La Banque de France (Maxime Du Camp)

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LA
BANQUE DE FRANCE

Dans presque toutes les langues, le mot banque et le mot banquier dérivent du vocable qui signifie table ou comptoir : τραπεζίτης chez les Grecs, mensarius chez les Romains, banchiero chez les Italiens du moyen âge. Le banquier a été primitivement un changeur; il venait s’installer sur la place publique avec un banc où il étalait les monnaies diverses qu’on pouvait avoir à lui demander; peu à peu il prit des fonds en dépôt, fit des avances sur caution, sur marchandises, sur gages, sur titres de propriété, sur papiers de famille[1], et devint bien réellement ce que nous nommons aujourd’hui un banquier. Lorsqu’il avait manqué à ses engagemens, on brisait son comptoir; on disait alors de lui qu’il était l’homme du banc rompu, banco rotto, d’où nous avons fait le mot banqueroute. Selon plusieurs écrivains, les trapézites et les mensarii auraient ignoré toutes les opérations des banques modernes. Cette opinion peut paraître exagérée, et Plaute lui donne un démenti. Dans les Captifs, il fait dire à Hégion :

Ibo intro, atque intus subducam ratiunculam
Quantillum argenti mi apud trapezitam siet
[2]

Il n’est pas douteux que depuis l’antiquité il n’y ait eu en Italie des établissemens publics faisant des opérations de banque ; toutefois il serait difficile de dire à quelle époque remontent les plus anciens. Venise prétend avoir eu une banque municipale dans la première moitié du XIVe siècle, Barcelone trouve dans ses archives quelques traces d’une banque installée en 1349 par la corporation des drapiers ; mais il faut, si l’on veut s’étayer sur des documens authentiques, reconnaître que la première banque régulière établie en Europe fut celle que les Génois organisèrent en 1407 sous le nom de Casa di San-Giorgio.

Quoique Louis XIV, après la désastreuse année 1709, eût créé du papier-monnaie, et qu’à l’époque de sa mort 492 millions de ces valeurs douteuses circulassent encore, notre première banque fut celle de Law, la fameuse banque du Mississipi, qui a tant fait parler d’elle, qu’on a tant maudite, mais à laquelle cependant il ne faut pas oublier que nous avons dû la Louisiane. Concédée à Law pour vingt ans, par ordonnance des 2 et 20 mai 1716, au capital limité de 6 millions divisés en 1,200 actions de 5,000 livres chacune, elle commença dès le mois de juin des opérations qui, si elles n’eussent point été dénaturées, l’auraient conduite probablement à une prospérité extraordinaire. Ces opérations étaient, à fort peu de chose près, celles-là mêmes qui ont donné à la Banque de France une assiette si solide : escompte des effets de commerce, garde des valeurs en dépôt, paiemens et recouvremens pour les tiers. Son action était très sagement circonscrite par l’interdiction absolue de faire le commerce ou d’emprunter à intérêt. Les débuts furent magnifiques ; d’un intérêt mensuel de 2 1/2 pour 100, l’escompte des effets descendit à 6, à 5 et même à 4 par an. Jamais telles facilités n’avaient été offertes au négoce, qui se hâtait d’en profiter.

Malheureusement le succès grisa Law, il engloba la banque dans la compagnie d’Occident, et voulut mettre en pratique le fameux système, rêverie socialiste qui devait amener la banque à être l’unique dispensatrice de tout crédit, de toute richesse, de tout travail. Pour satisfaire les besoins factices qu’on venait de créer, pour répondre aux demandes d’une spéculation surexcitée, on émit une quantité folle d’actions, actions-mères, actions-filles, actions-petites-filles. Pareille fureur d’agiotage ne s’était jamais vue. Les grands seigneurs marchaient en tête de cette année pleine de convoitises âpres et malsaines : le comte de Horn, un parent du régent, assassinait en plein jour, rue Quincampoix ; à la fin de février 1720, le duc de Conti faisait enlever 14 millions d’or à la banque, et le 2 mars le duc de Bourbon en retirait 25. On en arriva, pour conjurer une catastrophe imminente, non pas seulement à vouloir imposer le cours forcé de ce papier qui de minute en minute perdait de sa valeur, mais à interdire la circulation des espèces métalliques, à défendre de placer des fonds à l’étranger, à prohiber l’achat des diamans et de la vaisselle plate. Quand une institution en est là, elle est morte, et nul pouvoir ne saurait la ressusciter. Le désastre fut immense. On n’en riait pas moins, et l’esprit parisien n’abdiquait pas au milieu d’un tel cataclysme. Comme au-dessus de l’hôtel de la compagnie[3] on avait gravé deux L majuscules, initiales du nom de Louis XV, un plaisant écrivit sur la muraille : ut citius aufugiat, afin qu’il se sauve plus vite. Law se sauva en effet, mais à grand’peine, c’est miracle qu’il n’ait pas été écharpé; deux ou trois fois il avait été obligé d’aller chercher refuge jusque dans les appartemens privés du duc d’Orléans. Le 13 octobre 1720, on publia un arrêt du conseil, rendu le 10, portant suppression des billets de banque à partir du 1er novembre. D’après la récapitulation qui suit le libellé, il est constant que les billets émis s’élevaient à la somme de 2 milliards 696 millions 400,000 livres.

La chute avait été si profonde qu’on en resta étourdi plus longtemps que de raison. Le seul mot de banque épouvantait tout le monde, et il faut attendre cinquante-six ans avant de voir reparaître une institution qui rappelait de fort loin la première et féconde tentative de Law. Un arrêt du 24 mars 1776 concéda au sieur Bernard un privilège en vertu duquel il pouvait établir une caisse d’escompte au capital de 15 millions de livres. Elle vivota plutôt qu’elle ne vécut, paralysée par les exigences du gouvernement et la défiance du public. On peut croire que ses opérations n’étaient pas très fructueuses, car en 1784 il fut de mode pour les femmes de porter des chapeaux sans fond qu’on appelait chapeaux à la caisse d’escompte; néanmoins elle subsista tant bien que mal jusqu’à la convention, qui la supprima par décret du à août 1793, Sous le directoire, des particuliers, négocians et banquiers, créèrent une caisse de comptes courans qui émettait des billets, faisait diverses opérations avantageuses pour le commerce, et qui disparut lorsque Bonaparte, devenu premier consul, appréciant les services que pouvait rendre à la population un établissement de crédit sagement mené, contenu par une loi constitutive dans des limites sévèrement fixées, fonda la Banque de France.

I.

En 1800, le 24 pluviôse an VIII, plusieurs banquiers à la tête desquels se trouvaient Perregaux, Le Couteulx-Canteleu, Mallet aîné, Récamier, le fabricant de tabacs Robillard, se concertèrent pour arrêter les statuts d’une banque au capital de 30 millions répartis en 30,000 actions nominatives. Les opérations devaient être l’escompte, le recouvrement des effets, les dépôts et consignations, les comptes courans, enfin l’émission de billets au porteur et à vue. Il lui était interdit de faire tout autre commerce que celui de l’or et de l’argent. Dans les statuts primitifs, on retrouve d’une façon embryonnaire, mais déjà très nette, le système de gouvernement qui devait assurer à la Banque une stabilité que rien jusqu’à ce jour n’est parvenu à ébranler. Dès le 28 nivôse (18 janvier 1800), un arrêté consulaire ordonnait que tous les fonds reçus à la caisse d’amortissement fussent versés à la Banque de France. C’est là une consécration importante et qui peut dès lors faire préjuger du succès de l’entreprise. Cette dernière attendit cependant trois années avant de recevoir une constitution organique; ce fut la loi du 24 germinal an XI (14 avril 1803) qui la lui donna.

Par cette loi, le capital est porté à 45 millions, les coupures des billets sont fixées à 1,000 et à 500 francs. Le privilège est accordé pour quinze années; l’universalité des actionnaires est représentée par les 200 plus forts d’entre eux; convoqués en assemblée générale une fois par an, ils nomment au scrutin 15 régens qui administreront la Banque et 3 censeurs qui la surveilleront; les régens et les censeurs réunis forment le conseil-général. L’un des régens est nommé président pour deux ans par le conseil, et pendant toute la durée de ses fonctions il exerce une sorte de pouvoir exécutif. Ainsi qu’il est facile de le voir, nous sommes en république, car dans cette constitution très libérale on n’aperçoit pas l’ingérence de l’état. Il ne révèle pas son influence par des signes extérieurs; s’il l’exerce, c’est d’une façon amiable, mais sans aucun droit reconnu dans les statuts. Les actionnaires de la Banque, représentés par les administrateurs élus, étaient maîtres chez eux, indépendans de tout contrôle direct, et pouvaient n’avoir d’autre guide que leur intérêt particulier.

En 1805, pendant la campagne d’Allemagne, qui devait trouver un si rapide et si glorieux dénoûment à la bataille d’Austerlitz, la Banque traversa une crise difficile. Elle était alors installée dans l’hôtel Maissiac, qui occupe le n° 48 de la rue Pagevin. Chaque jour, la place des Victoires était remplie par des gens inquiets qui venaient échanger leurs billets contre des espèces. Dans le commerce, le billet de 1,000 francs perdait 20 francs; Joseph, qui, sous le titre de grand-connétable, présidait le conseil des ministres en l’absence de son frère, était fort troublé, et parlait de faire venir des troupes pour déblayer les issues de la Banque obstruées dès le milieu de la nuit. La Banque, voyant son encaisse métallique diminuer à vue d’œil, criait au secours et s’adressait au tribunal de commerce pour qu’il forçât le public à accepter les billets en guise d’argent. En cette circonstance, Napoléon fut très net. Le 20 octobre 1805, il écrivit d’Elchingen à Régnier : « Il faut que la Banque échange ses billets contre de l’argent à bureau ouvert, ou qu’elle ferme ses bureaux, si elle manque d’argent. Quant à moi, je ne veux pas de papier-monnaie. »

Le souvenir de ces désordres passagers a-t-il eu quelque influence sur les résolutions de Napoléon? n’a-t-il pu supporter qu’un établissement qui servait de régulateur au crédit public eût la faculté de se mouvoir en dehors de l’action immédiate de l’état? On ne sait, mais dès le 22 avril 1806 la constitution de la Banque de France est modifiée d’une façon définitive, et devient un type de gouvernement monarchique constitutionnel. Par la nouvelle loi, le privilège est prorogé de vingt-cinq ans au-delà du terme fixé d’abord, le capital est porté à 90 millions; c’est toujours l’assemblée des actionnaires qui élit les censeurs et les régens; mais la présidence échappe à ces derniers. La direction des affaires, que la Banque, en vertu de la loi de germinal, déléguait à son comité central, est désormais exercée par un gouverneur et deux sous-gouverneurs qui sont nommés par l’empereur et prêtent serment entre ses mains. Cette loi, que rien jusqu’à présent n’a modifiée dans ses parties organiques, a été libellée par Mollien, un des esprits les plus fermes et les plus sagaces de son temps. Il est étrange que Napoléon, dont l’horreur pour le système parlementaire s’était si souvent manifestée, ait établi précisément à la Banque le modèle presque parfait de ce genre de gouvernement.

Le gouverneur préside les conseils, approuve ou rejette les dispositions adoptées, nomme, révoque, destitue les agens, signe seul, comme un souverain, tous les traités intervenans, fait exécuter les lois et statuts qui régissent la Banque. Il a droit de veto, il peut empêcher l’accomplissement d’une mesure délibérée par le conseil, mais il ne peut contraindre ce dernier à adopter une résolution quelconque, et il doit lui rendre compte de toutes les affaires. Ces deux puissances, l’une législative, l’autre exécutive, se côtoient sans se heurter, tant leurs attributions diverses ont été sagement réglées. En cas de conflit, force resterait toujours au conseil des censeurs et des régens, qui votent le budget, et peuvent, en le refusant ou en le modifiant, mettre le gouverneur dans l’impossibilité de faire mouvoir le mécanisme de son petit état. Heureusement jamais pareille occurrence ne s’est présentée; le conseil et le gouverneur marchent d’accord : sur chaque question, il y a entente préliminaire. Tout se traite à l’amiable entre gens qui n’ont qu’un but et savent l’atteindre : mettre l’intérêt de l’état en rapport avec celui des particuliers. Par cette loi, on est arrivé à un résultat excellent : la Banque s’administre, l’état gouverne. La Banque de France constitue donc un service public confié à une société privée surveillée par l’état. De cette façon, si par hasard l’esprit mercantile et intéressé des actionnaires, représentés par le conseil, venait à prévaloir, le gouverneur interviendrait pour garantir les droits du commerce et rappeler la Banque à l’esprit de son institution. Cette surveillance de l’état paraîtra indispensable à ceux qui estiment que, pour demeurer stable et sérieux, le crédit public ne doit pas se jeter dans les aventures. Les statuts, rédigés par Gandin, en date du 16 janvier 1808, et qui sont l’application développée de la loi de 1806, ont dit très sagement à l’article 8 : « La Banque ne peut, dans aucun cas ni sous aucun prétexte, faire ou entreprendre d’autres opérations que celles qui lui sont permises par les lois. » Rien n’est plus juste que cette mesure restrictive. Un établissement chargé de maintenir le crédit ne peut et ne doit rien faire de facultatif.

C’est grâce aux dispositions à la fois très précises et très réservées qui ont présidé à sa fondation, grâce à la sagesse expérimentée de ses fondateurs, grâce à ce gouvernement constitutionnel dont le fonctionnement régulier ne s’est pas ralenti une minute, que la Banque a pu traverser des heures singulièrement douloureuses. Elle a vu s’écrouler des trônes, elle a assisté à l’anéantissement du crédit public, à la disparition des espèces métalliques, elle a été englobée dans des crises financières qui troublaient les états et ruinaient les particuliers; rien n’a pu paralyser son action ni même affaiblir son mécanisme. A un seul jour de notre histoire, le plus triste peut-être, elle crut tout perdu et désespéra. En 1814, la veille de l’entrée des alliés, la Banque fut saisie de panique, et pendant que sur la place Vendôme on jetait au feu des drapeaux, elle brûlait ses billets sous l’impulsion irréfléchie de Jacques Laffitte. Un si profond désarroi ne pouvait durer, il n’était point digne d’hommes qui avaient su aborder de front tant de difficultés; ils reprirent vaillamment la direction du navire qui portait Paris et sa fortune, ils payèrent à caisse ouverte, et par cette mesure ne contribuèrent pas peu à rendre la confiance aux plus timides. Trente-quatre ans plus tard, une nouvelle crise aiguë mit encore la Banque en péril. On se rappelle l’atonie inconcevable qui suivit la révolution de février 1848. L’industrie, le commerce, la finance, étaient tombés dans un état comateux qui ressemblait de bien près à la mort. Les clairvoyans avaient beau prêcher la confiance, on vivait dans une sorte d’inquiétude somnolente dont on ne parvenait pas à sortir. Le capital, effrayé, se cachait. Le bureau du change de l’hôtel des Monnaies regorgeait de gens affairés qui venaient vendre leurs couverts, et la cour de la Banque était encombrée de personnes réclamant des espèces contre leurs billets. La Banque paya sans désemparer, malgré l’agio sur l’or, qui était monté à 70 francs; mais la réserve métallique s’épuisait. La loi du 10 juin 1847, en autorisant la Banque à émettre des billets de 200 francs, dont la création était depuis longtemps réclamée par le commerce, avait multiplié les signes de la monnaie fiduciaire. Le danger était grand et pouvait conduire tout droit à une catastrophe. Le gouvernement de la Banque et le gouvernement provisoire discutèrent la question, et un décret du 15 mars 1848, tout en évitant de prononcer les mots de cours forcé, décida que les billets de la Banque de France seraient reçus comme monnaie légale par les caisses publiques et les particuliers. L’article 4 du même décret disait en outre que, « pour faciliter la circulation, la Banque de France était autorisée à émettre des coupures, qui toutefois ne pourraient être inférieures à 100 francs. »

Il ne manqua pas de gens qui crièrent aux assignats et prédirent la banqueroute. Ces prophètes malavisés en furent pour leurs sinistres clameurs. Non-seulement la Banque ne sombra point, mais en 1849 ses billets faisaient prime, et elle prêtait à tout le monde avec la générosité d’une Cybèle dont rien ne peut tarir l’inépuisable fécondité : le 5 juin 1848, elle remettait au trésor 150 millions, — le 24 du même mois, 10 millions à la ville de Paris, — le 29 décembre, 3 millions à Marseille, — le 3 janvier 1849, 3 millions au département de la Seine. Cette mesure extrême de décréter le cours forcé eut une conséquence qu’on n’avait guère prévue : loin de déprécier le papier, elle en fit reconnaître la valeur, elle en popularisa l’usage, et il n’est pas aujourd’hui si pauvre hameau qui ne l’accepte comme argent comptant. Non-seulement toutes les coupures de la Banque ont maintenant cours en France, mais elles équivalent à l’or en Allemagne et en Italie. Depuis que des banques ont émis des titres au porteur, nul billet n’a peut-être obtenu et mérité une telle confiance. Le cours légal ne se prolongea pas longtemps; il cessa normalement le 6 août 1850, à la promulgation d’une loi dont l’initiative appartenait à la Banque elle-même. Le gouvernement provisoire avait pris en outre une excellente disposition par les décrets du 27 avril et du 2 mai, qui réunissaient à la Banque de France les banques précédemment créées à Rouen, à Lyon, au Havre, à Lille, Toulouse, Orléans, Marseille, Nantes et Bordeaux. Toutes ces banques partielles étaient alors indépendantes les unes des autres ; elles avaient leur capital et leurs statuts, ne considéraient que l’intérêt local, émettaient des billets qui, par suite du vieil esprit provincial, n’étaient payables qu’au comptoir même d’où ils étaient sortis. C’était en limiter la circulation au point de la rendre illusoire. Un billet de la banque de Lyon, ne pouvant être remboursé qu’à Lyon, constituait un instrument d’échange d’un emploi beaucoup trop restreint. La Banque, prenant à son compte les actions de ces établissemens, a fusionné avec ceux-ci, et les a remplacés par ses succursales, qui sont aujourd’hui au nombre de 62. On ne tardera point, d’après l’esprit de la loi de 1857, à en installer une au chef-lieu de chaque département. Dès lors l’impulsion devient unique et part de la banque centrale, qui fait mouvoir, active ou modère tous ces mécanismes éloignés. Aujourd’hui la Banque de France, dont le privilège a été prorogé jusqu’au 31 décembre 1897, possède un capital représenté par 182,500 actions nominatives, et a été autorisée à émettre des coupures de 50 francs.

La haute direction est représentée par le gouverneur et les sous-gouverneurs. Les régens, choisis par l’assemblée des actionnaires, sont élus pour cinq années, et renouvelés par cinquième. Trois d’entre eux doivent être receveurs-généraux et sont autorisés à habiter Paris. Les censeurs, nommés pour trois ans, sont remplacés par tiers. Les fonctions des uns et des autres sont gratuites. La réunion des censeurs et des régens sous la présidence du gouverneur forme le grand-conseil, qui décide sans appel; mais ce conseil se répartit en un certain nombre de comités qui préparent, sur l’initiative du gouverneur, toutes les affaires dont la Banque peut avoir à s’occuper[4]. La Banque représente donc un corps complet; sa tête, son cœur, ses membres, sont le gouverneur, les censeurs et les régens, les comités. Ainsi constituée, elle est l’artisan du crédit public; ses instrumens spéciaux de travail sont les billets qu’elle émet, et qui sont aujourd’hui la plus haute expression de la monnaie fiduciaire.

II.

Il fallait une singulière hardiesse pour jeter des billets de banque dans la circulation aux dernières heures du XVIIIe siècle, lorsqu’on était encore sous le coup de la ruine causée par les assignats. Tout ce qui avait l’air de papier-monnaie semblait frappé à l’avance de discrédit. La république avait sous ce rapport dépassé les folies de Law et de la rue Quincampoix. Très sérieuse dans le principe et appuyée sur des biens nationaux d’une valeur de 10 milliards, l’opération avait sa justification et son fondement, car le papier émis n’était que la représentation mobile de la richesse immobilière possédée par la nation même; mais on ne sut pas s’arrêter en chemin. Il était si facile de pourvoir à toutes les nécessités en faisant imprimer des morceaux de papier auxquels des lois léonines donnaient un cours forcé, qu’on ne put résister à la tentation. L’état prêchait d’exemple, les individus le suivirent, et chacun se fit pour son propre compte fabricant d’assignats. Voici ce que raconte Mercier dans son Nouveau Tableau de Paris. « Le dogme de la souveraineté nationale fut confirmé d’une manière assez plaisante, car il fut un temps où chaque particulier se croyait en droit de battre monnaie. La disparition du numéraire avait donné cours à une foule de billets de petite valeur émis par d’obscures maisons de commerce. Les épiciers, les limonadiers, écrivaient leur nom sur de petits morceaux de parchemin, et voilà du numéraire. Le délire fut poussé jusqu’au dernier excès; chacun fit son écu. » Les conséquences ne tardèrent point à se faire sentir. La valeur réelle des assignats n’était plus en rapport avec la valeur nominative. La loi du maximum réussit à peine à les soutenir; après le 9 thermidor, la chute dépassa toute prévision : un sucre d’orge de 1 son coûtait 30 fr. en assignats. Depuis longtemps, les 10 milliards représentant les biens confisqués au clergé avaient été épuisés par des émissions ininterrompues. Dans certaines villes, une pièce de 6 liards valait 300 fr. en assignats. Lorsque le directoire, ne sachant plus de quel bois faire flèche, lança tout à coup 20 milliards de nouveaux assignats, il ne parvint même pas à leur faire produire 100 millions en numéraire. Ce fut le dernier coup, et le 30 pluviôse an IV (19 février 1796) on renonça définitivement à un si déplorable système. Pour employer une expression que le langage populaire a consacrée, on brisa la planche aux assignats. Depuis le décret du 19 avril 1790, qui avait autorisé la première émission, les différens gouvernemens qui s’étaient succédé en France avaient répandu pour 45 milliards 566 millions de francs en papier-monnaie. Entre les mains des ennemis de la convention, les faux assignats avaient d’ailleurs été un moyen de guerre plus puissant peut-être que l’invasion, car il avait découragé la confiance et achevé d’énerver le crédit. Il est impossible d’évaluer ce qu’on introduisit de faux billets en France, mais ce dut être pour des sommes très considérables. On en fabriquait publiquement en Angleterre. Le 18 mars 1793, Sheridan dénonçait le fait à la tribune du parlement anglais. « J’ai vu les moulins et les faux assignats, » disait à la même séance un membre du parlement, Ruyler. A Quiberon, après la défaite des blancs et des Anglais, on trouva dans les bagages de Puisaye une somme de 10 milliards en faux papier-monnaie. On restait sous l’impression de ces tristes souvenirs, l’influence révolutionnaire régnait encore dans notre législation, et la peine de mort fut maintenue contre les faussaires. Cela n’eût pas suffi cependant à les faire reculer, et les premiers directeurs de la Banque de France s’ingénièrent à dérouter la contrefaçon à force de précautions habiles et de perfectionnemens dans la fabrication même du billet. On peut l’affirmer sans pécher par excès d’orgueil national, c’est la France qui a créé le plus beau, le meilleur, disons le mot, le seul modèle du billet de banque.

Mais avant de parler de l’impression des billets, il est bon d’expliquer le signalement qui les distingue les uns des autres, et qui, comme point de repère et comme contrôle, a une importance de premier ordre. Lorsqu’on regarde avec soin un billet de banque, quelle qu’en soit la coupure, on remarque qu’il porte une lettre suivie d’un chiffre et deux fois répétée, un chiffre deux fois répété également, enfin, en petits caractères, un troisième chiffre isolé. Ces chiffres constituent l’état civil du billet. Toute émission de billets a lieu par alphabet (c’est le mot technique). Chaque alphabet, désigné par un numéro d’ordre, représente 25,000 billets, chaque lettre en représente 1,000. Selon que la lettre est suivie ou précédée d’une autre lettre, suivie ou précédée d’un chiffre, elle peut produire un tel nombre de combinaisons que nos petits-neveux n’en verront pas la fin. Ainsi chaque billet émis est frappé d’une lettre de série et d’un numéro particulier qui change pour chaque billet. En outre le chiffre isolé, adopté seulement depuis un arrêté du conseil de la Banque en date du 20 juin 1867, représente le numéro du billet dans l’ordre de la coupure à laquelle il appartient. Prenons pour exemple un billet de 1,000 francs. Au-dessous de l’énoncé, Banque de France, je lis : Paris, 25 mai 1868 ; cela prouve que ce jour-là le conseil-général a décidé qu’on créerait l’alphabet dont il fait partie. A gauche, en haut, sur les rinceaux bleus de la bordure, il porte la lettre T, suivie immédiatement du chiffre 32; lettre et chiffre sont répétés à droite en bas; je sais dès lors que le billet appartient à l’alphabet 32, et dans cet alphabet à la lettre T; à droite en haut et à gauche en bas, je vois le chiffre 369, le billet est donc le trois cent soixante-neuvième de la série T, 32; enfin, au centre du billet, sur un étroit espace laissé libre par l’impression interne des filigranes, j’aperçois le chiffre 0,793,369, qui m’apprend que depuis la première émission des billets de 1,000 francs on en a tiré 793,368 avant celui que j’ai sous les yeux. Tout billet porte donc avec lui un passeport muni d’un signalement où l’on n’a pas oublié les signes particuliers. La lettre de série est le nom de famille, le numéro d’ordre est le nom de baptême, le numéro de coupure donne le rang du billet dans l’espèce générique à laquelle il appartient. Si l’on se trouvait en présence de deux billets identiques l’un à l’autre, il y en aurait donc forcément un qui serait faux, puisque deux billets ne peuvent pas être absolument semblables : ils sont tous jumeaux, d’accord; mais chacun au jour de sa naissance est marqué d’un trait distinctif qui empêche qu’il soit jamais confondu avec ses frères. Ces combinaisons, malgré une extrême simplicité, opposent de très sérieux obstacles aux tentatives des faussaires.

Pour des objets d’une telle valeur, rien n’est à négliger; aussi la fabrication du papier, la gravure de la planche, le tirage, l’impression, sont-ils l’objet de précautions minutieuses. Le papier sur lequel on imprime les billets sort de la fabrique du Marais, près de Coulommiers; il est obtenu par des procédés particuliers, que je n’ai point à révéler ici, dans un local exclusivement réservé au service de la Banque, sous la direction d’un commissaire nommé par le gouverneur, et qui toute l’année habite le bâtiment d’exploitation. Le papier est fabriqué sur des formes, sur des tamis, comme on disait jadis, à la main et feuille par feuille. Chacune de ces feuilles représente un billet, et contient à l’intérieur un filigrane visible par transparence et qui varie selon la coupure du billet. Les feuilles sont étudiées une à une au triple point de vue de la solidité, de la dimension, de la pureté. Toutes celles qui laissent apercevoir une imperfection sont dites cassées et réservées au pilon ; la proportion des rejets est en moyenne de 60 pour 100. Le papier reconnu bon est divisé en rames de 500 feuilles qui sont ficelées séparément, renfermées dans une caisse de fer dont une double clé est à la Banque, scellées du cachet du commissaire et expédiées à Paris à l’hôtel de la rue de La Vrillière. Le conseil de régence charge le comité spécial des billets de recevoir le papier, qui est examiné de nouveau scrupuleusement, et, après procès-verbal, remis au secrétaire-général et au contrôleur, puis enfermé dans une caisse manœuvrant à deux clés qui restent entre les mains des dépositaires. Il faut donc toujours le concours de deux personnes pour ouvrir les énormes serrures derrière lesquelles le papier attend l’heure où il recevra les signes qui en font la valeur.

Lorsque la quantité de billets fatigués et rentrés fait sentir la nécessité d’en émettre de nouveaux, le gouverneur avise le conseil-général, et lui demande l’autorisation d’en créer. Le conseil indique alors le nombre d’alphabets, la date qui leur sera assignée et les diverses coupures. Deux alphabets ne portent jamais la même date. Si dans la séance du 15 février 1869, le conseil a arrêté qu’on émettrait trois nouveaux alphabets de 1,000 fr., le premier sera daté du 15 février, le second du 16, le troisième du 17. De cette façon, il ne peut y avoir de doute possible, si plus tard on rapporte à la Banque des billets avariés appartenant à ces émissions. Le chef de l’imprimerie se fait alors délivrer, sur récépissé signé de lui, les feuilles qui lui sont nécessaires, et, après les avoir comptées, les remet à ses ouvriers.

L’imprimerie est installée dans les bâtimens de la Banque; nul, s’il n’appartient à ce service spécial, n’a le droit d’y pénétrer. Elle est vaste, très éclairée, comme il convient à des ateliers de ce genre, et munie d’instrumens d’une précision extraordinaire. Les ouvriers chargés de manœuvrer les presses sont choisis avec soin, on peut dire de tous que ce sont des hommes de confiance; ils sont proprets, actifs et silencieux. Aux murailles sont appendus de grands cadres où l’on voit les spécimens des billets que la Banque a fabriqués pour les états pontificaux et l’ex-empire du Mexique; comme la banque dont ils devaient être l’instrument, ces derniers sont restés à l’état de projet. Dans un atelier spécial, on estampe sur des toiles en fils d’archal, nommées toiles vélines, les lettres qui doivent former le filigrane intérieur du papier. Les encres et feuilles non distribuées, les matrices des planches, sont gardées et renfermées dans une caisse dont le chef de l’imprimerie a seul la clé, et dont il est responsable. La planche qui sert pour l’impression des billets de 1,000 francs a été livrée en 1842 par M. Barre père, à qui elle a coûté trois années de travail; elle est en acier, et ne passe jamais sous les presses. Elle sert à faire des clichés à l’aide de la galvanoplastie, et ces clichés peuvent sans être trop fatigués tirer 50 ou 60,000 épreuves. C’est là le vieux système; il est délaissé aujourd’hui pour les nouvelles coupures. Maintenant on dessine un billet de banque à une échelle exagérée; par la photographie, on le réduit aux dimensions réglementaires, on le grave et on en fait des clichés. Le procédé est plus rapide, plus sûr et moins coûteux. Ce n’est pas à dire cependant que les essais soient moins lents, et qu’on arrive du premier coup à la perfection. La planche du billet bleu de 100 francs, dont le verso est si gracieux, a exigé cinq années de tâtonnemens; mais on reconnaîtra, si on l’examine à la loupe, qu’on a pris à tâche d’y accumuler toutes les difficultés que peut offrir la gravure.

Après avoir subi une première opération dont je ne suis point libre d’expliquer les détails, la feuille de papier est imprimée par des presses spéciales mues à la vapeur. L’encre est bleue, inaltérable, et la composition doit en être tenue secrète. Comme on exige que chaque billet soit sans défaut, on ne se dépêche pas. Les personnes qui ont vu l’activité fébrile d’une imprimerie ordinaire ne pourraient croire que ce grand atelier paisible, très propre et même élégant, emploie les mêmes procédés de travail. Un inspecteur se promène incessamment, allant d’une presse à l’autre, surveillant chaque mouvement, donnant parfois un ordre bref, et rappelant par la régularité de sa marche, contenue dans d’invariables limites, la promenade monotone des officiers de marine lorsqu’ils sont de quart dans la batterie. Autrefois le numérotage des billets se faisait à la main, méthode lente, défectueuse, et qui, malgré l’attention qu’on pouvait y apporter, amenait souvent des erreurs. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi. M. Derriey a inventé une machine qui automatiquement applique aux billets le numéro de série, le numéro d’ordre et le numéro générique. C’est merveilleux à voir. Elle peut numéroter 1,000 feuilles sans qu’on soit obligé d’y toucher; elle fait son travail ponctuellement, et ne se trompe jamais. A chaque billet qui passe sous son timbre mobile, elle change le chiffre des unités; tous les 10 billets, elle change la dizaine, tous les 100 billets la centaine, et cela avec cette intelligence impeccable qui ferait croire à l’âme intelligente de cet être de fer et d’acier. A l’appareil est joint une pompe pneumatique qui déplace chaque feuille dès qu’elle a reçu d’un seul coup la quintuple empreinte dont elle doit être marquée.

Ces divers travaux sont conduits par des hommes qui ont conscience de l’importance exceptionnelle de leur devoir, et il semble qu’ils la fassent partager à leurs machines, tant celles-ci ont des mouvemens doux et onctueux. On ne se presse pas, je le répète, car la perfection qu’on cherche à obtenir ne peut guère s’accommoder d’une trop grande rapidité. Il faut vingt jours pour qu’une simple feuille de papier, déjà munie des filigranes internes, puisse être convenablement imprimée. Est-il nécessaire d’ajouter qu’à chacune des phases différentes qu’elle traverse elle est étudiée et rejetée, si elle n’est pas parfaite sous tous les rapports. Un registre spécial reçoit une sorte de procès-verbal de toutes ces opérations. En le consultant, on pourrait savoir combien on a refusé de feuilles à la papeterie depuis que la Banque de France existe, combien ont été fautées par l’impression, combien par le numérotage. C’est un chef-d’œuvre de contrôle permanent et de comptabilité.

Tous les billets, réunis et classés selon la lettre de série, — mille par lettre, — sont répartis en alphabets ; chaque alphabet se compose de vingt-cinq paquets attachés à part. Ils sont livrés en cet état par le chef de l’imprimerie au chef d’un bureau particulier qu’on appelle la comptabilité des billets. Celui-ci fait apposer sur les billets la signature du secrétaire-général et celle du contrôleur à l’aide d’une machine mue par une pédale et portant un timbre armé d’une griffe autographique. Si, en cet état, un billet venait à disparaître et était mis en circulation, on reconnaîtrait promptement qu’il a été soustrait, car il lui manque encore la dernière signature, celle du caissier principal, qui est la plus importante, et donne, en s’associant aux deux autres, une valeur de 1,000 francs à ce chiffon de papier. Le chef de la comptabilité ouvre un registre particulier à chaque alphabet ; chaque billet y est inscrit par son numéro d’ordre, et l’on constate ainsi ce qu’on appelle une création. Cette formalité étant accomplie, les billets, réunis et ficelés par paquets séparés, sont remis au secrétaire-général et au contrôleur, qui les enferment dans leur caisse à double clé jusqu’au jour où l’émission en sera décidée. Cette dernière mesure est provoquée par le caissier principal, qui juge, lorsque le vide commence à se faire dans ses armoires, des besoins auxquels il doit faire face. Par l’entremise du gouverneur, il adresse sa demande au conseil, qui arrête que tel nombre d’alphabets lui seront remis. Dès lors il reçoit les billets des mains de ceux qui les avaient en garde ; il les fait timbrer de sa griffe, baptême définitif qui les rend viables, et il les livre au public. En général on fait en sorte d’avoir toujours une grosse masse de billets en réserve, de façon à ne les faire circuler qu’une année au moins après qu’ils sont sortis de l’imprimerie.

Il n’a pas la vie dure, ce pauvre billet de banque ; il résiste deux ans, trois ans au plus, et dans quel état il reprend le chemin du bercail qu’il a quitté si coquet, si pimpant ! Il rentre criblé de trous d’épingles, percé à l’angle des plis, gris, terne, mou, vieilli avant l’âge par toutes les pérégrinations auxquelles il a été condamné avant de revenir se reposer et mourir aux lieux mêmes où il a pris naissance. Il en est qui ont été si bien modifiés par une longue série d’infortunes qu’il est presque impossible de les reconnaître. Il faut l’œil exercé du chef de la comptabilité pour ne pas hésiter. J’en ai vu qui n’étaient plus que des débris ; ils avaient été arrachés du feu, avaient été retrouvés à demi digérés dans l’estomac d’une chèvre. avaient bouilli dans une lessive avec la veste de toile où on les avait oubliés. Il faut une patience d’Œdipe pour parvenir à rassembler ces fragmens informes, pour y lire un chiffre et pouvoir dire avec certitude : c’est tel numéro de tel alphabet, pour réussir, en un mot, à reconstituer l’état civil de cette épave. On garde avec soin et l’on montre, non sans quelque orgueil, ces impalpables vestiges, collés, réunis sur du papier gommé, vestiges insignifians pour tout autre, mais où la Banque, mue par un haut sentiment du devoir, a pu, au prix de peines infinies, distinguer un signe, une apparence qui lui permît de rembourser la valeur intégrale du billet auquel ce reste seul avait survécu.

Se perd-il beaucoup de billets de banque? Bien moins qu’on ne croit. Il est certain que les incendies et les naufrages ont dû en détruire une quantité appréciable; mais, en remontant aux premières émissions et en consultant le registre qui leur a été consacré, on pourra se convaincre que le chiffre des billets non rentrés est assez minime. Les premiers billets de 1,000 francs, dits premier alphabet romain, ont été créés le 9 messidor an XI; on en a émis 24,000, sur lesquels 23,958 étaient revenus à la Banque au mois de janvier dernier; 42 manquaient encore. La première émission des billets de 500 francs est du 24 germinal an xi; sur 25,000, 24,935 sont rentrés, 65 font défaut. C’est bien peu pour une période de 67 ans que l’absence de 107 billets sur une masse de 49,000. On croit généralement que la Banque peut profiter des billets détruits par accident ou enfouis dans d’introuvables cachettes, en un mot définitivement disparus. C’est là une erreur. En admettant que la Banque vînt à liquider, soit parce que son privilège ne serait pas renouvelé, soit parce qu’elle fusionnerait avec quelque autre institution analogue, on établirait un compte : tant de billets émis depuis l’origine, tant de billets brûlés réglementairement, tant de billets en caisse; le surplus serait forcément considéré comme étant en circulation, et la Banque en devrait la représentation en espèces, en rentes ou en immeubles. Ce n’est donc pas elle qui hériterait des billets morts, c’est cet être de raison qui ne prend jamais fin et qu’on nomme l’état.

Les billets qui rentrent journellement à la Banque n’en sortent de nouveau qu’après avoir été vérifiés et examinés; tous ceux qu’une déchirure ou des taches mettent hors d’usage sont séparés des autres, réunis en paquets, et, ainsi disposés, soumis à l’action d’un emporte-pièce qui, en y découpant un trou large à peu près comme une pièce de 5 francs, leur interdit toute circulation. La place où doit mordre l’emporte-pièce a été choisie de façon à ménager tous les signes qui peuvent être utiles pour déterminer la personnalité d’un billet. Lorsque ce premier travail a été accompli, les billets sont rendus au chef de la comptabilité, qui les fait classer selon les différens alphabets auxquels ils appartiennent. Dès lors le conseil décide qu’il y a lieu d’annuler tel ou tel alphabet, et avis en est donné au chef de la comptabilité, qui, sur le registre où la création du billet a été relatée, en face même de son acte de naissance, inscrit la date de sa mort ; les mois sont désignés non par leur noms, mais par les signes correspondans du zodiaque[5]. Ainsi blessés par l’emporte-pièce, annulés par arrêt du conseil, portés comme défunts au livre de l’état civil, les billets sont enfermés dans de larges coffres de chêne où on les accumule par ordre d’alphabet et de numéro. Ils attendent là pendant trois ans, à l’abri des souris, qui ne peuvent parvenir jusqu’à eux, et ils exhalent une forte odeur de crasse, comme tout objet qui a passé dans des milliers de mains. Au bout de trois années révolues, on procède à l’incinération, opération dernière, formalité rigoureuse, mais qui ne détruit rien, car le billet de banque est comme le phénix, il renaît de ses cendres.

Au milieu de la cour située près de l’hôtel du gouverneur, à un endroit qu’il est facile de reconnaître, car les pavés noircis en indiquent clairement l’usage, on amène un vaste brasero de fer sur les montans duquel est emmanchée une énorme caisse oblongue, arrondie, composée de deux tissus de mailles métalliques, et qu’on manœuvre exactement comme un moulin à torréfier le café. On allume le feu, un bon feu de bois de sapin qui pétille. On ouvre les portes de la boîte, et, en présence de trois censeurs, l’on y jette des fortunes à payer des empires par 100,000 fr. pour les billets de 100 francs, par 500,000 francs pour les billets de 500 francs, par million pour ceux de 1,000 francs; on y précipite aussi toutes les feuilles qui ont été fautées à l’imprimerie. On referme les loquets et l’on se met à tourner. Les mailles des parois sont assez pressées pour que nul fragment de quelque importance ne puisse s’échapper. Les billets se recroquevillent, noircissent sur les bords, donnent une petite flamme bleue hésitante et pâle au-dessus du foyer rouge qui va les dévorer, puis tout prend feu d’un coup et ce n’est plus qu’un grand brasier. Dans le mouvement de rotation, qu’on ne ralentit pas, les parcelles étincelantes, chassées comme des criblures de blé par une machine à vanner, se fraient un chemin à travers les boucles de la cage, sont rapidement poussées vers le ciel par le courant d’air chaud, passent au-dessus des maisons, flottent et retombent dans la rue de La Vrillière, place des Victoires, et les passans disent en secouant cette cendre qui s’attache à eux : « Tiens, la Banque brûle ses billets. » L’annulation est combinée de telle sorte qu’elle laisse toujours une certaine avance à la fabrication. On peut dire qu’en moyenne la Banque imprime 12,000 billets par jour et qu’elle en annule 8,000. On est donc certain de pouvoir répondre à toutes les exigences du public. La création fort intelligemment démocratique des coupures de 100 et de 50 francs rend naturellement les annulations et les incinérations plus fréquentes; il n’est guère de mois où l’on ne brûle de vieux billets[6].

La Banque paraît décidée à ne plus émettre que des billets de 1,000, de 500, de 100 et de 50 francs. Les billets de 100 francs ont rendu ceux de 200 inutiles ; aussi on retire ces derniers à mesure qu’ils rentrent dans les caisses. Il est aussi un autre genre de billets auxquels on a essayé d’habituer le public, qui s’y est toujours, et avec raison, montré plus qu’indifférent. Je veux parler des billets de 5,000 francs, billets fort beaux, imprimés en carmin, qui furent créés le 28 mai 1846. On en a émis 4,000, et, à l’heure qu’il est, il n’en reste que 8 en circulation. On en opère le retrait et l’on n’en livre plus. Il y a peu d’années cependant, un homme de lettres pompeux, ayant à donner une dot de 60,000 francs, voulut, par excès de belles manières, qu’elle fût payée en billets de 5,000 francs. La Banque, fort complaisante, lui en remit douze. Le lendemain ils étaient rentrés à la caisse, car on était promptement venu les échanger contre des valeurs moins ambitieuses et plus faciles à faire mouvoir.

Dans le principe, les billets étaient imprimés en noir. L’invention de la photographie et l’extension qu’elle a prise ont forcé la Banque à renoncer à cette vieille méthode. Rien n’était plus facile que d’employer un billet comme cliché, d’en tirer une épreuve qui, devenue cliché à son tour, donnait une reproduction exacte du modèle. Deux couleurs sont absolument réfractaires au procédé daguerrien malgré toutes les améliorations qu’il a subies depuis quelques années : c’est le bleu et le jaune. L’un ne laisse qu’une trace très peu perceptible, l’autre donne des tons invariablement noirs. Partant de ce fait d’expérience, le conseil a décidé dans sa séance du 4 décembre 1862 que désormais tous les billets, quelle qu’en soit la coupure, seraient imprimés en bleu et porteraient une vignette sur chaque face. Les premiers billets de la nouvelle fabrication ont été versés à la caisse le 3 août 1863. Ainsi disposés, et dans l’état actuel de la science, ils défient la contrefaçon, — par la photographie directe à cause de l’impression en bleu, — comme clichés reproducteurs à cause du verso, qui, mêlant la vignette dont il est orné à celle du recto, produit par transparence une confusion de lignes inextricable. Sous ce double rapport, les billets sont donc à l’abri des faussaires, qui, depuis la loi du 28 avril 1832, ne sont plus punis que des travaux forcés à perpétuité.

On pense bien que la Banque s’ingénie à n’être jamais prise au dépourvu et à savoir d’avance par quels moyens on peut l’attaquer. Elle fait étudier dans ses laboratoires particuliers les manœuvres dont on serait tenté d’user contre elle. Un chimiste fort habile décompose, pour ainsi dire, tous les procédés photographiques connus; il opère non-seulement sur les billets de la Banque de France, mais sur tous les emblèmes de monnaie fiduciaire qui peuvent passer entre ses mains. Plus redoutable que les alchimistes du moyen âge, il ne fait pas de l’or et ne recherche pas la poudre de projection; son grand œuvre est autrement important : il fait le billet de banque, le signe même de la richesse et du crédit; mais toute sa science est mise au service du devoir professionnel et du salut commun. Il découvre les moyens que les faussaires pourraient employer, et sait les neutraliser en faisant modifier la fabrication et en y introduisant des élémens nouveaux devant lesquels les plus habiles criminels seront contraints de s’arrêter. On fait bien de se tenir en garde contre les contrefacteurs, car ils ont parfois livré de rudes assauts à la Banque. Par-ci, par-là, il arrive encore un billet de 100 francs fait à la main. Le malheureux qui a commis le crime a dépensé vingt fois plus de temps et de talent qu’il ne lui en aurait fallu pour gagner la même somme. Ces cas-là sont très rares, et n’inquiètent guère la Banque, qui garde le faux billet comme un spécimen curieux à ajouter à sa collection. Deux fois elle a été attaquée vertement. En 1832, un paquet de douze faux billets de 1,000 fr. fut présenté au bureau du change; ils furent reconnus, une instruction fut commencée, et à la suite d’une enquête secrète activement menée, on acquit une conviction si étrange qu’il fut difficile de pousser les choses à l’extrême. Les billets étaient faits hors de France, par un homme attaché à la maison d’un souverain expulsé de son pays; un ancien directeur de la fabrication d’un des hôtels des monnaies du royaume le secondait dans cette œuvre peu légitime. Le principal agent pour l’émission des billets à Paris était un marquis, maréchal-de-camp, et le détenteur n’était autre qu’un prince, descendant direct d’une famille qui avait régné jadis sur une partie de l’est de l’Europe. Toute cette histoire est un roman des plus invraisemblables; elle eut un demi-dénoûment en septembre 1832 devant la police correctionnelle, où l’un des inculpés passa sous le surnom de Colette. Antérieurement à cette époque, la même année, tandis que les émeutes politiques et le choléra causaient à Paris une perturbation profonde, un fait très singulier se produisit. Pendant la nuit, on jetait par poignées des billets de banque faux sur le carreau des halles, à la sortie des théâtres, partout enfin où la population se trouvait momentanément agglomérée. Cette mauvaise plaisanterie cessa tout à coup, et malgré les investigations de la police on ne sut jamais quel en était l’auteur.

Ce n’étaient là que des accidens; mais vers 1853 la Banque put croire qu’on allait faire un siège en règle de son crédit. Des billets de 100 francs faux arrivaient dans ses caisses avec une régularité désespérante. On avait beau stimuler le zèle des agens du service de sûreté, inventer des moyens de contrôle et diriger de mystérieuses enquêtes sur toute personne qui prêtait au soupçon, tout demeurait vain. On n’était pas éloigné de croire à une vaste association de malfaiteurs admirablement outillés et aussi hardis qu’habiles. Les billets n’étaient point parfaits, mais ils accusaient une main exercée, et jamais encore on n’en avait vu dont l’imitation fût aussi sérieuse. Tout le monde pouvait y être trompé, à l’exception cependant des employés de la Banque, qui, avec leur habileté ordinaire, avaient promptement découvert un défaut. Près de la tête du Mercure qui sert d’ornement à la console supportant le cartouche où se trouve reproduit l’article 139 du code pénal, apparaissait un point noir, trace visible d’une cheville trop longue oubliée dans la planche. Sans cet indice, il eût été fort malaisé de distinguer les billets vrais et les billets faux. Les années s’écoulaient, les billets étaient présentés avec une persistance inquiétante; la Banque payait, et ne disait mot, car elle craignait, en divulguant ce secret, de voir discréditer toutes les émissions de 100 francs. Enfin en 1861, à la suite de péripéties, de fausses démarches, d’hésitations nombreuses, les recherches, sur l’indication presque prophétique du secrétaire-général, prirent une direction précise, et l’on acquit, après huit années de tentatives infructueuses, la certitude que le coupable était un sieur Giraud de Gâtebourse; le commissaire de police qui fut en partie cause de son arrestation s’appelait Tenaille : deux noms prédestinés. Le métier était bon sans doute, car Giraud menait une vie fort agréable ; il avait onze domestiques, dix chevaux et une meute de chiens de Saintonge. C’était un ancien graveur: sous prétexte d’apporter quelques améliorations à la fabrication des billets, il avait été assez adroit pour s’introduire à la Banque et peut-être pour y surprendre quelques-uns de ses procédés. Arrêté le 23 août 1861, il passa devant la cour d’assises le 14 avril 1862. Les débats constatèrent qu’il avait mis en circulation 1,603 billets de 100 francs et 144 billets de 200, que la Banque avait remboursés par la somme de 189,100 francs. Il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Transporté à Cayenne en vertu de la loi du 30 mai 1854, il y trouva une fin effroyable. Essayant de fuir vers les possessions hollandaises avec Poncet, qui devait monter plus tard sur l’échafaud, il ne put suivre son jeune et alerte compagnon; englué dans les vases du rivage, il mourut mangé vivant par les crabes.

La leçon coûta cher, mais elle porta ses fruits. La Banque a redoublé d’efforts pour amener ses billets à l’état de perfection; depuis la tentative de Giraud, nul essai sérieux de contrefaçon ne paraît avoir été entrepris. Je crois qu’il est difficile d’accumuler plus de précautions et d’obstacles. A cet égard, la Banque de France ne mérite que des éloges : nos billets offrent des garanties presque certaines. Au point de vue de l’art, on peut trouver qu’ils laissent à désirer. Si le billet de 1,000 fr. a un verso remarquablement beau, le recto a vieilli : il est froid, poncif, avec d’anciens emblèmes mythologiques. Mercure, Hercule, l’Industrie, la Science, la Justice, la Loi, l’Amour appuyé sur un lion, le coq gaulois et les mains unies. Le billet de 100 fr., dont le verso est un modèle de gravure, a aussi sur le recto des personnages bien durs et bien guindés. Nous sommes dépassés aujourd’hui sous le rapport de l’apparence plastique du billet, ou, pour mieux dire, la Banque s’est dépassée elle-même. Les billets qu’elle a gravés et imprimés pour le Mexique et pour les états du pape sont d’une beauté qui laisse bien loin celle des nôtres. Or en toutes choses il faut être les premiers. Sans doute c’est une grosse question à résoudre : il y a toujours avantage à laisser à la monnaie fiduciaire l’aspect et la forme auxquels le public est accoutumé; mais ce même public s’est fait sans aucune peine à toutes les émissions de la Banque, même à celle des billets de 200 fr., qui étaient cependant d’une laideur remarquable. Il s’habituerait d’autant mieux à de nouveaux billets que ces derniers seraient plus près encore de la perfection rêvée, car c’est par la perfection seule, par la perfection absolue, s’il est permis de l’atteindre dans les choses humaines, que les contrefacteurs seront définitivement et pour toujours déroutés. La Banque doit au pays et se doit à elle-même de créer des billets qui soient de véritables œuvres d’art, qui se présentent réunies toutes les difficultés que peut imaginer la gravure, et qui offrent une image d’une indiscutable beauté. Si la Banque adoptait ce parti, si le gouverneur, prenant cette haute initiative, arrivait à convaincre le conseil-général qu’une refonte de tous les billets ne peut être que glorieuse pour le grand établissement qu’il dirige, si la mesure était décidée, — au nom du XIXe siècle, qu’on abandonne pour n’y jamais revenir la mythologie et les emblèmes surannés qu’elle fournit, qu’on demande à la vie moderne les nobles allégories dont elle abonde, qu’on reconnaisse une fois pour toutes que, sous prétexte d’être catholiques, nous sommes plus païens que Julien l’Apostat, et que, se souvenant des merveilleuses découvertes qui rendront notre siècle plus grand que le XVIe on crée une monnaie fiduciaire qui soit aux billets actuels ce que les médailles grecques sont à nos pièces de 20 francs. Malgré le côté presque exclusivement pratique de ses opérations, la Banque de France doit savoir et prouver qu’en tout ordre de production le beau n’est pas seulement utile, mais qu’il est indispensable.


III.

Ouverte sur la rue de La Vrillière, appuyée sur les rues Radziwill, Baillif et Croix-des-Petits-Champs, la Banque de France occupe depuis 1811 l’ancien hôtel du comte de Toulouse. L’aspect général est celui d’une prison de bonne compagnie; les grilles et les portes de fer n’y font point défaut, les solides murailles en gros appareil défient les escalades, et les armatures de métal qui ferment toutes les issues sont une défense qu’il ne paraît pas facile de vaincre. C’est la maison de l’activité par excellence, les cours, les escaliers, les couloirs, ne désemplissent pas; deux courans contraires se coudoient partout. On ne voit que gens affairés pour qui le temps est bien véritablement de la monnaie; à chaque porte, à chaque palier, des plantons répondent aux questions et renseignent sur les multiples détours de cet immense dédale. Comme on est en train de reconstruire l’hôtel, qui, suffisant pour loger des princes légitimés, n’était plus depuis longtemps de taille à servir de palais au crédit public, l’encombrement est encore augmenté par des cloisons improvisées, par des escaliers appliqués contre les murs, par raille bâtisses provisoires et parasites qui rendent peut-être la circulation plus facile, mais n’embellissent guère le local. A voir la foule qui se hâte et se presse dans l’enceinte de la Banque, on comprend du premier coup d’œil que c’est une institution vraiment universelle. Toutes les classes de la société y sont représentées, soldats, artisans, bourgeois, — depuis le capitaliste qui vient toucher le dividende de ses actions jusqu’au pauvre petit ouvrier en chambre qui se hâte de venir payer un effet. Cette première impression est très vive et inspire un grand respect pour cet établissement, qui, n’ayant en vue que l’intérêt public, prête indifféremment son secours à tout le monde.

L’escompte est, de toutes ses œuvres, la plus importante et la plus générale. C’est une opération à l’aide de laquelle on obtient d’une maison de banque, moyennant un droit consenti, l’argent dont on a besoin immédiatement et qu’on ne devrait normalement toucher qu’à une époque déterminée, qui ordinairement est de trois mois. Cet argent est représenté par un effet, — lettre de change, billet à ordre, — qui devient momentanément monnaie fiduciaire à la condition que chaque possesseur successif y mettra non-seulement sa signature, mais encore le nom de la personne à laquelle il le livre : c’est ce qu’on appelle l’endos, parce que ces différentes inscriptions sont tracées sur le dos des billets. En terme de métier, l’escompte est la prime payée au banquier qui avance l’argent d’un effet dont l’échéance n’est pas encore arrivée. Létaux de l’escompte est essentiellement variable, puisqu’il répond à des exigences plus ou moins impérieuses, et satisfait des besoins plus ou moins pressans. C’est le conseil-général qui, consultant le marché monétaire de France et d’Europe, fixe lui-même et en toute liberté d’action à quel taux la Banque consent à escompter les billets. L’argent est une marchandise qui perd ou acquiert de la valeur, selon qu’il est abondant ou rare. On peut être certain, lorsqu’on voit l’escompte de la Banque très bas, comme en ce moment, où il est à 2 1/2, que les capitaux accumulés engorgent les caisses particulières, et ne peuvent trouver de débouché offrant assez de sécurité pour les attirer. Tout individu qui fait des affaires et qui par conséquent a besoin de crédit, banquier, négociant, marchand, entrepreneur, a recours à la Banque pour avoir la faculté de faire escompter des billets par elle. Il adresse au conseil une demande qui doit être appuyée par trois notables commerçans. Cette demande est examinée, discutée. Lorsque celui qui l’a signée ne, présente pas des garanties de solvabilité suffisantes, elle est repoussée. Si au contraire elle est admise, le postulant a, comme on dit, droit de présentation.

Les billets apportés au bureau d’escompte doivent être à une échéance maximum de trois mois et être revêtus au moins de trois signatures; ils sont réunis et placés dans un bordereau imprimé et formulé qui relate le nom des souscripteurs, des premiers endosseurs, la valeur et la date des échéances, le nombre de jours qui restent à courir avant le paiement, la somme due pour l’escompte. Chaque bordereau est signé par le présentateur. Les billets ainsi contenus dans une feuille de signalement sont remis avant dix heures du matin au chef du service. Ils sont reçus par des employés dont les doigts habiles comptent les billets avec une rapidité inconcevable, et dont les yeux singulièrement perspicaces savent découvrir au premier regard si les indications du bordereau sont en concordance parfaite avec les énoncés des billets; ceux-ci les passent à d’autres agens qui ont pour mission de rejeter les effets entachés d’irrégularités matérielles. Chacun des billets défectueux est mis à part, et l’on y joint une fiche qui indique le motif du rebut: — échéance trop longue, trop courte, somme surchargée, défaut de date, acceptation irrégulière, timbre insuffisant, signature en souffrance, endossement conditionnel. Chaque motif de refus a une fiche spéciale teintée d’une couleur particulière, de sorte qu’à première vue un présentateur peut voir pourquoi ses billets n’ont pas été admis.

Tous les billets réguliers sont rassemblés alors, réunis au bordereau et expédiés à un bureau mystérieux où ils vont être étudiés, pesés, eût dit Montaigne, non plus sous le rapport des défauts extérieurs, mais au point de vue des qualités morales et de la confiance qu’ils peuvent inspirer. Une grande table couverte d’un tapis vert, contre la muraille des sortes de huches en bois remplies de cartes rangées par ordre alphabétique et portant chacune un nom, c’est là tout le mobilier; mais les billets étalés sur cette table montrent souvent les plaies du crédit de celui qui les a tirés, et les cartes sont le répertoire explicatif de tous les protêts qui ont atteint le commerce de la France entière. Lorsque je suis entré dans ce cabinet, le travail a cessé immédiatement, et les bordereaux, repliés, ont caché tous les billets qu’on examinait. Il devait en être ainsi; il faut que cette redoutable opération reste secrète. Divulguée, elle pourrait pour longtemps compromettre la réputation commerciale d’un homme. Là on connaît avec une sûreté presque diabolique tout ce qui touche au crédit particulier. Pour exercer ces graves fonctions qui sauvegardent la responsabilité de la Banque et aussi l’honorabilité des commerçans, il est nécessaire d’allier une prudence irréprochable à une mémoire prodigieuse; les cartes sont plutôt des archives que des documens à consulter, et il est assez rare qu’on y ait recours. Bien des gens, voulant savoir positivement à quoi s’en tenir sur la situation de tel ou tel négociant, sont venus dans ce bureau, et ont interrogé le chef de service. Jamais, sous aucun prétexte, une réponse n’a été donnée. La Banque est un établissement tellement hors de proportion avec tous les autres, elle est si impersonnelle, elle jouit d’une considération si puissante, que toute parole de blâme émanant directement d’elle est faite pour ruiner d’un seul coup le crédit le mieux établi. Les employés de ce bureau sont donc tenus à une discrétion absolue; ils ont l’âme du commerce de Paris entre les mains et en sont responsables.

Les effets qui, après examen, paraissent aux agens de ce service ne pas devoir être acceptés par la Banque sont marqués d’un signe convenu et replacés avec les autres dans leur bordereau respectif; mais ils ne sont pas refusés pour cela, car le bureau des renseignemens ne peut émettre qu’un avis, c’est le comité d’escompte qui décide en dernier ressort. Ce comité, auquel les liasses de billets sont immédiatement expédiées après cette opération préalable, siège tous les jours de midi à une heure. Il est composé de quatre régens et de trois actionnaires exerçant le commerce[7]. Là tous les billets sont examinés de nouveau, et le comité, dont les décisions sont péremptoires et sans appel, efface sur le bordereau le nom et les sommes des billets qu’il ne veut point accepter. On ne réclame jamais, car on sait que nulle explication ne serait donnée. Le total, rectifié selon les radiations qui ont été faites, est écrit et consigné par un des régens en tête du bordereau; un sous-gouverneur écrit à son tour le chiffre à une place déterminée, et le gouverneur l’approuve en y mettant son paraphe. Ainsi, pour cette opération, l’entente des deux pouvoirs de la Banque de France, du pouvoir délibérant et du pouvoir exécutif, est indispensable. Les billets et les bordereaux sont alors renvoyés au bureau qui les a reçus le premier; on y additionne le total des sommes représentées par les billets non rejetés en ayant soin de défalquer le montant du taux de l’escompte, on inscrit la somme et le nom de la personne qui peut en disposer sur une fiche qu’on lance par une trémie à la caisse spécialement chargée de ce service. On y crédite de la somme indiquée le compte du présentateur, qui est prévenu par un avis émanant du bureau de l’escompte, et il peut le jour même utiliser l’argent qu’on tient à sa disposition.

Cette opération montre avec quel soin, quelle circonspection, la Banque use de l’énorme pouvoir dont elle est dépositaire. Le travail de l’escompte est un des plus considérables qui se puissent voir; il s’est exercé en 1868 sur 2,396,752 effets représentant la somme de 2,221,540,108 francs 6 centimes; sur ce nombre, 32,180 billets équivalant à 24,724,319 francs 78 centimes ont été rejetés. La moyenne de la valeur des effets est faible, puisqu’elle ne s’élève qu’à 928 francs. C’est là principalement qu’apparaît l’importance démocratique de la Banque; si elle reçoit des traites du trésor s’élevant parfois à plusieurs millions, elle accepte, elle escompte sans hésiter des billets de 2 ou 3 francs souscrits par de pauvres diables aux abois[8]. Ce sont surtout les petits commerçans, les fabricans infimes, qui ont recours à la Banque; elle se montre bonne mère pour eux et ne les repousse pas. Les hauts financiers, les grands banquiers, ceux qu’on appelle familièrement les gros bonnets, ne s’adressent que bien rarement à elle; ils ont intérêt à faire eux-mêmes l’escompte et à user de leurs capitaux avant de s’adresser à ceux d’autrui.

Tous les billets acceptés sont rangés par ordre d’échéance et enfermés dans ce qu’on appelle le portefeuille; quel abus de mots! Je défie Briarée de le mettre dans sa poche. C’est une immense caisse à doubles murailles de fer, à quadruples serrures, qui remplit à elle seule une chambre entière, chambre en pierres de taille dans laquelle elle est scellée par des crampons gros comme des peupliers de vingt ans. Tous les jours, on fait remettre au bureau chargé de la recette les effets qui échoient le lendemain. Ce bureau offre une physionomie particulière, on l’appelle la galerie. Il occupe au rez-de-chaussée une salle immense à laquelle un sous-sol provisoire sert de complément. On y fait le tri des billets, on les divise par quartiers; chaque quartier est remis à un brigadier, qui le distribue à ses hommes. Les garçons de recette de la Banque de France sont bien connus dans Paris. Qui ne les a vus passer, la chaînette du portefeuille pendant à la boutonnière, la sacoche à l’épaule, le tricorne crânement posé sur le coin de l’oreille? Qui n’a été frappé de leurs bonnes figures sans moustaches, de leur allure rapide, de l’air de probité répandu sur leur visage? Leur costume invariable, le grand frac gris à boutons blancs ornés d’une tête de Mercure, est respecté par la population à l’égal de n’importe quel uniforme, et ce n’est que justice, car tous sont de braves gens qui manient des fortunes, portent parfois plusieurs millions dans leurs larges poches, et sont incapables de voler deux sous. Ils sont au nombre de 170 et divisés en quinze brigades correspondant aux quinze zones par lesquelles la Banque a fictivement partagé Paris. Au point du jour, ils partent pour aller présenter à chaque signataire le billet que ce dernier a souscrit et en recevoir l’équivalent. Aux échéances du 15 et de la fin du mois, chacun d’eux a en moyenne cent trente maisons à visiter. Si l’on réfléchit que chaque billet doit être remis au domicile du souscripteur, que ce soit à l’entre-sol ou au sixième, on pourra imaginer que le soir ils ont les jarrets singulièrement fatigués par tous les escaliers qu’il leur a fallu gravir. La Banque les autorise à donner une fiche portant leur nom et le numéro de leur brigade aux personnes qui ne peuvent pas payer immédiatement, afin que celles-ci puissent venir acquitter à l’hôtel de la rue de La Vrillière le montant de leur effet.

La galerie est curieuse à visiter, surtout aux jours des grandes échéances de la fin de juillet et de la fin de décembre. En attendant que les constructions soient terminées, on assemble dans la première cour des baraques séparées par des barrières où l’on parque les retardataires; un grand tableau, visible pour tous, indique les noms des garçons qui, étant rentrés, peuvent encaisser à la Banque les recettes qu’ils n’ont point touchées dans la journée. C’est vers quatre heures que la foule arrive, empressée, inquiète, presque anxieuse, dans la crainte d’être venue trop tard et de ne pouvoir éviter un protêt. En cela, elle a tort; dès qu’elle a pu entrer dans la cour, elle est certaine qu’elle ne sera pas renvoyée au lendemain. Ceci est de principe à la Banque; on sait qu’on appartient au public, et l’on ne s’y couche que lorsque toute la besogne est faite.

La galerie, éclairée par le gaz, qui jette des lueurs blanches sur les murailles neuves, est divisée en 169 petits bureaux. C’est là que le garçon de recette s’installe à sa table, défendu contre les ardeurs indiscrètes du public par un fort treillis de fer qui fait ressembler sa cabane à une cage. Son nom et son numéro, inscrits en gros caractères, servent d’indication à ceux qui le cherchent. Des plantons, des invalides pris pour la circonstance et qui semblent fort ahuris au milieu de ce monde, en présence de ces billets de banque qu’on feuillette d’un doigt rapide, de ces masses d’or qu’on pèse lestement dans des trébuchets, mettent un peu d’ordre dans la foule, ne la laissent entrer que petit à petit. Les zones sont très différentes entre elles. Celle du faubourg Saint-Germain est représentée par des domestiques en livrée, qui viennent payer les billets de leurs maîtres; celle de la rue Notre-Dame de Lorette montre de petites femmes piaillardes, remuantes, jouant des coudes pour avancer; elles tiennent en main 25 ou 30 francs qui doivent acquitter le billet que leur a fait souscrire la marchande à la toilette; celle de la rue Notre-Dame-de-Nazareth est fréquentée par un monde assez sordide, en grande redingote traînante, à longs cheveux gras, ce sont les brocanteurs juifs. Au milieu de tous ces gens qui font queue à chacune des cases et que les garçons de recette se hâtent d’expédier, on rencontre aussi des industriels sans industrie qui viennent tâter le terrain et les poches du voisin. L’endroit n’est pas sain pour eux d’ailleurs, et j’ai vu rôder là certains bourgeois aux pommettes saillantes, aux larges épaules, aux allures félines, qui pourraient bien avoir dans quelque coin de leur portefeuille une carte d’agent du service de sûreté. Le poisson va toujours à la rivière, et le filou aux endroits où il peut travailler; il est donc naturel que les salles d’attente de la Banque soient très fréquentées par les voleurs. Il y a aussi une autre espèce de gens qui hantent la galerie, se mêlant aux groupes dès qu’un chef de service passe auprès d’eux, flânant, regardant de ci et de là d’un air de nonchalance, et qui attendent l’instant propice pour aller demander aux garçons si tels billets dont ils donnent l’indication ont été remboursés. Ceux-là sont les petits escompteurs, race véreuse, faisant faire des signatures d’endossement pour cinq sous par des écrivains publics, marchands de contre-marques à l’occasion, ne reculant devant aucun bas métier, tombant souvent en police correctionnelle et frisant parfois la cour d’assises; on les appelle les toupiniers. Lorsqu’un haut employé les aperçoit et les reconnaît, il les fait jeter à la porte sans plus de cérémonie.

Quand le dernier souscripteur de billet, le dernier voleur, le dernier agent de police, le dernier toupinier, ont quitté la galerie, on ferme les portes; cependant tout n’est pas fini, loin de là. Il faut régler les bordereaux, voir s’ils concordent entre eux, relever les erreurs, compter les billets de banque et peser l’or. Chaque escouade fait ce travail, qui est long et méticuleux, sous la direction de son brigadier. Lorsqu’on s’est mis d’accord, l’argent est porté à une caisse, les billets à une autre; tout est vérifié de nouveau et transmis à la caisse principale. Il faut ensuite distribuer à chaque homme les effets qu’il devra présenter le lendemain. C’est ainsi que souvent, lorsque les échéances ont été lourdes, la galerie est encore éclairée à deux, à trois heures du matin, et que les habits gris, ainsi que les garçons de recette s’appellent entre eux, sont occupés autour de leur petite lampe à faire des calculs et à pointer les chiffres. Chaque jour suffit à sa tâche; quand cette besogne a pris fin, les garçons ont mérité d’aller dormir. Tout n’est pas rose dans leur métier, car ils sont responsables de l’argent qu’ils ont à recevoir, et ils sont obligés d’opérer avec une telle rapidité que les erreurs sont fréquentes. Le fait est douloureux à avouer, mais on les vole beaucoup. Qui? Les fripons qui cherchent fortune dans les rues, les gamins qui se faufilent entre les jambes et excellent à fourrer leurs petites mains dans les poches? Non pas, ils sont volés par les personnes mêmes auxquelles ils ont affaire, et qui, peu scrupuleuses parfois, estimant que tout bien trouvé est un bien gagné, ne s’empressent pas de faire remarquer au garçon de recette qu’il oublie, tant il se hâte, tant il est talonné par l’heure, de ramasser un billet ou un appoint en écus. Ces pertes sont assez considérables pour la galerie, 25 ou 30,000 francs par an au moins. Elles sont personnelles et retombent tout entières, d’un poids souvent très lourd, sur le pauvre homme qui s’est laissé duper. Heureusement qu’il trouve une compensation parfois importante dans les excédans de recette, que la Banque lui abandonne sans discussion.

Si je me suis si longuement étendu sur l’escompte, c’est que, de toutes les opérations, c’est celle qui fait le plus de bien, qui pénètre le mieux jusqu’aux dernières couches de la société ; par les immenses services qu’elle rend chaque jour, elle suffirait à expliquer l’existence de la Banque de France et à justifier le respect dont elle est environnée. Toutefois cette opération, qui est bien réellement la base du crédit et du travail industriels, n’est pas la seule dont la Banque soit le théâtre. Il en est d’autres qui, d’un caractère moins universel, offrent cependant une grande utilité pratique, et dont il convient de dire quelques mots. En première ligne se placent les comptes courans. Tout individu, pourvu qu’il ne soit pas failli non réhabilité, peut avoir un compte courant à la Banque ; il suffit de remplir certaines formalités faciles et d’adresser une demande au conseil, qui ne refuse jamais. On peut dès lors confier des fonds à la Banque, en disposer selon ses besoins à l’aide de mandats payables au porteur, à la condition expresse que la valeur du mandat ne dépassera jamais celle de la somme déposée. La Banque devient donc dépositaire et caissière ; elle est responsable de la somme reçue, touche et paie au lieu et place de celui à qui est ouvert un compte courant. Ce sont les gros négocians, les notaires, les agens de change, qui usent surtout de ce moyen très sûr de garder de l’argent et de le faire mouvoir sans en avoir l’embarras. Pour beaucoup de ces personnes, principalement pour les notaires et les agens de change, les mandats donnés sur la Banque sont des mandats de virement. Si à la suite d’une liquidation un agent de change doit 100,000 francs à l’un de ses confrères, au lieu de le payer en écus ou en billets, il lui remet un bon de virement qui est envoyé à la Banque ; on débite le compte du premier agent de change de la somme indiquée, et l’on en crédite le compte du second ; le paiement est effectué sans échange d’espèces. Ce système est très pratique, il est d’une sécurité parfaite, et apporte dans les relations financières une économie de temps considérable. Les personnes admises au compte courant et à l’escompte ont aussi la faculté de faire toucher par la Banque les effets qu’elles ont à recevoir ; cette opération, qu’on appelle le comptant, est absolument gratuite. Ce service prend un accroissement extraordinaire, et pourrait même, par l’encombrement qu’il occasionne, par les frais qu’il entraîne, causer quelques embarras à la Banque, si elle ne savait toujours se maintenir à la hauteur de sa grande mission[9].

La Banque fait aussi des avances sur des valeurs mobilières qui ont été étroitement déterminées par la loi; de quelque nom qu’on veuille appeler ce genre d’opération, c’est le prêt sur nantissement. Nulle demande d’avances n’est acceptée, si elle n’est accompagnée d’un certificat signé par une personne ayant un compte courant et attestant que le postulant a toujours fait honneur à sa signature. Dans le bureau des avances, de larges ardoises, fixées à la muraille au-dessous de l’énoncé des titres reconnus, relatent le cours de la Bourse pour chacune de ces valeurs et la somme proportionnelle qu’on peut prêter dessus, qui est généralement de 60 pour 100; de cette façon, il n’y a jamais hésitation de la part de l’emprunteur, un seul coup d’œil lui apprend à quoi il peut s’en tenir. Ce service est assez considérable et a entraîné pour l’année 1868 un mouvement de fonds de 433,415,450 francs; le prêt a lieu pour deux mois, avec facilité de renouvellement, et est grevé d’un intérêt annuel de 3 pour 100. Comparé aux bureaux de l’escompte, du comptant, à la galerie, ce bureau est d’ordinaire assez silencieux; mais il n’en est pas toujours ainsi. Quand l’état se décide à faire un emprunt, c’est à qui viendra apporter là ses titres de rente, ses actions, ses obligations, ses bons du trésor, pour avoir de l’argent comptant, qui permet de souscrire et de réaliser quelques bénéfices. On a gardé le souvenir de 1852. Ce fut une année exceptionnelle. La presse ne pouvait faire entendre sa voix ; nul contrôle n’existait. Cette heure de mutisme et de menace fut celle d’une spéculation effrénée; toutes les nobles aspirations étant comprimées, les mauvais instincts se ruaient à la curée. Les affaires les plus folies, les plus véreuses, s’étalèrent au grand jour. Tous les aventuriers de l’industrie se jetèrent dans la mêlée avec une hâte et une impétuosité qui semblaient signifier : dépêchons-nous de faire fortune pendant qu’on ne peut rien dire. La Banque reçut le contre-coup de toutes ces convoitises dépravées. Les employés du bureau des avances, surmenés par un labeur excessif, avaient à peine assez de la journée pour répondre aux demandes qui les assaillaient.

Si la Banque accorde des avances sur valeurs mobilières, à plus forte raison en fait-elle sur lingots d’or et d’argent et sur pièces étrangères. Cette opération est presque exclusivement exploitée par les banquiers et les changeurs, qui font le commerce des monnaies et gardent souvent leurs métaux précieux avant de les envoyer à l’hôtel du quai Conti, mais les mobilisent en quelque sorte en empruntant une somme à peu près égale à la valeur du nantissement. Les diverses opérations que je viens d’énumérer sont actes de banquier; la Banque de France intervient aussi comme simple dépositaire, et se charge des objets précieux qu’on lui confie. Elle devient alors comme une caisse de sûreté dans laquelle chacun a le droit de faire enfermer ses diamans, bijoux et objets précieux, excepté toutefois l’argenterie, lorsqu’elle présente un volume qui ne permet pas de faire passer dans l’escalier de la caisse les boîtes où elle est contenue. Le droit de garde auquel les dépôts sont assujettis est fort minime, et équivaut jusqu’à un certain point à une prime d’assurance. Il est de 1 fr. 25 cent, pour 1,000; mais la valeur d’un dépôt est toujours censée représenter au moins 5,000 fr. Le déposant signe sur un registre l’acte de dépôt, en regard duquel il applique un cachet analogue à celui qui scelle la boîte renfermant les objets, qui ont été vérifiés en sa présence. Le dépôt est fait pour six mois, c’est-à-dire que, ne serait-il laissé que vingt-quatre heures à la Banque, il est frappé d’un droit représentant une demi-année de garde. Presque tous les diamans appartenant à des personnes qui vont d’habitude à la campagne passent l’été dans les armoires de la Banque. Si la caisse des dépôts pouvait parler, elle fournirait plus d’un curieux chapitre à l’histoire contemporaine. Elle dirait qu’il y a longtemps, — je me hâte d’ajouter que c’est avant notre douloureuse expédition du Mexique, — elle a contenu toutes les dépouilles de la cathédrale de Mexico : ostensoirs garnis d’émeraudes et de diamans, crucifix, statuettes d’or, encensoirs de vermeil, bagues à chaton d’améthiste, crosses pastorales émaillées. Que sont devenues ces richesses ? Il est difficile de le savoir; mais les brocanteurs, les joailliers, les changeurs, les petits banquiers de Paris, pourraient peut-être en raconter quelque chose.

Nulle prescription ne peut atteindre un dépôt, et il y en a dans les caisses de la Banque qui y sont pour jamais. Ce sont des titres au porteur émis, au moment du grand agiotage de 1838, par des sociétés industrielles pour lesquelles des asphaltes imaginaires, des bitumes problématiques et d’invraisemblables charbons étaient un sûr moyen de vider les poches d’actionnaires plus cupides que clairvoyans. Quelques-uns des titres dont ces compagnies avaient inondé la place de Paris ont été déposés jadis à la Banque comme un bien précieux. Les propriétaires les y laissent sans mot dire, car ces paperasses n’ont plus aucune valeur, pas même celle du droit de garde qu’il faudrait acquitter, si on les voulait retirer. Ce sont jusqu’à un certain point les premières actions dont la Banque ait eu le dépôt. Aujourd’hui un service spécial, créé en 1853 et fort surchargé, est consacré au dépôt des titres qui sont indéterminés, et n’ont, sous ce rapport, aucune ressemblance avec ceux sur lesquels on fait des avances. En 1868, la Banque a reçu à Paris 22,860 dépôts volontaires, formant ensemble 661,939 titres de valeurs françaises et étrangères, de 924 natures différentes. Non-seulement la Banque garde ces actions, ces obligations, mais elle en touche les arrérages pour le compte des propriétaires, qui viennent les recevoir lorsque l’heure de l’échéance a sonné. L’année dernière, ces arrérages se sont élevés à la somme de 62,903,993 francs. La caisse où les dépôts sont conservés s’appelle la serre; c’est du reste le nom que la Banque donne à toutes les caisses qui, n’étant pas destinées à la dépense ou à la recette, sont réservées à la garde des valeurs non circulantes, comme papiers pour billets, billets imprimés, billets non encore émis. Cette fois du moins, le nom est bien trouvé, car le local lui-même fait illusion, et c’est bien une serre qu’on a sous les yeux. C’est une vaste salle oblongue assez semblable à une galerie, éclairée par un jour d’atelier et garnie d’énormes armoires dont les légers montans de fer sertissent des glaces transparentes. Le bâtiment est récent, et l’on peut voir quel soin la Banque apporte à ses nouvelles constructions : il ne contient pas un atome de bois; il n’y entre que du fer, de la pierre, du verre, de l’ardoise. L’incendie serait habile, s’il pouvait mordre sur de tels matériaux. On ne saurait du reste s’entourer de précautions trop minutieuses pour défendre un tel trésor. Lorsque j’ai été admis à le voir, il représentait l,240,159,863 francs, au cours de la Bourse du jour, et se composait de 2,383,561 titres.

Non loin du dépôt s’ouvre le bureau des actions, qui sont, d’après la loi, au nombre de 182,500, dont 124,613 inscrites à la banque centrale, et 57,887 dans les succursales. Le registre sur lequel elles sont relatées en contient l’historique depuis l’origine jusqu’à l’heure présente, et l’on peut, en le consultant, savoir entre quelles mains elles ont passé, combien ont été transférées volontairement, combien à la suite de décès, combien atteintes d’oppositions. Elles ont le privilège de pouvoir être assimilées à un immeuble et, comme telles, d’être frappées d’hypothèques, de servir à un emploi de régime dotal, de former un majorât. L’héritier d’un des grands noms du premier empire a encore aujourd’hui son majorât constitué de la sorte. Le registre ou, pour mieux dire, le grand-livre, ce fameux grand-livre dont on a si souvent parlé, est composé de seize énormes volumes qui pèsent chacun une vingtaine de kilogrammes. Ils sont en double, et chaque soir, au moment de la fermeture du bureau, on en met un exemplaire complet sur des brancards, et on le porte à l’autre extrémité de la Banque : si un incendie se déclarait pendant la nuit, il faudrait qu’il embrasât instantanément tous les bâtimens pour que les titres des actionnaires, — originaux ou copies, — fussent détruits. Au bout de la galerie des actions, dont l’aspect n’a rien de particulier, le bureau des succursales montre orgueilleusement ses salles nouvellement construites. C’est de là que part l’impulsion donnée aux banques de province, et c’est là que ces dernières envoient journellement le procès-verbal de leurs opérations, qui sont, dans des limites naturellement plus restreintes, les mêmes que celles dont nous nous occupons. Quatre inspecteurs visitent à époques indéterminées les succursales, en apprécient les besoins, en examinent le fonctionnement, et aident à leur donner tout le développement qu’elles peuvent comporter.

La Banque ne paie jamais qu’en billets, excepté, bien entendu, les appoints au-dessous de 50 francs; mais, comme ses billets sont au porteur et qu’on peut immédiatement les convertir en espèces, elle a un bureau de change qui est fort occupé et regorge de monde à chaque heure du jour. Toute somme inférieure à 10,000 francs est changée à ce bureau; pour les sommes supérieures, on doit s’adresser à la caisse principale. Le maniement de fonds exigé par le change des billets en or a été pendant l’année 1868 de 722,715,000 francs, dont 374,208,000 francs pour la caisse d’échange et 348,307,000 francs pour la caisse principale. A propos de ce bureau et de toutes les autres caisses de la Banque, il existe dans le public une opinion qu’il convient de rectifier. On croit généralement et l’on dit volontiers que tout versement fait par la Banque est considéré comme définitif, et que, si par distraction le caissier a payé plus qu’il ne doit, la somme totale est légitimement acquise à celui qui l’a reçue. Il n’en est rien, et, comme les caissiers sont personnellement responsables de leurs opérations, ils réclament par tous les moyens en usage, et font rentrer les erreurs en trop, que la probité la moins chatouilleuse devrait engager à restituer sans délai.

Toutes les affaires d’une nature litigieuse sont transmises à un bureau de contentieux qui ne manque pas d’occupation. La façon de procéder de la Banque en certaines matières mérite d’être expliquée. Lorsque la Banque est forcée de poursuivre un débiteur, elle fait la grosse voix, elle menace beaucoup; mais en réalité elle fait plus de bruit que de besogne, car elle a pour principe de ne jamais pousser les choses à l’extrême et de ne pas arriver aux dernières rigueurs; même dans les plus mauvaises époques, en 1848 par exemple, où tant de gens ont argué de la révolution pour ne pas payer leurs dettes, elle ne s’est jamais montrée créancière implacable. Elle prend ce qu’on appelle en langage de procureur toutes les mesures conservatrices, protêt, dénonciation de protêt, saisie-arrêt, inscriptions hypothécaires; mais jamais elle n’a provoqué une vente mobilière ou immobilière, requis l’emprisonnement, fait déposer un bilan. Sa mansuétude est inaltérable; comme un géant qui ne s’abaisse pas à frapper un être faible, elle retient ses coups et se laisse rire au nez par ses débiteurs, qui lui disent parfois avec impudence : Je vous défie de me faire mettre en faillite. En cela, il faut reconnaître qu’elle agit avec autant d’esprit que de générosité.

Tels sont en somme les travaux de la Banque. Aucune de ces opérations, si minime qu’elle soit, fût-ce l’enregistrement d’un effet de 1 fr. 25 cent., ne peut être faite par un seul employé. Toutes les écritures sans exception exigent le concours de plusieurs agens. Ce système de formalités méticuleuses peut paraître empreint d’exagération; mais il constitue un contrôle permanent et assure une régularité infaillible, puisqu’il engage plusieurs responsabilités intéressées à se surveiller mutuellement. Les résultats d’une pareille organisation sont tels qu’une erreur est chose rare à la Banque, et que dans le bureau de l’escompte, où il passe annuellement plusieurs millions d’effets qui sont examinés un à un, on n’a depuis vingt ans égaré qu’un seul billet, lequel valait 20 francs. La comptabilité est excellente, car chaque caissier est teneur de livres; cependant on ne s’en rapporte pas à eux, et le soir toutes les écritures de la journée sont transmises au bureau de la balance, qu’on appelle plus communément les livres. Là, des employés spéciaux, qu’on nomme balanciers, prennent ces innombrables paperasses écrites au courant de la plume, les réunissent, repassent tous les chiffres, refont tous les calculs, ne jugent que sur pièces à l’appui, comme ferait une cour des comptes, et relèvent les erreurs, s’il y en a. Il suffit parfois d’une virgule mal placée pour mettre en déroute une colonne de deux cents chiffres. Un effet de 16 fr. 55 a été inscrit 1,655 fr.; il faut tout recommencer, tout reprendre, et arriver à force de soins, de patience, de perspicacité, à découvrir pourquoi les totaux ne sont pas en concordance exacte. On peut dire que la Banque ne se couche qu’après avoir mis ses comptes à jour : tant qu’une erreur n’est pas rectifiée, on veille et l’on travaille, quand même le gaz éteint aurait fait place au jour. Grâce à cette façon de procéder, la Banque sait toujours où elle en est. Chaque soir, son passif est aligné en balance avec son actif. A quelque heure que ce soit, elle est prête à liquider, à rendre compte de sa gestion, car à chaque minute elle sait combien elle a de billets en circulation, combien en caisse, ce que valent son portefeuille, sa réserve métallique, combien elle possède à Paris, combien dans les succursales. Quand on pense aux millions qui se brassent chaque jour à la Banque, aux opérations nombreuses dont elle est le théâtre, on est confondu que les comptes soient apurés tous les soirs. C’est là le triomphe de l’ordre, de l’activité et de la prudence.


IV.

Presque tous les bureaux où se préparent et s’exécutent les différentes opérations de la Banque de France sont munis d’une caisse qui, selon les besoins qu’elle doit satisfaire, est appelée caisse de recette ou caisse de dépense. Ces caisses partielles sont les succursales de la caisse principale, qui, pour éviter l’encombrement, leur a délégué une partie de ses pouvoirs. Chaque matin, avant l’ouverture réglementaire de la Banque, les caissiers se réunissent à la caisse principale, où on leur remet les sommes dont ils ont besoin pour leur exercice quotidien; ils comptent les billets, les appoints en monnaie, et enferment le tout dans un solide portefeuille qu’ils font porter dans leur bureau par un garçon qui les accompagne. Les caisses sont aujourd’hui disposées de telle sorte qu’on peut s’y rendre sans franchir les cours. Autrefois il n’en était pas ainsi, et le caissier s’en allait seul, portant sous le bras les fonds nécessaires à la dépense de la journée. Une tentative violente fit prendre des précautions plus sérieuses. Au mois de décembre 1837, M. Bouron, caissier, ayant en main un carton qui contenait 1,100,000 francs en billets de banque, au sortir de la grande cour, qu’il était obligé de traverser, fut accosté dans un couloir étroit par deux individus qui se jetèrent sur lui et voulurent lui arracher son portefeuille. Il se défendit, appela au secours, tomba, entraînant ses agresseurs avec lui. Selon une vive expression d’un rapport de police, ils pataugeaient à travers les billets de banque. Un des malfaiteurs put s’échapper, l’autre fut saisi et conduit chez le commissaire de police, où il se brûla la cervelle. Cette aventure fut un avertissement sévère, et maintenant les caissiers sont toujours escortés par un garçon solide, et ne se rendent à leur bureau que par les salles intérieures de l’hôtel. Le maximum des sommes qu’un caissier peut donner est limité, et celles qui dépassent 20,000 francs doivent être acquittées par la caisse principale. Tous les jours, lorsque les bureaux sont fermés, les caissiers secondaires rapportent à la caisse principale le reliquat de la journée, de sorte que chaque soir tout l’argent, tous les billets de la Banque sont centralisés au même endroit, sous la même surveillance, sous la même responsabilité. Elle est curieuse à visiter, cette caisse principale : le mouvement y est incessant et considérable; il devient parfois excessif au moment des fortes liquidations. Dans la journée du 5 décembre 1868 par exemple, il a été de 550,559,509 francs 18 centimes. C’est alors un va-et-vient perpétuel, et, sous forme de billets, le Pactole coule par les guichets devant lesquels s’entasse le public. J’ai vu là, sur de grandes tables où on les compulsait, 105 millions répandus. J’étonnerai peut-être le lecteur en lui avouant qu’un tel spectacle ne produit aucun effet. Autant l’on est ébloui par la vue de quelques centaines de mille francs en pièces d’or, scintillantes et sonores, autant on reste calme en présence de ces feuillets de papier. Un million en billets de banque épingles et ficelés ne fait pas grand embarras, comme on dit vulgairement; dans la main, c’est fort léger, 1,644 grammes, et à l’œil cela figure à peu près le volume d’un gros in-octavo. Il y a quatre ou cinq ans, un tanneur de Dijon, ayant dit que le budget représentait en billets de banque la hauteur du clocher de Saint-Bénigne, fut traduit en police correctionnelle sous l’inculpation de propos séditieux. Devant le tribunal, il soutint son opinion avec vigueur, et fut acquitté. Les juges ont montré de l’esprit en cette circonstance, et de plus ils ont implicitement reconnu que le prévenu n’avait pas tort. Mille billets de 1,000 francs placés à plat ont précisément 10 centimètres de haut. En donnant au budget 2 milliards en chiffres ronds, les billets de banque qui le composent superposés les uns aux autres atteindraient une hauteur de 200 mètres; or, d’après l’Annuaire du Bureau des longitudes, la tour de Saint-Bénigne n’a que 92 mètres 09 cent.; le tanneur de Dijon était donc bien au-dessous de la vérité.

Quoique la caisse principale soit amplement fournie de manière à faire face aux nécessités de chaque jour, il arrive parfois qu’elle se trouve inopinément dépourvue, et qu’on est obligé d’aller puiser dans la grande réserve qui est déposée dans les caves. Les caves de la Banque ! ce sont-là cinq mois magiques qui ouvrent un horizon sur le pays des Mille et une Nuits. On s’imagine que dans ces souterrains, qui devraient, comme le trésor des Niebelungen, être gardés par des génies, les pièces d’or et les écus d’argent sont jetés en tas ainsi que l’avoine dans les greniers. Il n’en est rien, et il en faut rabattre. Nul endroit n’est plus triste, plus terne, moins fait pour tenter. Les doubles portes qui en protègent l’entrée sont formidables, et nulle forteresse n’est défendue par de telles murailles de fer, par de si gros verrous, par de si puissantes serrures. On y descend par un escalier en vrille, tout en pierres de taille assemblées au ciment romain, défiant le pic et la pioche; il est si étroit que deux personnes n’y peuvent passer de front. Quatre portes de fer armées chacune de trois serrures se présentent ensuite. Pour les ouvrir, il faut le concours du caissier principal et du contrôleur-général. Lorsque tous les obstacles sont franchis, on pénètre enfin dans ces caves mystérieuses. On s’attend à se trouver dans le domaine même des éblouissemens, à voir les masses d’or et d’argent briller à la lueur des bougies en étincelles éclatantes, et l’on se trouve en présence de hautes caisses en plomb qui cachent hermétiquement ce qu’elles contiennent, et ne le laissent soupçonner que par l’étiquette écrite à la main qu’on a collée dessus. C’est l’argent qui est là, monnayé et enfermé dans de grands sacs qui tous invariablement tiennent 10,000 francs. Ceux de nos lecteurs qui, visitant un navire de guerre, sont descendus dans la soute à l’eau, peuvent se faire une idée très exacte de l’aspect général de ces caves, à cette différence près que les caisses, au lieu d’être en fer boulonné et rivé, sont en plomb. Les sacs d’or, d’une valeur de 10,000 francs aussi, sont gerbes les uns sur les autres, comme des bûches dans un chantier, par larges tas grisâtres, sans caractère et sans originalité. Lorsqu’on les remue un peu vivement, ils rendent un petit son aigrelet qui rappelle le métal et l’idée de la richesse. Les lingots d’argent, appartenant aux banquiers et aux changeurs qui les ont déposés à la Banque contre avances, sont symétriquement rangés, et ont l’air de briques d’un blanc verdâtre. Seuls les lingots d’or, jetant des lueurs fauves quand on les éclaire, semblent des carrés de feu immobilisés et représentent bien la matière précieuse. En somme, l’aspect est décevant et la dernière des vitrines de la galerie d’Apollon, au Louvre, montrant des buires en cristal de roche et des statuettes en sardoine, produit une impression bien plus profonde et bien plus durable. Lorsque je les ai visitées, les caves contenaient 726,275,666 fr. 68 centimes; mais il faut une certaine réflexion pour comprendre que ces caisses de plomb, ces tas de sacs au milieu desquels on se promène, constituent une fortune sans pareille.

Quels sont les moyens que la Banque tient en réserve pour empêcher qu’on ne pénètre dans ses caves, ou pour neutraliser les intentions mauvaises de ceux qui seraient parvenus à s’y introduire? Il est difficile de le dire, car elle n’est point bavarde à cet égard; mais on peut penser qu’il lui est facile d’asphyxier ou de noyer l’imprudent qui s’y serait hasardé dans des intentions coupables. Les tuyaux à gaz et les conduites d’eau seraient en ce cas d’excellens auxiliaires. De plus elle peut, dans un laps de temps très court, ensabler complètement l’escalier, et, comme il n’y a pas d’autre voie pour entrer dans les caves, l’accès en deviendrait absolument impossible. La Banque fait bien d’être en mesure de protéger son encaisse métallique, qui est la fortune d’autrui bien plus que la sienne, et qui est la garantie des billets en circulation. Dans les circonstances ordinaires, elle est suffisamment défendue par une compagnie de soldats d’abord et aussi par un poste permanent de pompiers. Chaque nuit, des garçons de recette désignés veillent près du vestibule de la caisse principale, que des hommes de confiance ne quittent jamais. D’heure en heure, les garçons font une ronde qui embrasse les cours, les écuries, les jardins, les couloirs, les combles. Partout ils ont à prouver leur régularité en remontant des cadrans qu’on a placés dans les endroits les plus écartés les uns des autres. Ils doivent à chaque ronde tirer une sonnette qui correspond au poste des pompiers comme pour leur dire : nous veillons, veillez-vous? En outre, par un guichet semblable à la bouche d’une boîte à lettre, ils jettent un marron, sorte de plaque de 4nc carrée, qui glisse jusque dans la chambre de l’officier de service au poste des soldats. Il est curieux de faire cette ronde, de revoir dans le sommeil de la nuit les lieux qu’on a visités pendant le jour, lorsqu’ils étaient animés par le travail, par la foule, par une activité toute-puissante. Dans les galeries, dans les couloirs, dans les vastes salles désertes, plane une odeur fade et neutre, celle de la poussière; les pas retentissent sur les parquets de bois et éveillent des échos sonores; le gaz tremble devant les fenêtres entr’ ouvertes; parfois, derrière une croisée, on aperçoit une ombre noire qui se promène régulièrement : c’est un planton qui toute la nuit arpente une terrasse par où l’on pourrait peut-être s’introduire dans l’hôtel. Des chats effarés se sauvent, et au bruit des portes qu’on ouvre des araignées filent lestement le long des murs pour aller se cacher derrière leurs toiles tissées à l’angle des plafonds. C’est en parcourant ce grand désert silencieux, en montant dans les greniers, où souffle l’aigre brise de la nuit, qu’on peut apprécier les précautions que la Banque a prises pour se défendre contre l’incendie. Dans chaque salle, des pompes sont gréées; partout où il y a des pans de bois, des haches sont appendues aux murailles, de longues conduites d’eau rampent comme des serpens le long des piliers de pierre, et aboutissent à des robinets dont chacun a un numéro d’ordre. Vingt-quatre réservoirs contenant 72,000 litres d’eau sont toujours pleins et prêts à toute éventualité. Ce n’est pas assez; à chacun des angles du quadrilatère de la Banque, une prise est directement branchée sur la conduite d’eau de la ville, et la pression y est suffisante pour qu’au besoin le jet liquide dépassât la partie la plus élevée des constructions. Tout cela est fort bien et peut, dans un moment donné, être très utile; mais ce qui vaut mieux encore, c’est la surveillance journalière, ce sont les soins assidus, la prudence que rien ne met en défaut, et qui est telle que l’on n’a pas gardé à la Banque le souvenir d’un commencement d’incendie.

Les employés sont profondément dévoués à l’institution qu’ils servent, et c’est justice, car elle est pour eux pleine de prévoyance et très maternelle. Elle n’admet pas cette mesure égoïste du surnumérariat, par laquelle plus d’une grande administration ne craint pas d’accepter un travail sans compensation. La Banque exige un service régulier, fatigant, souvent excessif dans les heures de presse; mais elle sait le reconnaître, et ses agens entrent dans les bureaux avec un minimum fixe de 2,000 fr. Une caisse de retraite parfaitement organisée permet de donner une situation acceptable à de vieux serviteurs, et il est rare, pour ne pas dire sans exemple, que le conseil n’ajoute pas à la pension une somme annuelle fixée selon la durée et l’importance des services rendus[10]. L’avancement y est normal, et les hauts employés, ceux qui aujourd’hui remplissent les fonctions les plus importantes, — le secrétaire-général, le caissier principal et d’autres, — sont entrés jadis comme petits commis aux écritures, et ont fait leur chemin, un chemin brillant et fort envié, à travers les bureaux, dont ils ont franchi successivement toute la hiérarchie. Par suite d’une combinaison ingénieuse, tout fonctionnaire, depuis le gouverneur jusqu’au dernier garçon de recette, est soumis à un cautionnement qui, selon la situation administrative des individus, est représenté par un plus ou moins grand nombre d’actions de la Banque. Les employés, étant propriétaires dans l’établissement qu’ils servent, ayant une part du fonds social, ont un-intérêt direct et permanent à ne pas négliger un travail qui peut avoir une certaine influence sur leur propre fortune. Aujourd’hui le personnel attaché à la Banque possède 9,175 actions, représentant au cours actuel 27,973,750 francs. La Banque ne néglige pas non plus d’entrer dans les petits détails, et elle a fait établir dans le sous-sol un restaurant dont la carte, fixée d’avance, permet aux employés de trouver pour un prix relativement minime une nourriture qui n’est pas à dédaigner.

Si j’ai réussi à bien faire comprendre le mécanisme de la Banque et les opérations dont elle est l’âme, on admettra qu’à une largeur de vues incontestable elle ajoute une prudence à toute épreuve. Bien des financiers de l’école moderne, école qui souvent a montré une hardiesse dangereuse, trouvent que la vieille, c’est ainsi qu’ils appellent la Banque, devrait sortir de son cercle d’action habituel et entrer sans hésitation dans le mouvement des affaires. En la pressant, fort heureusement en vain, de soutenir des opérations d’intérêt général touchant à l’agriculture et au commerce, ils obéissent à l’ancienne idée latine, catholique, essentiellement française, en vertu de laquelle on a toujours recours à l’ingérence du gouvernement, qui tue l’initiative individuelle. La Banque a résisté, et elle a bien fait. Mole sua stat. Elle veut simplement, mais elle veut avec une inébranlable fermeté, que son billet soit bien réellement de l’or pour tout le monde. Ce résultat, qui pourrait nier qu’elle ne l’ait toujours obtenu? Si jamais ce vieux monument se laissait envahir par les plantes parasites, il ne tarderait pas à être couché dans la poussière. C’est pour avoir voulu généraliser ses opérations que Law a jeté la France dans une banqueroute formidable. L’argent de la Banque ne lui appartient pas; elle en est le dépositaire, on le lui a confié, et il est la garantie de sa monnaie fiduciaire. Le jour où elle consentirait à se départir de ce principe, elle entrerait dans la vie d’aventure, qui mène au port quelquefois et le plus souvent au naufrage.

En dehors des conseillers trop intéressés pour être écoutés et qui veulent la forcer à rompre brusquement avec ses sages traditions, la Banque a des ennemis qui verraient volontiers dans sa ruine un nouvel élément de prospérité publique. De ceux-là, il faut sourire, car ils ne sont point dangereux. Un agitateur célèbre, montrant du doigt l’hôtel de la rue de La Vrillière, a dit : « C’est là qu’il faut faire la prochaine révolution! » Niaiserie d’un niveleur excentrique et d’un sophiste enivré de son propre paradoxe! La Banque est le cœur même de la vitalité commerciale et industrielle de la France; c’est la bourse toujours ouverte où les petites gens vont puiser. Qu’un coup violent vînt à la briser, tout succomberait aussitôt avec elle, et les auteurs d’un tel crime seraient les premiers à mourir de faim sur les ruines qu’ils auraient faites. Il n’y a rien à craindre de semblable, et, en admettant qu’une révolution soit possible, elle n’atteindrait pas plus la Banque que 1830 ou 1848 ne l’ont atteinte. Elle est et elle restera l’exemple d’un établissement qui a pu traverser sans péril des crises que l’on croyait mortelles, que le cours forcé de ses billets a popularisé, et qui, par sa moralité, par l’excellent mécanisme constitutionnel du gouvernement qui dirige ses destinées, est devenu pour le crédit public un organe d’une puissance unique au monde.


MAXIME DU CAMP.

  1. Lorsque Louis-Philippe fit peindre au palais de Versailles la salle des Croisades, c’est à Gênes qu’on retrouva une grande partie des papiers appartenant aux croisés. Ces titres avaient été engagés chez les banquiers génois par les seigneurs français comme garantie de l’argent qu’ils empruntaient afin de pouvoir se rendre en terre sainte.
  2. « Je rentre, et vais voir un peu ce qu’il me reste d’argent chez mon banquier. »
  3. Ancien hôtel de Nevers, annexé aujourd’hui à la Bibliothèque impériale, récemment restauré, s’étendant entre les rues Vivienne et Richelieu, avec façade sur la rue Neuve-des-Petits-Champs.
  4. Les comités sont au nombre de sept : 1° le comité des livres et portefeuilles, 2° le comité des succursales, 3° le comité des billets, 4° le comité des relations avec le trésor, 5° le comité d’escompte, 6° le comité des caisses, 7° le comité de vérification des titres. Tous ces comités fonctionnent à époques fixes, indépendamment des commissions spéciales qui peuvent être inopinément formées pour apprécier des faits provenant de circonstances exceptionnelles.
  5. On se sert des signes du zodiaque pour occuper moins de place sur le registre. La Banque d’Angleterre a un autre système qui est assez ingénieux. Elle a choisi un mot composé de douze lettres différentes, ambidextrous, et chacune des lettres correspond à un mois de l’année. Les billets annulés en janvier sont indiqués a, en février m, et ainsi de suite.
  6. En 1868, la Banque a émis 2,711,000 billets, représentant une somme de 904,750,000 francs; elle en a annulé 1,739,774, équivalant à 591,250,400 francs, et elle en a brûlé 1,927,102, qui de leur vivant avaient valu 768,854,900 francs.
  7. Ces trois actionnaires sont pris à tour de rôle sur une liste de douze commerçans présentés par le conseil-général aux censeurs, qui choisissent.
  8. On a présenté à l’escompte, en 1868, 610 effets de 10 fr. et au-dessous, 80,440 de 11 fr. à 50 fr., 148,230 de 51 fr, à 100 fr., soit plus d’un septième de l’admission générale.
  9. La progression du service du comptant est saisissante: en l’an IX, au début, 58,750 effets représentant 122,027,033 francs 72 cent.; — en 1848, 368,984 effets et 420,784,165 francs 03 cent.; — en 1868, 1,890,515 effets et 2,297,304,296 fr. 33 cent. Cette proportion toujours croissante a obligé la Banque à se pourvoir récemment de quarante nouveaux garçons de recette, et il est à présumer qu’on n’en restera pas là.
  10. Les garçons de recette, en dehors des droits qu’ils ont à une pension de retraite, ont fondé le 1er avril 1829 une caisse de secours qui leur permet de donner 10 francs de rente par année de service, avec réversibilité sur la veuve et les orphelins, à ceux qui en font partie.