L’invasion noire 1/1

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PREMIÈRE PARTIE

LA MOBILISATION AFRICAINE

CHAPITRE PREMIER

À la recherche des mines d’or d’Atougha. — Une mission italienne. — Désertion des Noirs. — Surprise nocturne. — Massacre. — Le Sultan Abd-ul-M’hamed. — Guerre à l’Europe. — Assemblée des Chefs africains. — Bûcher funèbre.

Au milieu d’une longue clairière taillée par la nature à l’extrémité nord de la grande forêt du Congo, un cri s’éleva, cri rauque que la peur assourdissait, que dix voix répétèrent et que renvoya aux étoiles l’écho des bois inviolés.

— Aux armes !

Ce cri était poussé en italien.

Des têtes apparurent à l’entrée des tentes ; qu’un faible rayon de lune montrait pressées au milieu d’un enclos défensif d’églantiers géants et d’acacias épineux ; des hommes armés en sortirent, courant à leurs postes de combat et une voix, celle du chef de la mission, le comte Anselmo Vitali, demanda :

— Qu’y a-t-il donc, Luigi ? encore une alerte comme l’autre nuit ?

— Quelque rôdeur noir sans doute, répondit l’officier interpellé. Je vais voir…

Et dans la confusion d’une prise d’armes inopinée, des cris s’élevèrent et en un instant tout le camp fut sur pied.

Ils étaient là 2.600 hommes, une mission comme en avait rarement vu l’Afrique, et telle que l’Italie n’en avait jamais mis sur pied de semblable.

1.600 porteurs Somalis, 400 tirailleurs noirs recrutés dans le Tigre et le Choa, et 600 soldats italiens, l’élite de la garnison de Massouah, formaient cette petite armée.

La fraction combattante, 1.000 hommes environ, était encadrée d’officiers italiens.

Le colonel Vitali avait quitté Massouah treize mois auparavant.

Évitant le territoire de l’Abyssinie, plus rebelle que jamais au joug italien, il avait franchi le Nil Bleu, près de Sennaar, et le Nil Blanc, à Fachoda.

Puis, inclinant au sud-ouest, il avait rejoint le Bahr-el-Ghazal exploré par Schweinfurth, avait coupé l’itinéraire de Felkins et Wilson ; enfin la boussole et le sextant en main, il s’était lancé dans l’inconnu, dans cette région inexplorée qui sépare le Darfour de l’Oubanghi et que les peuplades des Niam-Niam appellent le Pays des Rivières.

Depuis un mois il avait franchi la lisière de la grande forêt congolaise, dans les ténèbres de laquelle Stanley s’était débattu pendant plus de six mois, et avait reconnu ainsi qu’elle étend ses sombres profondeurs jusqu’à plus de 600 kilomètres au nord de l’Arrouimi.

Et bientôt il allait toucher au but !

Il avait franchi 900 kilomètres de désert, 1.400 kilomètres, des pays arrosés par le Nil, 400 kilomètres de forêts, et dans cinq jours, cinq jours seulement, il allait parvenir au point que lui avait assigné son gouvernement, au point sur lequel l’Italie tout entière avait les yeux, aux mines d’or d’Atougha.

Car ce n’était pas à la conquête d’un nouvel empire colonial, ce n’était pas davantage à l’exploration de régions inconnues que l’Italie avait envoyé ces hardis pionniers.

C’était à la conquête de l’or, de l’or qui lui manquait, de l’or qui devait l’arracher à la banqueroute menaçante.

Dans son dernier et merveilleux voyage à travers l’Afrique, le colonel Monteil rejoignant le Tchad aux sources du Nil, avait révélé à l’Europe l’existence de mines d’or telles qu’il n’en existait plus au monde.

Une rivière, tributaire du Chari, le Bahar-Dari, roulait des paillettes innombrables du précieux métal.

Il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser des trésors.

Et comme jadis, à l’époque des découvertes californiennes, tous les peuples avaient été empoignés par une ardente convoitise.

À la lecture des récits du colonel appuyés sur des preuves irréfragables, à la vue des échantillons de pépites exposées aux vitrines du palais de l’Exposition de 1900, pépites dont quelques-unes atteignaient 25 kilogrammes, une fièvre intense s’était emparée des nations et des individus.

Comme jadis, les Portugais attirés sur la côte de Mozambique par la réputation des mines de Sofala, quatre des principaux États de l’Europe avaient organisé de puissantes colonnes, et du Cameroun allemand, de l’Afrique orientale anglaise, du Congo belge et de la Nouvelle-Erythrée italienne des missions étaient parties.

De toutes ces expéditions, la mieux et la plus promptement organisée était celle de l’Italie, et c’est elle que nous trouvons cette nuit d’octobre 19** à quelques jours seulement des trésors convoités.


— Tous les noirs ont disparu ! cria, la figure bouleversée, un officier se précipitant vers la tente du colonel.

— Les porteurs ?

— Partis, laissant là leurs charges !

— Les Somalis ?

— Partis, emportant leurs armes !

Une sueur froide perla sur les tempes d’Anselmo Vitali. Si près du port, allait-il échouer ?

— Que signifie ?… dit-il.

Du fond de l’immense forêt, un bruit s’éleva semblable à celui des vagues heurtant des falaises lointaines.

C’était une rumeur immense, quelque chose de confus, mais de terrifiant.

Des quatre coins de l’horizon elle monta, grandissant.

L’officier avait dit vrai : de cette petite armée l’élément blanc seul subsistait.

Les soldats noirs, contingent incomparable recruté à raison de 400 douros par tête dans la vallée de l’Atbara, les porteurs triés avec soin parmi les naturels du Harar et d’Ajan, s’étaient évanouis dans les profondeurs des bois.

Et cette désertion leur avait été d’autant plus facile au milieu de cette nuit obscure que, par mesure de précaution, le colonel Vitali séparait généralement leur camp du réduit central où il se cantonnait avec ses 600 Italiens.

Et ceux-ci restaient seuls exposés à ce danger encore inconnu, mais d’autant plus effrayant que cette désertion totale semblait le résultat d’un mot d’ordre rigoureusement suivi.

La rumeur s’accrut, des milliers de pas crièrent sur le tapis de phrynium et d’amomes de la vieille forêt, et firent plier les branches des figuiers nains.

Le doigt sur la détente, mais l’âme pleine d’une terreur inexpliquée, les soldats italiens attendaient, embusqués derrière leur retranchement d’épines.

Soudain, sur l’une des faces du camp, un coup de feu retentit.

Presque en même temps toutes les armes partirent à la fois.

Une fusillade ardente crépita dans la nuit, illuminant les hautes herbes.

L’ennemi inconnu n’était pas visible encore, mais on le sentait là tout près et la gorge sèche, les yeux agrandis, le corps secoué par un frémissement, les Italiens tiraient dans le noir.

Peu à peu les hurlements de guerre s’éteignirent, et un silence relatif plana sur ce champ de massacre.

Du milieu des bois un son de trompe retentit, lugubre, prolongé ; on eût dit un pleur d’hyène se fondant avec un rugissement de lion, et comme si ce signal eût été attendu, des hurlements sans nom s’élevèrent aux quatre coins de l’horizon.

Ce fut une immense clameur qui couvrit les détonations des armes à répétition, comme le bruit de la tempête domine l’appel du canon des navires en détresse, et soudain, de tous les côtés à la fois, des myriades de nègres apparurent, grouillant, se poussant, bondissant, tombant, rampant, accourant à toute vitesse, affreux, hideux, semblables à des légions de démons !


En un instant la clairière en est pleine.

Ils ne tirent pas.

Ont-ils des armes seulement ?

Oui, des coutelas larges d’une main qui étincellent dans la nuit.

Des centaines d’entre eux sont déjà tombés sous les balles au milieu des herbes, mais les vides ainsi produits sont instantanément comblés par la masse hurlante qui sort des bois.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, elle a atteint le rempart épineux et l’a franchi de tous les côtés à la fois.

C’est le corps à corps qui commence.

Est-ce bien le corps à corps ?

Non, c’est l’étouffement !

En quelques minutes il achève son œuvre.

Les coups de feu cessent comme par enchantement, le cercle des nègres se resserre à vue d’œil.

C’est la marée qui monte autour d’un îlot, le diminuant à chaque remous, puis le recouvrant de vagues qui se heurtent en se rejoignant.

Maintenant, c’est fini !

En moins d’un quart d’heure, la mission italienne a été anéantie jusqu’au dernier homme.

Du milieu des tentes abattues, des centaines de bras se lèvent portant des têtes coupées que la lune éclaire blafardes et qui grimacent lamentablement.

Parmi elles, celle du comte Anselmo Vitali, qui jamais n’aura réalisé le rêve doré de son pays.


Et pour la seconde fois, vers le sud, le son de la trompe se fit entendre, plus rapproché que tout à l’heure, et semblable à l’appel d’une sirène de vaisseau.

Soudain le paysage s’éclaira : des torches coururent à travers les arbres et débouchèrent par centaines dans la clairière.

Ceux qui les portaient étaient des noirs absolument nus, et de taille si petite qu’on eût dit une légion d’enfants.

C’étaient les Pygmées, hôtes des bois obscurs où la puissante ramure des arbres intercepté le soleil sur un espace plus vaste que la France ; les Pygmées que Stanley avait rencontrés sur les rives de l’Arrouimi et de l’Itouri, et dont il avait en vain essayé de vaincre l’hostilité par des assurances pacifiques.

Ils étaient là quelques centaines, escorte d’honneur d’un cortège tel que n’en rassembla jamais aucun des conquérants de l’antiquité.

Devant eux les rangs pressés des nègres s’ouvrirent, découvrant les morts qui jonchaient le sol.

Et sur la multitude des noirs entassés dans la clairière, les burnous blancs des Arabes, les pagnes des Sénégalais, les coiffures multicolores des Congolais tranchèrent curieusement.

Il y avait là plus de soixante chefs, appartenant à toutes les régions connues et inconnues de l’Afrique.

Isolé au milieu d’eux et comme entouré d’une auréole, un grand vieillard à la barbe d’un blanc éclatant, à la tournure superbe, s’avançait majestueux et grave.

Il portait un riche costume arabe : veste brodée d’or, ceinture rouge et verte sur laquelle se détachaient deux pistolets incrustés de nacre et d’argent, large pantalon et bottes en cuir souple.

Sur ses épaules un haïk de soie d’une merveilleuse finesse ondulait en plis harmonieux, et sur la tête il portait le turban vert qui signale aux yeux des croyants le pèlerin de retour de La Mecque.

Or, cet homme était plus qu’un pèlerin.

C’était le commandeur même des croyants.

C’était Abd-ul-M’hamed, sultan détrôné de Constantinople par les intrigues anglaises, mais toujours considéré comme le Chef incontesté de I’Islam, parce qu’avant tout il était resté, pour les disciples du Prophète, le grand khalife de La Mecque, le grand chérif !

C’était lui le maître de l’Afrique musulmane, de l’Afrique du XXe siècle, qui venait d’ordonner ce massacre, et l’avait conduit de telle sorte, que de ces mille hommes pas un n’avait survécu, pas un n’avait pu s’échapper pour porter aux rivages civilisés la terrifiante nouvelle.

Il allait lentement, enjambant les corps étendus, et, s’arrêtant un instant, il contempla la funèbre besogne qu’achevaient silencieusement une centaine de Soudanais géants qui semblaient former sa garde particulière.

Ils venaient de former un monticule des cadavres italiens ; la plupart étaient décapités, quelques-uns avaient conservé, avec leur tête, le salako blanc en usage dans les troupes coloniales : plusieurs tenaient encore leurs armes dans leurs mains crispées ; tous portaient d’horribles blessures faites à l’aide de couteaux très épais ou de la troumbache, sorte de faucille de guerre en usage au Soudan.

Quand le tas de cadavres fut assez élevé, l’un des nègres étendit au sommet un burnous grossier, et sur cette chaire funèbre, le sultan monta d’un pas assuré comme s’il eût gravi les marches d’un trône.

À côté de lui monta un Arabe d’une trentaine d’années, un guerrier superbe à la peau bistrée, aux yeux brillants et hardis, et au sommet de la pyramide humaine, il enfonça le fer d’une longue lance à l’extrémité opposée de laquelle flottait une crinière de cheval noir surmontée d’un croissant d’or.

C’était l’étendard du Prophète.

Peu à peu les nègres avaient reflué vers les bois, et quand le sultan s’assit, un large espace vide s’était formé autour de lui et les chefs africains l’entourèrent silencieux et debout.

Il fit un signe de la main et tous s’inclinèrent. Il en fit un autre, le salut de l’Islam, en portant la main gauche à son cœur, puis à son front, et tous ayant levé leurs mains étendues au-dessus de leurs têtes s’assirent silencieux.

Alors la voix d’Abd-ul-M’hamed s’éleva au milieu du silence des bois, voix caverneuse et d’un timbre étrange, mais nette et perceptible de partout.

il s’exprimait en arabe de l’Hedjaz, c’est-à-dire dans l’idiome primitif des premiers croyants ; il était compris ainsi de la plupart des guerriers qui étaient là, de ceux du Sénégal, du Bornou, du Kordofan et des Grands Lacs.

Ceux du Sud, avec leurs interprètes derrière eux, se faisaient traduire ses paroles à voix basse dans leurs dialectes respectifs.

« — La illa illallah Mohammed rassoul Allah ! »[1] commença-t-il en prononçant d’une voix grave la chehada, c’est-à-dire la prière fondamentale de l’Islam.

Tous répétèrent après lui la phrase consacrée.

Il continua :

« Salut à vous tous, serviteurs d’Allah (que son saint nom soit loué). Que Dieu répande sur vous ses bénédic« tions et qu’il vous fasse participer aux grâces qu’il répand sur ses Moudjehedin[2]. Qu’il reçoive dans son paradis ceux de vos enfants qui viennent de tomber sous les balles des infidèles.

« Et ceux-là, que Dieu les maudisse »

Il se tut et les chefs répétèrent :

« — Que Dieu les maudisse ! »

« Je vous ai appelés, reprit-il, parce que l’heure approche.

« L’heure de la Djiahd[3] que nous attendons depuis longtemps !

« J’ai besoin de savoir si vous serez bientôt prêts.

« Vous connaissez par les émissaires que je vous ai envoyés le plan grandiose que Mohammed, notre Prophète (que son saint nom soit béni), m’a révélé depuis cinq ans déjà.

« C’est l’anéantissement de l’Europe ; c’est la domination de l’Islam sur les royaumes infidèles ! c’est la vengeance de l’Afrique opprimés !

« De l’Afrique trop longtemps morcelée et que la volonté d’Allah met à cette heure tout entière dans ma main pour l’accomplissement de ce qu’il a résolu !

« Allah ou ekbar ! Dieu est le plus grand, fit-il, d’une voix inspirée. »

« — Dieu est la plus grand ! répétèrent les Africains. »

Le sultan s’était animé ; il se leva, dressa sa haute taille et montrant le Nord de son bras amaigri d’ascète :

« — L’Europe est pourrie ! fit-il d’une voix tonnante, elle est pourrie comme ces vieux sycomores que le vent du sud abat tout d’un coup, pourrie dans ses mœurs, pourrie dans sa religion !

« Tout peuple qui perd sa foi marche à la décadence, a dit le livre du Prophète :

« Or, la foi est morte dans cette société trop vieille, usée par le bien-être.

« La décadence est venue.

« La mort doit suivre.

« Ses peuples sont prêts à s’entre-déchirer. « Pour se préparer à la guerre, ils se vautrent dans le luxe et les plaisirs coupables.

« Cet arbre n’attend plus que la hache.

« La hache, c’est à moi que Dieu l’a confiée.

« Quand l’heure aura sonné, je vous jetterai sur le sol des infidèles comme le semeur jette une poignée de grains dans un champ et « sous vos pas tout deviendra ruine »[4], suivant la parole du Prophète.

« Serez-vous bientôt prêts ?

« Parle, toi, Mao, enfant du Soudan impénétrable ! »

Un Arabe se leva ; il portait le costume des gens du Bornou, et se cachait le bas du visage avec un coin de son haïk.

Il était célèbre dans tout le nord de l’Afrique par le harem de quatre cents femmes qu’il entretenait à Kouka, sa capitale : car ce harem comprenait un ou plusieurs spécimens de chacune des races humaines, et il avait rassemblé ce grand nombre de femmes, disait-il, comme un antiquaire collectionne des camées et des médailles[5].

« — Maître de nos vies, dit-il après s’être incliné profondément ; toi qui représentes parmi nous l’antique et noble race des Abassides, qu’Allah te comble de ses bénédictions ! j’ai quitté les bords du Tzadé[6] il y a deux lunes pour répondre à ton appel. La bonne parole a partout circulé, depuis les montagnes du Tarso, qui bordent le désert de Libye, jusqu’aux dernières collines du Baghirmi. Des marabouts parcourent maintenant le Kanem, l’Aîr et le Kashen ; quand tes messagers arriveront, j’aurai réuni tous mes peuples. Nous n’attendons que les armes que tu nous as promises en échange de nos fusils trop vieux. »

— Tu les auras bientôt, Mao ; et toi, fils de Samory ?

Karamoko se leva.

Ce n’était plus le jeune prince noir curieux et expansif qui avait visité l’Exposition française en 1889 ; ce n’était pas non plus le grotesque personnage rencontré par Binger en 1888 sur les bords du Niger, coiffé d’un Casque de pompier et revêtu d’une cuirasse ancien modèle. Le malheur l’avait rendu grave et il avait grisonné sous les fatigues de la défaite et de la fuite incessante.

Après les luttes sanglantes soutenues contre les colonnes françaises et la mort de son père décapité par ses propres Sofas, il s’était réfugié dans les solitudes habitées par les Maures nomades au sud du Maroc ; depuis trois ans seulement il avait reparu dans les anciens Etats de ses pères, évitant les garnisons françaises et prêchant la révolte.

« — Dans tout le pays du Niger, dit-il sourdement, depuis ses sources jusqu’à Ségou, dans le Fouta-Djallon, comme dans l’ancien royaume d’El-Hadj-Omar, on attend l’heure. Les postes français couvrent maintenant tout le cours du Djoliba[7] et Taim bouctou la grande capitale est tombée entre leurs mains ; mais du Mossi au Fouta, la haine pour l’envahisseur est restée vivace comme la racine de la liane caoutchouc. Les jours du successeur de Tieba, ce traître que Dieu maudisse, sont comptés, et quand tu donneras le signal, Peuls, Toucouleurs, Talibés, tous me suivront. »

Le sultan avait écouté avec attention ; un éclair de satis faction brilla dans son regard.

— A ton tour de parler, Nzigué, dit-il, toi dont le rôle a été si grand dans ces dix dernières années ; toi à qui est dû le réveil de ces populations du Congo si pusillanimes, si lâches devant les blancs ; toi qui en infusant à tous ces païens la doctrine sainte de Mohammed en as fait des hommes, des guerriers pour qui la mort ne compte plus. As-tu envoyé le mot d’ordre des bords du Grand Fleuve aux confins de la Grande Forêt ?

Nzigué était debout, appuyé sur un magnifique fusil euro péen, un Mannlicher autrichien à répétition, qu’il avait acheté sur les marchés du Tanganika et fait incruster d’or et de pierreries.

Il était fils de Tippo-Tib, ce fameux marchand d’esclaves qui régnait jadis, sans conteste, sur le pays de l’ivoire, et avait si efficacement aidé le capitaine Trivier dans sa tra versée de l’Afrique.

Plus puissant à lui seul que tous les souverains d’Europe qui, à l’appel du cardinal Lavigerie, s’étaient coalisés pour abolir l’esclavage, il l’avait rendu impossible dans tout le centre africain.

Et le résultat obtenu était d’autant plus extraordinaire que le vieux Tippo-Tib, son père, avait vécu de la traite et du commerce du « bois d’ébène ».

Le moyen qu’il avait employé pour supprimer l’esclavage, monopole des Arabes, était radical.

Apôtre autant que commerçant, aidé par des marabouts adroits et fanatiques, il avait converti tous les nègres de ce vaste pays à la religion musulmane.

Et comme Allah a déclaré que jamais un croyant ne pourrait être esclave, la traite des nègres avait pris fin d’elle-même.

Comme Nzigué allait parler, une oscillation se produisit sur le tas de cadavres qui servait de trône au sultan ; des blessés revenus d’un premier évanouissement et étouffant sous le poids des corps entassés essayaient de se dégager.

Deux Soudanais de Sokoto se levèrent tranquillement, tirèrent par les jambes deux malheureux chez qui de fébriles mouvements accusaient un reste de vie, et les décapitèrent d’un seul coup du terrible « mouss » pendu à leur ceinture de cuir.

Rien ne remua plus.

« — Prince des croyants, dit Nzigué, après les salutations d’usage, de l’Atlantique au Pacifique tu es attendu comme jamais le Mahdi ne l’a été par nos frères du Kordofan ! — C’est toi, toi que Dieu désigne clairement comme le kalife de notre religion, toi le descendant et l’élu du Prophète ; avec toi doit reprendre la grande chevauchée musulmane des premiers temps de l’Hégire ! — Quand ton ordre me parviendra, un feu immense s’allumera au sommet du Rouvenzori, le géant de l’Afrique, et sur toutes les montagnes du pays qui m’obéit ; ce signal sera répété pour que la bonne nouvelle soit rapidement transmise au loin. Lorsqu’il apparaîtra ; tous les postes belges du pays, qu’ils appellent « l’Etat libre », seront anéantis au même instant. Nous sommes tes fils, qu’Allah guide notre père ! »

Et après lui, Si-Amed-ben-Snoussi, le cheik suprême de la confrérie formidable des Snoussi qui comprend trente millions d’adhérents et se recrute du Maroc à l’Egypte ; Ben Snoussi parla. C’était un marabout ascétique au visage troué par la petite vérole, au regard faux, aux gestes doucereux.

Posté dans son oasis de Djerdoub en Tripolitaine, il attendait le jour du soulèvement islamique comme le voyageur attend la pluie.

Il était prêt : des milliers de Kouans[8] allaient le suivre, se préparant à la grande lutte par le recueillement et la prière.

Puis ce fut le tour d’Abdallah-ben-Amema, le descendant du grand agitateur algérien.

Il assura que la rébellion était orga nisée dans les provinces françaises et Si-Amed-ben-Snoussi. «  en Tunisie ; que l’empereur du Maroc, serait renversé au premier signal, et que le nouveau chérif d’Ouazzan avait renoncé à ses relations d’amitié avec la France pour avoir les mains libres.

Après lui, un fils du Mahdi soudanais, Mahmoud, vint faire acte de soumission entre les mains du commandeur des croyants.

« — Tu es le maître de l’Islam, le khalife que Dieu conseille, dit-il, et je te suivrai. »

Pendant qu’ils parlaient, la lumière des torches que portaient les Pygmées avait pâli devant les premières clartés de l’aurore.

Là-bas, du côté du Nil, le soleil allait bientôt paraître.

Le sultan de Zanzibar, gagné à la cause africaine, avait envoyé un affidé. Détestant les Anglais, réduit par eux l’état de souverain nominal, il possédait encore une grande influence sur les populations de la côte orientale et promettait de l’employer pour réunir, à l’entrée de la mer Rouge, tous les bâtiments et les barques qui sillonnent le canal de Mozambique.

Puis successivement parlèrent les chefs ou les représentants des tribus noires du Transvaal et de l’Etat libre d’Orange, des peuplades du haut Zambèze, des populations de Kaolo, de Damara et de Namakoua tombées sous le joug allemand, des nègres de Benguela et de Mossamédés las des vexations portugaises, des Achantis plus acharnés que jamais contre les Anglais, de la République noire de Libéria, et de beaucoup d’autres peuplades dont les noms sont inconnus des géographes européens.

Et le soleil était levé sur le champ de carnage de la nuit, que des chefs parlaient encore et que le vieillard écoutait toujours.

Il écoutait les Almany des côtes de Guinée parlant de l’enthousiasme de leurs guerriers, les cheiks des naturels de l’Adamaoua et du Cameroun énumérant leurs troupes, et son œil brilla lorsque Da-Glé, fils de Béhanzin, du Béhanzin vaincu par le général Dodds et mort misérablement dans l’exil après sa reddition, assura que les Dahoméens restés fidèles au souvenir de sen père avaient, dans l’espoir de la revanche, renoncé à leur religion sanguinaire pour embrasser l’Islam.

Les torches s’étaient éteintes, les Pygmées étaient rentrés sous le dôme obscur de leurs bois.

Un silence se fit et pendant un instant le khalife resta immobile les yeux dans le vague, roulant dans sa tête les projets qui allaient mettre en feu une moitié du monde habité.

Puis il redressa sa haute taille :

— Treize millions ! dit-il, vous représentez ici d’après mes calculs plus de treize millions de combattants ! quels peuples, quelles armées pourraient arrêter ce torrent !

« Que dix millions seulement arrivent en Europe et le vieux monde a vécu.

« Il a vécu ! c’est écrit !

« Mektoub ! répéta-t-il. » Il se tut de nouveau, les yeux dilatés comme si dans une extase prophétique, il eût vu fondre sur l’Europe cette avalanche auprès de laquelle les invasions des Huns et des Mongols n’étaient que des jeux d’enfants.

« — Vous m’avez demandé des armes, reprit-il : je n’en ai pas pour tous, mais vous vous partagerez celles que j’ai amassées pendant ces trois dernières années. Depuis cinq ans que je prépare cette guerre sainte, des milliers d’armes m’ont été vendues dans tous les ports de l’Afrique par ceux-là mêmes qu’elles sont destinées à anéantir.

« L’Angleterre nous a fourni plus de quinze cent mille fusils dans l’espoir que nous les utiliserions contre les Français d’Algérie et du Sénégal ; l’Allemagne m’en a vendu autant, comptant qu’elles serviraient contre les Anglais et les Portugais ses voisins. D’autres marchés sont passés. La poudre ne manquera pas. Nous aurons des armes, frères, car nous avons de l’or et avec de l’or on achète tout en Europe : les armes et les consciences !

« Cet or d’Atougha, il faut le mettre à l’abri des convoitises des blancs ; veillons tous, et que les caravanes assez osées pour essayer d’en approcher disparaissent comme celle-ci !

« Que ceux qui n’auront pas de fusils préparent des poisons : vous, Batotsé, exprimez le suc du curare, et vous peuples de Mabounda, faites des provisions d’euphorbe !

« Ce qui doit dès maintenant vous occuper le plus, ce sont les vivres.

« Retournez dans vos pays : jusqu’au prochain Rhamadan vous avec encore huit lunes ; vous pouvez donc faire deux récoltes.

« Que les champs soient ensemencés, que d’autres soient défrichés ; que les femmes, les enfants, les vieillards préparent les larges télis pour emporter le grain !

« Que les chameaux, les chevaux et les éléphants soient rassemblés pour être chargés au jour du depart !

« Que le sorgho, le maïs, l’igname, le millet, l’arachide et le manioc s’entassent d’ici là dans vos greniers !

« Préparez le tokousso et exprimez l’huile de sésame, récoltez le plantin et la banane, et vous, chefs des tribus de la côte et des lacs, approvisionnez-vous de poisson séché. »

« Que dans huit lunes environ, vos troupeaux soient rassemblés et prêts à suivre les combattants.

« Armez-vous enfin, et quand j’aurai parlé, mettez-vous en route sans souci pour ceux des vôtres que vous laisserez dans les villages.

« Allah pourvoira à leurs besoins !

« Dans huit lunes vous recevrez mes ordres derniers.

« Etes-vous prêts à m’obéir aveuglément ? »

— Nous t’obéirons, dirent tous les chefs en se levant et en portant la main droite à hauteur du front.

— Songez qu’un signe de moi pourra faire tomber mille têtes, que vos vies m’appartiennent.

— Elles t’appartiendront,

— Que vous devez marcher sans discuter.

— Nous marcherons, Allah te guide !

— Voici mon fils Omar, dit le sultan en mettant sa main sur l’épaule de l’Arabe qui se tenait debout derrière lui ; vous lui obéirez comme à moi : quoique jeune il a la sagesse. Il a surtout la science, car il a étudie dans leurs écoles ; il connaît leur civilisation, leur armement, leurs points faibles…

— Nous lui obéirons comme à toi.

— C’est bien, et maintenant allez : bientôt l’Europe aura vécu !

Et lentement, gravement, comme s’ils eussent marché derrière la fatalité, cette déesse « qui ne se hâte jamais, parce qu’elle est sûre d’arriver »[9], les chefs africains se retirèrent.

Quand, à son tour, le Commandeur des croyants fut descendu de son trône improvisé, de tous les coins de la clairière les Pygmées accoururent, et pendant que derrière eux les Soudanais cherchaient les corps tombés dans les hautes herbes et mettaient à part les cadavres noirs pour leur rendre les derniers honneurs au coucher du soleil, les petits hommes amassaient autour de la pyramide humaine formée par les blancs des troncs de figuiers sauvages, des branches de tamaris, des tiges de bambous et des buissons de « doums » résineux.

En quelques heures un bûcher haut de deux étages les recouvrait.

Une flamme jaillit, monta, se tordit, et bientôt de la superbe mission qui la veille s’était arrêtée là, de cette troupe vaillante pleine d’enthousiasme et d'espoir, il ne restait plus qu’un tas de cendres que le vent du matin allait disperser dans la broussaille.

A Rome on ne devait connaître cette issue fatale que dix mois après.

L’Invasion noire venait de frapper son premier coup, prélude des hécatombes sans précédentes qui allaient ensanglanter l’Europe.

  1. Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son prophète.
  2. Guerriers saints.
  3. Djiahd, guerre sainte.
  4. Coran (Sourate 17).
  5. Voyages du docteur Barth.
  6. Le lac Tchad.
  7. Nom donné au Niger par les indigènes.
  8. Frères, disciples.
  9. Proverbe arabe.