La Bande Cadet/Prologue/Chapitre 06

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E. Dentu (tome Ip. 75-88).


VI

La momie


Le feu, activé un instant par la combustion des papiers, s’était ralenti, et couvait sous leurs cendres. Le silencieux Marais endormait ses derniers murmures, et c’est à peine si, à de longs intervalles, on entendait encore le bruit lointain d’une voiture roulant sur le pavé de la rue Saint-Antoine.

Le malade avait fait comme le feu. L’animation passagère, qui était rentrée en lui, allait tombant, et, néanmoins, il était bien loin encore de cette prostration, sous laquelle nous l’avons vu accablé naguère.

— Merci, dit-il au vieux Morand, je sais que je puis compter sur vous, mon cousin. Le colonel Bozzo connaît mes dernières volontés et la mission que je lui confie. Il fera quelque chose pour vous ; je veux que vous et votre fille vous viviez désormais dans l’aisance… À boire, s’il vous plaît !

Mais avant même que Morand eût obéi, sa pensée tourna, et il dit :

— Non, à quoi bon ? J’ai fait tout ce que je voulais faire. À quoi me servirait désormais d’être fort ?

Il avait pris la cassette sur la table de nuit.

— Mon cousin Stuart, fit-il tout à coup, regardez-moi bien et parlez franc : ai-je l’air d’un homme qui va mourir ?

Le bonhomme hésita un instant, puis répondit :

— Quand le médecin est venu, je vous croyais mort ; mais sa potion a fait un miracle. Si vous vouliez suivre son ordonnance et prendre une cuillerée tous les quarts d’heure, qui sait ce qui arriverait ?

— Ce n’est pas sa potion, c’est le vin ! s’écria le duc ; tu n’es qu’un vieux fou, tais-toi !

Puis avec une soudaine violence :

— Elle ne ment jamais ! Elle dit tout ! Je ne sais pas si c’est droiture ou effronterie. Je la hais terriblement, mais je l’aime comme jamais femme ne fut aimée. Je n’aurais pas dû lui laisser mon fils… J’ai été fou, l’as-tu ouï dire ? Et si j’avais su ! Elle méprise ceux qui adorent à genoux ; j’ai été trop bon, il fallait commander : elle voulait un maître !

Les deux pièces qu’il avait préservées étaient dans la cassette. Il la referma, et répéta :

— Un maître ! Le fils de cet homme est son maître ! Elle a obéi à tous ses caprices, elle l’a empoisonné de caresses, il est devenu son tyran et son idole, alors, elle l’aime ! Elle l’aime follement… me comprends-tu ?

— Non, répliqua Morand ; mais trop parler vous épuise.

— Je te dis que j’ai été trop bon ! s’écria le duc, en proie à une extravagante colère. Du vin ! donnez-moi du vin ! je veux avoir la force d’un homme pendant une heure encore !… Et qu’elle vienne ! je serai son maître ! je la briserai, elle m’aimera !

Sa main, qui était reprise de soubresauts convulsifs, désigna impérieusement la bouteille entamée sur le guéridon. Sa face était marbrée de rouge et de livide.

Morand, effrayé, essaya de résister ; mais le malade balbutia, en joignant ses mains :

— C’est la vie, misérable, que je te demande ! veux-tu donc m’assassiner !

Morand courut vers la table ; il tremblait comme la feuille, en versant le vin, et M. de Clare disait :

— Un plein verre ! un plein verre ! j’ai soif de force ! j’ai soif de haine ! ne devines-tu pas ? Elle mettra son fils à la place de mon fils. Qui donc connaît ces deux enfants ? Qui donc découvrira la supercherie ? Et mon fils sera un malheureux ! Et le fils de l’autre sera duc de Clare ! Ah ! par la mordieu, je ne veux pas ! Un plein verre, mon cousin ! Un plein verre !

Morand l’apportait, le plein verre, et à deux mains, car la frayeur le secouait de la tête aux pieds.

À deux mains aussi M. le duc prit le verre.

On entendit, encore une fois, ce bruit de crécelle du cristal, soubresautant et craquant contre les dents convulsivement serrées.

M. de Clare but tout et resta l’œil grand ouvert, la bouche béante, immobile dans sa stupeur pétrifiée.

Cela dura la moitié d’une minute, comme l’autre fois.

Puis les tons verdâtres de sa joue s’enflammèrent et ses yeux dilatés démesurément flambèrent.

— Voilà la force ! dit-il, je vais être son maître ! Va-t-en !

Il rejeta ses couvertures et plaça dessous la cassette.

— Tu vois si je pense à tout, reprit-il avec un vaniteux sourire. Elle ne découvrira pas cela. Je vais la tromper. Va-t-en. Elle est dans le jardin, elle accourt, je suis le maître ! Va-t-en !

Il saisit le verre et le brandit. Morand n’eut que le temps de s’enfuir ; le verre, lancé à tour de bras, vint s’écraser contre la porte.

Presque au même instant, l’autre porte s’ouvrit et donna passage à Angèle échevelée. Sa toilette était en désordre, les traits de son visage décomposaient leurs lignes si pures. Elle avait peine à se soutenir.

En la voyant, M. de Clare poussa un cri de triomphe.

— Approche ! dit-il durement, je ne t’implorerai plus ; c’est à moi de commander, à toi d’aimer !

Elle traversa le salon en chancelant ; elle n’avait ni compris ni même entendu. Elle vint tomber au pied du lit, disant avec effort, d’une voix qui faisait pitié :

— Ils m’ont volé mon fils ! Votre fils, William ! C’est cet homme, ce monstre, c’est le marquis !

À son tour, M. de Clare n’avait ni entendu, ni compris, sans doute, car son visage ne donna aucun signe d’émotion, et il répliqua :

— Je ne croyais pas qu’on pût te voir plus belle. Tu as bien fait de dénouer tes cheveux. Approche et donne-moi un baiser, tu me le dois, tu es ma femme !

— Mon fils, je vous dis que mon fils est perdu ! s’écria la duchesse, en tendant vers lui ses bras. Il vaut de l’or, ce sont les propres paroles de cet homme. Je l’avais caché, vous dites que je ne l’aime pas… Regardez-moi et voyez ce que je souffre !…

— Belle ! belle ! jamais tu n’as été si belle ! C’est dans tes bras que je veux mourir !

Disant cela, le duc fit un effort pour sortir de son lit.

Elle s’élança pour le retenir, et il l’entoura de ses bras, qui grelottaient la terrible fièvre de la dernière heure.

— Il ne faut pas mourir, criait-elle, essayant d’échapper au sinistre baiser qui cherchait ses lèvres ; il faut ressusciter, William, et je vous aimerai ! Vous êtes riche, vous êtes puissant. Vous pouvez mettre sur pied tous ceux qui savent chercher, tous ceux qui peuvent trouver. Oh ! William ! mon mari, écoutez-moi et rendez-moi mon fils !

Quelque chose du sens de ces paroles entrait dans la cervelle ivre du mourant.

Car M. le duc de Clare était bien un mourant à cette heure, malgré la force factice qui le galvanisait, et qui allait l’abandonner pour jamais.

— Ton fils, dit-il, poursuivant de sa bouche qui blêmissait la bouche contractée d’Angèle, notre fils, le petit prince de Souzay, le duc de Clare ! Il sera entre nous deux. Vois, je ne prie plus, j’ordonne, je suis ton maître. Aime-moi !

— Le retrouveras-tu ? demanda-t-elle, étouffant sous sa passion de mère l’horreur que lui inspirait le vivant cadavre.

Et ses lèvres se laissèrent atteindre.

Elle poussa un cri étranglé et recula. Quelque chose de froid l’avait touchée, et, tout d’un coup, le corps de son mari avait pesé sur elle comme un fardeau inerte.

Dès qu’il ne fut plus soutenu, M. le duc de Clare s’affaissa, la tête pendante en dehors du lit. Il était mort.

Au moment où la duchesse affolée se redressait pour appeler du secours, elle vit la porte par où elle était entrée grande ouverte, et, au pied du lit, M. le marquis de Tupinier qui venait d’entrer sans être entendu.

— F, i, n, i, ni, dit-il, fini ! Et gaiement, ma foi ! Le brave garçon s’en est allé dans un baiser, c’est anacréontique.

La duchesse fit un mouvement pour s’élancer vers la porte qui donnait sur le grand escalier.

Mais les jarrets de Tupinier fléchirent. D’un bond de tigre ou d’acrobate, il atteignit Angèle dont il saisit les deux poignets.

— Pas de ça, Lirette ! dit-il. L’enfant est d’or, c’est vrai, mais à la condition d’avoir les deux petits papiers que vous êtes venue chercher ici, et que je veux, moi, puisque c’est moi qui ai l’enfant.

— Vous ne niez donc pas ! s’écria Angèle exaspérée.

— À quoi bon, filleule de mon cœur ?

Et, contrefaisant l’accent qu’elle avait tout à l’heure, en parlant à M. de Clare, il répéta :

— « C’est cet homme, c’est ce monstre… » Eh bien oui, chérie, c’est parrain qui a fait le coup. À de certains moments difficiles, parrain a été aussi marbrier ; de temps en temps, il peut avoir besoin d’un apprenti. Notre petit Clément est gentil à croquer… hé ! hé ! Bébelle, le duc est mort, vive le duc ! Si vous êtes sage, vous aurez part au gâteau.

Elle fit un brusque effort qui la dégagea presque de son étreinte, et appela :

— À moi, Tardenois !

Mais elle n’eut pas le temps de redoubler. Employant toute sa vigueur comme s’il eût lutté contre un homme, le marquis la terrassa brutalement, sans lui lâcher les mains, et appuya son front chauve contre sa bouche, avec tant de violence qu’elle poussa un gémissement de détresse.

— C’est un bâillon tout comme un autre, dit-il avec son haïssable sang-froid, mais, comme j’ai besoin de mes deux mains, on va t’en mettre un vrai, chérie. Tu es forte, sais-tu, mais parrain est plus fort que toi !

Elle était forte, en effet. Ce fut une vraie bataille où le marquis dut employer toute sa remarquable vigueur et toute son adresse de bandit. Plusieurs fois, il frappa sans pitié ni ménagement. Une des mains d’Angèle, que le hasard de la lutte avait dégagée, saigna. La bête féroce l’avait mordue.

Enfin, elle resta immobile et vaincue, les deux mains liées, la bouche étouffée par la cravate solidement nouée de Tupinier.

— Maintenant, dit-il, en poussant les verrous de la porte principale, tu seras sage comme une image, et nous allons chercher de quoi faire un duc.

Ce ne fut pas long ; après avoir constaté le vide de la malle et fureté un peu partout, le marquis découvrit les profils de la cassette sous les couvertures ; il s’en empara aussitôt et l’ouvrit.

Une véritable fringale de joie le saisit à la vue des deux actes.

— Victoire ! s’écria-t-il, le talent est enfin récompensé !

Il entoura la cassette de ses bras amoureusement arrondis. Entre l’homme mort et la femme garrottée, il commença un tour de valse. Il ne se possédait plus ; il avait l’ivresse des gens qui ont gagné le gros lot.

Mais tout d’un coup il s’arrêta, et ses jarrets flageolèrent comme s’il eût reçu un coup de massue au sommet du crâne.

— Tiens, tiens, tiens, tiens, avait dit derrière lui une toute petite voix cassée, voici mon camarade Cadet l’Amour !

Le marquis ne se retourna même pas ; il n’avait pas besoin de voir pour savoir.

Sur le pas de la seconde porte, celle par où Angèle et Tupinier lui-même étaient successivement entrés, une créature étrange se tenait debout, appuyée des deux mains aux chambranles. C’était un vieil homme qui semblait avoir dépassé les limites les plus fantastiques de l’âge. Il était tout ridé comme une pomme sèche, tout racorni, parcheminé plus qu’une momie, et si maigre que ses os semblaient près de percer sa douillette. Avec cela, il vous avait un air vénérablement gouailleur, qui annonçait un excellent caractère.

— Entrez, Samuel, mon cher docteur, dit-il en parlant à une seconde personne qu’on ne voyait point encore. Je crois que vos soins sont désormais inutiles, mais vous constaterez le décès.

Un homme de quarante ans à peu près, d’aspect austère et grave, le rejoignit sur cette invitation.

— Eh ! l’Amour ! continua la vivante momie, ton cas n’est pas bon, du tout, du tout, du tout : l’article 37 de nos statuts punit de mort les frères du premier et du second degré qui travaillent en dehors de l’association. Mets la cassette sur la table de nuit, et sonne : il faut que tout se passe dans les règles.

Le marquis obéit sans mot dire, il était littéralement anéanti.

Avant l’arrivée des domestiques, M. de Clare fut replacé bien proprement entre ses draps, la tête sur l’oreiller. On débarrassa Angèle de ses liens ; elle était évanouie.

— Bonjour, Morand, comment va la fillette ? demanda la momie, quand ceux de l’antichambre arrivèrent ; bonjour, Tardenois ; bonjour, Jaffret ; M. le duc est mort bien tranquillement, dans les bras du cher marquis, et Mme la duchesse s’est trouvée mal. C’était un joli ménage.

Morand s’approcha du mort et le baisa au front. Tardenois pleurait, Morand dit :

— Je porte témoignage que le dernier vœu de mon malheureux cousin était de voir le colonel Bozzo avant de mourir.

— C’est moi qui ai porté le message de mon maître au colonel, appuya Tardenois.

La momie s’essuya les yeux.

— Et j’accomplis, poursuivit Morand, la dernière volonté du duc de Clare en remettant au colonel Bozzo cette cassette… Prenez, colonel.

La momie, qui était un colonel, prit le coffret et le fit disparaître sous sa douillette, en disant :

— Mes amis, c’est pour obéir à l’ordre de celui qui n’est plus. Vous êtes témoins : l’objet sera toujours à la disposition de la justice ; c’est le testament, sans doute. Maintenant, je vous charge du nécessaire ; il faut un prêtre, bien entendu. Je laisse ici le docteur Samuel pour les constatations et les soins à donner à Mme la duchesse. M. le marquis va m’accompagner ; bonne nuit.

— À vos ordres, répondit M. de Tupinier, en lui offrant son bras.


Un quart d’heure après, cet homme respectable, le seul en qui M. de Clare eût confiance ici-bas, le colonel Bozzo-Corona, était dans sa voiture fermée avec M. le marquis de Tupinier.

— Eh ! Cadet-l’Amour ! dit-il après un silence, dors-tu bonhomme ?

— Je n’ai garde, répondit le marquis.

— À quoi penses-tu ?

— Vous venez de me condamner à mort, maître.

— J’ai la cassette, nous sommes seuls, je ne vaux pas mieux qu’une mouche, et tu es l’assassin le plus féroce que je connaisse, moi qui connais beaucoup d’assassins : pourquoi ne m’étrangles-tu pas, Cadet ?

Les mains du marquis se crispèrent, mais il répondit :

— À quoi bon ? Que peut-on contre le diable ?

La momie eut un petit rire sec. — Après un autre silence :

— Si je te pardonnais, Cadet, serais-tu mon serviteur ?

— Je serais mieux que cela.

— Mon esclave ?

— Votre chien, maître !

— Tope, Cadet ! j’ai besoin d’un chien, et je te pardonne.


FIN DU PROLOGUE