forme, c’est la sphère.

L’idée de fixer les cordes circulairement sur un instrument quelconque ne nous viendrait pas, puisque nous ne pouvons les fixer que dans une direction rectiligne sans arrêter leurs vibrations.

Néanmoins, l’image d’ondes sonores émises par des cordes disposées en circonférences de cercle n’est fausse que par notre incapacité de mettre ces cordes en vibration. Donc si cette image était théoriquement utilisée, il serait admissible que les cordes correspondant aux sons les plus bas pourraient former, disposées circulairement, les circonférences maxima d’une sphère ; partant de ces circonférences maxima, des milliers de cordes circulaires de dimensions moindres s’échelonneraient symétriquement et formeraient des circonférences allant en se rétrécissant jusqu’aux limites de l’extrême hauteur des sons qui formeraient les circonférences les plus minimes.

Cette sphère pourrait être imaginée creuse ou pleine.

Si elle est considérée pleine, on pourra, par une coupe transversale, y retrouver, corrélativement à l’amoindrissement des dimensions, les mêmes phénomènes d’accélération de la vitesse que nous avons déjà exposés page 87, dans l’image de l’accumulation circulaire des oscillations pendulaires ; mais on verra aussi que ces phénomènes de proportionnalité pourront être regardés par distance de tonique, de tierce, de quinte, d’octave !

Dans cette sphère, on verrait toujours les rapports des sons se modifier corrélativement à ceux des dimensions, du poids et de la vitesse ; et les différences de circonférences, dont sont composés ces intervalles, correspondraient à un genre d’unités nouvelles analogues à celles que provoquent les moindres modifications dans le toucher sphérique.

Mais dans le toucher sphérique, comme du reste dans les révolutions de la toupie, les dimensions et la vitesse sont plus particulièrement en jeu. Tandis que l’image de cette sphère nous montre, dans chaque unité nouvelle établie, une transformation identique sous une quadruple forme :

L’ensemble des sons sonnera différemment comme l’ensemble des poids pèsera différemment et, de même, l’ensemble des dimensions paraîtra dans l’espace aussi différent que l’ensemble de la vitesse dans la durée.

Si cette unité peut se retrouver dans la conception des intervalles, soit qu’il s’agisse de sons, de poids, d’étendue ou de durée, les intervalles n’ont-ils pas dans les phénomènes mentaux une adaptation générale que nous ignorons ?

Qui dit que comme nous entendons l’harmonie par intervalles de tonique, tierce, quinte, nous ne voyons pas aussi par un groupement analogue, l’harmonie des couleurs et des formes, et que l’harmonie acquise dans le perfectionnement des attitudes de la main ne correspond pas également à tous ces genres d’intervalles ?


Les phénomènes du toucher sphérique et les phénomènes visuels.

Comme nous l’avons dit, les unités nouvelles du toucher sphérique semblent être apparentées aux phénomènes visuels, notamment :

Aux transformations des rythmes dans la perspective.

Aux mélanges des couleurs.

Aux rapports des formes.

Aux lois de la perspective dans les arts.


Les transformations rythmiques dans la perspective, et les unités nouvelles.

Ainsi, un grand espace devant lequel nous sommes placés est, par rapport à la vitesse du déplacement des êtres qui s’y meuvent, aussi changeant que les phénomènes des représentations mentales du toucher sphérique. À mesure que, par l’éloignement, les dimensions s’amoindrissent, la vitesse paraît diminuer aussi. Malgré la faiblesse de ces différences il n’y aura dans cet espace, tel que chacun de nous le voit, nulle part des dimensions et des vitesses égales, à moins que l’effet n’en soit produit par des dimensions et des vitesses qui soient réellement différentes, et par ce fait peuvent paraître semblables.

Nous pouvons facilement nous rendre compte du caractère de ces phénomènes dès que nous reconnaissons que, malgré la perspective, la vitesse ne change pas, si elle est analysée en rapport avec la forme.

Admettons deux arcs d’égales dimensions occupant une faible partie seulement de l’espace total perçu ; s’ils sont surmontés d’une ligne horizontale, sur laquelle s’effectue une circulation, et placés à deux cents mètres l’un de l’autre, le second arc donne l’impression d’être contenu dans le premier.

Sur les deux lignes horizontales superposées, la vitesse des déplacements paraîtra très différente considérée en rapport avec l’ensemble des déplacements perçus dans la totalité de l’espace ; mais si, au contraire, on la considère en rapport seulement avec la forme des deux arcs superposés, cette vitesse concorde.

Ayant cherché à développer mon sens rythmique autant par la vue que par l’audition et par les sensations manuelles, je suis arrivée, par rapport à l’analyse simultanée des mouvements perçus, à étendre considérablement mon champ visuel ; je crois voir dans la perspective des unités nouvelles en constante transformation, unités nouvelles qui me sont aussi personnelles que celles provoquées par mon toucher.

Placée devant un espace libre, j’ai maintes fois constaté que si, pendant que je regarde des silhouettes humaines de différentes dimensions circuler autour de moi, des silhouettes plus lointaines et par suite de bien moindres dimensions m’apparaissent, je les regarde avec l’impression de les avoir déjà vues inconsciemment auparavant.

Cette inconscience de la vue qui a existé et dont je me rendais compte provenait de ce que la proportionnalité des phénomènes visuels n’était pas formulée dans mon regard — j’ai vu sans voir.

En effet, par l’introduction d’un nouveau rythme, en corrélation avec de nouvelles dimensions, tous les rythmes et toutes les dimensions précédentes doivent se modifier. Comme dans les unités nouvelles du toucher sphérique, une corrélation s’établit entre la sensation de voir quelque chose de nouveau et la sensation de voir corrélativement toutes les sensations préexistantes se modifier.

Notre conscience ne perçoit que dans la mesure où la proportionnalité a pu être établie entre tout ce qu’elle voit ; ce qui ne rentre pas dans cette proportionnalité inconsciemment calculée reste en quelque sorte ignoré, inaperçu — on le voit sans le voir.

Les phénomènes de la conscience dérivent d’une force accumulatrice qui n’existe que parce que tout ce qu’elle accumule est assez différencié pour que rien ne soit concevable en dehors des différenciations proportionnelles accumulées. Les phénomènes de la conscience sont en réalité des phénomènes d’évolutions rythmiques continues, dont la complexité dépasse notre imagination, mais qui laissent des traces profondes en nous. Car le fait que la souvenance existe peut provenir de ce que les rapports des rythmes étant tous perçus proportionnellement, les unités nouvelles dérivent les unes des autres et se contiennent les unes les autres.

Pour cette raison, chacune d’elles subsiste en quelque sorte indéfiniment. C’est-à-dire que leur proportionnalité continue est telle que, même en parcourant les phénomènes mentaux de l’existence de chacun de nous en sens inverse, on devrait pouvoir les reconstituer les uns par les autres.

On renverserait ainsi toute la psychologie de nos sensations comme on peut, avec le Mélotrope de M. Carpentier, renverser les sensations auditives corrélatives à l’exécution d’une œuvre musicale, en commençant cette œuvre par la fin pour la terminer par le commencement : on verrait ainsi mieux encore que dans le parcours normal que, d’une part rien ne se perd puisque tout reste perpétué dans l’engrenage indissoluble de la proportionnalité des phénomènes et que, d’autre part, les unités nouvelles qu’on pourrait appeler saillantes parce qu’elles sont très différentes des autres se fixent par le seul fait des rapports provoqués entre le passé et le futur, sans pouvoir disparaître de la pensée qui a existé longtemps avant et qui existera longtemps après.


Les unités nouvelles dans le mélange des couleurs.

Qui n’a été frappé en voyant un peintre décorateur à la recherche d’un ton par lequel il harmonisera une boiserie avec la tonalité d’un mur, de la subtilité des transformations qui s’opèrent pendant ces recherches dans cette tonalité du mur. Car l’introduction de chaque nuance nouvelle par laquelle on voit le ton qu’on cherche à approprier, se modifier, modifie corrélativement aussi le ton du mur, de sorte que ce mur qui réellement reste invariable semble changer sans cesse de ton. Comme le toucher continu du médius gauche, par exemple, change de dimensions selon qu’on lui oppose successivement le toucher de l’index, du médius, de l’annulaire ou de l’auriculaire droit, de même ce mur change de ton selon qu’on lui oppose des nuances légèrement différenciées.

En somme, dans le mélange des couleurs, comme dans les unités nouvelles, aucun changement partiel ne peut être obtenu. Dans le mélange des couleurs comme dans le toucher sphérique, les transformations perçues sont totales ; elles doivent se ramener, comme celles des unités nouvelles, à des lois de proportionnalité dont le calcul nous échappe, mais dont la réalité nous frappe.


Les unités nouvelles dans le rapport des formes.

Admettons qu’un peintre ait terminé un portrait dont la physionomie soit expressive et vivante ; si l’artiste est vraiment un voyant, il aura l’impression que le moindre trait ajouté ensuite change toute cette physionomie, et les rapports dans le changement total seront aussi subtils pour lui que si une autre pensée avait été évoquée dans ce visage.

Par sa sensibilité tactile, l’artiste sent, en effet, ce devenir total nouveau dans le mouvement qu’il réalise en exécutant ce trait qui lui-même n’est qu’un changement partiel des plus faibles, il voit si bien le changement total se produire, l’unité nouvelle se former, qu’il agit comme s’il produisait réellement à la fois toutes les transformations qui s’effectuent ; et c’est de cette accumulation de sensations simultanées que dérive la proportionnalité transcendante inhérente au moindre mouvement transmis par l’artiste.

C’est par la capacité d’analyser les proportionnalités mouvantes de la sensibilité que l’artiste produit l’harmonie absolue de la physionomie, telle que le portrait de Baltazar Castiglione de Raphaël nous la présente, ou l’harmonie générale de l’œuvre telle que Puvis de Chavannes nous la montre au Panthéon, ou telle que Rodin nous la fait apparaître, au musée du Luxembourg, dans le Baiser.

C’est de même par sa capacité d’analyser les proportionnalités mouvantes de sa sensibilité que l’interprète produit l’harmonie de la sonorité et celle de la conception esthétique de l’œuvre interprétée. Ces proportionnalités, comme les unités nouvelles le démontrent, se ramènent à une espèce de loi de la perspective dans le mécanisme de nos sensations.

Puisque, dans tous les arts les lois de la perspective se retrouvent, les causes qui font percevoir la variété des dimensions doivent se relier entre elles, soit qu’on perçoive cette variété réellement dans l’espace ou seulement mentalement dans la pensée.

Les unités nouvelles du toucher sphérique et les lois de la perspective dans les arts.

Envisagé d’une certaine façon, le déroulement des sons n’est qu’un genre de perspective. Non seulement nous formons nous-même comme le centre de l’œuvre musicale que nous écoutons, puisque, conservant un certain souvenir des sons entendus, nous acquérons pour ainsi dire une compréhension préalable des sons qui vont suivre : nous entendons en avant et en arrière comme nous regardons en avant et en arrière ; mais la diminution ou l’augmentation du volume et de la vitesse des sons produit de même des sensations de perspective comme si, selon leur degré de force, les sons étaient entendus de plus loin ou de plus près, ou comme si, selon leur degré de vitesse, l’allure des sons était perçue, sous une image visuelle quelconque, de plus loin ou de plus près. Dans l’art musical, il est vrai, ces rapports ne se trouvent qu’incidemment reliés ; néanmoins si l’intensité de la volonté contenue peut être figurée par un plain-chant, lent et fort, ou par un choral, ces chants ne donnent jamais la représentation de l’intensité de la vie réelle. Lorsque cette intensité de vie peut être évoquée parfois par des sons lents et doux, c’est qu’elle se ramène à des sensations de rêve, à des états d’extase qui approchent du rêve, ou de l’intuition de ce qu’on appelle l’au-delà ! On pourrait dire que toute l’attraction exercée sur nous par l’art musical pourrait se transposer en sensations visuelles d’espace, si nous savions regarder comme nous savons écouter.

Précisément, l’impossibilité de conserver aux rapports des dimensions et des mouvements perçus leur justesse dès que notre personnalité entre elle-même dans l’image perçue, nous montre combien il nous est relativement facile de concevoir l’harmonie dans l’art, mais combien nos sensations subjectives sont peu faites pour nous permettre d’envisager notre existence reliée à celle des autres dans les mêmes rapports harmonieux. Dès que notre personnalité entre dans l’image, il s’élève dans notre pensée un manque d’harmonie qui trouble l’ordre général.


La surestimation subjective.

Si, placée dans un espace étendu, où il y a peu de circulation, de sorte que la vue reste libre, je veux, en marchant de mon pas habituel, apprécier avec justesse l’allure plus vive de ceux qui passent devant moi, la fausseté de mes estimations est si frappante que j’ai peine à concevoir l’erreur qui se produit. Je suis forcée de reconnaître qu’en général je conçois les actions des autres seulement dans la mesure où elles présentent le moins de contraste avec les miennes : car si, pendant que je marche lentement, il m’est impossible d’apprécier, même approximativement, combien les autres marchent plus vite que moi, c’est que dans ce cas la représentation des contrastes m’est rendue presque impossible. Je ne me rends, en effet, compte de la supériorité d’effort dans la vitesse de la démarche des autres qu’en mettant mon pas à l’unisson avec le leur.

Comparée à l’unité de l’art qui se déroule dans la perspective des sons, cette surestimation subjective nous montre la presque impossibilité de l’art de la vie en raison de ces notes dont le rythme reste, pour chacun de nous, comme hors cadre.

Dans la lutte contre l’instinct égoïste, la transformation de la vue, raffinement général des sens, ne seraient-ils pas bien plus efficaces que toutes les théories généreuses malgré lesquelles nous restons quand même inconnus les uns des autres ? L’intention d’être bon, c’est quelque chose ; la nécessité de l’être serait infiniment plus.


Les deux perspectives.

Si les analogies des phénomènes visuels par rapport au monde externe, et des phénomènes sensitifs par rapport au monde interne, sont si frappantes, c’est qu’il y a deux perspectives dont le mécanisme est corrélatif, l’une pour regarder en dedans, l’autre pour regarder au dehors.

Si, dans le mécanisme artistique, la perspective interne peut éveiller en nous des images, des idées immenses, c’est que rien ne prouve que le mécanisme à travers lequel nous nous sentons nous-mêmes exister, soit différent de celui à travers lequel le monde extérieur nous apparaît. Cette unification du principe de la vie universelle par laquelle le domaine de l’intelligence, de la pensée, serait animé par les mêmes lois que celles qui régissent la matière dans l’espace visible, ne serait-elle pas un acheminement vers un perfectionnement dont on ne peut encore entrevoir que vaguement la force éducatrice ?

Ainsi, c’est chez l’interprète qui distingue les plus faibles différences dans ses sensations et mouvements que se produisent les conceptions esthétiques les plus étendues ; chez celui où la pensée ne circule pas, l’idéation s’arrête ; chez celui qui ne sent que par fractions plus grossières, l’idéation se rétrécit, parce que : 1o dans ses surfaces tactiles, sa pensée ne circule pas partout comme le regard peut circuler partout dans l’espace ; 2o il a, dans ses sensations, des interruptions qui correspondent à des murs partiels qui s’élèveraient dans l’espace, murs par lesquels le regard est arrêté. Ces murs ne sont dans leur réalité ultime que des lignes digitales mal orientées qui coupent la perspective des sensations et la perspective des idées.

Comme nous chercherons à le démontrer dans un ouvrage consacré plus spécialement à l’action que les attitudes affinées des doigts peuvent exercer sur les représentations visuelles, il y a des œuvres d’art plastiques fautives qui empêchent le regard de circuler, tandis que dans les belles œuvres, non seulement le regard circule librement, comme dans un espace libre, mais il semble pénétrer au delà de ce qu’il regarde.

Dans ces phénomènes d’adaptation du regard, il s’effectue des évolutions rythmiques analogues à celles que les pressions tactiles ne peuvent transmettre aux touches, dans l’interprétation d’une œuvre musicale, que dans la limite précise où la perspective totale de la sensibilité tactile est dégagée de l’obstruction ; c’est-à-dire dans la limite précise, où la pensée circule dans les perspectives du mécanisme tactile aussi librement que l’œil dans l’espace éclairé qui s’étend devant lui.

Les unités nouvelles nous montrent que, dans le toucher sphérique, la pensée définit les rapports mouvants qui existent entre les surfaces de nos doigts par des images si ressemblantes à celles qui ont fait découvrir les lois de la gravitation universelle que cette découverte même semble en quelque sorte reliée à l’harmonie fonctionnelle de notre mécanisme sensitif. La perspective des réalités externes ainsi que celle des réalités internes semblent se manifester comme si les mêmes forces étaient en jeu, comme si le discernement de toute chose reposait sur une base unique.

Du reste, pourquoi ne pas admettre que si, dans le monde visible, rien ne peut subsister dégagé de ces lois, dans le monde de la pensée il n’en soit de même ?

Pourquoi les grandes œuvres d’art, dans lesquelles des génies créateurs se sont incarnés, paraissent-elles aussi impérissables à l’esprit humain que l’immensité de l’espace visible au regard humain ?


Je dois reconnaître que toutes ces conceptions neuves qui hantent ma pensée, se ramènent à un fait précis : c’est par la transformation des attitudes de mes doigts que je suis arrivée à transformer ma vue, de manière à percevoir à travers tous les mouvements que je fais et que je vois faire aux autres, des rapports que je n’avais jamais vus. Ces rapports nouveaux que je perçois déterminent un fait nouveau : tous ces mouvements me paraissent influencés par les lois universelles répandues dans l’espace, influence dont on ne peut les dégager sans cesser de les concevoir.

Dans ces conditions, nécessairement, mon intelligence m’apparaît sous l’influence des mêmes lois que mes mouvements. J’admets d’autant plus l’existence de cette influence unique que si j’arrive à changer les rapports qui relient mes organes tactiles entre eux, en transformant mes attitudes externes, j’arrive, au point de vue de l’action interne cérébrale, au même résultat que si j’avais modifié ces organes eux-mêmes ; car la valeur réelle de ces organes réside dans leurs rapports réciproques, comme la valeur de ma pensée réside dans les rapports des images dont elle se compose.

En somme, la géométrie de nos attitudes modifie à la fois le rythme de nos mouvements et de nos perceptions comme elle modifie l’action externe par laquelle le caractère de chacun de nos mouvements est autant un effet des lois cosmiques générales en vertu desquelles nos pieds adhèrent au sol qu’une émanation de notre volonté.

Pour cette raison je vois que mon cerveau est, d’une part, directement influencé par le milieu cosmique, et je reconnais que si dans certaines conditions, il arrive à se faire une image de cette influence directe exercée sur lui, il n’en résulte qu’un progrès restreint ; mais que, d’autre part, s’il arrivait à se faire aussi une image de l’influence indirecte qu’il subit, une clarté vainement cherchée lui ferait voir ce qui est encore invisible mais peut devenir visible.

Car si, par le caractère de nos impressions rétiniennes, notre vue est limitée dans l’analyse des mouvements, à un fractionnement relativement grossier, la vue des rapports qui existent entre les mouvements différents perçus simultanément pourrait, par contre, s’étendre considérablement au profit de l’activité générale des organes eux-mêmes, si l’on savait l’utiliser. Des êtres capables de voir des rapports plus complexes verraient mieux et penseraient mieux.

En somme, si les ressources de nos yeux sont limitées, notre désir d’analyser ce que nous voyons l’est encore bien plus.

Nos arrière-ancêtres ne savaient pas comme nous ce qu’il y avait à voir ; leur désir d’analyser pouvait s’en ressentir. Mais à l’aide de ce savoir, nous devrions tirer de nouvelles ressources de nos yeux comme nous devons tirer de nouvelles ressources de nos mains.

Nous ne voyons que ce que nous avons appris à voir, nous ne touchons que comme nous avons appris à toucher : il y a une vision supérieure comme il y a un toucher supérieur qui nous apprendraient plus de choses qu’on ne peut supposer. Car c’est à mesure qu’on sent, qu’on entend, qu’on voit plus finement qu’il se fait une transformation totale dans notre esprit. La vision des rapports inaperçus, entr’ouvre un nouveau monde interne par lequel le mystère de la vie semble pénétrable parce que les liens qui relient les choses s’agrandissent, tandis que les choses elles-mêmes s’amoindrissent.