La Bande Cadet/Partie 2/Chapitre 26

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E Dentu (tome IIp. 297-308).
Deuxième partie


XXVI

Choisir !


Quand la fenêtre fut refermée, le jour avait baissé considérablement dans le boudoir, où Marguerite et Angèle étaient réunies.

Le soleil n’entrait plus, caché qu’il était par les tentures. Le silence continuait de régner au-dedans comme au-dehors.

— Ce que nous voulons de vous ? répéta Marguerite, en reprenant son siège, c’est difficile à dire, ma cousine, et délicat. On m’a choisie pour porter la parole, parce que les femmes, entre elles, ne reculent devant aucune vérité, si dure qu’elle soit ; mais voilà pourtant que j’hésite.

Elle s’arrêta, en effet, et sembla se recueillir.

La duchesse attendait, le cœur serré par une indicible terreur.

— Madame, reprit Marguerite, qui devenait grave malgré elle, vous nous avez trompés, ou du moins, nous soupçonnons que vous avez voulu nous tromper. Vous avez deux fils. Lequel est le préféré, nous l’ignorons. Soit que vous ayez lancé le bâtard pour servir d’égide à son frère légitime… on dit cela parmi vos propres serviteurs… Soit que vous ayez voulu, au contraire, profitant de la nuit qui entoure le passé des deux jeunes gens, donner au fils naturel les droits du jeune duc…

— Je vous jure, madame… interrompit Angèle.

Mais Marguerite l’interrompit à son tour et dit avec une sorte de solennité :

— J’ai pitié de vous, ne vous engagez pas, vous pourriez amèrement regretter vos paroles. Je vous préviens, et c’est un service cela, que vous allez avoir à faire un choix entre vos deux enfants : un choix… mortel !

La poitrine de la duchesse rendit un grand gémissement.

— Nous ne sommes pas seulement des voleurs comme je vous l’ai dit, reprit Marguerite, nous sommes des assassins. La maison de Clare, dont nous portons toutes les deux le nom, est cruellement payée pour le savoir. L’homme qui vient de vous nommer sa filleule, et qui en a le droit, est ici pour tuer un de vos fils.

Angèle, les yeux horriblement ouverts, les mains crispées sur les bras de son fauteuil, écoutait comme on fait un épouvantable rêve.

Elle ne croyait pas.

Et pourtant, il fallait croire, car le visage de Marguerite se contractait, tiraillé par un tic douloureux.

Marguerite avait trop présumé de la dureté de son cœur, Marguerite elle-même !

L’horrible et cynique franchise qu’elle s’était imposée l’épouvantait.

Elle était à la torture, et sans l’énormité de l’enjeu, qui était au bout de la partie engagée, peut-être eût-elle reculé…

Rendons-nous bien compte de la situation : l’enjeu, ce n’était pas la fortune de Clare.

En suivant la route que tenait Marguerite il y avait loin et beaucoup de détours pour arriver jusqu’à la fortune de Clare qui pouvait, de mille manières, s’échapper en chemin.

L’enjeu, le véritable enjeu, celui qui valait toute l’angoisse de tous les crimes et encore plus, au gré de Marguerite, — c’était le coffre du colonel : cette poignée de chiffons dont l’un criait : « Je représente cinquante mille guinées ! »

Elle savait où il était ce coffret renfermant soixante ou quatre-vingts millions.

Elle savait qu’au rez-de-chaussée de la maison habitée par le docteur Lenoir, rue de Bondy, un homme, jeune ou vieux, qu’importait cela ! veillait tout seul sur ce trésor.

Cet homme en valait cent, c’est vrai, il était la quintessence de l’habileté dans le mal, tous ceux qui s’étaient attaqués à lui étaient morts ; mais un coup de couteau bien planté dans le cœur tue les sorciers comme les naïfs… Et pour récompenser l’audace de ce coup, il y avait la montagne d’or !

Ici, à l’hôtel de Souzay, ce n’était que la comédie, destinée à endormir la vigilance de cet homme. Lui-même en avait fourni le plan railleur et impossible, et lui-même, c’était chose certaine, étant donné son caractère, en surveillait l’exécution, ici ou là, de loin ou de près, ricanant d’aise en quelque coin comme un dilettante dans sa loge.

Il fallait que la pièce fût jouée sérieusement et furieusement, jusqu’à la lie de son absurde férocité ; il fallait que la bande Cadet prît sa volée vers la frontière, les griffes pleines de sang, pour revenir à bas bruit… et encore !

Savez-vous ce qu’il faisait, le fantôme, à l’heure où ses « bons chéris » essayaient de lui donner le change à l’hôtel de Souzay ?

Un homme de quarante ans environ, bien nourri comme doit l’être un philanthrope, montait le raide escalier du logis de Pistolet, rue Vieille-du-Temple. C’était là, nous nous en souvenons, que Clément le Manchot avait trouvé un asile, la nuit précédente, en sortant des mains de Cadet-l’Amour.

Clément le Manchot dormait sur un matelas.

Le docteur Abel était venu le voir dans la journée. L’influence de son traitement se faisait déjà sentir.

Le philanthrope entra sans éveiller le blessé et resta bien cinq minutes à regarder curieusement l’effroyable état où Cadet-l’Amour l’avait mis.

Puis il lui secoua le bras doucement.

— Manchot, dit-il, éveille-toi, mon garçon… Comme te voilà fait !

— Qui m’appelle ? gronda le malheureux.

— Tu ne me reconnais seulement pas ! J’étais venu te dire une chose : si tu avais pu te soutenir sur tes jambes, l’occasion était belle. Ce soir Cadet travaille rue Pigalle, à l’hôtel de Souzay… mais tu ne vaux plus rien.

— Est-ce vous, M. Mora ? demanda Clément, je ne vous vois pas.

— Tu n’es pas capable, mon pauvre gars, dit l’autre, il t’a trop malmené ! je te laisse la goutte, tâche de te rendormir… C’est à la nuit, vers huit heures, que Cadet-l’Amour travaillera rue Pigalle… Bonsoir.

Et il partit.

En tâtant auprès de lui, Clément trouva une bouteille d’eau-de-vie.

Le philanthrope était déjà au bas de l’escalier.

Revenons à l’hôtel de Souzay.

Nous n’avons pas oublié que le colonel avait défendu qu’on touchât un cheveu de la tête du bâtard, et nous savons que Marguerite avait combiné d’avance le piège qui devait être tendu à la misérable mère.

Elle était femme, sinon mère, elle-même ; elle devinait que tout l’amour de la mère se concentrait sur le fils déshérité, sur le vaincu.

Dans cette épreuve, qui ressemblait de loin au jugement de Salomon, elle était déterminée à frapper celui qu’Angèle désignerait comme étant le fils légitime, bien certaine ainsi de ne se point tromper, puisqu’elle comptait sur le mensonge de l’amour.

— Madame, dit-elle, cherchant à ressaisir, sinon le calme, du moins la clarté de sa pensée, si vous avez sujet de nous mépriser et de nous craindre comme des criminels que nous sommes, il nous est permis à nous d’avoir défiance de vous. Votre vie n’est pas irréprochable.

— C’est vrai, balbutia Angèle qui éclata en sanglots, c’est vrai, j’ai péché ; mais se peut-il qu’un châtiment si atroce me soit réservé !

— Nous ne prétendons en aucune façon punir, répliqua Marguerite, mais bien prendre nos sûretés. Nous savons que les papiers de Clare sont en votre pouvoir…

— Quels papiers ?

— Votre acte de mariage, l’acte de naissance de la fille de Morand Stuart.

— C’est une erreur ! s’écria la duchesse. Vous allez commettre un crime inutile ; je vous jure qu’on vous a trompés !

— Je ne vous en veux pas pour ce mensonge, répliqua Marguerite ; à votre place j’agirais comme vous.

Ce n’était pas un mensonge ; mais le renseignement fourni par le fantôme quand il avait désigné l’hôtel de Souzay comme le lieu où les papiers contenus dans la cachette devaient être retrouvés, n’était pas non plus contraire à la vérité.

Il n’y avait ici qu’une erreur de temps. La pauvre Clotilde marchait en ce moment sur la route de Saint-Ouen pour apporter précisément les trois pièces désignées à l’hôtel de Souzay, où elle allait arriver dans quelques minutes.

Marguerite avait repris toute sa froideur. Elle continua :

— Raisonnons comme si vous aviez ces actes, nous ne pouvons mutuellement nous tromper. Il y a un héritier de Clare-Souzay, qui épouse l’unique héritière de l’autre branche de Clare. Ce couple est notre bien à vous et à nous. On ne refuse pas de vous admettre au partage. Voulez-vous être de la bande Cadet, Mme la duchesse ?

Angèle ne répondit que par un geste d’horreur.

— Vous ne voulez pas ? poursuivit Marguerite, vous avez raison, cela ne détournerait pas de vous le calice d’amertume. Nous sommes à l’extrémité d’une pente fatale. Si je pouvais vous dire ce que vaut pour nous la partie qui se joue ici et qui vous paraît encore plus extravagante que barbare…

Son œil lança ce grand éclair des fiévreux de l’or, car elle voyait en un mirage le coffret, toutes ses bank-notes, et l’ivresse jaune lui montait au cerveau violemment.

— Cela vaut… reprit-elle d’une voix subitement altérée ; mais, vous ne me croiriez pas ! ce sont des richesses auxquelles on ne peut croire ! Et, d’ailleurs, qu’importe ? L’arrêt est prononcé — prononcé par vous qui avez été trop habile. Un de ces deux jeunes gens est de trop, parce que, tant qu’il y en aura deux, nous aurons peur de vous qui avez fait vos preuves d’astuce et de tricherie, mentant partout, mentant toujours, mentant jusqu’au lit de mort de votre mari. C’est le nom d’Albert que porte l’acte de naissance du fils de William de Clare, et l’enfant dont vous aviez fait un marbrier, pour le mieux cacher, s’appelait Clément ! et celui que vous nous avez envoyé à l’hôtel Fitz-Roy a nom Georges ! et dans sa prison… Ah ! nous n’aurions pas besoin du poignard si nous savions où frapper ! Il nous suffirait de nous effacer pour laisser agir la justice… Et, dans sa prison, disais-je, il avait des papiers au nom de Pierre Tardenois !… D’un autre côté, celui qui passe ici pour le secrétaire du jeune duc s’appelle Albert ! C’est le chaos. Vous avez trop bien brouillé les cartes, madame, on n’y voit plus dans la nuit que vous avez faite… Nous vous condamnons à faire la lumière, à dire vous-même et tout haut : Voici le duc de Clare, et voilà le bâtard !

Angèle se laissa tomber à genoux.

Elle essayait de parler et ne pouvait. Toute l’angoisse que peut endurer une créature humaine sans mourir était sur son visage.

— Madame, madame ! balbutia-t-elle enfin, ayez pitié de moi, je les aime tous les deux !

Elle disait cela comme les pauvres petits qui demandent grâce.

Marguerite détourna les yeux.

— Madame… répétait Angèle qui se traînait sur ses genoux, je suis en votre pouvoir. Je ne veux plus de la fortune ! Les titres, j’y renonce ! Nous irons hors de France, loin, bien loin… si loin que nous ne nous gênerons plus. Madame ! oh ! madame, vous n’avez pas mesuré ma torture. Je vous en supplie…

— Il faut choisir, prononça tout bas Marguerite.

— Écoutez-moi ! reprit la duchesse dont la voix changea, et nous devons l’avouer, une lueur cauteleuse s’alluma dans sa prunelle, car, même à cette heure navrée, sa partialité maternelle n’était pas morte, écoutez-moi, je ne vous tromperai plus. Je vous donnerai le vrai de Clare, celui dont le nom est dans l’acte de naissance, le duc Albert, cette fois, pour épouser votre Clotilde… Mais laissez vivre mon autre enfant.

— Non ! dit Marguerite.

Angèle bondit sur ses pieds. Tout son sang rougit son visage.

Elle se rua sur Marguerite qui la reçut de pied ferme. Un instant leurs deux visages terribles et superbes se touchèrent presque. Leurs yeux se brûlaient.

Vous eussiez dit deux tigresses qui vont s’entre-dévorer.

— C’est moi qui vais te tuer ! râla Angèle, j’ai la force, je le sais ; j’en suis sûre, j’ai la rage… Ah ! prends garde !

Au lieu de reculer, Marguerite avança la tête.

Leurs bouches se touchaient presque, comme pour un baiser. Et Marguerite dit avec un rire convulsif :

— Folle ! tu parles de tes enfants ! oh ! folle ! folle ! moi, je me bats pour quatre-vingts millions !

Elle se dégagea d’un seul effort, irrésistible et froid comme l’or lui-même, et gagna la porte.

Sur le seuil elle se retourna pour ajouter :

— Ici, dans un quart d’heure, celui qui doit mourir ! Je le veux, il le faut ! Sinon, ils mourront tous les deux !

Angèle se laissa tomber comme une morte.