La Bataille (tr. Nerval)

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Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 371-372).


LA BATAILLE


Telle qu’un nuage épais et qui porte une tempête, la marche des troupes retentit parmi les vastes campagnes ; une plaine immense s’offre à leurs yeux, c’est là qu’on va jeter les dés d’airain. Tous les regards sont baissés, le cœur des plus braves palpite, les visages sont pâles comme la mort ; voilà le colonel qui parcourt les rangs ; « Halte ! » Cet ordre brusque enchaîne le régiment, qui présente un front immobile et silencieux.

Mais qui brille là-bas sur la montagne aux rayons pourprés du matin ? « Voyez-vous les drapeaux ennemis ? — Nous les voyons ! que Dieu soit avec nos femmes et nos enfants, — Entendez-vous ces chants, ces roulements de tambours, et ces fifres joyeux ? Comme cette belle et sauvage harmonie pénètre tous nos membres et parcourt la moelle de nos os ! Frères, que Dieu nous protège… Nous nous reverrons dans un autre monde ! »

Déjà un éclair a lui le long de la ligne de bataille ; un tonnerre sourd l’accompagne, l’action commence, les balles sifflent, les signaux se succèdent… Ah ! l’on commence à respirer !

La mort plane, le sort se balance indécis… Les dés d’airain sont jetés au sein de la fumée ardente !

Voilà que les deux armées se rapprochent : « Garde à vous ! » crie-t-on de peloton en peloton. Le premier rang plie le genou et fait feu… il en est qui ne se relèveront pas. La mitraille trace de longs vides ; le second rang se trouve le premier… À droite, à gauche, partout la mort : que de légions elle couche à terre !

Le soleil s’éteint, mais la bataille est toute en feu ; la nuit sombre descend enfin sur les armées. « Frères, que Dieu nous protège !… Nous nous reverrons dans un autre monde ! »

De toutes parts le sang jaillit ; les vivants sont couchés avec les morts ; le pied glisse sur les cadavres… « Et toi aussi, Franz ! — Mes adieux à ma Charlotte, ami ! (La bataille s’anime de plus en plus.) — Je lui porterai… Oh ! camarade, vois-tu derrière nous pétiller la mitraille ?… Je lui porterai tes adieux. Repose ici !… Je cours là-bas où il pleut des balles. »

Le sort de la journée est encore douteux ; mais la nuit s’épaissit toujours… « Frères, que Dieu nous protège !… Nous nous reverrons dans un autre monde ! »

Écoutez ! les adjudants passent au galop… Les dragons s’élancent sur l’ennemi, et ses canons se taisent… « Victoire ! camarades ! la peur s’est emparée des lâches, et ils jettent leurs drapeaux ! »

La terrible bataille est enfin décidée : le jour triomphe aussi de la nuit ; tambours bruyants, fifres joyeux, célébrez tous notre victoire ! « Adieu, frères que nous laissons !… Nous nous reverrons dans un autre monde ! »