La Bataille de Waterloo (RDDM)/02

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La Bataille de Waterloo (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 737-773).
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LA BATAILLE DE WATERLOO

II[1]
DE TROIS HEURES APRÈS-MIDI A LA NUIT CLOSE


I

L’unique objectif de Wellington était de tenir ses positions jusqu’à l’entrée en ligne de l’armée prussienne. Cette diversion tardait trop à son gré. Il avait espéré que Blücher commencerait l’attaque dès deux heures ; il en était trois et demie, et les Prussiens ne semblaient pas près de se démasquer. On craignait de ne pouvoir résister à un second assaut.

Napoléon avait aussi de grandes inquiétudes. Le major La Fresnaye venait de lui remettre la lettre de Grouchy, écrite à Walhain à onze heures et demie. Dans cette dépêche très confuse, deux choses frappèrent surtout l’Empereur : l’une, que Grouchy avait cheminé bien lentement, puisque, à onze heures et demie, il était encore à trois lieues de Wavres ; l’autre, que le maréchal ne semblait s’inquiéter nullement de ce qui se passait à sa gauche et demandait des ordres pour manœuvrer « le lendemain » dans la direction excentrique de la Chyse. Il devenait donc fort improbable, — à moins que Grouchy n’eût eu l’inspiration, dès midi, de marcher au canon, — qu’il put prendre de flanc le corps de Bülow déjà en position à Chapelle-Saint-Lambert. Tout au plus le maréchal pourrait-il tomber sur les derrières de ce corps ou retenir loin du champ de bataille, par une attaque à fond, les autres fractions de l’armée prussienne. Que l’Empereur n’ait pas incontinent fait repartir La Fresnaye avec de nouvelles instructions pour Grouchy, faut-il s’en étonner ? Ces instructions, qui n’auraient pu être autres que « de chercher à se rapprocher de l’armée afin de tomber sur le corps ennemi qui voudrait en inquiéter la droite, » Napoléon les avait déjà adressées à son lieutenant à une heure un quart. Il n’aurait pu que les réitérer et bien tardivement.

La présence de Bülow à Chapelle-Saint-Lambert, l’échec sanglant du comte d’Erlon, l’éloignement de Grouchy, c’étaient peut-être des raisons pour engager l’Empereur à rompre le combat, comme à Essling, et à prendre une forte position défensive sur le plateau de la Belle-Alliance. Il ne semble pas qu’il ait songé à cet expédient, bon tout au plus pour la journée. Le lendemain, l’armée française, même renforcée par Grouchy, aurait eu à livrer bataille presque dans la proportion d’un contre deux aux armées réunies de Wellington et de Blücher. L’Empereur aima mieux profiter de l’expectative où paraissait rester Bülow pour enfoncer les Anglais avant l’entrée en ligne des Prussiens.

Dès que d’Erlon eut rallié quelques-uns de ses bataillons, vers trois heures et demie, l’empereur ordonna à Ney d’attaquer de nouveau la Haie-Sainte. Il comptait se servir de ce poste comme point d’appui pour un mouvement d’ensemble avec le corps de d’Erlon, le corps de Reille qu’il pensait devoir être bientôt maître de Hougoumont, toute la cavalerie et enfin la garde à pied, « qui donnerait le coup de massue. » Ney mena contre la Haie-Sainte la brigade Quiot, tandis que l’une des brigades de Donzelot, tout entière déployée en tirailleurs, gravit les rampes à l’est de la route de Bruxelles et vint fusiller à vingt pas les Anglais embusqués derrière les haies du chemin d’Ohain. L’attaque échoua. Les tirailleurs de Donzelot furent repoussés à mi-côte ; les soldats de Quiot, ne pouvant percer les murailles avec leurs baïonnettes et décimés par le feu à bout-portant des Allemands du major Baring, qui venait de recevoir un renfort de deux compagnies, se replièrent dans le verger.

Pour seconder cet assaut, la grande batterie avait redoublé son feu contre le centre gauche de la position ennemie pendant que les batteries de Reille, renforcées par une partie des pièces de 12 de la garde, canonnaient sans relâche le centre droit. C’est l’instant de la journée où le feu d’artillerie fut le plus intense. « Jamais, dit le général Alten, les plus vieux soldats n’avaient entendu pareille canonnade, » Quelques bataillons de la première ligne anglaise rétrogradèrent d’une centaine de pas pour être abrités par le bord du plateau. En même temps, des groupes de blessés, des convois de prisonniers, des caissons vides et des fuyards filaient à l’arrière. Ney, se méprenant sur ces mouvemens, qu’il distinguait mal à travers la fumée, crut à un commencement de retraite, et s’avisa de prendre pied sur le plateau avec de la cavalerie. Il fit demander incontinent une brigade de cuirassiers.

L’aide de camp s’adressa au général Farine, qui mit ses deux régimens en marche. Mais le général Delort, commandant la division, arrêta le mouvement. « — Nous n’avons, dit-il, d’ordre à recevoir que du comte Milhaud. » Ney, impatient, courut à Delort. Le maréchal était fort irrité de ce refus d’obéissance. Non seulement il réitéra son ordre à la brigade Farine, mais il ordonna que les six autres régimens du corps de Milhaud se portassent aussi en avant. Delort ayant encore objecté l’imprudence de cette manœuvre sur un pareil terrain, Ney invoqua les instructions de l’Empereur : « — En avant, s’écria-t-il, il s’agit du salut de la France. » Delort dut obéir. Les deux divisions de cuirassiers partirent au grand trot et derrière elles s’ébranlèrent les lanciers rouges et les chasseurs à cheval de la garde. Ces régimens suivirent-ils le mouvement sur l’ordre de Lefebvre-Desnoëttes, à qui Milhaud aurait dit en parlant : « — Je vais charger. Soutiens-moi ! » ou s’élancèrent-ils spontanément, saisis du vertige de la charge à la vue de leurs camarades courant à l’ennemi dont la retraite semblait commencer et jaloux d’avoir leur part d’Anglais à sabrer ?

Depuis le commencement du combat, Ney pensait à la grande action de cavalerie dont lui avait parlé l’Empereur, qui avait mis sous son commandement pour cela les corps de cuirassiers et même les divisions de garde à cheval. Le prince de la Moskowa se promettait de cette charge les plus beaux résultats. Il était heureux d’avoir à la mener, lui qui passait, dit Foy, pour un des premiers officiers de cavalerie de l’armée. Il en avait causé avec Drouot, l’assurant qu’il était sur du succès. Tout d’abord Ney, qui ne devait engager la cavalerie qu’après en avoir reçu l’ordre de l’Empereur, avait voulu seulement prendre pied sur le plateau avec une brigade de cuirassiers. Puis l’idée lui était venue de brusquer la retraite des Anglais en lançant contre eux tous les cuirassiers de Milhaud. C’est pourquoi il avait fait avancer ces deux divisions. Peut-être, cependant, eût-il hésité à les engager sans un nouvel ordre de Napoléon. Mais quand il vit descendre dans les fonds de la Haie-Sainte, avec cette multitude d’escadrons cuirassés, les chasseurs à cheval de la garde et les lanciers rouges, il ne douta pas que ce ne fût d’après les instructions mêmes de l’Empereur qui avait jugé l’heure opportune pour la grande attaque. Autrement la cavalerie légère de la garde n’aurait pas suivi les cuirassiers. Il paraît à peu près certain pourtant que Napoléon n’avait rien vu de ce mouvement. Du pli de terrain où se trouvaient en position les divisions de Milhaud et de Lefebvre-Desnoëttes, elles pouvaient gagner la route de Bruxelles, la traverser tout contre la Belle-Alliance et descendre dans le vallon sans que les aperçût l’Empereur, posté près de la maison Decoster. Mais le maréchal Ney n’en était pas moins bien fondé à supposer que cette masse étincelante de quatre mille cavaliers n’avait pas échappé aux regards de Napoléon. Il forma en hâte ces beaux escadrons dans le creux du vallon, sur la gauche de la route de Bruxelles, et s’élança à leur tête contre l’armée anglaise.


II

Wellington songeait si peu à battre en retraite qu’il venait de renforcer son front de bataille par plusieurs brigades de sa seconde ligne et de sa réserve. Les Brunswickois se portèrent au soutien des gardes de Maitland, les brigades Mitchell et Adam traversèrent la route de Nivelles pour s’établir au-dessus de Hougoumont, en avant du chemin d’Ohain. On n’était pas, d’ailleurs, sans inquiétude dans l’armée alliée. L’état-major observait avec anxiété — anxiously — les positions françaises, cherchant à prévoir quel mouvement préparait Napoléon, lorsque la cavalerie descendit vers la Haie-Sainte. La surprise fut extrême, et beaucoup de craintes se dissipèrent. « Nous nous étonnâmes, dit un aide de camp de Wellington, que l’on tentât une attaque de cavalerie contre une infanterie encore non ébranlée[2] et qui, grâce aux plis de terrain derrière lesquels elle était, couchée, avait peu souffert de la canonnade. » Aussitôt, les hommes furent debout, formés en carrés. Les batteries restèrent en avant du front, sur le bord même du plateau. On envoya les attelages au loin, et les canonniers reçurent l’ordre de tirer, presque au dernier moment, puis de se réfugier dans les carrés en abandonnant leurs pièces.

La cavalerie française s’avançait en échelons de colonnes d’escadrons, les cuirassiers à la droite, les chasseurs et les chevau-légers à la gauche. La direction était légèrement oblique, les premiers échelons manœuvrant pour aborder la partie plate du chemin d’Ohain, les échelons de gauche conversant vers les rampes qui s’élèvent au-dessus de Hougoumout. On prêtait le flanc à l’artillerie ennemie. Dès que les cuirassiers commencèrent à déboucher des fonds où ils s’étaient formés, les batteries françaises cessèrent de tirer et les batteries anglaises activèrent leur feu. Les pièces avaient double charge : boulet et paquet de mitraille ou boulets rames. Une rafale de fer. Les chevaux montaient au trot, assez lentement, sur ces pentes roides, dans ces terres grasses et détrempées où ils enfonçaient parfois jusqu’aux genoux, au milieu de ces grands seigles qui leur balayaient le poitrail. En précipitant le tir, les batteries purent faire plusieurs décharges. Une dernière bordée, à quarante pas, des batteries de Lloyd et de Cleeves, établies au point où s’élève aujourd’hui la butte du Lion, faucha à moitié les escadrons de tête. Les survivans s’arrêtèrent quelques secondes, paraissant hésiter. La charge sonna plus vibrante ; on cria : Vive l’Empereur ! Les cuirassiers se ruèrent sur les canons. Successivement, toutes les batteries furent prises. Superbe fait d’armes, mais capture illusoire. Les attelages manquaient pour emmener les pièces, les clous pour les mettre hors de service. On pouvait les renverser dans le ravin, enfoncer dans les lumières, à défaut de clous, des baguettes de pistolet. Rien ! Pas un officier ne songea même à faire briser les écouvillons.

Les canons se sont tus, mais les salves et les feux de file roulent et crépitent. Entre la route de Nivelles et la route de Bruxelles, vingt bataillons anglais, hanovriens, brunswickois, allemands, forment deux lignes de carrés en échiquier[3]. Les balles frappent et ricochent sur les cuirasses avec le bruit de la grêle sur un toit d’ardoises. Cuirassiers et lanciers, les rangs déjà rompus par le feu, par la montée, par le passage même de cette haie de canons, fondent sur les carrés. Mais, du bord du plateau où ils prennent le galop jusqu’à la première ligne d’infanterie, le champ est insuffisant. La charge manque d’élan et par conséquent d’action, Les Anglais sont en carrés sur trois rangs. Le premier rang genou terre, le bec des crosses appuyé au sol, les baïonnettes inclinées formant chevaux de frise. Malgré leurs coups d’éperons et leurs coups de sabre, malgré leur vaillance et leur rage, les cavaliers ne peuvent percer ces murs d’hommes. Ils obliquent à droite et à gauche et, sous les feux croisés, vont charger les carrés de la seconde ligne. Comme les vagues aux vagues, les escadrons succèdent aux escadrons. La nappe de cavalerie inonde tout le plateau. Cuirassiers, chasseurs, lanciers rouges tourbillonnent autour des carrés, les assaillent sur les quatre faces, s’acharnent contre les angles, rabattent les baïonnettes à coups de sabre, trouent les poitrines à coups de lance, déchargent leurs pistolets à bout portant, en des luttes corps à corps font des brèches partielles aussitôt fermées.

Lord Uxbridge voit cette mêlée. Les deux tiers de sa cavalerie n’ont pas donné. Il lance sur ces masses en désordre les dragons de Dörnberg, les hussards d’Arenschild, les lanciers noirs de Brunswick, les carabiniers hollandais de Tripp, les deux brigades hollando-belges de van Merle et de Ghigny, en tout cinq mille chevaux frais. Ils ont le nombre, ils ont la cohésion. Les Français plient sous le choc, refluent dans les intervalles des carrés, échappent aux sabres pour tomber sous les balles. Ils abandonnent le plateau. Les canonniers raccourent à leurs pièces ; sur toutes les crêtes se rallume la ligne de feu des batteries anglaises.

A peine au fond du vallon, les valeureux soldats de Milhaud et de Lefebvre-Desnoëttes reprennent la charge. De nouveau, ils gravissent sous la mitraille les pentes boueuses de Mont-Saint-Jean, s’emparent des canons, couronnent la hauteur, fondent sur l’infanterie, sillonnent d’éclairs d’épées tout l’échiquier des carrés.

Plus d’un Anglais croyait la partie perdue. Des batteries de réserve prenaient leurs dispositions pour battre en retraite au premier ordre. Le colonel d’artillerie Gould dit : « — Je crains bien que tout ne soit fini. » De la Belle-Alliance, on remarquait ces magnifiques chevauchées ; on voyait les canons abandonnés, les cavaliers galopant sur le plateau, les lignes ennemies percées, les carrés entourés ; on criait victoire autour de l’Empereur. Lui était surpris et mécontent que sa cavalerie se fût engagée sans ses ordres contre des troupes encore inébranlées. Il dit à Soult : « — Voilà un mouvement prématuré qui pourra avoir des résultats funestes sur cette journée. » Le major général s’emporta contre Ney : « — Il nous compromet comme à Iéna ! » L’Empereur promena un long regard sur le champ de bataille, réfléchit un instant, puis reprit : « — C’est trop tôt d’une heure, mais il faut soutenir ce qui est fait. » Il envoya un de ses aides de camp, le général Flahaut, porter à Kellermann l’ordre de charger avec les quatre brigades de cuirassiers et de carabiniers.

Kellermann jugeait, comme l’Empereur, que le mouvement de Milhaud avait été prématuré ; il croyait imprudent d’engager aussi sa propre cavalerie. Il allait peut-être exposer ses raisons à Flahaut, quand le général Lhéritier, commandant la première division (cuirassiers et dragons), la mit en marche au grand trot sans attendre aucun commandement. Kellermann dut suivre avec sa seconde division, composée des 2e et 3e cuirassiers et des 1er et 2e carabiniers ; mais, non loin de Hougoumont, il arrêta la brigade de carabiniers dans un pli de terrain, en faisant défense formelle au général Blancard de bouger de là, à moins d’un ordre exprès de lui-même Kellermann. Sage précaution, car ces huit cents carabiniers étaient désormais la seule réserve de cavalerie qui restât à l’armée. Flahaut, selon les instructions de l’Empereur, avait transmis l’ordre de charger non seulement à Kellermann mais aussi au général Guyot, commandant la grosse cavalerie de la garde (dragons et grenadiers à cheval).

L’Empereur a dit qu’il avait dû faire soutenir les divisions de Milhaud dans la crainte qu’un échec de celles-ci, subi devant toute l’armée, n’abattît les courages et n’entraînât la panique et la déroute. N’espérait-il pas aussi écraser les Anglais sous une nouvelle masse de cavalerie cuirassée ? Il fallait brusquer l’action, gagner sur un point, se maintenir sur un autre, vaincre et imposer à force d’audace, car les circonstances étaient devenues terriblement critiques. L’Empereur livrait à la fois deux batailles, l’une parallèle, l’autre oblique : de front, il attaquait les Anglais ; sur son flanc droit, il était attaqué par les Prussiens.


III

Vers une heure, Blücher avait rejoint, à Chapelle-Saint-Lambert, le gros du corps de Bülow ; mais quelle que fût son ardeur à combattre, il jugeait imprudent de s’engager dans les défilés escarpés de la Lasne avant d’être assuré qu’il n’y serait point pris en flagrant délit de marche. Sur les deux heures, il sut, par des rapports de reconnaissances, que, les Français étant fort loin, il ne courait encore aucun risque. Il mit aussitôt ses troupes en mouvement dans la direction de Plancenoit. Son objectif était de déborder la droite de l’armée impériale. La marche fut lente et rude. Quand on suit le chemin raviné qui descend de Chapelle-Saint-Lambert, traverse à Lasne le ruisseau de ce nom et remonte la côte, non moins abrupte, de l’autre colline, on s’étonne même que l’artillerie prussienne ait pu franchir ce défilé. Il fallait la volonté de Blücher. Il était partout, ranimant ses soldats exténués de fatigue et de faim (en marche dès quatre heures du matin, ils n’avaient point mangé depuis la veille), leur prodiguant les encouragemens, les appels au devoir, les mots familiers et plaisans. « — Allons, camarades, disait-il à des canonniers qui poussaient aux roues d’une pièce embourbée, vous ne voudriez pas me faire manquer à ma parole ! »

A quatre heures environ, ses têtes de colonne atteignirent le bois de Paris (à une lieue de Plancenoit). Les divisions Losthin et Hiller s’y établirent sans coup férir ; car, au lieu d’occuper les avenues du bois, la cavalerie du général Domon s’était bornée à en observer les débouchés. Dans cette nouvelle position, les Prussiens se trouvaient à couvert. Pour se démasquer, Blücher aurait voulu attendre les deux autres divisions de Bülow qui étaient encore dans les défilés de la Lasne. Mais les messages de Wellington, l’adjurant de prendre part au combat, devenaient de plus en plus pressans ; il entendait rugir les canons français ; il apercevait, dit-on, les cuirassiers en mouvement sur les hauteurs de la Belle-Alliance. Il se détermina à agir avec ce qu’il avait. A quatre heures et demie, les Prussiens débouchèrent : l’infanterie de Losthin à droite du chemin de Plancenoit, l’infanterie de Hiller à gauche, le front couvert par deux régimens de cavalerie et trois batteries légères. Blücher se hûta de faire canonner les escadrons de Domon. Il voulait, dit Gneisenau, avertir et affermir Wellington en même temps qu’empêcher Napoléon d’accabler les Anglais.

Domon opposa d’abord l’offensive à l’offensive. Il culbuta les hussards prussiens, fondit sur les batteries. Foudroyé par leur feu et par la fusillade de toute la division Losthin, il se replia lentement, puis, passant en réserve, il démasqua l’infanterie de Lobau. A la première alerte, Lobau s’était porté par le chemin de Lasne à environ une demi-lieue à l’est de la route de Bruxelles, sur la position qu’il avait reconnue précédemment. Ses deux divisions déployées l’une derrière l’autre se trouvaient là en potence, presque perpendiculairement à la ligne de bataille. Pour le remplacer sur le front, l’Empereur fit avancer la garde à pied près de la Belle-Alliance, à la droite de la route de Bruxelles, sauf le 1er régiment de grenadiers qui resta près de Rossomme et le 1er bataillon du 1er chasseurs posté au Caillou. Il donna aussi l’ordre à Durutte d’assaillir Papelotte et La Haie afin de seconder la grande attaque de Ney et de couper la communication entre la droite de Bülow et la gauche anglaise.

Lobau, sachant bien que toute résistance passive est virtuellement condamnée, poussa droit aux Prussiens qui plièrent. Les divisions Ryssel et Hacke débouchèrent à leur tour des bois. Les Prussiens reprirent l’offensive : 30 000 contre 10 000 Français. Mais Lobau avait des régimens d’ancienne formation, solides comme des rocs. Le 5e de ligne, le premier régiment qui se fût donné à Napoléon, dans le défilé de Laffray, et le 10e de ligne, le seul qui eût combattu pour les Bourbons au pont de Loriol, rivalisaient d’entrain et de ténacité. Avec ces belles troupes, Lobau faisait si fière contenance que Blücher, au lieu de s’obstiner dans son attaque parallèle, manœuvra pour déborder la droite du 6e corps. La cavalerie du prince Guillaume de Prusse et l’infanterie de Hiller, soutenues par la division Ryssel, se portèrent vers Plancenoit. Lobau craignit d’être tourné ; il recula jusqu’à la hauteur du village qu’il fit occuper par une brigade. Assaillie sur trois points, cette brigade ne put tenir. L’ennemi la refoula hors de Plancenoit, où il s’établit et se retrancha. Sur son front, Bülow canonnait les trois autres brigades de Lobau avec huit batteries dont les boulets allaient parfois tomber sur la route de Bruxelles, au milieu des bataillons de la garde et de L’État-major même de l’Empereur.

Au moment où son infanterie abordait Plancenoit, Blücher avait reçu un aide de camp de Thielmann. Le commandant du IIIe corps annonçait qu’il était attaqué à Wavres par des forces supérieures (c’étaient les 34 000 hommes de Grouchy) et qu’il doutait de pouvoir résister : « — Que le général Thielmann se défende comme il pourra, dit Gneisenau. Il n’importe qu’il soit écrasé à Wavres si nous avons la victoire ici. »

L’ennemi maître de Plancenoit, Napoléon était débordé et sa ligne de retraite menacée. Il ordonna à Duhesme, commandant la division de la jeune garde, de reprendre ce village. Les huit bataillons, quatre de voltigeurs, quatre de tirailleurs, s’élancèrent au pas de charge. Les Prussiens furent délogés des maisons et du cimetière dont ils avaient fait un réduit.


IV

Les Anglais tenaient toujours. Quand la grosse cavalerie de Kellermann et de Guyot avait débouché dans le vallon, entre cinq heures et cinq heures et demie, les cuirassiers de Milhaud, repoussés de nouveau par les dragons anglais, dévalaient au bas des rampes. Vite reformés, ils suivirent à la charge ces trois divisions fraîches. Cuirassiers de Lhéritier, de Delorl, de Vathier, de Roussel d’Hurbal, chasseurs et lanciers de Lefebvre-Desnoëttes, dragons et grenadiers à cheval de Guyot, plus de soixante escadrons gravissent le plateau. Dans l’état-major ennemi, on s’étonne que l’on engage sept ou huit mille cavaliers, sur un front où mille tout au plus pouvaient se déployer. Ils couvrent tout l’espace entre Hougoumont et la Haie-Sainte. Leurs files se resserrent tellement dans la course que des chevaux sont soulevés par la pression. Cette masse de cuirasses, de casques et de sabres ondule sur le terrain houleux. Les Anglais croient voir monter une mer d’acier.

L’ennemi renouvelle la manœuvre qui deux fois déjà lui a réussi. Après avoir mitraillé la cavalerie, les canonniers abandonnent leurs pièces et se réfugient dans les carrés. Ceux-ci ouvrent à trente pas des feux de file qui abattent des rangs entiers « comme d’un coup de faux » et reçoivent les débris des escadrons sur la triple ligne de leurs baïonnettes. Les charges se succèdent sans interruption. Des carrés subissent cinq, sept, dix, jusqu’à treize assauts. Plusieurs sont bousculés, entamés partiellement, sinon enfoncés et rompus. Le fourrier Pilan du 9e cuirassiers et le maréchal des logis Gautier du 10e prennent chacun un drapeau anglais. Le capitaine Klein de Kleinenberg, des chasseurs de la garde, a son cheval tué en enlevant le drapeau d’un bataillon de la Légion germanique. Mais la plupart des carrés restent inforçables. D’instant en instant, ils semblent submergés par les flots de la cavalerie, puis ils reparaissent à travers la fumée, hérissés de baïonnettes étincelantes, tandis que les escadrons s’éparpillent alentour comme des vagues qui se brisent sur une digue.

Les cuirassiers de Lhéritier foncent à travers un labyrinthe de feux sur les carrés de la seconde ligne, les dépassent et sont foudroyés par les batteries de réserve. Tout un régiment converse à gauche, enfile au triple galop la route de Nivelles, sabre les tirailleurs de Mitchell le long du chemin de Braine-l’Alleud, tourne Hougoumont et vient se reformer sur le plateau de la Belle-Alliance. Les dragons de la garde s’engagent contre la brigade de cavalerie légère de Grant, qui, occupée tout l’après-midi à observer les lanciers de Pire en avant de Monplaisir et reconnaissant enfin dans les mouvemens de ceux-ci de simples démonstrations, s’est rabattue de l’aile droite sur le centre. La batterie de Mercer, la seule dont les canonniers soient restés à leurs pièces malgré l’ordre de Wellington, se trouve un peu en arrière, le front abrité par un remblai du chemin, les flancs protégés par deux carrés de Brunswick. Les grenadiers à cheval, géans montés sur d’énormes chevaux et grandis encore par les hauts bonnets à poil, s’avancent au trot, en ligne. On dirait un mur qui marche. Sous la mitraille de Mercer, que croisent les feux de file des deux carrés brunswickois, ce mur s’écroule, couvrant le terrain de ses débris ensanglantés. A la seconde charge, c’est une nouvelle boucherie. Le général Jamin, colonel des grenadiers, tombe frappé à mort sur l’affût d’un canon. Devant la batterie s’élève un rempart de cadavres et de chevaux éventrés. « — Vous en avez un bon tas ! » dit en riant, à Mercer, le colonel Wood. Les derniers pelotons des grenadiers franchissent le hideux obstacle, traversent les intervalles des pièces en sabrant quelques canonniers, et vont mêler leurs charges à celles des cuirassiers.

Trop nombreux pour l’étendue du terrain, tous ces escadrons se gênent mutuellement, se choquent, s’entre-croisent, brisent leurs charges, confondent leurs rangs. Les charges, toujours aussi ardentes, deviennent de moins en moins rapides, de moins en moins vigoureuses, de moins en moins efficaces, par suite de ce désordre et de l’essoufflement des chevaux qui, à chaque foulée, enfoncent dans la terre grasse et détrempée. L’atmosphère est embrasée ; on a peine à respirer, « on se croirait à la gueule d’un four. » Le général Jamin est tué, le général Donop est tué, le général Delort est blessé, le général Lhéritier est blessé, le général Guyot est blessé, le général Roussel d’Hurbal est blessé. Edouard de Colbert charge le bras en écharpe. Blessés aussi les généraux Blancard, Dubois, Farine, Guiton, Picquet, Travers, Wathiez. Le maréchal Ney, son troisième cheval tué sous lui, est debout, seul, près d’une batterie abandonnée, cravachant rageusement, du plat de son épée, la gueule de bronze d’un canon anglais. Tout le champ de bataille est encombré de non combattans : cuirassiers démontés marchant lourdement sous leur armure dans la direction du vallon, blessés se traînant hors des charniers, chevaux sans cavaliers galopant éperdus sous le fouet des balles qui leur sifflent aux oreilles. Wellington sort du carré du 73e, où il s’est réfugié au plus fort de l’action, court à sa cavalerie, la précipite sur ces escadrons épuisés, désunis et rompus par leurs charges mêmes. Pour la troisième fois, les Français abandonnent le plateau.

Pour la quatrième fois, ils y remontent en criant : Vive l’Empereur ! Ney mène la charge à la tête des carabiniers. Il a aperçu au loin leurs cuirasses d’or, a volé à eux et, malgré les observations du général Blancard qui oppose l’ordre formel de Kellermann, il les entraîne avec lui dans la chevauchée de la mort.

L’acharnement de Ney et de ses héroïques cavaliers, comme lui ivres de rage, touchait à la folie. Cette dernière charge avec des escadrons réduits de moitié, des hommes exténués, des chevaux à demi fourbus, ne pouvait aboutir qu’à un nouvel échec. L’action de la cavalerie sur l’infanterie consiste uniquement dans l’effet moral. Quel effet moral espérer produire sur des fantassins qui venaient d’apprendre en repoussant, par le feu et les baïonnettes, des charges multipliées, que la tempête de chevaux n’est qu’un épouvantail et qui, dans ces deux rudes heures, longues comme des jours, avaient pris l’assurance de leur invincibilité. C’étaient au contraire les cavaliers qui étaient démoralisés par l’insuccès de leurs attaques, la vanité de leurs efforts. Ils chargèrent avec la même intrépidité, non plus avec la même confiance. Ils traversèrent encore la ligne des batteries : mais, après avoir poussé vainement leurs chevaux harassés sur les carrés, ou à mieux dire sur les remparts de soldats tués et de bêtes abattues qui en protégeaient chaque face, ils se replièrent d’eux-mêmes, découragés, désespérés, dans le fond du vallon, suivis à distance plutôt que précisément refoulés par la cavalerie anglaise, elle-même à bout de forces.


V

Ces grandes charges auraient pu réussir, mais à la condition d’être, dans l’instant même, soutenues par de l’infanterie. Tandis que les batteries ennemies, dépassées par les cuirassiers, restaient muettes, les fantassins auraient gravi les pentes sans risques ni pertes, pris position au bord du plateau et abordé les carrée. Les Anglais auraient été contraints ou de soutenir dans une formation vicieuse le feu et les assauts de l’infanterie, ou de se déployer, ce qui les eût mis à la merci des cavaliers. La division Bachelu et la brigade Jannin (division Foy) étaient depuis plusieurs heures à 1 300 mètres de la position alliée, assistant l’arme au bras à ces charges furieuses. Immobiles sous les boulets qui les décimaient, elles n’attendaient qu’un ordre pour courir au pas de charge seconder la cavalerie. On les oublia. Ce fut seulement après le repoussement de la quatrième charge que Ney « qui, toujours le premier dans le feu, oubliait les troupes qu’il n’avait pas sous les yeux » s’avisa d’utiliser ces six mille baïonnettes. Les six régimens marchèrent par échelons en colonnes de divisions à demi-distance. Il était trop tard. Les batteries les foudroyèrent, et l’infanterie anglo-alliée, qui avait étendu eu arc de cercle son front vers Hougoumont, les cribla de feux convergens. « C’était une grêle de morts, » dit Foy. En quelques instans, quinze cents hommes furent tués, blessés, dispersés. On approcha tout de même l’ennemi à portée de pistolet ; mais les brigades fraîches de Duplat et de William Halkett ayant dessine un mouvement offensif (Duplat fut tué il ce moment), les colonnes, tronçonnées par les boulets, se mirent en retraite. En vain, le maréchal Ney les avait fait soutenir par quelques squelettes d’escadrons, notamment par les carabiniers. Dans ces charges partielles, qui se succédèrent presque jusqu’à la fin du combat, les cavaliers ne percèrent plus la ligne des batteries anglaises.

Tout aux charges de cavalerie, Ney, dans le feu de cette tumultueuse action, avait perdu de vue son premier objectif, la prise de la Haie-Sainte. Comme à Hougoumont, mais beaucoup moins ardente, la lutte continuait là sans aucun résultat. Et pourtant les intrépides défenseurs, munis seulement de soixante cartouches par homme, commençaient à ralentir leur feu. Le major Baring avait fait demander des munitions. On n’en avait pas, on lui envoya un nouveau renfort de deux compagnies.

Vers six heures, au moment où les divisions Foy et Bachelu s’avançaient vers le plateau, l’Empereur parcourait la ligne de bataille sous une pluie dobus et de boulets. Le général Desvaux de Saint-Maurice, commandant en chef l’artillerie de la garde, le général Lallemand, commandant les batteries à pied, Bailly de Monthyon, chef de l’état-major général, venaient d’être renversés à ses côtés, l’un tué, les deux autres grièvement blessés. Napoléon envoya l’ordre à Ney de s’emparer coûte que coûte de la Haie-Sainte. C’est une nouvelle proie désignée au maréchal, une nouvelle occasion de trouver la mort. Il accourt, entraîne quelques bataillons de Donzelot, un détachement du 1er régiment du génie et les jette contre la ferme. Les balles, tirées à dix mètres, à cinq mètres, à bout portant, clairsèment les assaillans. Des soldats cherchent à désarmer les Allemands en empoignant les canons des fusils dont l’extrémité dépasse les meurtrières. En un instant soixante-dix Français tombent au pied du mur de l’est. Leurs camarades montent sur le tas pour escalader le faîte du mur d’où ils fusillent dans la cour les chasseurs de Baring ; d’autres se hissent sur le toit de la grange. Le lieutenant Vieux, du génie, tué colonel sur la brèche de Constantine, attaque la porte charretière à grands coups de hache. Il reçoit une balle au poignet, une autre dans l’épaule. La hache passe de mains en mains, la porte cède enfin, et le flot fait irruption dans la cour. Acculés aux bâtimens, n’ayant plus de cartouches, les Allemands se défendent à l’arme blanche. Le major Baring, avec quarante-deux hommes — tout ce qui reste de ses neuf compagnies — perce la masse des assaillans et regagne Mont-Saint-Jean.

Ney fait aussitôt établir une batterie à cheval sur un monticule près de la Haie-Sainte et pousse un régiment de Donzelot sur la sablonnière qu’abandonne de nouveau le 95e anglais. De ces deux positions, les canonniers tirent à moins de 300 mètres, les tirailleurs à moins de 80 sur le centre même de la ligne ennemie. Soutenus par ce feu qui fait brèche, les débris des divisions Allix, Donzelot et Marcognet montent des deux côtés de la ferme jusqu’au chemin d’Ohain. On se fusille à travers les haies, par-dessus les berges, on s’aborde à la baïonnette. Ompteda, avec les 5e et 8e bataillons de la Légion germanique, opère sur la grande route une contre-attaque qui réussit d’abord. Une balle le jette mortellement blessé à bas de son cheval. Le 5e bataillon se replie. Le 8e, qui est plus en avant, est exterminé par un escadron de cuirassiers. Son drapeau est pris, son chef, le colonel Schräder, est tué ; trente hommes seulement échappent aux sabres.

Le centre gauche ennemi (brigades Kempt, Pack, Lambert. Best et Winke) tient ferme ; mais, à l’extrême gauche, les Nassaviens du prince de Saxe-Weimar se laissent, pour la seconde fois, débusquer de Papelotte par la division Durutte, et, au centre droit, les Anglo-Alliés sont ébranlés, à bout de résistance. Les munitions s’épuisent, des pièces sont démontées, d’autres sans servans. Le prince d’Orange et le général Alten, blessés tous deux, quittent le champ de bataille ; les colonels Gordon et de Lancy-Evans, aides de camp de Wellington, sont tués. Les brigades de cavalerie de Somerset et de Ponsonby sont réduites ensemble à deux escadrons, la brigade Ompteda n’est plus qu’une poignée d’hommes, la brigade Kielmansegge se replie derrière le village de Mont-Saint-Jean, la brigade Kruse recule. A l’arrière, les fuyards se multiplient. Le régiment des hussards Cumberland tout entier tourne bride, colonel en tête, et détale au grand trot sur la route de Bruxelles. Partout les rangs s’éclaircissent, les blessés étant nombreux et nombreux aussi les hommes qui s’éloignent sous prétexte de les porter aux ambulances. Il y a du désordre même dans l’intrépide brigade Colin Halkett où un bataillon se trouve commandé par un simple lieutenant. On envoie prudemment sur les derrières les drapeaux du 30e et du 73e.

« Le contre de la ligne était ouvert, dit un aide de camp du général Alten. Nous étions en péril. A aucun moment, l’issue de la bataille ne fut plus douteuse. » Malgré son assurance accoutumée, Wellington devenait anxieux. Il voyait bien les masses noires de Blücher déborder le flanc de l’armée française, mais lui-même restait sans soutien. On l’entendit murmurer : « — Il faut que la nuit ou les Prussiens arrivent ! » Déjà il avait dépêché vers Ohain plusieurs aides de camp, pour presser la marche du corps de Zieten. Mais sa résolution ne faiblissait pas. Des officiers arrivaient de tous côtés pour lui exposer la situation désespérée où l’on se trouvait et lui demander de nouveaux ordres. Il répondait froidement : « — Il n’y a pas d’autre ordre que de tenir jusqu’au dernier homme. »

Le flottement et le léger recul de la ligne ennemie n’avaient pas échappé au maréchal Ney. Mais ses soldats étaient aussi épuisés que ceux de Wellington. Il eût suffi, il le sentait, de quelques troupes fraîches pour les ranimer, les entraîner, vaincre la dernière résistance des Anglais. Il en envoya demander à l’Empereur par le colonel Heymès, « — Des troupes ! s’écria Napoléon, où voulez-vous que j’en prenne ? Voulez-vous que j’en fasse ? »

L’Empereur avait encore ses huit bataillons de vieille garde et ses sept bataillons de moyenne garde. Si, à l’instant, il en eût donné la moitié au maréchal Ney, on peut croire, de l’aveu même de l’historien anglais le mieux informé et le plus judicieux, que ce renfort aurait enfoncé le centre ennemi. Mais Napoléon, sans réserve de cavalerie, ne croyait pas avoir trop de tous ses bonnets à poil pour conserver sa propre position. Le moment n’était pas moins critique pour lui que pour Wellington. Sous une troisième poussée de tout le corps de Bülow, Lobau pliait, et la jeune garde, après une défense acharnée, se laissait arracher Plancenoit. Derechef, les boulets des batteries prussiennes labouraient le terrain près de la Belle-Alliance. Napoléon, déjà débordé sur son flanc, était menacé d’une irruption des Prussiens en arrière de sa ligne de bataille. Il fit former douze bataillons de la garde en autant de carrés et les établit face à Plancenoit, le long de la route de Bruxelles, depuis la Belle-Alliance jusqu’à Rossomme. Le 1er bataillon du 1er chasseurs fut maintenu au Caillou. Les généraux Morand et Pelet reçurent l’ordre de reprendre Plancenoit avec les deux autres bataillons, le 1er du 2e grenadiers et le 1er du 2e chasseurs.

Tambour battant, ces vieux soldats marchent au pas de charge, en colonnes serrées par pelotons. Ils dépassent la jeune garde que rallie Duhesme, abordent Plancenoit sur deux points, y pénètrent sans daigner tirer un coup de fusil, renversent, broient et refoulent la masse des Prussiens. L’attaque est si impétueuse qu’en vingt minutes, tout le village est nettoyé. Leurs baïonnettes rouges de sang, les grognards débouchent au dos des fuyards, les poursuivent six cents mètres et les repoussent sur le coteau opposé jusque derrière les batteries de Hiller, qui sont un instant abandonnées. La jeune garde seconde ce mouvement ; elle occupe de nouveau Plancenoit. Lobau, aux prises avec les divisions Hacke et Losthin, regagne du terrain.


VI

D’un seul coup de boutoir de sa vieille garde, Napoléon a arrêté les Prussiens. Son flanc droit dégagé, il recouvre la liberté d’agir sur le front de bataille. Il est plus de sept heures ; mais on a encore près de deux heures de jour, car le ciel s’est éclairci et le soleil brille au-dessus de Braine-l’Alleud. La canonnade de Grouchy augmente, se rapproche, gronde vers Limale. Le maréchal, suppose-t-on, a enfin joint l’armée prussienne, la combat et, vainqueur ou vaincu, la retiendra assez longtemps pour empêcher une jonction avec les Anglais. Blücher, semble-t-il, a pu détacher le seul corps de Bülow que Lobau, Duhesme et deux bataillons de la vieille garde suffisent désormais à contenir. L’Empereur braque sa lunette du côté des Anglais. Les points d’où partent les feux d’artillerie et de mousqueterie et la direction de ces feux lui servent de repères. A l’extrême droite, la division Durutte, maîtresse de Papelotte et de la Haie, commence à gravir le plateau. A la gauche, la lutte continue autour de Hougoumont en flammes ; une brigade de Jérôme déborde la position, les tirailleurs français, soutenus par les lanciers de Pire, dépassent la route de Nivelles. Au centre, au-dessus de la Haie-Sainte, d’où l’ennemi est enfin débusqué, les soldats de Donzelot, d’Allix et de Marcognet couronnent les premières crêtes et pressent vivement les Anglais le long du chemin d’Ohain. Dans le vallon, se rallient six régimens de Bachelu et de Foy et les débris de la cavalerie. La ligne ennemie paraît ébranlée. L’Empereur présume que Wellington a engagé toutes ses troupes. Lui a encore sa vieille garde, ses invincibles. C’est l’heure où la victoire indécise se donne au plus acharné. Il commande à Drouot de former en colonne d’attaque dix bataillons de la garde (des cinq autres, deux doivent rester à Plancenoit, et trois sur le plateau, comme dernière réserve). Il prend la tête de la première colonne et descend vers la Haie-Sainte, au fond de la fournaise.

Au témoignage de l’ennemi, cette attaque aurait pu être décisive une demi-heure auparavant, quand Ney demandait du renfort. Le moment est passé. Tandis que Morand a repris Plancenoit, pendant même le temps si court où la garde s’est formée et mise en mouvement, Wellington a rassis sa position. Pour renforcer son centre chancelant et près de se rompre, il a rappelé de sa gauche la brigade Wincke, de sa droite quatre bataillons de Brunswick dont il a lui-même pris le commandement. Secondées par ces troupes fraîches, les brigades Kempt, Lambert, Pack et Best, à l’est de la route de Bruxelles, et les brigades Kruse et Halkett à l’ouest de cette route, ont fait une vigoureuse contre-attaque et refoulé les fantassins de Donzelot, d’Allix et de Marcognet. Tandis que ces soldats se replient au bas des rampes en tiraillant, les Anglo-Allemands réoccupent les bords du plateau, et leurs batteries, délivrées de la fusillade à courte distance, éteignent le feu des pièces établies à la Haie-Sainte. En même temps, la division hollando-belge de Chassé arrive de Braine-l’Alleud, et les six régimens de cavalerie de Vandeleur et de Vivian, qui, prévenus de l’arrivée imminente du corps prussien de Zieten, ont quitté leur poste de flanqueurs au-dessus de Papelotte, accourent au grand trot.

Les renforts prussiens, qui devenaient si nécessaires et dont l’approche eut pour premier résultat de rendre disponibles les 2 600 chevaux de Vivian et de Vandeleur, avaient bien failli manquer à Wellington. Parti de Bierges à midi, contraint de s’arrêter plus de deux heures pour laisser défiler le corps de Pirch sur les hauteurs, au nord-ouest de la Dyle, retardé ensuite dans sa marche par les sentiers escarpés des bois de Rixensart, où les hommes n’avançaient parfois qu’un à un et devaient frayer passage aux pièces de canon, Zieten était arrivé à Ohain vers six heures avec son avant-garde. Il fut rejoint là par le colonel Freemantle, aide de camp de Wellington, qui lui exposa la situation critique de l’armée anglaise et demanda du renfort, « ne fût-ce que 3 000 hommes, mais tout de suite. » Zieten ne voulait point risquer de faire battre son corps d’armée en détail ; il répondit qu’il s’empresserait de se porter au secours des Anglais dès que le gros de ses troupes aurait serré sur l’avant-garde. En attendant, il envoya un officier d’état-major vers Mont-Saint-Jean afin de voir exactement l’état des choses. Celui-ci, trompé par le grand nombre de blessés et de fuyards qui gagnaient les derrières, vint rapporter que les Anglais étaient en pleine retraite. Zieten, craignant d’être entraîné dans une déroute sans nul avantage pour l’armée alliée, fit aussitôt tête de colonne à gauche pour rallier Bülow entre Frischermont et le bois de Paris. Muffling, en observation au-dessus de Papelotte, aperçut ce mouvement. Il mit son cheval au grand galop, rejoignit Zieten, le renseigna plus sérieusement et le conjura de se porter à la gauche des Anglais. « — La bataille est perdue, s’écria-t-il avec véhémence, si le 1er corps ne secourt pas le duc ! » Après avoir beaucoup hésité, Zieten se rendit aux raisons de Müffling et reprit sa première direction.

La tête de colonne de Zieten débouchait de Smohain quand la garde descendait vers la Haie-Sainte. Déjà des troupes se repliaient à la vue des Prussiens. L’Empereur accourut près d’elles, les harangua ; elles se reportèrent en avant. Un nouveau corps ennemi faisant irruption sur l’angle d’équerre de nos deux lignes de bataille, c’était le coup de grâce. Mais, quoi qu’on en ait dit, il était trop tard pour battre en retraite. Si pourtant l’Empereur eut un instant l’idée de rompre le combat, cette pensée passa rapide comme l’éclair. En raison du désordre où se trouvaient déjà les troupes, de leur extrême dissémination et de la position avancée du corps de Bülow, une retraite eût été bien hasardeuse, et, se fût-elle opérée miraculeusement sans trop de pertes ni de confusion, à l’abri d’une digue formée incontinent au sommet du plateau de la Belle-Alliance avec tous les bataillons de la garde, quels lendemains elle préparait à Napoléon ! L’armée réduite de moitié (car le corps de Grouchy laissé isolé, coupé de sa ligne de retraite, paraissait voué à une destruction totale), la frontière ouverte, la France découragée, le patriotisme abattu, la Chambre passant de l’hostilité sourde à la guerre déclarée, partout l’intrigue, l’abandon, la trahison. Plutôt que revivre l’agonie de 1814, mieux vaut tenter un effort suprême et désespéré pour violer la Fortune rebelle.


VII

L’approche du 1er corps prussien n’eut d’autre effet sur l’Empereur que de lui faire précipiter son attaque. Six bataillons de la garde étaient seuls arrivés encore dans les fonds de la Haie-Sainte. L’Empereur en posta un (le 2e du 3e grenadiers) sur un petit mamelon, à mi-chemin de cette ferme et de Hougoumont, et, apercevant Ney qui se trouvait toujours partout où il y avait la mort à affronter, il lui remit le commandement des cinq autres pour donner l’assaut au centre droit anglais. En même temps, il fit tenir l’ordre aux batteries d’activer leur feu, à d’Erlon, à Reille et aux commandans des corps de cavalerie de seconder sur leur front respectif le mouvement de la garde. Le bruit que les Prussiens débouchaient d’Ohain pouvait se répandre. L’Empereur voulut prévenir cette alarme. Il chargea La Bédoyère et ses officiers d’ordonnance de parcourir la ligne de bataille en annonçant partout l’arrivée du maréchal Grouchy. Ney a dit qu’il fut indigné de ce stratagème. Comme si Napoléon avait le choix des moyens ! Ce qui est certain, c’est que, à cette fausse nouvelle, la confiance revint et l’enthousiasme se ralluma. Les troupes reformèrent leurs rangs en criant : Vive l’Empereur ! Des blessés se redressaient pour acclamer au passage les colonnes en marche. Un soldat à trois chevrons, un vieux d’Austerlitz, les deux jambes broyées par un boulet, répétait d’une voix haute et ferme : « — Ce n’est rien, camarades. En avant ! et vive l’Empereur ! »

Wellington, malgré la fumée qui s’épaississait de plus en plus, avait-il vu les mouvemens préparatoires à cette attaque finale ? En tout cas, il en fut averti par un traître. Au moment où Drouot rassemblait la garde, un capitaine de carabiniers, traversant le vallon au grand galop, superbe sous les boulets et la grêle des balles, aborda, le sabre au fourreau et la main droite en l’air, les tirailleurs avancés du 52e anglais[4]. Conduit au major de ce régiment qui causait avec le colonel Fraser, commandant l’artillerie légère, il s’écria : « — Vive le roi ! Préparez-vous ! ce b... de Napoléon sera sur vous avec la garde avant une demi-heure, » Le colonel Fraser rejoignit Wellington pour lui transmettre l’avis. Le duc parcourut la ligne de bataille, depuis la route de Bruxelles jusqu’à la route de Nivelles, donnant ses derniers ordres. La brigade Adam et la brigade des gardes de Maitland, qui avaient rétrogradé dans un pli de terrain pour s’abriter contre les boulets, reprirent leurs positions. La brigade hanovrienne William Halkett et la brigade allemande de Duplat prolongèrent la droite d’Adam vers Hougoumont. La division hollando-belge de Chassé vint s’établir : la brigade d’Aubremée derrière les gardes de Maitland, ayant derrière elle la cavalerie de Vivian ; la brigade Ditmer au dos des trois bataillons de Brunswick postés à la gauche de la brigade anglaise Colin Halkett. La cavalerie de Vandeleur se déploya à l’ouest de la route de Bruxelles, au soutien des bataillons décimés d’Ompteda et de Kruse et d’un autre bataillon de Brunswick. Les trois batteries laissées jusqu’alors en réserve s’avancèrent sur le front. Il fut prescrit aux canonniers de ne plus répondre à l’artillerie française et de concentrer le feu sur les colonnes d’assaut. On devait tirer jusqu’aux dernières gargousses.

Les cinq bataillons de la moyenne garde formés en autant de carrés, s’avancèrent diagonalement par échelons, la droite en tète, sur les mêmes pentes que les cuirassiers avaient gravies dans leur première charge. Entre chaque échelon étaient deux pièces de l’artillerie à cheval de la garde, au total une batterie complète sous les ordres du colonel Duchand. Dans cette marche oblique, à peu près analogue au mouvement Vers la gauche, en avant en bataille, tous les échelons ne conservèrent pas leurs intervalles. Le quatrième se rapprocha du troisième. Bientôt les cinq échelons n’en formèrent plus que quatre : à droite, le 1er bataillon du 3e grenadiers ; au centre, l’unique bataillon du 4e grenadiers ; plus à gauche, les 1er et 2e bataillons du 3e chasseurs ; à l’extrême gauche, le 4e chasseurs réduit à un seul bataillon[5].

Toutes les troupes avaient reçu l’ordre de seconder cette attaque. Déjà les divisions Donzelot, Allix et Marcognet gravissent le plateau ; la première, le long et sur le côté gauche de la route de Genappe. les deux autres à la droite de cette route. Mais l’infanterie de Reille et les débris de la cavalerie commencent à peine à s’ébranler. Entre la Haie-Sainte et Hougoumont, les cinq bataillons de la garde s’avancent seuls contre l’armée anglaise ! Ils marchent l’arme aux bras, alignés comme à une revue des Tuileries, superbes et impassibles. Tous leurs officiers sont sur le front, les premiers aux coups. Les généraux Friant et Porrel de Morvan commandent le bataillon du 3e grenadiers ; le général Harlet, le bataillon du 4e grenadiers ; le général Michel, le 1er bataillon du 3e chasseurs ; le colonel Mallet, un fidèle de l’île d’Elbe, le 2e bataillon ; le général Henrion, le bataillon du 4e chasseurs. Ney roule à terre avec son cheval, le cinquième tué sous lui. Il se dégage, se relève, et marche à pied, l’épée à la main, à côté de Friant. L’artillerie anglaise, disposée en arc de cercle depuis la route de Bruxelles jusqu’aux hauteurs voisines de Hougoumont (car de convexe la ligne ennemie était devenue concave), tire à double charge de mitraille à partir de 200 mètres. La garde est battue de face et d’écharpe. Chaque volée y fait brèche. Les grenadiers serrent les rangs, rétrécissent les carrés et continuent à monter du même pas en criant : Vive l’Empereur !

Le 1er bataillon du 3e grenadiers (échelon de droite) culbute un corps de Brunswick, s’empare des batteries Cleeves et Lloyd, qu’abandonnent les canonniers et, par une légère conversion, se dirige vers la gauche de la brigade Halkett. Les 30e et 73e anglais reculent en désordre. Friant, blessé d’un coup de feu, quitte le champ de bataille en croyant à la victoire. Mais le général belge Chassé, un des héros d’Arcis-sur-Aube (il était alors dans les rangs français !), fait avancer à la droite des 30e et 73e la batterie van der Smissen, dont le feu écharpe les assaillans. Puis il porte délibérément à la gauche des deux régimens anglais la brigade Ditmer, forte de 3 000 hommes, la lance à la baïonnette contre le faible carré, le rompt, le disloque, l’écrase sous sa masse et en rejette les débris au bas des rampes[6].

Le bataillon du 4e grenadiers (second échelon) s’est engagé pendant ce temps contre la droite de la brigade Halkett. Sous la mitraille des deux pièces de Duchand et la fusillade des grenadiers, les débris des 33e et 69e régimens fléchissent. Le général Halkett saisit le drapeau du 33e, s’arrête en l’agitant et, par son exemple, arrête ses hommes. « Voyez le général ! crie-t-on, il est entre deux feux ! il ne peut échapper ! » En effet, il tombe grièvement blessé. Mais les Anglais sont ralliés, ils font ferme. Un vieux soldat dit en mordant sa cartouche : « — C’est à qui tuera le plus longtemps. »

Les 1er et 2e bataillons du 3e chasseurs (troisième échelon) atteignent presque la crête sans rencontrer aucune infanterie. Ils marchent vers le chemin d’Ohain, éloigné d’eux à peine d’une portée de pistolet. Soudain, à vingt pas se dresse un mur rouge. Ce sont les 2 000 gardes de Maitland, rangés sur quadruple profondeur. Ils attendaient, couchés dans les blés. Au commandement de Wellington lui-même : « — Debout, gardes, et soyez prêts ! » ils se sont relevés comme mus par un ressort ; ils mettent en joue, ils tirent. Leur première décharge fauche 300 hommes, près de la moitié des deux bataillons déjà décimés par l’artillerie. Le général Michel tombe frappé à mort. Les Français s’arrêtent, leurs rangs rompus, leur marche obstruée par les cadavres. Au lieu de les lancer instantanément à la baïonnette sans s’inquiéter du désordre où ils se trouvent, les officiers s’efforcent de les former en ligne pour répondre au feu par le feu. La confusion augmente. Le déploiement s’opère mal et à grande perte de temps. Pendant dix minutes, les chasseurs restent sur place sous la fusillade des gardes de Maitland et sous la mitraille des batteries Bolton et Ramsay, qui les prend en écharpe. Wellington voit enfin la garde fléchir ; il commande de charger. « — En avant ! mes garçons, crie le colonel Saltoun, c’est le moment ! » Les 2 000 Anglais courent baïonnettes croisées sur cette poignée de soldats, les enfoncent et descendent mêlés avec eux dans un furieux corps-à-corps jusque près du verger de Hougoumont. « Les combattans étaient si mêlés, dit un officier de la batterie Bolton, que nous dûmes cesser de tirer. »

Aux commandemens précipités de leurs chefs, les Anglais font brusquement halte. Le bataillon du 4e chasseurs (échelon de gauche) s’approche pour dégager ce qui reste du 3e chasseurs et du 4e grenadiers qui a suivi la retraite de celui-ci. Sans attendre le choc, les soldats de Maitland lâchent pied en désordre et remontent sur leurs positions au moins aussi vite qu’ils en sont descendus. Chasseurs et grenadiers les suivent de près, gravissant la cote sous les volées de mitraille. Ils franchissent le chemin d’Ohain lorsque la brigade Adam (52e, 71e et 95e régimens), qui s’est vivement portée en potence sur leur flanc gauche, les écharpe par des feux de quatre rangs. Les gardes de Maitland font demi-tour et, tant bien que mal reformés, recommencent à tirer de concert avec la brigade Colin Halkett, tandis que les Hanovriens de William Halkett débouchent des haies de Hougoumont et fusillent les Français par derrière. De tous côtés, les balles arrivent en grappes. Mallet est grièvement blessé. L’un des bataillons se déploie face à Maitland, les débris des autres marchent par leur gauche contre la brigade Adam. Le colonel Colborn, que les soldats appelaient, en Espagne. « le mangeur de feu (fire eater) », entraîne le 52e. Toute la brigade le suit, baïonnette en avant. Déjà très ébranlés par cette formidable fusillade, les chasseurs fléchissent sous le nombre et se retirent en désarroi[7].


VIII

Le cri « la garde recule ! » retentit comme le glas de la Grande Armée. Chacun sent que tout est fini. L’infanterie de Reille, les cuirassiers, les escadrons de la garde qui marchent enfin pour seconder l’attaque de Ney s’arrêtent paralysés. Les soldats de Donzelot et d’Allix, aux prises sur les crêtes, au-dessus de la Haie-Sainte, avec les brigades Kruse, Lambert, Kempt, Pack, voient la garde plier. Ils cèdent aussi le terrain conquis et redescendent au pied du coteau, entraînant dans leur retraite la division Marcognet qui a abordé sur le prolongement de leur droite les positions ennemies. Sur tout le front de bataille, de la gauche à la droite, le mouvement de recul gagne et se propage avec la rapidité d’une traînée de poudre. En même temps, les fantassins de Durutte sont attaqués dans Papelotte et dans La Haie par les têtes de colonnes prussiennes débouchant du chemin d’Ohain. Ils attendaient le corps de Grouchy sur leur flanc ; c’est le corps de Zieten qui les fusille. On crie : Nous sommes trahis ! Sauve qui peut[8] ! La débandade commence, s’accroît. Les Prussiens se ruent à l’assaut, débusquent des fermes les quelques poignées de braves qui tiennent encore malgré la panique et les rejettent dans les ravins. Les débris des quatre divisions de d’Erlon refluent les uns sur les autres, ce heurtent, se bousculent, se rompent mutuellement. C’est à l’est de la grande route, dans le creux du vallon, où se croisent les paquets de mitraille anglaise et les boulets prussiens, la plus lamentable confusion.

Wellington veut achever cette armée blessée à mort. Il pousse son cheval jusque sur le bord du plateau, devant le front de bataille, se découvre et agite son chapeau en l’air. On comprend ce signal. Toutes les troupes se mettent instantanément en marche dans l’ordre où elles se trouvent. Sans prendre le temps de se rassembler, les bataillons, les batteries, les escadrons des différentes divisions s’avancent côte à côte. Seules restent en place les brigades Pack, Ompteda et Kielmansegge, et deux ou trois batteries qu’empêchent littéralement de démarrer les cadavres et les carcasses de chevaux amoncelés sur leur front. De la droite à la gauche. Anglais, Hanovriens, Belges, Brunswickois, cavaliers, fantassins, artilleurs, 40 000 hommes ! dévalent en torrens, dans les premières ombres du crépuscule, au son des tambours, des bugles et des pibrochs, passant sur les morts, écrasant les blessés sous les pieds des chevaux et les roues des canons. À cette vue, effrayante même pour des braves, les derniers échelons d’infanterie font demi-tour et remontent précipitamment, avec presque toute la cavalerie, les coteaux à l’ouest de la Belle-Alliance ; les bataillons de tête, plus immédiatement menacés d’être broyés par l’avalanche, se débandent et s’enfuient[9]. On abandonne la Haie-Sainte, on abandonne le verger et le bois de Hougoumont. Les hussards de Vivian et les dragons de Vandeleur, qui font trouée devant les masses anglaises, sabrent les fuyards aux cris féroces : No quarter ! No quarter !


IX

Tandis que la moyenne garde abordait les positions anglaises, les 2e bataillons du 1er  chasseurs, du 2e grenadiers et du 2e chasseurs (vieille garde), avec les généraux Cambronne, Roguet et Christiani étaient arrivés près de l’Empereur, au pied de la Haie-Sainte. Napoléon s’occupait à les former en colonne d’attaque, un bataillon déployé et deux sur les flancs en colonne serrée, pour les mener lui-même sur le plateau où « tout allait bien, » au dire de Friant, qui en revenait blessé ; tout à coup, il vit l’écroulement soudain de sa ligne de bataille. Lui aussi sentit alors qu’il était irrémissiblement vaincu. Mais il conserva l’espoir d’organiser la retraite. Sans rien perdre de son sang-froid, il fit rompre la colonne de la vieille garde et établit les trois bataillons, en autant de carrés, à cent mètres environ au-dessous de la Haie-Sainte, le carré de droite sur la route de Bruxelles. Il comptait qu’à l’abri de cette digue l’armée pourrait se rallier et s’écouler.

Les hussards de Vivian, impuissans à mordre sur ces carrés, les tournent et continuent leurs rouges sillons dans la cohue des fuyards. Ivres de sang, ils s’acharnent au carnage. Un sous-officier du 18e dit à Vivian : « — Nous vous suivrons jusqu’en enfer, si vous voulez nous y conduire. » L’Empereur lance ses quatre escadrons de service contre un nouveau flot de cavalerie qui les submerge.

Non loin de la route, Ney, à pied, tête nue, méconnaissable, la face noire de poudre, l’uniforme en lambeaux, une épaulette coupée d’un coup de sabre, un tronçon d’épée dans la main, crie avec rage au comte d’Erlon qu’entraîne un remous de la déroute : « — D’Erlon ! si nous en réchappons, toi et moi nous serons pendus ! » Le maréchal « ressemble moins à un homme qu’à une bête furieuse. » Ses efforts durant tout ce jour ont excédé l’énergie et les forces humaines. Jamais en aucune bataille, aucun chef, aucun soldat ne s’est tant prodigué. Ney a surpassé Ney ! il a conduit trois fois à l’attaque de la Haie-Sainte l’infanterie de d’Erlon, il a chargé quatre fois sur le plateau avec les cuirassiers, il a mené l’assaut désespéré des grenadiers de la garde. Il court maintenant à la brigade Brue (division Durutte), seule troupe de ligne qui batte en retraite en ordre et qui est d’ailleurs réduite à l’effectif de deux bataillons. Il harangue les soldats et les jette encore une fois contre l’ennemi, en criant : « — Venez voir mourir un maréchal de France ! » La brigade vite rompue et dispersée, Ney se cramponne à ce fatal champ de bataille. Puisqu’il n’y peut trouver la mort, il veut, du moins, ne le quitter que le dernier. Il entre dans un carré de la garde avec le chef de bataillon Rulhière, qui a pris l’aigle du 95e des mains mourantes du lieutenant Puthod. Durutte, le poignet droit coupé, le front ouvert, tout sanglant, est emporté par son cheval dans une charge de cavalerie ; il galope au milieu des Anglais jusqu’à la Belle-Alliance.

Les trois bataillons de la garde repoussent sans peine la cavalerie. Mais leur formation en carrés, qu’ils sont cependant tenus de conserver pour résister à de nouvelles charges, les met dans un état d’infériorité tactique vis-à-vis de l’infanterie anglaise, en ligne sur quatre rangs. Son feu plus étendu et plus dense bat les carrés de front et d’écharpe. A la mousqueterie se mêle la mitraille des batteries Rogers, Whyniates et Gardiner, qui tirent à soixante mètres. Les masses ennemies foisonnent autour des grenadiers : les brigades Adam et William Halkett, qui s’acharnent surtout contre eux, et les brigades Kempt, Lambert, Kruse, Wincke, Colin Halkett. L’Empereur donne l’ordre de quitter cette position intenable. Lui-même, réfléchissant, trop tard peut-être, que, pour arrêter une déroute, il faut non point rester sur le front des troupes qui lâchent pied, mais se porter en arrière près de celles qui tiennent encore, gagne au galop, avec quelques chasseurs d’escorte, les hauteurs de la Belle-Alliance.

Les trois bataillons, — ainsi que celui du 3e grenadiers posté à leur gauche, et assailli tour à tour par les dragons anglais, les lanciers noirs de Brunswick, l’infanterie de Maitland et de Mitchell, — rétrogradent pas à pas. Réduits à trop peu d’hommes pour rester en carrés sur trois rangs, ils se forment sur deux rangs, en triangles, et, baïonnettes croisées, percent lentement à travers la foule des fuyards et des Anglais. A chaque pas, des hommes trébuchent sur les cadavres ou tombent sous les balles. Tous les cinquante mètres, il faut faire halte pour reformer les rangs et repousser une nouvelle charge de cavalerie ou une nouvelle attaque d’infanterie. Dans cette héroïque retraite, la garde marchait littéralement entourée d’ennemis, comme à l’hallali courant le sanglier parmi la meute. Il y avait contact si étroit que, malgré les bruits multiples du combat, on se trouvait à portée de la voix. Au milieu des coups de feu, des officiers anglais criaient de se rendre à ces vieux soldats. Cambronne était à cheval dans le carré du 2e bataillon du 1er chasseurs. C’est alors que le désespoir au cœur, étouffant de colère, exaspéré par les incessantes sommations de l’ennemi, il dit rageusement : « M. ... ! « Peu d’instans après, comme il allait atteindre avec son bataillon les sommets de la Belle-Alliance, une balle en plein visage le renversa sanglant et inanimé.


X

Pendant le dernier assaut de Mont-Saint-Jean, la moitié du corps de Pirch (divisions Tippelskirch et Krafft et cavalerie de Jurgass) avait rejoint Bülow mis on désarroi. Aussitôt, Blücher ordonna une reprise d’attaque générale contre tout notre flanc droit. Dans Plancenoit même, la jeune garde de Duhesme et les deux bataillons de vieille garde de Morand et de Pelet restèrent inexpugnables. Mais sur le prolongement de ce village, l’infanterie de Lobau et la cavalerie de Domon et de Subervie plièrent devant les 15 000 hommes de Hacke, de Losthin et du prince Guillaume ; elles furent culbutées quand la division Steinmetz et la cavalerie de Röder, débouchant de Smohain en donnant la chasse à Durutte, les abordèrent sur leur liane. Les masses françaises, espacées, un quart d’heure auparavant, de la route de Nivelles, aux ravins de Papelotte et de Plancenoit, refluèrent en même temps sur le plateau autour de la Belle-Alliance. A leur suite, sabrant, fusillant, poussant des hurrahs ! accouraient d’un côté les Anglais, de l’autre les Prussiens. Les deux mâchoires de l’étau se refermaient sur la foule éperdue et sans défense qui avait été l’armée impériale.

Dans cette effroyable cohue, chacun pousse et bouscule pour fuir plus vite. Des cuirassiers démontés jettent leurs cuirasses, des conducteurs coupent les traits des attelages, des hommes sont piétinés. On trébuche parmi les chevaux morts, les caissons renversés, les canons abandonnés. Les ombres de la nuit qui commencent à s’épaissir (il est près de neuf heures) ajoutent à l’épouvante et accroissent la confusion. Les 12e et 16e dragons anglais sont chargés par le 1er hussards de la Légion germanique. La brigade Adam reçoit le feu d’une batterie prussienne. Les highlanders du 71e tournent des canons français contre les colonnes en fuite. Les quatre bataillons de la garde, qui viennent de regagner le plateau, sont les seules troupes d’infanterie encore en ordre. Anglais et Prussiens enserrent chacun de ces carrés dans un cercle de mitraille, de sabres et de baïonnettes. Chargés simultanément par la cavalerie et l’infanterie, ils sont rompus, démolis, écrasés. Leurs débris roulent dans la débâcle.

A cinq cents mètres en arrière, près de la maison Decoster, attendent formés en carrés, à gauche et à droite de la grande route, les deux bataillons du 1er grenadiers, commandés par le général Petit. Ces hommes sont l’élite de l’élite. Tous portent au moins deux chevrons, quatre sur dix sont légionnaires. L’Empereur est à cheval dans le carré du 1er bataillon. Avec ces redoutes vivantes, il espère encore couvrir la retraite. Il ordonne d’établir, sur le prolongement des carrés, la batterie de 12 qui a longtemps canonné les Prussiens par-dessus Plancenoit et il fait battre la grenadière pour rallier tous les détachemens de la garde. Une foule de fuyards s’écoulent sur la route et des deux côtés des carrés, suivis de tout près par l’ennemi. La batterie de la garde n’a plus qu’un coup par pièce. Sa dernière décharge, à quart de portée, foudroie une colonne de cavalerie. Les artilleurs, désormais sans munitions, restent stoïquement à leurs pièces pour imposer encore aux assaillans. D’autres escadrons s’avancent au galop. « — Ne tirons pas, crie un grenadier, ce sont des hussards français. » Ce sont des hussards anglais qui fondent sur la batterie et sabrent les canonniers désarmés. Mais sur les carrés mêmes, les charges incessantes se brisent et s’éparpillent comme sur des blocs de granit les tourbillons de sable. Devant chaque bataillon de grenadiers, s’élève un sanglant remblai de cadavres et de chevaux abattus.

Dans Plancenoit où les batteries prussiennes ont allumé l’incendie, on combat à la lueur des flammes. La jeune garde, recrutée presque entièrement parmi les engagés volontaires de Paris et de Lyon, et les 1er bataillons des 2e chasseurs et 2e grenadiers, luttent un contre six. Les attaques combinées des divisions Hiller, Ryssel, Tippelskirch échouent plusieurs fois. Gneisenau ranime ses soldats ; ils se ruent de nouveau à l’assaut, pénètrent dans le village. On se fusille à bout portant, on s’étreint corps à corps, on se tue à coups de baïonnette, à coups de crosse. Le tambour-major Stubert, du 2e grenadiers, un géant, assomme les Prussiens avec la pomme de sa canne. Un bataillon de jeune garde se fait exterminer dans le cimetière qui sert de réduit. Les Prussiens enlèvent les maisons une à une. On s’égorge dans les chambres, dans les greniers ; et pendant ces luttes sans merci, des toits que le feu a gagnés s’écroulent sur les combattans. « Il faut anéantir les Français, dit le major von Damitz, pour s’emparer de Plancenoit. » A la sortie du village, les débris de ces héroïques bataillons sont chargés et menés battant jusqu’au plateau. Là, c’est la cavalerie anglaise qui les achève. Le général Pelet se trouve un instant seul au milieu de l’ennemi, avec quelques hommes et le porte-aigle des chasseurs de la vieille garde. « — A moi, chasseurs ! crie-t-il d’une voix vibrante. Sauvons l’aigle ou mourons près d’elle. » Tous ceux qui entendent cet appel désespéré accourent, reviennent sur leurs pas, se font jour à travers les chevaux ; ils se rallient autour du drapeau et lui forment un impénétrable rempart de baïonnettes.

De Plancenoit, Français et Prussiens débouchent pêle-mêle sur la route de Bruxelles, près des carrés du 1er grenadiers. Les fuyards se pressent alentour pour y trouver un refuge, mais ils sont impitoyablement repoussés par le fer et par le feu. La sûreté des carrés l’exige. Le général Roguet manque d’être tué à bout portant par un grenadier. « Nous tirions, dit le général Petit, sur tout ce qui se présentait, amis et ennemis, de peur de laisser entrer les uns avec les autres. C’était un mal pour un bien. » Les carrés sont débordés par la droite et par la gauche ; les masses » anglaises et prussiennes deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus compactes. Les grenadiers repoussent toutes les charges. Deux bataillons contre deux armées ! Enfin l’Empereur ordonna de quitter la position. Les grenadiers se mirent lentement en retraite, le 1er bataillon à gauche de la route, le 2e bataillon sur la route même. A chaque instant, on faisait halte pour rectifier l’alignement des faces des carrés et pour ralentir la poursuite de l’ennemi par des feux de file toujours nourris et, grâce au clair de lune, bien ajustés.

L’Empereur cheminait à quelque distance devant les carrés avec Soult, Drouot, Bertrand et cinq ou six chasseurs à cheval de la garde. A la ferme du Caillou, il rejoignit le 1er bataillon de chasseurs à pied de la vieille garde. Ce bataillon, posté là pour garder le trésor et les équipages de l’Empereur, avait pour chef le commandant Duuring, Hollandais d’origine[10]. Vers sept heures du soir, deux colonnes prussiennes s’étant avancées par le bois du Chantelet dans l’intention manifeste de couper la retraite à l’armée en occupant la grande route, Duuring avait fait filer incontinent les voitures sur Genappe, d’accord avec le général Radet, grand prévôt, qui venait de rallier deux à trois cents fantassins et cavaliers démontés. Il avait ensuite déployé son bataillon face à l’ennemi. Les Prussiens (25e régiment), reçus par une vive fusillade et bientôt chargés à la baïonnette jusqu’au milieu du bois, s’étaient repliés vers Maransart. L’Empereur s’arrêta quelques instans à questionner Duuring sous les derniers boulets des batteries prussiennes de Plancenoit ; il le félicita pour la fermeté et l’esprit d’initiative dont il avait fait preuve et lui ordonna de le suivre. « — Je compte sur vous, » dit-il. Le bataillon ayant serré en masse, l’Empereur rendit la main à son cheval et marcha au pas sur le flanc de la colonne.


XI

Vers neuf heures un quart, alors que les divisions Hiller, Ryssel et Tippelskirch arrachaient Plancenoit à la jeune garde et que les carrés du 1er grenadiers tenaient encore près de la maison Decoster, Blücher et Wellington se rencontrèrent devant Tau- berge de la Belle-Alliance. Blücher suivait celles des troupes de Bülow qui avaient refoulé Lobau, Wellington arrivait de la Haie-Sainte avec les derniers échelons de son armée. On se reconnut à la clarté de la lune. Les deux généraux s’abordèrent et, selon l’expression de Gneisenau, « ils se saluèrent mutuellement vainqueurs. » Des musiques de cavalerie prussienne jouaient en passant le God save the King ; au loin le bruit de la fusillade décroissait. Les fantassins de Bülow, qui s’étaient arrêtés pour reformer leurs rangs, entonnèrent l’hymne de Luther : « Seigneur Dieu, nous te louons ! Seigneur Dieu, nous le remercions !... « 

Blücher, frappé que sa rencontre avec Wellington eût lieu précisément devant la Belle-Alliance, pensa à donner ce nom à la bataille où l’alliance des Anglais et des Prussiens avait amené de si grands résultats. Mais Wellington voulait que la bataille, — sa bataille, — portât le nom du petit village de Waterloo qui avait eu l’honneur, la nuit précédente, de lui servir de quartier général. On décida que malgré la nuit il fallait poursuivre à outrance les débris de l’armée impériale. Les Anglais étaient exténués par dix heures de combat, « fatigués à en mourir, » dit Wellington. Les Prussiens avaient fait cinq lieues en moyenne par les pires chemins, et ils avaient lutté entre Frischermont et Plancenoit avec non moins d’acharnement qu’à Mont-Saint-Jean les soldats de Wellington. Néanmoins Blücher proposa de charger ses troupes de la poursuite. Son offre acceptée sans hésitation ni vergogne, il réunit les chefs de corps et leur ordonna « de poursuivre l’ennemi tant qu’ils auraient un homme et un cheval en état de se tenir debout. » Gneisenau lui-même prit la tête avec les escadrons du comte Rôder. Tout suivit. Vers Rossomme, on rejoignit une partie des brigades prussiennes qui débouchaient de Plancenoit et les colonnes les plus avancées de la cavalerie et de l’infanterie anglaises. Toute l’armée de Wellington s’arrêta. Les soldats saluèrent d’un triple Hip ! hip ! hurrah ! les Prussiens qui les dépassaient et s’établirent au bivouac, en plein charnier. Du plateau de Mont-Saint-Jean aux hauteurs de Rossomme, de Hougoumont à Plancenoit et jusque vers Smohain, le terrain était couvert de cadavres et de chevaux tués. Trente mille morts et blessés. Français, Anglais, Belges, Allemands, Prussiens, gisaient pêle-mêle, ici plus ou moins espacés, là en lignes épaisses comme les rangées d’épis fauchés. La lune éclairait distinctement leurs faces livides ou ensanglantées, leurs uniformes souillés de boue, maculés de taches rouges ; les armes tombées de leurs mains scintillaient. Parfois de grands nuages sombres courant dans le ciel cachaient cette vision dont les moins sensibles des plus vieux soldats détournaient les yeux. Mais elle réapparaissait bientôt sous la lumière glaciale de la lune. Au milieu des râles des mourans, des gémissemens, des blessés, on entendait un cri rauque, comme étranglé par l’horreur et l’épouvante. C’était quelque officier qu’un pilleur de morts achevait pour lui voler sa bourse et sa croix d’honneur[11].

Les Prussiens menèrent vivement la poursuite. Ceux des fuyards de l’aile droite (corps Lobau et d’Erlon, jeune garde, cavaliers de Domon, de Subervie, de Jacquinot) qui, serrés de trop près ou coupés de leur ligne de retraite, n’avaient pu rejoindre et dépasser les carrés du 1er grenadiers formant l’arrière-garde, furent sabrés ou faits prisonniers. A l’aile gauche, un certain nombre de cuirassiers, que leurs chevaux étaient encore en état de porter, et les lanciers de Piré qui n’avaient fait qu’escarmoucher durant la bataille, gagnèrent les Quatre-Bras, sans être inquiétés, par Neuve-Court, Malplaquet et Vieux-Genappe. Cinq ou six mille fantassins du corps de Reille, ralliés à la chute du jour, se dirigeaient vers Genappe à travers champs, à une demi-lieue environ parallèlement à la grande route. Il suffit de quelques escadrons prussiens pour les disperser. Sauf trois compagnies du 93e qui firent face en tête et repoussèrent les charges, toute cette masse s’éparpilla. Des soldats jetaient sacs et fusils pour courir plus vite, justifiant trop bien le vieux dicton : « Français plus que hommes au venir, moins que femmes à la retraite. » On n’écoutait plus les chefs, la panique commandait l’armée.

Seule la vieille garde restait digne d’elle. Les chasseurs et les lanciers de Lefebvre-Desnoëttes, le régiment des grenadiers à cheval qui avait quitté le champ de bataille au pas, et faisant si fière contenance que la cavalerie anglaise n’avait pas osé l’aborder, se retirèrent en ordre à l’ouest de la grande route et atteignirent les Quatre-Bras sans subir de nouvelles pertes. Sur la grande route même, les Prussiens étaient contenus par les deux carrés du 1er grenadiers que précédait le 1er bataillon du 1er chasseurs. Les grenadiers continuaient à marcher au pas ordinaire, défiant toutes les attaques. Ne pouvant mordre, la meute prussienne finit par se lasser et se borna à suivre hors de la portée des fusils. A une demi-lieue de Genappe, le général Petit, ne jugeant même plus nécessaire de conserver l’ordre de combat, fit rompre les carrés et marcher en colonne par sections. C’est à ce moment que l’Empereur s’éloigna du 1er bataillon de chasseurs pour gagner Genappe où il espérait arrêter l’ennemi et rallier les débris de l’armée.


XII

Genappe n’était qu’une longue rue, montante et sinueuse, qui aboutissait à un pont sur la Dyle. Il eût été possible de tenir plusieurs heures ce défilé, bien qu’il fût dominé au nord par des hauteurs où se seraient établies des batteries prussiennes. Mais il y avait dans le village tant d’encombrement et de confusion que l’on ne pouvait songer à organiser une défense méthodique. Des voitures renversées, des fourgons, des prolonges, des pièces, des caissons abandonnés par les conducteurs auxiliaires obstruaient sur une assez longue étendue les abords du pont, qui avait, en 1815, tout au plus 2m 50 de largeur. Les fuyards s’engouffrant en masse dans la rue d’où ils ne pouvaient sortir que trois ou quatre de front, il se produisit une atroce bousculade. Rendus fous par l’épouvante, des hommes cherchaient à se faire jour en frappant devant eux. Le général de gendarmerie Radet, grand prévôt de l’armée, fut bourré de coups de crosse. La queue de la colonne s’amassa à l’entrée de Genappe. Les Prussiens approchaient. Les bataillons de la vieille garde, menacés d’être écrasés entre les masses ennemies et la foule des fuyards qui n’avançait plus, gagnèrent Charleroi en tournant le village à l’est. Les Prussiens ne les poursuivirent pas ; mais ils s’acharnèrent sur les troupeaux d’hommes immobilisés devant Genappe, Il fallut que ces malheureux fussent littéralement sous les lances des uhlans pour penser à s’échapper par la droite et la gauche du village et à passer la Dyle à gué. Cette petite rivière, qui n’a pas à cet endroit trois mètres de large et dont la profondeur n’atteint pas un mètre, n’est un obstacle que pour les voitures, à cause de l’escarpement des berges.

Genappe était toujours rempli de Français. Une poignée d’hommes. qui seuls, dans cette panique, avaient conservé leur résolution et leur courage, tentèrent d’arrêter l’ennemi. Ils élevèrent rapidement avec des chariots renversés une barricade d’où ils ouvrirent le feu. Quelques boulets eurent trop vite raison de ce faible ouvrage et de ses défenseurs. Les cavaliers de Roder dévalèrent la rue en pente, écrasant la multitude inerte des fugitifs, taillant et perçant dans le tas sans plus de risque que bouchers à l’abattoir. L’Empereur, qui avait mis, dit-on, plus d’une heure à se frayer passage en suivant cette longue rue, était encore en deçà du pont. Il venait de monter dans sa chaise de poste retrouvée par hasard au milieu des équipages abandonnés et que l’on achevait de ratteler. Entendant les hurrahs ! il la quitta précipitamment, reprit son cheval et parvint à s’échapper avec quelques cavaliers. Les Prussiens dévalisèrent la berline, qui contenait un nécessaire, une épée, un lit de fer et un uniforme de rechange dans la doublure duquel étaient cousus des diamants en grains de la valeur d’un million.

Blücher avait poussé jusqu’à Genappe avec le corps de Bülow. Il s’arrêta pour coucher à l’auberge du Roi d’Espagne. Presque aussitôt on y amena sur une civière d’ambulance le général Duhesme. A la dernière heure de la bataille, Duhesme était tombé grièvement blessé entre Plancenoit et Rossomme ; quelques soldats dévoués l’avaient relevé et porté jusque près de Genappe où il avait été fait prisonnier par les Prussiens. Le feld-maréchal vint le visiter et le recommanda au chirurgien de son état-major. Mais la blessure était mortelle ; Duhesme mourut la nuit suivante. Bien que brisé de fatigue, Blücher ne voulut point se mettre au lit avant d’informer de sa victoire son vieux camarade Knesebeck : « Mon ami, la plus belle bataille est donnée. Les détails suivront. Je pense que l’histoire de Bonaparte est terminée. Je ne puis plus écrire, car je tremble de tous mes membres. L’effort était trop grand ! »


XIII

Au de la de Genappe, la poursuite s’accéléra. Aucune troupe en ordre ne formant plus arrière-garde, les Prussiens sabraient impunément dans la foule éperdue. « C’était une vraie chasse, dit Gneisenau, une chasse au clair de lune. » La grande route, les chemins vicinaux, les traverses, les champs aussi loin que portait la vue, étaient couverts de soldats de toute arme, cuirassiers démontés, lanciers sur des chevaux fourbus, fantassins ayant jeté fusils et havresacs, blessés perdant leur sang, amputés échappés des ambulances dix minutes après l’opération. Sans nulle autorité sur ces hommes, et d’ailleurs non moins démoralisés et ne pensant comme eux qu’à leur propre salut, des capitaines, des colonels, des généraux marchaient confondus dans la masse des fugitifs. Durutte à cheval, mais aveuglé par le sang qui coule de son front ouvert, a pour guide un maréchal des logis de cuirassiers. Un caporal de la vieille garde soutient Ney par le bras jusqu’au moment où le major Schmidt, des lanciers rouges, descend de son cheval pour le donner au maréchal. Le chirurgien en chef Larrey, blessé de deux coups de sabre, est frappé derechef par des uhlans, volé, dépouillé et conduit presque nu, les mains liées, à un général qui donne l’ordre de le fusiller[12]. Déjà il est mis en joue, quand un chirurgien prussien le reconnaît, se jette devant lui et le sauve.

Chacun marchait, courait, se traînait comme il pouvait, allait où il voulait, personne ne pensant à donner des ordres qui n’auraient été obéis par personne. Et quand se rapprochaient le son des trompettes prussiennes, le galop des chevaux, les clameurs sauvages des poursuivans, de cette foule terrorisée partaient les cris : « Les voilà ! Les voilà ! Sauve qui peut ! » Des bandes de fuyards, qui vaincus par la fatigue s’arrêtaient dans les boqueteaux, les plis de terrain, les fermes, les hameaux, y étaient vite relancés par la cavalerie. Les Prussiens firent tour à tour lever neuf bivouacs. Des blessés se tuèrent pour ne pas tomber vivans aux mains de l’ennemi. Un officier de cuirassiers, se voyant cerné par des uhlans, s’écria : « — Ils n’auront ni mon cheval, ni moi. » Et froidement, il abattit son cheval d’une balle dans l’oreille et se brûla la cervelle avec son second pistolet.

Si pourtant quelques centaines de soldats, dominant leur terreur et redevenus maîtres d’eux-mêmes, s’étaient reformés pour faire tête, leur résistance eût mis fin à cette lamentable poursuite. Les Prussiens, qui sabraient surtout les fuyards sans défense, se laissaient, il semble, aisément imposer, puisque, pour défendre les drapeaux, il suffit d’une poignée d’hommes résolus marchant groupés autour de l’aigle de chaque régiment. L’ennemi ramassa sur le champ de bataille et sur la chaussée plus de deux cents canons abandonnés et un millier de voitures ; il ne prit, pendant la déroute, ni un drapeau, ni un étendard.

Si endurci, si insensible que le soldat, par habitude et grâce d’état, soit aux spectacles de mort, les fugitifs en passant aux Quatre-Bras furent saisis d’horreur. Les hommes tués dans la bataille du 16 juin n’avaient pas été enterrés. Trois à quatre mille cadavres, complètement nus, les paysans belges leur ayant enlevé même la chemise, couvraient tout le terrain entre la route et le bois de Bossu. C’était l’aspect d’une immense morgue. Tour à tour noyés d’ombre par le voile des nuages et éclairés par la lune, les morts, dans ces rapides mouvemens de lumière, semblaient remuer leurs corps raidis et contracter leurs faces d’une pâleur de cendre. « Nous croyions, dit un témoin, voir des spectres qui nous demandaient la sépulture. » Plus bas, des soldats étanchèrent leur soif au ruisseau de Gémioncourt qui, rendu torrent par l’orage de l’avant-veille, charriait des cadavres. De moins en moins nombreux, de plus en plus las, mais toujours aussi ardens, les Prussiens continuaient la poursuite. Gneisenau avait égrené en route la moitié de son monde. Seuls marchaient avec lui quelques escadrons et un petit détachement du 15e d’infanterie, dont l’unique tambour battait la charge, hissé sur un cheval pris à l’une des voitures impériales. On dépassa Frasnes. Gneisenau jugea que la fatigue des hommes et des chevaux ne permettait pas d’aller plus loin. Il donna l’ordre de faire halte devant une auberge qui, suprême ironie, portait pour enseigne : A l’Empereur.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. L’infanterie anglaise formant le centre gauche avait souffert davantage, mais de ce côté le plateau était inaccessible à la cavalerie à cause des hautes et fortes haies du chemin d’Ohain.
  3. Il y avait alors on première et en seconde ligne un bataillon de Byng (les autres à Hongoumont) ; les quatre de Colin Halkett ; les deux de Maitland (à 1 000 hommes d’effectif chacun) ; deux d’Adam (les autres en réserve) ; deux d’Ompteda (les autres à la Haie-Sainte) ; les cinq de Kielmansegge ; les trois de Kruse ; quatre de Brunswick (les autres en réserve). Plus tard, les quatre bataillons de Duplat quittèrent leur position près de Merbe-Braine et vinrent prolonger la ligne des carrés.
    Les carrés étaient d’un bataillon, sauf les carrés de Halkett, qui étaient de deux bataillons à cause des pertes subies aux Quatre-Bras. Certains carrés étaient sur quatre rangs. La plupart avaient les angles arrondis.
  4. Le plus singulier, c’est que cet officier avait vaillamment chargé doux fois les Anglais. Il expliqua qu’il n’avait pas déserté plus tôt parce qu’il espérait entraîner avec lui plusieurs de ses camarades.
  5. Je suis la relation manuscrite très précise et très détaillée d’un officier général de la garde. Il parait donc certain que les bataillons marchèrent en carrés. Cette formation, au moins singulière pour l’assaut d’une position, peut s’expliquer par la prévision ou l’on était d’avoir à parer à des charges de cavalerie.
  6. Les historiens anglais, qui voudraient faire croire que l’armée anglaise a gagné la bataille à elle seule, ne font aucune mention de la charge des Belges. Ils s’efforcent même d’établir une confusion entre la 2e brigade de Chassé (d’Aubremée), laquelle, bien que placée en seconde ligne, fut au moment de lâcher pied, et sa 1re brigade (Ditmer), qui repoussa le 3e grenadiers.
  7. Il ressort de ces diverses péripéties de l’attaque que chacun des cinq bataillons de la garde, sauf celui qui fut opposé à Maitland, commença par repousser l’ennemi, mais que les uns et les autres cédèrent à des forces supérieures, 3 000 à peine contre 8 000 ou 10 000, et une artillerie formidable. Il parait donc, comme l’a fait remarquer à l’auteur de la The 5th Brigade at Waterloo, un officier de grenadiers prisonnier, que si l’assaut avait été donné sur un seul point par les cinq bataillons réunis, la ligne anglaise eût été certainement enfoncée. Un aide de camp de Wellington dit, de son côté, que la direction donnée à la garde fut vicieuse, qu’elle aurait dû monter en colonne droit au plateau en longeant la Haie-Sainte.
  8. Dans sa lettre au duc d’Otrante, Ney dit qu’on ne cria pas : Sauve qui peut ! A la gauche où il était, je le crois ; mais à l’extrême droite, le fait est certain. La panique, d’ailleurs, est bien explicable, si l’on songe que, dans toute l’armée, on redoutait des trahisons, que plusieurs officiers, dont un général et deux colonels, avaient déserté sur le champ de bataille, que nombre de soldats avaient reçu des cartouches sans balle, enfin, que l’on avait fait répandre le bruit de l’arrivée de Grouchy, et qu’au lieu de Grouchy survint Zieten.
  9. Müffling et les historiens allemands prétendent que c’est l’intervention de Zieten qui provoqua la déroute. Le capitaine Pringle et les historiens anglais affirment bien haut, au contraire que c’est l’attaque générale de Wellington. Comme ces deux manœuvres furent à peu près simultanées, on pourra discuter longtemps. Cependant il y eut dans la retraite de l’armée française trois mouvemens bien distincts, dont le premier et le troisième sont dus aux Anglais seuls. D’abord l’échec de la moyenne garde entraîna le fléchissement de plus des deux tiers de la ligne française ; ensuite l’irruption des Prussiens provoqua le désordre et la panique à la droite (corps de d’Erlon ; enfin la marche en avant de Wellington précipita la déroute à la gauche (corps de Reille et débris de la cavalerie.
    Il est donc faux de dire avec Müffling : « Wellington ne lança ses troupes contre les Français que pour avoir l’air de gagner la bataille sans le secours des Prussiens. » Si Wellington, à huit heures, fût resté sur ses positions, les Prussiens de Zieten auraient été vraisemblablement contenus. De même, si Zieten n’avait pas attaqué, l’Empereur aurait pu résister aux Anglais et à la Haie-Sainte et sur la route de Bruxelles et sur les rampes à l’ouest de la Belle-Alliance.
  10. Il y a dans les papiers de la Secrétairerie d’Etat (Archives nationales A F.. IV, 1940) cette lettre de Drouot à l’Empereur, 25 avril 1815 : « Je demande une lettre de naturalisation pour le chef de bataillon aux chasseurs à pied. Duuring, Hollandais. En 1814, il m’avait demandé d’accompagner Votre Majesté à l’ile d’Elbe, mais, comme j’avais désigné Mallet, Duuring pleura très longtemps dans ma chambre. C’est un excellent officier. »
  11. L’enlèvement des blessés, qui furent transportés à Bruxelles, à Nivelles et à Namur, commença le 10 ; mais le nombre en était si grand que beaucoup d’entre eux restèrent. sur le champ de bataille jusque dans la soirée du 21.
    Les voleurs de morts assommaient les blessés indistinctement, sans s’arrêter à regarder si c’étaient leurs compatriotes, leurs alliés ou leurs ennemis. Plusieurs de ces misérables furent fusillés par les Anglais.
  12. Larrey semble croire que l’ordre de le fusiller, donné par le général prussien, vint d’un mouvement de dépit. Larrey ressemblait un peu à l’Empereur et portait ce jour-là une redingote grise. Les cavaliers qui le firent prisonnier le conduisirent à leur général en disant que c’était Napoléon. Le général, irrité qu’il y eût méprise, ordonna de passer par les armes le fâcheux qui décevait son espoir.
    Ajoutons toutefois que le général Durrieu, chef d’état-major du 6e corps, qui, lui, ne ressemblait pas à Napoléon, faillit être fusillé sur l’ordre d’un autre général prussien et ne dut la vie qu’à l’intervention du colonel Donoesberg. Des combattans, dont le témoignage est confirmé par des traditions locales, ont parlé de blessés achevés et de prisonniers massacrés.