La Bacchante (Maurice de Guérin)

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Journal, Lettres et Poèmes, Texte établi par G.S. TrébutienDidier et Cie, libraires-éditeurs (p. 391-406).


LA BACCHANTE

Voilà la montagne dépouillée des chœurs qui parcouraient ses sommets ; les prêtresses, les flambeaux, les clameurs divines sont retombés dans les vallées ; la fête se dissipe, les mystères sont rentrés dans le sein des dieux. Je suis la plus jeune des bacchantes qui se sont élevées sur le mont Cithéron. Les chœurs ne m’avaient pas encore transportée sur les cimes, car les rites sacrés écartaient ma jeunesse et m’ordonnaient de combler la mesure des temps qu’il faut offrir pour entrer dans l’action des solennités. Enfin les Heures, ces secrètes nourrices, mais qui emploient tant de durée à nous rendre propres pour les dieux, m’ont placée parmi les bacchantes, et je sors aujourd’hui des premiers mystères qui m’aient enveloppée.

Tandis que je recueillais les années réclamées pour les rites, j’étais semblable aux jeunes pêcheurs qui vivent sur le bord des mers. A la cime d’un rocher, ils paraissent quelque temps, les bras tendus vers les eaux et le corps incliné, comme un dieu prêt à se replonger ; mais leur âme balance dans leur sein mortel et retient leur penchant. Enfin ils se précipitent, et quelques-uns sont racontés qui revinrent couronnés sur les flots. Ainsi je suis demeurée longtemps suspendue sur les mystères ; ainsi je m’y suis abandonnée et ma tête a reparu couronnée et ruisselante.

Bacchus, jeunesse éternelle, dieu profond et partout répandu, j’ai de bonne heure reconnu tes marques dans mon sein et rassemblé tous mes soins pour les dévouer à ta divinité. Je me portai un jour vers le lever du soleil, dans le temps où les rayons de ce dieu comblent la maturité des fruits et ajoutent la dernière vertu aux ouvrages de la terre. Je gagnai les collines pour m’offrir à ses traits et devant déplier mes cheveux à la première issue de sa lumière au-dessus de l’horizon ; car on enseigne que la chevelure inondée par les flammes matinales en devient plus féconde et reçoit une beauté qui l’égale à la chevelure de Diane. Mes yeux, en sortant, avaient surpris les extrémités des ombres qui redescendaient sous le pôle. Quelques signes célestes, lents à accomplir leur déclin vers les flots, marquaient encore le ciel presque abandonné, et le silence laissé par la nuit occupait les campagnes. Mais ainsi que dans les fraîches vallées de la Thessalie, les fleuves ont coutume d’élever une haleine semblable aux nuages, et qui se repose sur eux-mêmes, la vertu de ton souffle, ô Bacchus ! s’était exhalée du sein de la terre, durant les ombres, et réglait au retour du soleil sur toute l’étendue des plaines. Les constellations qui se lèvent pâles prennent moins d’éclat en gagnant dans la profondeur de la nuit, que ma vie ne croissait dans mon sein, soit en puissance, soit en splendeur, à mesure que je pénétrais dans les champs. Quand j’arrêtai mes pas au plus haut des collines, je chancelais comme la statue des dieux entre les bras des prêtres qui la soulèvent jusqu’à la base sacrée. Mon sein, ayant recueilli les esprits du dieu étendus sur la plaine, en avait conçu un trouble qui pressait mes pas et agitait mes pensées comme des flots rendus insensés par les vents. Sans doute, ce fut à la faveur de cet égarement que tu te précipitas dans mon sein, ô Bacchus, car les dieux surprennent ainsi l’esprit des mortels, comme le soleil qui, jaloux de pénétrer des rameaux pressés et pleins d’ombre, les fait entr’ouvrir par l’aquilon.

Puis Aëllo survint. Cette bacchante, fille de Typhon, le plus emporté de tous les vents, et d’une mère errante dans les montagnes de la Thrace, avait été élevée par les nymphes de ces contrées, dans le sein des cavernes et à l’écart de tous les hommes ; car les dieux confient aux fleuves qui tournent leur cours vers les plus grands déserts, ou aux nymphes qui habitent les quartiers des forêts les moins accessibles, la nourriture des enfants issus de leur mélange avec les filles des éléments ou des mortels. Aëllo descendait de la Scythie où elle s’était élevée jusqu’aux sommets des monts Riphées, et se répandait dans la Grèce, agitant de toutes parts les mystères et portant ses clameurs sur toutes les montagnes. Elle avait atteint l’âge où les dieux, comme les bergers qui détournent l’eau des prairies, ferment les courants qui abreuvent la jeunesse des mortels. Quoiqu’elle possédât encore la fierté d’une vie toute pleine, les bords, il fallait le reconnaître, commençaient à se dessécher, et d’ailleurs l’usage des mystères avait troublé l’ordre de sa beauté qui présentait de grandes marques de pâleur. Sa chevelure, aussi nombreuse que celle de la nuit, demeurait étendue sur ses épaules, attestant la force et la richesse des dons qu’elle avait reçus des dieux ; mais, soit qu’elle l’eût trop de fois déployée dans le tourbillon des vents hyperboréens, soit qu’elle souffrît dans sa tête le travail de quelque destinée secrète, cette chevelure flétrie devançait l’injure des ans à peine commencée. Ses regards déclaraient dès l’abord qu’ils avaient reçu l’empire des plus vastes campagnes et de la profondeur du ciel ; ils régnaient toujours et se mouvaient sans se hâter, s’étendaient de préférence vers ces rivages de l’espace où sont rangées les ombres divines, qui reçoivent dans leur sein tout ce qui disparaît à l’horizon. Cependant, par intervalles, ce grand regard et d’un si long cours devenait irrésolu, et roulait dans le trouble comme celui de l’aigle au moment où ses yeux ressentent les premiers traits de la nuit. Elle montrait aussi des inconstances dans la manière de porter ses pas. Tantôt elle allait exaltant par degrés sa course ferme et légère qu’elle prenait au long des fleuves ou des forêts, et tantôt elle conduisait sa démarche, comme Latone cherchant dans sa longue aventure un point d’asile pour enfanter les dieux qu’elle avait conçus. Quelquefois, pour l’hésitation de ses pas qui cherchaient à s’assurer et à l’air de sa tête contraint et chargé, on eût dit qu’elle marchait au fond d’un océan. Quand son sein par la persuasion de la nuit se rangeait au calme universel, sa voix sortait dans les ombres, paisible et longtemps soutenue, comme le chant des Hespérides à l’extrémité des mers.

Aëllo me renferma dans son amitié et m’instruisit avec tous les soins que les dieux emploient autour des mortels désignés pour leur faveur, et qu’ils veulent élever eux-mêmes. Comme les jeunes Arcadiens qui descendent avec le dieu Pan aux plus secrètes forêts pour apprendre de lui à poser leurs doigts sur les flûtes sauvages, et aussi à recueillir dans leur esprit le gémissement des roseaux, je marchais avec la grande bacchante qui, chaque jour, tirait ses pas vers quelque point écarté. C’était dans ces lieux déserts que son discours se déclarait, et que j’écoutais ses paroles prendre leur cours comme si j’eusse assisté à la source cachée d’un fleuve :

« Les nymphes qui règnent dans les forêts, disait-elle, se plaisent à exciter, sur le rivage des bois, des parfums ou des chants si doux que le passant rompt son chemin et s’induit pour les suivre au plus obscur de ces retraites. Une influence subtile pénètre l’esprit de l’étranger, l’égarement qui s’élève en lui altère la fermeté de ses pas, et, tandis qu’il s’avance semblable aux demi-dieux champêtres qui portent toujours quelque ivresse dans leurs veines, les nymphes s’applaudissent de la puissance de leur séjour sur l’esprit des mortels.

« Mais Bacchus fait reconnaître l’enivrement de son haleine à tout ce qui respire et même à la famille inébranlable des dieux. Son souffle toujours renouvelé court par toute la terre, nourrit aux extrémités l’ivresse éternelle de l’Océan et, poussé dans l’air divin, il agite les astres qui se décrivent sans cesse autour du pôle ténébreux. Lorsque Saturne dans le sein de la nuit mutila Uranus endormi, la terre et les mers reçurent avec le sang répandu une nouvelle fécondité dont les premiers fruits qui s’élevèrent furent les nymphes sur la terre et Aphrodite sur les mers. Bacchus, sans cesse arrêté comme une tiède vapeur dans le sein humide de Cybèle, soutient la chaleur du sang vieilli qui engendre encore des chœurs entiers de nymphes dans l’épaisseur des forêts et dans l’écume immortelle des eaux.

« Les fleuves ont leur séjour dans les palais profonds de la terre, demeures étendues et retentissantes, où ces dieux penchés président à la naissance des sources et au départ des flots. Ils règnent, l’oreille toujours nourrie de l’abondance des bouillonnements, et l’oeil attaché à la destinée de leurs ondes. Mais ni la profondeur ni l’état impénétrable de leurs voûtes ne peuvent soustraire ces divinités à Bacchus, car nul accès ne lui fut interdit par les destins. Les fleuves s’agitent sur leurs couches et le limon antique s’émeut dans le sein de leurs urnes troublées.

« Durant le règne d’un été, j’avais attaché mon séjour au sommet des monts Pangées. Des atteintes secrètes que je reconnais chaque année, les joies de la terre et de la beauté des campagnes approchant, m’engagent à prendre les rampes des montagnes. Les mortels agréables aux dieux ou dont l’excès des maux les a touchés ont été conduits et rangés parmi les signes célestes : Maïa, Cassiopée, le grand Chiron, Cynosure et les tristes Hyades sont entrés dans la marche silencieuse des constellations. Guidés par les destins, ils gravissent dans le ciel et déclinent sans écart ni suspens, et sans doute cette poursuite d’une marche qui s’élève et retombe, et reprend sur elle-même, institue un état de bonheur s’étendant à des limites incertaines, empruntant de la monotonie des chemins et mêlé de quelques pavots. Je voulais qu’une marche lente, appliquée aux escarpements des monts, engendrât en moi une disposition pareille à celle que les astres tirent de leurs cours, mon chemin me portant vers le comble des montagnes ainsi qu’ils s’élèvent dans les degrés de la nuit. Mais le fruit ne peut écarter la maturité qui l’approche ; chaque jour la terre le pénètre de dons plus pressants dont la chaleur qui le consume se marque au dehors par des couleurs toujours plus avancées. Atteinte comme lui et gagnée dans mon sein, j’étais impuissante à rejeter ou à ralentir la vie qui m’était suggérée. Les pas tardifs, la recherche sous les forêts des asiles consacrés à ces divinités muettes et si puissantes par le calme, qui assoupissent les douleurs les plus aiguës ; les longues pauses sous les souffles qui viennent du couchant, la chute du soleil étant accomplie, ni l’ombre vide de la nuit, ni les songes ne pouvaient suspendre un moment les secrètes poursuites dont mon esprit souffrait l’effort. Je m’élevai jusqu’à ce degré des montagnes qui reçoit les pas des immortels ; car, parmi eux, les uns se plaisent à parcourir la suite des monts, tenant leur manche inébranlable sur les ondulations des cimes, et d’autres, sur les rochers qui règnent au loin, consument les heures à plonger dans la dépression des vallées, y recueillent les approches de la nuit ou considèrent comment les ombres et les songes s’engagent dans l’esprit des mortels. Parvenue à ces hauteurs, j’obtins les dons de la nuit, le calme et le sommeil qui réduisent les agitations même soulevées par les dieux. Mais ce repos fut semblable à celui des oiseaux amis des vents et sans cesse portés dans leur cours. Quand ils obéissent aux ombres et abattent leur vol vers les forêts, leurs pieds s’arrêtent aux branches qui, perçant dans le ciel, sont facilement émues par les souffles qui parcourent la nuit ; car jusque dans le sommeil ils se réjouissent des atteintes des vents et veulent que leur plumage frissonne et s’entr’ouvre aux moindres haleines survenues au faîte des bois. Ainsi, dans le sein même du repos, mon esprit demeurait exposé au souffle de Bacchus. Ce souffle observe en se répandant une mesure éternelle et se communique à tout ce qui jouit de la lumière ; mais un petit nombre de mortels, par un privilège des destinées, savent s’informer de son cours. Il règne jusqu’à l’extrême sommet de l’Olympe, et passe à travers le sein même des dieux couverts de l’égide ou revêtus de tuniques impénétrables. Il retentit dans l’airain toujours agité autour de Cybèle, et conduit la langue des Muses qui entraînent dans leurs chants l’histoire entière de la génération des dieux dans les entrailles humides de la terre, au sein de la nuit sans bornes, ou dans l’Océan qui a nourri tant d’immortels.

« Au sortir du sommeil, je livrais mes pas à la conduite des Heures. Elles réglaient ma course sur les degrés du jour, et je tournais sur la montagne, entraînée par le soleil, comme l’ombre qui accomplit sa révolution au pied des chênes. Les pas de quelques mortels furent arrêtés par les dieux au voisinage des eaux, dans la profondeur des forêts ou sur la descente des collines. Des racines soudaines ont conduit leurs pieds dans le sol, et toute la vie qu’ils contenaient s’est étendue en rameaux et déployée en feuillage. Les uns, attachés au bord des eaux dormantes, gardent un calme sacré et accueillent à l’approche du jour l’essaim des songes qui prennent asile dans leur branchage obscur. D’autres, ajoutés aux forêts de Jupiter ou dressés sur les sommets stériles, portent une cime vieille et sauvage, qui prend tous les vents, et arrêtent toujours quelqu’un de ces oiseaux écartés qu’observent les mortels. Leur destin est irrévocable, car la terre divine les possède et ils sont assujettis à la nourriture éternelle de son sein ; mais tels qu’ils ont été rendus et dans l’immobilité de leur état, ils retiennent encore quelques secrets mouvements de leur première condition. Que les saisons déclinent ou se relèvent, ils demeurent attentifs au soleil ; de tout ce qui se meut dans l’univers ils ne discernent plus que lui, et c’est à lui seul qu’ils adressent ce qu’ils peuvent former encore de vœux confus. Quelques-uns même, telle est la force de leur amour, conduisent le mouvement de leur croissance sur la marche du dieu et tournent vers son passage l’abondance de leurs rameaux. Dans le chemin où j’entrais à la suite du jour, j’ai vu mes pas tomber dans le ralentissement, mes forces encore pleines, et s’éteindre enfin dans une entière immobilité. Alors je devenais semblable à ces mortels réduits sous l’écorce et arrêtés dans le sein puissant de la terre. Retenue dans le repos, je recevais la vie des dieux qui passait, sans marquer de mouvement et les bras détournés vers le soleil. C’était vers l’heure du jour qui montre le plus puissant éclat : tout s’arrêtait sur la montagne, le sein profond des forêts ne respirait plus, les flammes fécondes embrasaient Cybèle, et Bacchus enivrait jusqu’à la racine des îles dans les entrailles de l’Océan.

« La marche du soleil dans le déclin déterminait mes pas vers les points de la montagne les plus avancés vers l’occident. Le dieu disparu et la lumière qu’il laissait ayant ressenti le premier mélange des ombres, le sein des vallées et toute l’étendue des campagnes reprenaient, mais lentement, la liberté de leur haleine. Les oiseaux s’élevaient au-dessus des bois, cherchant dans le ciel si le cours des vents s’était rétabli ; mais leurs ailes encore enivrées fournissaient avec peine un vol chancelant et plein d’erreur. Un murmure né au faîte des forêts témoignait du réveil des souffles, mais les cimes ne rendaient qu’un tremblement léger qui n’égalait pas l’agitation éprouvée par les rameaux de cyprès dans les mains de Pan, quand le dieu se retire des chœurs qu’il anime durant les nuits favorables : la mesure impétueuse s’attache à ses pas et le fait rentrer chancelant dans les bois endormis. Sortis de l’épaisseur de leurs retraites, les animaux sauvages venaient prendre sur les hauteurs une respiration plus vive : leurs yeux paraissaient dans une flamme nouvelle, leur voix terrible était tombée dans le murmure et leur marche hardie dans la langueur des pas.

« Cependant les ombres comblaient la profondeur des vallées ; elles montaient vers moi, distribuant à tout ce qui respire le sommeil et les songes, elles me joignaient enfin et m’enveloppaient, mais sans me pénétrer. Je demeurais ferme et vive sous la pesanteur de la nuit, tandis que la terre, pleine de sommeil, communiquait le repos à mes membres et les gagnait à l’immobilité générale ; mon front veillait sans être frappé de langueur. Il était animé de tous les dons répandus par les dieux durant le jour, leur charme l’entourait, et la vie nouvelle que j’avais recueillie lui envoyait ses esprits enflammés.

« Callisto, revêtue d’une forme sauvage par la jalousie de Junon, erra longtemps dans les déserts. Mais Jupiter, qui l’avait aimée, l’ôta des bois pour l’associer aux étoiles et conduisit ses destins dans un repos dont ils ne peuvent plus s’écarter. Elle a reçu sa demeure au fond du ciel ténébreux qui répandit les éléments, les dieux et les mortels dans les entrailles de Cybèle. Le ciel range autour d’elle les plus antiques de ses ombres et lui fait respirer ce qu’il possède encore des principes de la vie, y joignant les atteintes du feu infatigable dont les émanations animent l’univers. Pénétrée d’une ivresse éternelle, Callisto se tient inclinée sur le pôle, tandis que l’ordre entier des constellations passe et abaisse son cours vers l’Océan. Telle, durant la nuit, je gardais l’immobilité au sommet des monts, la tête enveloppée d’une ivresse qui la pressait comme la couronne de pampre et de fruits qui entretient aux tempes de Bacchus une jeunesse inaltérable. »

Ainsi m’instruisait Aëllo par le récit de ses destiné es. Une fois debout pour suivre la voix qui l’appelait dans la science des dieux, mon esprit ne retourna plus vers la foule où il avait sa première demeure : il s’éloigna avec son guide vers les mystères les moins fréquentés. Chaque jour la parole de la grande bacchante se relevait prenant devant moi dans l’obscurité des chemins. Souvent les Muses quittent le mouvement rapide des chœurs pour commencer une marche à pas lents au sein de la nuit. Revêtues de leurs voiles les plus épais et se conduisant sur l’extrémité des monts, elles ouvrent des chants divins sous les ténèbres. La parole d’Aëllo m’entraînant vers les dieux s’avançait pareille à cette voix des Muses portée dans les ombres. Un antre ouvert sur les plaines, les cimes réservées aux derniers traits du jour, le lit des vallées les plus fécondes, tels étaient les lieux où me guidait le choix d’Aëllo. La durée de ses entretiens pénétrait souvent jusque dans le sein de la nuit, et alors elle se retirait seule, laissant son discours suspendu dans mon esprit comme les nymphes qui, ayant attaché leurs vêtements humides à une branche inclinée, rentrent dans le secret de leurs demeures.

Cependant s’avançaient les mystères qui allaient enfin m’emporter dans leur cours, mais leurs premiers mouvements dans les bacchantes devancèrent de bien loin l’heure de leur lever. Chacune de nous, ayant reconnu en soi les signes envoyés par le dieu, commença dès lors à s’écarter, car les mortels atteints par les divinités dérobent aussitôt leurs pas et se conduisent par des attraits nouveaux. Nous entrâmes chacune dans le penchant où nous portait le cours de notre esprit. Semblables aux nymphes, filles du Ciel et de la Terre, qui, dès leur naissance, se répartirent à l’ouverture des fontaines, aux divers cantons des forêts et à tous les lieux où Cybèle avait rassemblé des marques de sa fécondité, ces penchants nous dispersèrent à toutes les régions des campagnes. Nous fûmes admises dans la destinée des dieux qui s’attachèrent à régner sur les éléments. Puissants sur les fleuves, les bois, les vallées fertiles, ils se réjouissent à considérer la vie qui s’achemine sous leurs yeux. Mais dans la durée de ce loisir attentif qu’ils mènent, penchés sur les ondes, leur vie immortelle se conforme à leur chute monotone et leur nature s’engage dans les éléments contemplés, comme un homme surpris au bord des fleuves par le sommeil et les songes et dont la robe se répand dans les flots. Chaque bacchante s’alliait ainsi à quelque lieu signalé par la naissance d’une destinée naturelle. Aëllo parut à la cime des collines et reposa longtemps sa tête sur le sein de la Terre ; elle semblait attendre, comme Mélampe, fils d’Amithaon, que le serpent marqué d’un pavot vînt se nouer autour de ses tempes. Hippothée, assise à la venue des fontaines, y fut rendue immobile ; ses cheveux, qu’elle avait répandus, ses bras dans l’abandon, et l’attachement de ses regards à la fuite des eaux marqueraient sa pente vers leur destinée et que son esprit se joignait à leur cours. La marche de Plexaure se plongea dans les forêts les plus déployées. Quand une océanide est touchée de sommeil, tandis qu’elle parcourt les mers, ses membres s’affaissent et prennent leur couche sur les flots ; elle a résigné la conduite de son voyage à l’inconstance des ondes. Flottante, on dirait de loin un mortel expiré ; mais dans la vague qui l’emporte, elle est étendue avec la légèreté de la vie et son sein use d’un sommeil inspiré par l’Océan. Tel paraissait le repos de Plexaure dans le lit des forêts. Arrêtée sur le bord des descentes profondes, Telesto s’inclinait tenant ses bras étendus vers les vallées, pareille à Cérès, au sommet de l’Etna, quand la déesse, s’avançant sur l’ouverture du cratère, allume sa torche de pin dans le feu du volcan.

Pour moi, qui ignorais encore le dieu, je courais en désordre dans les campagnes, emportant dans ma fuite un serpent qui ne pouvait être reconnu de la main, mais dont je me sentais parcourue tout entière. Semblable à un rayon de soleil, conduit en replis autour d’un mortel par la puissance des dieux, ses nœuds m’enlaçaient d’une chaleur subtile qui irritait mes esprits et chassait mes pas comme un aiguillon. J’allais accusant Bacchus et songeant aux flots de la mer où je me croyais contrainte ; mais le dieu eut dans peu de temps épuisé mes pas. Inclinée vers la chute, j’implorai la terre qui donne le repos, quand le serpent, redoublant ses nœuds, attacha dans mon sein une longue morsure. La douleur n’entra pas dans mon flanc déchiré ; ce fut le calme et une sorte de langeur, comme si le serpent eût trempé son dard dans la coupe de Cybèle. Il s’éleva dans mon esprit une flamme aussi tranquille que les lueurs nourries durant la nuit sur un autel sauvage érigé aux divinités des montagnes. Attentive et dans le repos comme une nymphe de Nysa pressant dans ses bras l’enfance de Bacchus, j’occupai les antres jusqu’à l’heure où, le cri d’Aëllo ayant signalé la venue des mystères, je m’élevai sur les traces de cette bacchante qui marchait devant nous comme la Nuit, quand, la tête détournée pour appeler les ombres, elle se dirige vers l’occident.............. .........................................................................................................