La Bataille de la Marne (Reichsarchiv)/12

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Reichsarchiv (Poczdam)
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Verlegt bei E. S. Mittler & Sohn (p. 522-557).

Chapitre 12.

Rétrospective

« L’armée allemande de l’ouest, neuf jours après la fin de son approche, a pénétré le territoire français de Cambrai jusqu’aux Vosges du sud, par des combats répétés et victorieux. L’ennemi est battu sur toute la ligne et se trouve en pleine retraite. La dimension de ses pertes en morts, prisonniers et trophées ne peut pas encore être évaluée même approximativement, compte tenu de l’immense extension des champs de bataille, dans des paysages difficiles de forêts et de montagnes. »

C’est ainsi que le rapport officiel de l’armée rapportait le 27/8/1914, après la fin des batailles frontalières, la somme des performances accomplies jusqu’alors par l’armée allemande de l’ouest. Le son de cette confiance fière, justifiant des espérances hardies, se faisait aussi entendre dans les instructions confidentielles envoyées du tranquille bureau de l’État-major général à tous les commandements généraux de l’armée. La partie la plus difficile de la tâche de combat à l’ouest paraissait dominée. L’ennemi était battu partout, certes pas définitivement, comme cela avait semblé dans les premiers jours après les combats frontaliers, mais suffisamment à fond pour justifier un espoir de conclusion rapide de la victoire. Il suffisait apparemment d’engranger sans scrupules sur toute la ligne la récolte des combats menés jusqu’alors. Bien sûr, on savait que l’ennemi présenterait une vigoureuse résistance pendant sa retraite, surtout sur les nombreux segments de fleuves. Cependant, il ne serait plus en mesure de se livrer sur un large champ de bataille à un combat décisif, mais seulement à affaiblir et à user les forces de l’attaquant, pour paralyser l’élan de la poursuite allemande, et faire traîner en longueur la guerre dans l’espoir d’une offensive de la part de l’allié russe, qui le soulagerait. C’est dans ce sens qu’il se révélait pour les cinq armées du front allemand pivotant, déployé en largeur devant Paris, le cœur de la France, nécessaire de briser la résistance de l’ennemi partout aussi vite que possible, au besoin par une aide mutuelle entre les armées, de ne pas laisser un instant de repos à l’adversaire, et de lui empêcher toute possibilité de renfort, ou de nouvelles formations.

Aussi simple et clair que ce plan de poursuite allemand paraisse à première vue, il contenait néanmoins une source d’erreur, en ce qu’il éliminait de son calcul un facteur de taille indéterminée. Une des conditions nécessaires pour sa réussite était que l’attaquant allemand soit capable de soumettre l’ennemi à ses lois non seulement sur son aile pivotante, mais sur l’ensemble du front, afin de le fixer et de le harceler partout, pour l’empêcher d’effectuer des déplacements de troupes de grande ampleur. Cette condition préalable n’était pas entièrement satisfaite. Il a même paru avec raison douteux à l’État-major général allemand que les forces de l’aile sud allemande se trouvant face au front des forts à la frontière orientale française puissent participer à cet effort de poursuite. Ceci dépendrait considérablement du comportement de l’adversaire situé en face. Si celui-ci contre-attaquait en un nouveau coup d’offensive, ce qui n’était pas du tout tenu pour exclu, il rendrait alors dans les circonstances présentes un service signalé au commandement allemand. Il suffirait simplement de se défendre contre cette attaque pour récolter l’avantage que les forces ennemies encore battues situées en Lorraine française seraient fixées à un endroit non crucial pour les opérations, et manqueraient pour l’utilisation dans une défense de la retraite avec les autres parties des forces ennemies. Mais si les Français s’abstenaient d’une telle offensive, le danger apparaîtrait qu’ils affaiblissent leur aile sud, en faisant confiance à la résistance du front des fortifications, et qu’ils utilisent les forces ainsi libérées pour les regrouper, au moyen du réseau ferré à leur disposition, particulièrement performant, soit en les envoyant immédiatement sur le front nord pour s’opposer au poursuivant allemand, ou en les utilisant comme base d’un nouveau regroupement de forces pour une contre-offensive ultérieure.

L’état-major général allemand ne s’est pas mis à l’abri de la reconnaissance de ce danger. Pour l’éviter, il a eu recours à un expédient de valeur douteuse : il voulait fixer les forces de l’aile sud française par sa propre attaque. Il apparaissait dès le début incertain que ceci réussisse entièrement. Mais il espérait que l’adversaire se retirerait sur le front des fortifications, et enlèverait une partie des forces de cet endroit menacé par l’attaque, pour les utiliser ailleurs, et ainsi qu’il pourrait enfoncer la trouée entre Toul et Épinal sur la Moselle avec un fort contingent de la 6e armée. Si cette percée trouvait le succès, il serait possible à ces forces de la 6e armée de participer à l’effort commun de poursuite, et ce en direction concentrique, tout à fait décisive.

Il n’y a pas eu de contre-offensive française en Lorraine. Mais aussi l’aide de notre attaque arrivant alors en action, dont le commandement désigné pour la diriger la considérait à bon droit comme douteuse, a échoué. L’attaque du front des fortifications a rencontré une résistance si forte et des difficultés si variées, que l’espoir d’un succès rapide et radical ne se réalisa pas. Certes, on réussit, par la position d’attente menaçante des 6e et 7e armées, à détourner les Français d’un affaiblissement substantiel de leur aile sud, plus longtemps qu’on n’aurait pu s’y attendre raisonnablement, mais cela ne dura pas. C’est ainsi que l’ennemi gagna une liberté d’action pour l’utilisation arbitraire de l’excédent de forces économisé sur son front de fortifications. Et quand, finalement, au début de septembre, après avoir surmonté nombre de difficultés, le côté allemand accomplit sérieusement la tâche de la percée, la situation générale sur le champ de bataille ouest s’était tellement déplacée qu’une limitation substantielle des forces allemandes engagées à cet endroit devint nécessaire. Même si l’État-major général s’accrochait encore fermement à l’idée d’une percée, elle paraissait moins dans la perspective d’une avancée rapide de l’attaque par ses propres forces, que par la pression de l’aile intérieure du front pivotant venant du nord contre le flanc et l’arrière de la muraille de fortifications, ouvrant ainsi le chemin de la Moselle à la 6e armée. C’était exactement le contraire de ce qui avait été visé par la percée. La tentative d’amener l’aile sud à temps pour une coopération énergique à la grande tâche commune de poursuite, avait échoué. Comme cette aile était consacrée à la tâche difficile et fastidieuse de la guerre de fortifications sur un champ de bataille éloigné dans l’espace, on a renoncé à sa participation immédiate et active à l’opération générale. Cette mise hors d’action d’environ un tiers de l’ensemble des forces allemandes de l’ouest a pesé d’autant plus lourd que déjà avant le début de la défaite numérique présente, on avait envoyé non seulement 2 corps d’armée vers l’est, mais aussi détaché plus de 3 corps d’armée pour enfermer les fortifications ennemies, ce qui signifiait déjà un affaiblissement significatif des effectifs disponibles pour le champ de bataille. L’aile droite de l’armée, avec les 1re, 2e et 3e armées, dès le début des opérations, et contrairement aux plans de bataille, avait été amputée de 96 bataillons, et l’aile gauche, les 6e et 7e armées avait été renforcée de 85 bataillons par l’incorporation de divisions de réserve.

Outre cette surestimation de l’action possible pour l’aile sud allemande, l’État-major général, dans son ordre du jour du 27 août sur la poursuite stratégique, ne déduisit pas toutes les conditions préalables pertinentes. Il ne voyait pas seulement l’aile gauche de l’ennemi, les Anglais et la 5e armée française, mais aussi le centre avec les 4e et 3e armées françaises, après la perte de la ligne de la Meuse « en pleine retraite direction sud-ouest et ouest, vers Paris », et s’attendait à une nouvelle résistance seulement sur l’Aisne. En fait, à ce moment là, la 4e armée française détachée dans l’espace de l’aile gauche, se trouve en défense acharnée du segment de la Meuse Mézières-Stenay, celle qui se tient à sa droite, la 3e armée française, appuyée sur Verdun, se trouve non attaquée en pleine possession du cours du fleuve. La tâche de poursuite donnée aux 4e et 5e armées allemande en direction d’Épernay-Châlons-Vitry le François est donc largement en avance sur les événements. Il a fallu aux deux armées des batailles difficiles et variées, pendant des journées entières, pour finalement conquérir le passage sur la Meuse. Pour un résultat efficace sur le plan stratégique des opérations de poursuite engagées, cela ne causait en soi aucun dommage, dans la mesure où l’aile droite de l’armée, les 1re, 2e et 3e armées, pouvait se déployer sans être gênée et sans obstacle vers le sud-ouest et ne pas laisser en paix l’aile extérieure de l’ennemi reculant en désordre. Sous cette poussée stratégique, la défense de la Meuse par le centre français, même si elle avait des succès tactiques, s’effondrerait à court ou long terme. Les suites de cet événement inévitable pourraient avoir une portée d’autant plus longue, et un poids plus lourd, que les 4e et 3e armées françaises s’obstineraient dans leur défense frontale de la Meuse. Une explosion complète des forces armées ennemies déjà désarticulées serait alors dans le domaine du possible.

Mais pour une suite de ce genre de l’opération de poursuite, il a été très défavorable que la 3e armée allemande se sente incitée à prendre sa propre décision, sur un appel au secours urgent de la 4e, à se diriger le 29 août vers le sud-est au lieu du sud-ouest qui lui avait été prescrit, puis de se tourner vers le sud, pour apporter à son voisin de gauche un soutien tactique dont celui-ci, n’avait finalement plus besoin, une fois qu’il a été mis en place efficacement. Même si le général d’armée baron v. Hausen, qui de sa position ne pouvait pas avoir une vision suffisamment large de la situation générale, avait des raisons importantes pour agir ainsi, c’était en tous cas l’affaire de l’État-major général d’empêcher par une intervention immédiate, qu’il soit dévié de la grande ligne de l’idée de poursuite au profit d’un but secondaire. Cette intervention a eu lieu le soir du 28 août, mais elle n’a pas eu d’effet dans les jours suivants, quand il a été établi que la 3e armée avait changé la direction de son mouvement, contrairement à toutes instructions contraires. Et même le 30 août, l’État-major général succomba à l’espoir fallacieux que les succès frontaux visés par la 4e armée sur la Meuse pourraient encore être augmentés vers un grand résultat par une intervention de flanc de la 3e armée sur l’Aisne.

Mais si au contraire, la 3e armée avait poursuivi son avancée rectiligne à peine empêchée sérieusement par l’ennemi vers le sud-ouest, une occasion rarement aussi propice lui aurait été offerte de ravir presque sans peine la victoire frontale conquise par la 2e armée près de St Quentin. On peut douter du fait que si elle avait réussi à obéir aux instructions de l’État-major général le 27 août, de marcher en avant direction Laon-Guignicourt, elle serait arrivée dans le dos de l’armée du général Lanrezac qui se battait sur l’Oise, mais elle serait certainement arrivée à temps pour attaquer son flanc en plein espace de retraite de l’ennemi. Ce que n’a pas réussi l’extrême aile droite de la 1re armée dans son pivotement par l’Oise le 31 août et dans les jours suivants, malgré des prouesses extraordinaires de marche, pour dépasser par le flanc la retraite de Lanrezac, et l’accélérer, la 3e armée aurait pu l’accomplir tout à fait, étant donnés le temps et l’espace. Les conséquences d’une destruction de la 5e armée française auraient été d’une portée incalculable pour la poursuite des opérations en général. Car les Anglais, et la 6e armée française, juste battue au cours de sa nouvelle formation sur la basse Somme, n’ont pu se sauver d’une catastrophe immédiate que par une retraite ininterrompue et rapide ; mais même, s’ils avaient été laissés à eux-mêmes, il seraient très vite tombés en pièces, comme il ressort des rapports anglais et français de ces jours-là. La réunion des trois armées de l’aile gauche allemande en une seule unité, puissante, autonome, survolant l’ennemi du point de vue opérationnel aurait alors donné la possibilité d’accomplir la poursuite selon les instructions du 27 août vers la basse Seine et Paris, avec la perspective de récolter un plein succès, et de faire tomber rapidement la capitale française.

Certes, il pouvait se créer passagèrement au sein du front allemand pivotant une coupure importante entre les 3e et 4e armées. Mais vu les brillants succès attendus de l’aile droite, on pouvait la prendre en compte sans souci, et la colmater ultérieurement par avance des 4e et 5e armées dans la direction planifiée initialement vers Épernay-Vitry le François. Pour cela il suffisait pour la 5e armée de se libérer des soucis sérieux sur la sécurité de son flanc et de son arrière vers Verdun, afin de pouvoir entreprendre des mouvements sur le champ de bataille à pleine puissance. La garantie pour cela était d’abandonner l’attaque contre le front des fortifications Toul-Épinal, et de diriger de forts contingents de la 6e armée par Metz vers la rive gauche de la Moselle, avec la consigne d’encercler Verdun et de l’attaquer sur le hauteurs de la Meuse au sud des fortifications. Même une attaque contre la ligne des fortifications à cet endroit paraissait certainement plus facile et prometteuse, par des forces conjointes des deux côtés de la Meuse, que par une attaque isolée et purement frontale contre la brèche entre Toul et Épinal. Cette idée, qui dans un certain sens avait été évoquée dans les instructions d’avancée, paraissait d’autant plus proche qu’à ce moment, il n’était plus question de déplacer de grands renforts de l’aile sud allemande vers Aix-la-Chapelle pour renforcer l’aile droite.

Sur l’aile droite extrême, la 1re armée se débarrassa par une attaque rapidement décidée des dangers qui ne faisaient qu’apparaître sur son flanc près d’Amiens. À sa gauche, la 2e armée se défendit avec succès de l’attaque offensive isolée de la 5e armée française, et la transforma en une défaite tactique lourde. Celle-ci aurait certes pu empirer encore, si le commandement de la 2e armée avait donné moins de poids à la formation de masses frontales et avait plutôt entrepris un encerclement de l’aile ouest ennemie au sud de La Fère.

Comme l’état-major général, situé d’abord à Coblence, puis à Luxembourg dans les derniers jours d’août, manquait d’une vision claire sur la situation générale — en partie suite à des rapports insuffisants ou tardifs des commandements d’armées — et qu’il n’intervenait que rarement, et à contrecœur, avec des ordres précis dans le feu de l’action, les choses se sont déroulées pendant les opérations de poursuite presque toujours autrement qu’elles n’avaient été prévues dans les instructions fondamentales du 27 août. Pendant ce temps-là, comme dans le cas de la résistance inattendue et opiniâtre du centre français sur la Meuse, qui n’a pas montré de nécessité urgente pour un changement de l’idée centrale des opérations, le surgissement de la 6e armée française nouvellement formée sur la basse Somme, ou la contre-attaque surprenante de Lanrezac près de St Quentin n’ont pas déclenché de souci sérieux sur l’heureuse continuation du plan de poursuite. Dans les deux cas, une initiative fraîche des commandements d’armée a trouvé à temps des parades efficaces. Mais c'est alors que la faiblesse de l'aile droite apparut avec ses inconvénients. L'omission d'une poursuite vigoureuse immédiate par la 2e armée sur le champ de bataille de St Quentin a poussé la 1re armée, avec la mise en sécurité de son flanc droit, à l'essai certainement très mérité de recueillir les fruits de la victoire, en pivotant sur l'Oise et en poursuivant dans la direction nettement sud-est vers Soissons.

C'est ainsi que l'opération générale du front pivotant allemand a reçu un aspect tout autre. Au lieu du mouvement d'encerclement stratégique de l'aile droite, qui jusqu'alors s'était poursuivi en direction de la basse Seine, en négligeant de poursuivre la 6e armée française et les Anglais, et la tâche liée de protection du flanc de l'armée, elle s'est donné le nouveau but de prendre le flanc externe de l'aile ouest en repli de la masse principale des Français.

L'état-major général se résigna à cette modification opérée sans son concours de l'idée générale initiale, d'autant plus qu'il l'avait au fond intérieurement abandonnée, en autorisant, le soir du 30 août, la direction du sud pour la 3e armée.

C'est au général v. Moltke qu'il appartenait maintenant en première ligne de tirer avantage d'une coopération tactique étroite entre les 3e, 4e et 5e armées, et pour cela de faire approcher la 3e près de la 4e par franchissement de l'Aisne vers le sud. Mais cela ne lui paraissait admissible que quand la brèche survenue ces derniers jours entre les 3e et 2e armées serait progressivement colmatée.

Par suite, il instruisit le soir du 30 août simultanément les commandements des deux armées à l'aile de « coopérer avec la 3e armée », et donna à l'aile gauche de la 2e armée la « direction approchée de Reims ».

C'est ainsi que le chef d'état-major de l'armée en campagne a pris sur la base de ses propres estimations, et nonobstant les mesures prises par la 1re armée, qui allaient à l'encontre de ses intentions, mais qu'il ne connaissait pas, la décision définitive d'obliquer vers le sud pour réaliser une liaison étroite avec le milieu du front pivotant. Le 1er septembre, le général v. Moltke poursuivit encore dans cette direction. Sans que les rapports des commandements des armées ne lui donnassent des bases suffisantes pour cela, il a eu l'impression fortement différente de la réalité que les 3e, 4e et 5e armées étaient sur l'Aisne et plus loin à l'est jusqu'à la Meuse « engagées dans de lourds combats contre des forces ennemies surclassées. » Pour des raisons purement tactiques, il a non seulement donné à la 3e armée à nouveau une direction d'attaque absolument pas opérationnelle vers le sud-est, mais il a aussi appelé l'aile gauche de la 2e armée à attaquer de façon décisive en direction de Château Porcien, vers un champ de bataille qui n'existait que dans son imagination au sud de l'Aisne. La connaissance de la situation réelle, qui lui est parvenue peu après, a certes empêché à temps un rassemblement de forces encore plus puissantes devant le centre de l'ennemi en pleine retraite vers le sud, mais elle ne délivra cependant pas le chef responsable de l'ensemble des opérations de l'illusion qu'un succès décisif aurait été accompli de cette manière.

Et pourtant déjà à ce moment là, une considération froide de la situation générale aurait éveillé l'idée que cette évolution non souhaitée, que la poursuite sur toute la ligne du front pivotant avait prise, avait diminué la possibilité de maintenir l'ensemble des forces ennemies du champ de bataille durablement sous une pression si superpuissante qu'elle aurait étouffé en germe toute réaction libre, et que le but stratégique final aurait été atteint. L'idée déjà soulevée de stopper la poursuite allemande sur l'Aisne et d'y relancer une nouvelle opération avec un grand regroupement des forces n'était pas dépourvue de justification interne.

Le général d'armée v. Moltke en tira d'autres conclusions. Il croyait, renforcé par les rapports de quelques commandements d'armée, que l'ennemi se retirait sur toute la ligne, sous la loi du poursuivant allemand. Tout lui semblait donc dépendre de l'insistance à faire mouvement en avant, de manière ininterrompue, sans pause. Comme l'aile gauche de l'ennemi, la 6e armée française et les Anglais s'étaient retirés rapidement de tout contact de combat avec la 1re armée allemande, ils s'excluaient dans un proche avenir de tout but concevable d'opération. Tous les efforts devaient donc être dirigés sur la poursuite de la masse de l'armée française. À partir du soir du 2/9 plana alors comme nouveau but stratégique au yeux de l'État-major général d'écarter cette masse de Paris, de la repousser vers le sud-est vers la fontière suisse. Comme pendant ce temps une participation immédiate de la 1re armée, placée au mieux puisque échelonnée vers l'avant n'apparaissait pas justifiée, compte tenu de sa proximité avec la fortification de Paris, et de la sécurité de l'aile droite de l'armée, la partie décisive de cette nouvelle tâche incombait à la 2e armée, qui poussait frontalement contre l'ennemi. Mais il y eut alors une difficulté presque insurmontable, parce que dans les jours qui suivirent, des informations arrivèrent sur des mouvements de troupes derrière le front du centre et de l'aile droite ennemis, ce qui paraissait peu approprié pour réaliser avec succès la nouvelle intention opérationnelle. La poussée exercée par la 1re armée, contre les instructions de l'État-major général, sur l'aile ouest de la masse principale française en franchissant la Marne rendait possible la réussite d'un essai de la détourner de Paris, mais créait simultanément de gros dangers pour l'aile droite de l'armée, toujours plus dépouillée. Le commandement de la 1re armée a comme excuse que les mouvements de troupes derrière le front ennemi, connus de l'État-major général depuis le 3/9, ne lui avaient pas du tout été communiqués, et qu'il n'avait été que partiellement informé des regroupements de formations lui faisant face, et qui avaient été reconnus par l'aviation au nord-est de Paris. Le soir du 4/9, l'État-major général ne pouvait plus se dissimuler que le but opérationnel poursuivi n'était plus accessible, en raison des menaces de Paris sur le flanc, et de la puissance trop faible de leur propre poursuite. À cette déception se joignit de plus en plus le souci de la sécurité des arrières de l'armée en Belgique.

Cependant le chef d'État-major général de l'armée ne souhaitait pas arrêter la poursuite, de peur de perdre l'initiative des opérations. Même si l'offensive ne pouvait se poursuivre sur l'aile droite de l'armée, il lui paraissait encore possible de mettre en action coordonnée l'aile gauche du front pivotant, et la 6e armée, encore occupée à attaquer sur la haute Moselle, dans un mouvement concentrique, afin de faire pression sur le centre et l'aile gauche des forces des Français. La 3e armée devrait être maintenue au milieu, prête à intervenir, selon les besoins, dans cette manœuvre d'encerclement, ou à augmenter la pression par une défense offensive sur Paris. Ceci ne serait possible que si elle franchissait immédiatement la Marne vers le sud. L'état-major de la 3e armée décida alors d'introduire un jour de repos pour le 5/9, que l'État-major général l'approuve ou non. Le retard ainsi provoqué ne se rattrapa jamais, et devait se venger. Certes, pour essayer d'estimer cette initiative isolée, on ne peut pas refuser de reconnaître qu'il paraissait inutile, car injustifié par la situation générale, d'entreprendre d'accomplir deux tâches tout à fait différentes, sans issue, avec des forces divergentes, et en tous cas insuffisantes. Le « point culminant » de l'offensive allemande était dépassé. Elle avait été chargée peu à peu de trop de poids divers, pour présenter maintenant une force de combat suffisante pour achever cette nouvelle double tâche. L'idée de base du commandement allemand dans cette guerre sur plusieurs fronts d'un coup d'anéantissement rapide à l'ouest ne se réaliserait plus selon la voie tracée. L'instant était venu, où dans les considérations des commandants, un jugement sain des limites et des possibilités d'action du succès de la guerre devait bousculer l'entêtement simpliste et rigide sur un souhait devenu irréaliste. Une décision ferme d'arrêter les opérations en cours, et d'en débuter une nouvelle, sur une base nouvelle, était maintenant nécessaire. En ne prenant pas cette décision, la volonté du commandement allemand tombait sous la coupe de celle de l'ennemi. La balance était à l'équilibre.


Le soir du 6/9, un basculement totalement surprenant de la situation générale eut lieu. Un coup de chance sous la forme d'un ordre de bataille ennemi intercepté a dévoilé encore à temps au commandement allemand les intentions de l'ennemi : celui-ci avait arrêté sa retraite et se présentait volontairement à la bataille décisive poursuivie depuis des semaines par le commandement allemand ; il avait même pris l'offensive sur tout le front. Le chef d'État-major général avait là l'occasion de rattrapper l'initiative qui lui échappait et de rétablir la situation opérationnelle manquée. L'idée fondamentale du plan de campagne original pour la guerre sur deux fronts paraissait encore pouvoir se réaliser. Le 6/9 pouvait devenir le tournant de toute la guerre ! Il suffisait que le chef d'État-major général prenne très vite solidement en main la direction de cette grande bataille sur un large front. C'était d'autant plus urgent que l'offensive ennemie surprenait l'armée allemande de l'ouest dans une configuration de ses forces tout à fait défavorable. Tandis que l'aile droite allemande avait déjà été substantiellement affaiblie par des départs, on avait justement commandé la veille le transport de deux corps d'armée (le XVe et le Ie bavarois) et d'une division de cavalerie (la 7e) de l'aile gauche vers la Belgique. Si l'on n'intervenait pas immédiatement sur cette affaire, on courrait le risque d'avoir ces corps en transport juste pendant la bataille décisive, au moment où chaque fusil, chaque affût compterait. Face à cela, on savait que l'ennemi entreprenait depuis des jours un rassemblement substantiel de ses forces, apparemment pour renforcer son aile gauche.

Ce qui n'était jusqu'alors qu'un « spectre menaçant » pour l'aile droite allemande s'était développé entre temps dans la bataille « Chair et sang » sur l'Ourcq. Le coup de boutoir français sur l'aile droite allemande avait surpris la 1re armée encore impliquée dans la poursuite au sud de la Marne, et l'avait mise dans une situation opérationnelle très défavorable. Là dessus, il arriva que les conceptions des deux commandements des 1re et 2e armées en opérations dans l'aile menacée aboutissent à des désaccords importants. Un rapide rétablissement d'une conception unifiée, et d'une action conjointe était dans cette situation dangereuse la tâche primordiale du commandement, que l'on ne pouvait évidemment pas clarifier loin à l'arrière à Luxembourg, mais seulement sur le front, par un dialogue direct avec les commandants, et en contact vivant avec l'esprit pugnace et désireux de victoire de la troupe. Ce n'est que comme cela que le général d'armée v. Moltke pouvait acquérir une claire vision de la situation, et exploiter efficacement et immédiatement les faits tels qu'ils se présentaient, malgré leurs changements rapides. C'est justement alors que paraissaient se manifester des possibilités de changement opérationnels efficaces, tant sur la Meuse au sud de Verdun que devant la 3e armée, devant le front de laquelle il semblait n'y avoir été repérée qu'une division de cavalerie française. Pour trouver ces possibilités et les utiliser, il fallait cependant agir avec la plus grande célérité et fermeté. Comme il paraissait donc opportun de mettre les deux corps d'armée de l'aile gauche, dont le retrait du front avait déjà été ordonné (le XVe et le Ie bavarois), avec la réserve principale de Metz, et de les lancer avec le Ve corps d'armée déjà au combat au sud de Verdun pour un enfoncement surprise à travers la Meuse, afin de briser la résistance du centre français, d'où des forces avaient déjà été enlevées, et qui devaient donc se trouver à la merci des forces allemandes. Les deux corps pouvaient être transportés par le rail (pour les fantassins) ou par leurs propres moyens (troupes montées), et être disposés entièrement prêts à l'attaque le soir du 8/9 au sud-ouest de Metz. Si en même temps, le gros des forces de la 3e armée pouvait être conduit à l'ouest de la Marne au secours à gauche et à droite dans la trouée toujours subsistante dans le front français, des perspectives pour une victoire décisive s'offraient comme pour le groupement à former sur la Meuse au sud de Verdun. Mais dans cette heure lourde de conséquences, la force de volonté créatrice fut paralysée dans l'esprit du chef d'État-major général. Il se laissa mener de plus en plus par les événements au lieu de saisir leur commandement dans sa propre main. Le déroulement de l'action fut laissé à l'initiative stratégique du commandant ennemi, qui l'avait fortement tirée à lui et qui la retenait vigoureusement.

Pendant la bataille de cinq jours, le général v. Moltke resta au grand quartier général. Cependant, il n'arriva rien pour améliorer rapidement les liaisons à temps et suffisamment entre Luxembourg et les états-majors d'armée de l'aile droite, par tous les moyens techniques complémentaires disponibles : radio, fil, voitures, avions. Des officiers de liaison équipés de tous moyens de communication d'ordres n'ont jamais été envoyés aux commandements d'armées de l'aile droite menacée, et on n'a pas prévu non plus de points de rassemblement d'information à des points disposant de bonnes liaisons avec l'État-major général.

Sans aucun doute, pendant ce temps là, il fallait que le chef d'état-major général, dans cette situation, en personne, même si pas de manière permanente, se rapproche du front, par exemple à Reims, où on aurait pu installer un centre de commandement de l'état-major général, que l'on pouvait relier au plus vite aussi bien avec le centre de Luxembourg qu'avec les commandements des armées au moyen des liaisons filaires existantes. À partir de Reims, le chef d'État-major général aurait pu à tout moment se diriger vers l'avant, où sa présence personnelle était nécessaire. Rien de tout cela ne s'est produit !

Au contraire, pendant cet instant de décision, le général v. Moltke adopta une retenue confinant à la démission, en laissant la conduite de la bataille complètement aux commandements des armées. Suite à leur connaissance plus ou moins limitée de la situation générale, chacun d'eux agit sous sa propre responsabilité selon ses moyens. Les chefs d'armée ont tiré à eux-mêmes avec une initiative pleine de responsabilité la direction de la bataille qui échappait au commandant de l'ensemble des opérations, et il étaient animés comme auparavant par une force infaillible et une volonté passionnée pour la victoire — mais malgré tous leurs efforts poussés, ils ne pouvaient pas remplacer une direction générale qui manquait. La cohérence unifiée de toutes les forces pour le grand but général n'a pas vu le jour.

Le danger menaçant sur l'Ourcq demandait de la part du commandement de la 1re armée une action rapide et indépendante. Dans la tentative de reprendre la main décisivement sur l'aile droite allemande, malgré la situation dangereuse de son armée, le général d'armée v. Kluck fit une opération pleine de hardiesse et de puissance opérationnelles en lançant les IIIe et IXe corps depuis la Marne vers le front de l'Ourcq. Son but n'était pas seulement la défense contre les dangers menaçant l'aile droite, mais une victoire décisive sur cette aile. Il reprit l'idée originale de l'encerclement de l'aile gauche ennemie. Remplis d'une volonté inébranlable de victoire, le commandant de la 1re armée et son chef étaient décidés à maîtriser par leurs propres forces la lourde crise de l'aile droite de l'armée, qui n'avait pas surgi sans leur propre faute. Les initiatives exemplaires du général commandant le IVe corps de réserve et du général de corps d'armée d'artillerie v. Gronau, comme la bravoure de ses troupes avaient préparé la voie le plus heureusement.

Compte tenu de l'honorable force de combat, affaiblie par de nombreuses défaites des Anglais, le commandement de la 1re armée transféra les derniers soldats disponibles du front de la Marne vers celui de l'Ourcq, pour s'assurer de la supériorité numérique à l'endroit décisif. La condition pour la réussite de cette opération hardie était non seulement que des troupes épuisées par les fatigues inouïes qui leur avaient été demandées remplissent des performances presque surhumaines, qu'elles s'affirment sur le front de l'Ourcq face à une supériorité ennemie, que les IIIe et IXe corps d'armée arrivent à temps sur l'endroit de la décision, mais avant tout qu'un ennemi trop puissant ne s'insinue pas dans la brèche maintenant causée entre la 1re et la 2e armée, et qui était faiblement défendue. Pour cela, il fallait une coopération incessante et pleine de compréhension entre les commandements de ces deux armées. Ce n'est qu'ainsi que le plan hardi pourrait se réaliser.

La première de ces conditions préalables a été entièrement remplie par les performances incomparables du commandement et de la troupe, mais la seconde seulement par un comportement trop hésitant des Anglais et des Français. En ce qui concerne le manque de coopération entre les deux commandements d'armée et la surévaluation de l'esprit d'entreprise du commandement de la 2e armée contre l'ennemi qui assaillait la brèche, la situation a paru pour un temps critique. La différence qui avait lieu dès le début entre les conceptions des commandements des 1re et 2e armées, qui avait déjà influencé défavorablement le cours des opérations depuis le début, devait avoir maintenant des suites désastreuses, faute d'une main supérieure capable de réunir les esprits. Par une action cohérente des deux commandements, en injectant les réserves disponibles — en particulier la 14e division d'infanterie de la 2e armée — par une organisation rigoureuse de la défense locale sur la Marne, par la création de rapports de commandements unifiés, et par le barrage permanent et la destruction des passages sur la Marne, il aurait été possible de verrouiller la brèche même pour l'armée anglaise qui s'avançait prudemment, au moins assez longtemps pour que la décision du combat de la 1re armée soit acquise. Avec l'effet des armes actuelles, des forces relativement faibles le long d'un cours d'eau important peuvent avec une défense locale habile retenir un assaillant ennemi substantiellement plus puissant. C'est ce qu'a montré la bataille de Namur, avec les combats sur la Meuse, où de faibles forces françaises de réserve ont ménagé un arrêt durable pour la 3e armée allemande (voir t. 1, pp. 374 et 485). La même chose aurait pu se produire sur la Marne, si le commandement local s'était simplement soucié du barrage des passages, comme il avait été clairement et définitivement ordonné par le commandement de la 1re armée et le commandement général du IXe corps d'armée. Mais ce 9/9 critique, comme les adversaires essayaient de traverser la Marne, les ponts entre Saacy et Chezy s. M. n'étaient ni barrés ni dynamités. Ce n'est que pour cela qu'a été possible la traversée sans combat, et relativement rapide des Ie et IIe corps anglais, qui a déclenché la lourde décision du commandement de la 2e armée d'abandonner le combat, tandis que dans le secteur du corps de cavalerie Marwitz vers La Ferté sous Jouarre et à l'ouest, où les ponts avaient été détruits et les traversées mises en sécurité, ce n'est que le soir du 9/9 que de faibles forces du IIIe corps anglais pouvaient gagner la rive nord de la Marne.

Le général d'armée v. Bülow a perçu dans la décision d'attaque hardie du général d'armée v. Kluck dès le début une aide néfaste. Il voyait la tâche de la 1re armée seulement dans la défense en protection de l'aile droite. La solution était, d'après lui, à chercher uniquement par un retrait derrière l'Ourcq, et par le contact immédiat le plus étroit avec l'aile droite de la 2e armée. Il voyait dans toute brèche du front, comme dans les batailles sur la Sambre et à St Quentin, un danger menaçant. Le fait que la brèche entre les 1re et 2e armées devienne en réalité la source de sérieux dangers peut être rapportée au fait que toute liaison, tout partage d'opinion personnelle des commandants et chefs responsables de cette partie du champ de bataille a été pratiquement absent. Dans les jours de combat le plus serré, il n'y a eu entre les commandements, bien que leurs positions n'aient que peu changé, aucune liaison radio. Ce n'est que l'après-midi du 9/9, quand les deux commandements d'armée avaient déjà donné leurs ordres de retraite, que la liaison a été établie. Des officiers de liaison du commandement suprême n'ont pas été envoyés, à une exception près. Et pourtant, la courte distance entre les quartiers généraux des deux armées aurait été franchie très rapidement en voiture ou en avion. Et les deux commandements d'armée avaient eu les meilleures expériences dans la bataille de la Sambre avec les avions pour porter les messages ! (t. 1, p. 514) Sous la pression des événements qui se bousculaient, et qui dirigeaient l'attention des commandants responsables exclusivement sur les processus de combat de leur propre front, ce qui apparaissait presque évident, de maintenir la liaison avec les voisins, avait pratiquement disparu à l'arrière-plan. Comme une main pour superviser le tout aurait pu agir utilement ici en comblant ces brèches ! Mais en fait, le général d'armée v. Bülow n'était absolument pas informé, ou tout au moins très insuffisamment, sur ce qui se passait pour la 1re armée et sur les intentions de son commandement. Il pensait que la 1re armée n'avait retiré les IIIe et IXe corps d'armée de la Marne vers l'Ourcq que suite à une forte pression, et envisageait la situation de cette armée sous un éclairage sombre jusqu'à la fin des combats. Il n'eut jamais connaissance de la tournure décisive qui devait être justement déclenchée par l'entrée en lice de ces deux corps d'armée.

Malgré toutes les oscillations et crises de la bataille de cinq jours, le commandant de la 1re armée et ses généraux commandants éprouvés réussirent par une adhésion coriace à l'initiative stratégique à rendre possible ce qui paraissait impossible. Contre des attaques ennemies supérieures, le front de l'Ourcq s'affirma par une défense brave et acharnée en difficiles combats de tous les jours, jusqu'à ce que finalement aux premières heures de l'après-midi du 9/9 la décision en faveur des armes allemandes tombe à l'extrême aile droite dans le groupe du général v. Quast. La 1re armée, comptant 128 bataillons avait en face d'elle à la fin 191 bataillons (127 français et 64 anglais). L'extrême aile gauche française (le corps de cavalerie et la 61e division de réserve) était déjà battue le matin même et avait entamé sa retraite. Le chemin vers l'arrière de l'armée Maunoury était ouvert aux troupes du général v. Quast. Le rapport des forces des Allemands aux Français était à cet endroit, malgré l'infériorité sur le reste du front presque de 3:1, 2½ divisions allemandes d'infanterie d'active, une brigade de réserve et une de territoriale, et une division de cavalerie, contre 1½ division française avec 2 divisions de cavalerie. L'issue finale ne pouvait plus être mise en doute, en raison de la grande supériorité de l'artillerie allemande, en particulier de l'artillerie lourde, et ce d'autant moins que la valeur au combat des Français et des Anglais — en particulier de leur infanterie — avait considérablement souffert des défaites passées et de la retraite qui avait suivi, pendant des semaines. À l'inverse, un esprit d'attaque supérieur animait les troupes allemandes toujours victorieuses jusqu'à présent, là comme ailleurs sur tous les fronts.

Les troupes garnissant la brèche après avir reçu encore un accroissement important de leurs forces par la 5e division d'infanterie, malgré des mesures de défense insuffisantes, ont réussi à retenir assez longtemps, jusqu'à ce que la décision soit acquise pour la 1re armée un ennemi qui ne réussit pas à tirer profit des avantages qui étaient tombés de façon inattendue à sa portée. La crise qui menaçait pendant ce temps était repoussée, si bien que l'aile droite de la 2e armée, malgré la défaite temporaire du soir du 8/9, pouvait tout à fait s'affirmer le lendemain.

Le commandant de cette armée, le général d'armée v. Bülow, ainsi que le commandant suprême de l'armée voisine à gauche, le général d'armée baron v. Hausen, se tinrent sans souci de toutes les oscillations de la bataille, à la conduite en attaque de la bataille, jusqu'à midi le 9/9. La 2e et la moitié de la 3e armées s'étaient non seulement imposées malgré une importante supériorité numérique de l'ennemi — 134 bataillons allemands contre 268 français — mais elles avaient réussi à imposer une évolution décisive sur l'aile gauche de la 2e armée, presque à la même heure que pour la 1re armée. Grâce au commandement vigoureux et supérieur allemand, et à la bravoure dévouée des troupes, la 9e armée française qui se battait là a subi une sérieuse défaite face à la garde prussienne et aux trois divisions saxonnes, pendant les premières heures de l'après-midi du 9/9, d'après les propres aveux de son commandement. La haute valeur au combat des troupes allemandes a donné contre une supériorité numérique ennemie au bout du compte un résultat comme dix jours auparavant à St Quentin. Vers 3h de l'après-midi, la position dominante du Mont Août et des hauteurs avoisinantes sont conquises sur l'adversaire. Il perd ainsi la dernière position entre Marne et Seine, si bien qu'il ne reste plus à ses divisions battues, face à la continuation de l'attaque allemande, qu'à se sauver par une prompte retraite derrière la Seine ou l'Aube. Par une exploitation complète de la victoire des deux armées et demie de l'aile droite allemande, l'intégralité du front ennemi entre l'Ourcq et l'Aube menaçait de s'effondrer. Une continuation de l'avance des Anglais et de l'aile gauche de la 5e armée française dans la brèche aurait conduit pour ces parties à la catastrophe. Elles aussi ne pouvaient faire autrement que demi-tour le plus vite possible, sinon les 1re et 2e armées allemandes victorieuses les auraient attaqués sur le flanc et les arrières. La percée essayée se transformait en un piège. Et le rapport de forces favorable en faveur des Alliés n'y aurait rien changé. Vers la fin de la bataille, l'aile gauche française (9e, 5e et 6e armée et corps expéditionnaire anglais) était supérieure à l'aile droite allemande (1re, 2e et ½ 3e armées) d'en gros 200 bataillons et 190 batteries, alors que peu de semaines auparavant, dans la grande bataille de Mons-Namur, la supériorité de l'aile droite allemande (1re, 2e et 3e armées) sur le corps expéditionnaire anglais et la 5e armée française avait été de plus de 100 bataillons et 175 batteries. Néanmoins le commandement de la 1re armée avait réussi sur l'endroit décisif du front de l'Ourcq à l'aile droite, à sauver la situation vigoureusement face à une domination importante.

Comme sur l'aile droite, les commandements d'armée se montrèrent à la hauteur de difficultés paraissant souvent insurmontables sur le reste du front. Ils s'attachèrent à l'offensive avec une telle ténacité qu'ils réussirent à dicter leur loi à l'ennemi sur tout le champ de bataille.

Au début de la bataille, la 3e armée se partagea, pour s'infléchir vers les deux côtés en soutien aux armées voisines. Un commandement serré par l'État-major général aurait empêché la journée de repos de cette armée le 5/9 ; la 3e armée aurait pu alors le 6/9 se presser dans la brèche de 25 km de large ce jour là encore, et étouffer en germe l'offensive ennemie. Mais aussi dans les jours après le 6/9, sous la direction avisée de la bataille par l'État-major général, s'ouvrirent pour la 3e armée en lutte contre le centre français, comme déjà décrit, des perspectives aussi favorables que pour le groupe de la Meuse au sud de Verdun. Les troupes de cette armée, notamment le groupe de droite, ont pendant ce temps là, par un commandement prudent, et un dévouement courageux, une part décisive de la victoire acquise.

De même que pour la 3e armée, le manque d'un commandement ferme du combat par l'état-major général a déclenché aussi pour le centre allemand, les 4e et 5e armées, des suites défavorables. Malgré les pressions du Kronprinz allemand en vue d'une intervention décisive de l'État-major général et malgré les discordances qui se faisaient jour entre les commandements des deux armées sur la conduite tactique de la bataille, le général d’armée v. Moltke resta prudent. Dans sa communication du 7/9 à 1h de l’après-midi, il ne fit qu’inciter les deux armées à s’entendre. Cela n’a pas suffi à empêcher que les deux armées se désagrègent au centre. Pour un accomplissement unique de leur tâche commune, il aurait été urgent de les soumettre à un seul commandement. Certes, l’effort des deux armées de repousser l’ennemi vers l’est par capture de son aile gauche correspondait entièrement aux intentions de l’État-major général, mais il demandait justement un commandement unifié. Grâce au commandement local vigoureux et au dévouement des troupes, une victoire mûrissait même dans ces conditions. Elle aurait pu devenir d’importance décisive pour la bataille, si l’État-major général avait utilisé, comme indiqué, le gros de la 3e armée et les forces libérées sur l’aile gauche pour faire pression sur le flanc du centre ennemi. Sur cette partie du front, il y avait 321 bataillons allemands (dont 60 pour la sécurité devant Verdun) contre 277 français.

L’aile gauche de l’armée contribua aussi substantiellement, malgré toutes les hésitations de l’État-major général, à arracher la victoire et atteignit le but, par des attaques incessantes, à fixer devant son front des forces presque aussi fortes — 329 bataillons allemands contre 316 français — et avant tout de les éloigner d’une attaque dans les combats au sud de Verdun. Les deux corps d’armée qui avaient été retirés du front juste avant le début de la grande bataille — 44 bataillons avec 53 batteries — à un endroit opérationnellement et tactiquement décisif au sud de Verdun, auraient pu être remis en action. Ceci n’a pas été envisagé par le général d’armée v. Moltke. Pendant qu’il était combattu sur la Marne en vue de la décision de la campagne, ils ont été conduits à leurs stationnements, en vue d’un transfert vers la Belgique. Ils ont manqué pour la bataille.


L’initiative des commandements d’armée allemands, des généraux responsables, l’action du commandement des troupes jusqu’aux commandants de section et d’escouade, la bravoure des troupes, se montrèrent d’une telle supériorité que la bataille à l’ouest se terminait par une victoire des armes allemandes sur tous les points décisifs. Son seul mérite était la victoire sur la Marne, qui offrait la possibilité d’atteindre encore au dernier moment le grand but du plan d’opérations allemand, malgré toutes les errances et divagations. C’est alors que l’État-major général sortit de sa réserve, de façon tout à fait inattendue, et intervint dans la bataille de manière fatale.

En raison de sa longue attente loin derrière à Luxembourg, et de la torture de ses doutes sur l’issue de la bataille, l’âme du commandant en chef allemand était de plus en plus démoralisé. De rares informations de la part des armées, et des rapports radio entendus par hasard, qui ne pouvaient pas donner sans cohérence interne une vue claire de la situation sur le front, avaient encore assombri l’état d’esprit déjà troublé du général d’armée v. Moltke. Ce n’est que pour cela qu’un communiqué radio intercepté par hasard du corps de cavalerie Richthofen sur une hésitation passagère de la situation sur le Petit Morin au matin du 8/9 a pu amener dans l’esprit du chef d’État-major l’idée d’une percée réussie entre les 1re et 2e armées, malgré le rapport fiable parvenu peu avant en provenance de la 1re armée sur l’évolution de la situation sur l’Ourcq. Sans connaître la situation générale, le général d’armée v. Moltke envoya le 8/9 le lieutenant-colonel Hentsch, chef de la section des renseignements à l’État-major général, avec une mission apparemment considérée par celui-ci comme une « procuration », vers la 1re armée, et selon laquelle si sa retraite devait être nécessaire, elle devait se replier sur la ligne Soissons-Fismes, pour reprendre le contact avec la 2e armée. En fait, quand le chef d’État-major lança cette consigne, la crise sur le front de l’Ourcq était déjà dépassée, et le danger de la brèche entre les deux armées encore pas du tout brûlant. La mission confiée au lieutenant-colonel Hentsch est en plus difficile à réconcilier avec l’instruction claire et précise donnée par le Chef suprême des armées la veille au soir au général v. Moltke : « Attaquer, tant que cela marche — ne pas reculer d’un pas quelles que soient les circonstances. »

En ce qui concerne l’importance décisive que revêt l’activité du lieutenant-colonel Hentsch, et à cause des nombreuses contradictions dans son action, il semble nécessaire, pour juger ces événements importants, de rassembler rapidement les faits, dans la mesure où c’est encore possible.

Le mot fatal de « retraite » est tout d’abord tombé de la bouche du chef d’État-major lui-même. Quand le lieutenant-colonel Hentsch arrive au front, personne n’a pensé à une « retraite », et encore moins parlé de cela. Sur le front règne une joie confiante en l’attaque et une volonté de vaincre sans faiblesse, comme le lieutenant-colonel Hentsch a pu le confirmer explicitement dans tous ses rapports des commandements des 1re à la 5e armée. Les mouvements d’évitement vers l’arrière qui ont eu lieu à des endroits isolés du large front de bataille ne signifiaient en aucune manière la retraite générale, comme l’entendait le général d’armée v. Moltke dans sa mission au lieutenant-colonel Hentsch. Ils n'avaient pour but que de réaliser un équilibre tactique sur des points isolés menacés, et étaient limités dans l'espace. C'est pour cela que le lieutenant-colonel Hentsch a évité de prononcer le premier le mot « retraite » sur le front. Mais il a été le premier à lever des doutes sur une suite de la victoire dans l'esprit du chef de la 2e armée, qui était pourtant plein de confiance dans la victoire après un succès sur le champ de bataille dû à ses propres instructions. En effet, dans son rapport le soir du 8/9 au château de Montmort, il présenta la situation de la 1re armée comme sans espoir, malgré le rapport radio du commandement de la 1re armée sur les bons espoirs de l'attaque du 8/9, et il contesta la possibilité de son raccordement avec l'aile droite de la 2e armée. Ces considérations tombèrent chez le général d'armée v. Bülow sur un terrain d'autant plus fertile que celui-ci était très insuffisamment renseigné sur la situation réelle de la 1re armée, et qu'il la voyait sous un jour sombre. Le danger menaçant la brèche le remplissait de vrais soucis. Le seul moyen de le détourner était à ses yeux d'interrompre le combat de la 1re armée sur l'Ourcq et de la rapprocher immédiatement de l'aile droite de la 2e armée. Au contraire, le lieutenant-colonel Hentsch ne tenait pour possible de surmonter la crise, et en particulier de colmater la brèche, que par un mouvement des deux ailes droites des armées vers l'arrière.

Même si le général d'armée v. Bülow se rebellait littéralement tout d'abord contre idée de retraite de sa propre armée, le lieutenant-colonel Hentsch, au cours de la conversation le soir du 8/9, l'a conduit à avouer qu'au cas où les Anglais traverseraient la Marne avec des forces supérieures le 9/9, il entreprendrait sans autre ordre une retraite derrière la Marne. Il s'est avéré après le départ de Hentsch combien le général d'armée v. Bülow, malgré ces accords, se préparait pour soutenir son aile droite et pour l'attaque de l'aile gauche et des Saxons. Il était persuadé qu'une victoire éclatante de la 2e armée très tôt arrêterait immédiatement l'avancée des Anglais vers la Marne, et éliminerait ainsi le danger pour l'aile droite de la 2e armée.

Mais quand le général d'armée v. Bülow a reçu au cours de la matinée du 9/9 l'annonce certaine de l'avance de puissantes forces anglaises sur la Marne, il se décida à la retraite. Pour juger cette décision, il ne faut pas détourner l'attention du fait qu'il n'avait pas encore connaissance de la proche victoire sur l'aile gauche de son armée, et qu'il voyait comme auparavant la situation de la 1re armée, contrairement à la réalité, comme extrêmement menaçante. Là dessus arriva le malheureux malentendu qui devait l'avertir par radio de la 1re armée, signalant une inflexion localement limitée de son aile gauche, et qu'il a interprété comme le début d'un mouvement de retraite générale de cette armée. Vers midi le 9/9, il croyait donc la 1re armée déjà en retraite. Si cette vision correspondait à la réalité, alors l'aile droite de la 2e armée serait très hautement menacée par une poursuite de l'avance des Anglais à travers la Marne. Le manque de liaison suffisante avec la 1re armée engendra alors des conséquences catastrophiques. La décision de retraite du commandant de la 2e armée, aussi explicable qu'elle puisse être de son point de vue, reposait sur des hypothèses complètement erronées sur la situation de la 1re armée. Mais le général d'armée v. Bülow ne supportait pas l'entière responsabilité de cette situation. Contrairement à ce qui s'était passé pour les opérations sur la Sambre et la Meuse, il n'était pas responsable de la conduite des opérations générales sur la Marne, en particulier sur l'aile droite de l'armée. Dans sa situation de commandant d'armée, il n'avait pas de vue générale sur l'ensemble de la situation. La responsabilité pour l'ensemble des opérations dans la bataille de la Marne reposait sur l'État-major général. Le devoir de ce dernier était de rectifier à temps les erreurs d'appréciation opérationnelles des commandements des 1re et 2e armée, qui ne lui avaient pas échappé, et avant tout de faire une extrême attention à leur juste orientation au sein de la situation générale. Mais cela, son représentant, le lieutenant-colonel Hentsch, l'avait manqué, pour des raisons inexplicables. Il n'a pas parlé au général d'armée v. Bülow des intentions, qu'il avait pu connaître juste avant son départ de Luxembourg, de la 1re armée de continuer l'attaque entreprise « dans la perspective du succès », avec les IIIe et IXe corps d'armée « en mouvement ».

Le lieutenant-colonel Hentsch devait jouer peu après un rôle aussi fatal auprès du commandement de la 1re armée qu'il l'avait fait auprès de la 2e armée. Sur la route allant de la 2e à la 1re armée, il avait — même sur la base de messages insuffisants — acquis la conviction que les Anglais étaient déjà depuis tôt le matin du 9/9 passés au nord de la Marne. La retraite de la 2e armée avait donc dû avoir commencé, si bien que celle de la 1re armée devenait inévitable. Il arriva avec cette idée en tête au commandement de la 1re armée, où il décrivit la situation de la 2e armée et notamment de son aile droite, en tons aussi sombres qu'il avait dépeint la veille la situation de la 1re armée à Montmort. Au commandement de la 1re armée, il reçut pour la première fois une clarté complète sur la situation favorable de cette armée. On ne peut pas encore établir avec certitude aujourd'hui l'impression que cette découverte a provoquée en lui. Il manque toute explication sur le fait que malgré la rectification de sa conception erronée par le chef d'état-major, le général de division v. Kuhl et le colonel v. Bergmann, il persista dans sa conception de la nécessité d'une retraite de la 1re armée. Contrairement à la proposition de Hentsch de colmater la brèche par un mouvement vers l'arrière sur la ligne Soissons-Fismes, le général v. Kuhl perçut la seule possibilité de résoudre la forte crise dans la poursuite sans égards de l'offensive commencée, en fermant la brèche entre les deux armées par un mouvement en avant. Comme le général v. Kuhl insistait sur cette décision, le lieutenant-colonel Hentsch ordonna finalement la retraite, en s'appuyant explicitement sur la procuration qui lui avait été donnée par l'État-major général. Le lieutenant-colonel Hentsch coupa toute résistance du général v. Kuhl envers l'ordre de retraite, en expliquant que la 2e armée, qui n'était plus qu'une « scorie », se trouvait déjà en retraite. Il ne restait plus pour la 1re armée, selon les vues de son commandant, d'autre choix que de se plier et de commencer la retraite immédiatement. Mais comme l'aile gauche de la 1re armée envisageait de prendre la direction de Soissons, avec l'accord de Hentsch, tandis que l'aile droite de la 2e armée devait se diriger « si nécessaire en direction d'Épernay, », le but poursuivi par la mission du lieutenant-colonel Hentsch, de mettre en accord les mouvements des 1re et 2e armées au cas d'une retraite nécessaire, restait inaccompli.


L'impensable devint réalité : l'armée de l'ouest, après des sacrifices sanglants qui rapportaient la victoire, a été retirée par la bouche du représentant de l'État-major général juste au moment où elle était en mesure de récolter les fruits des combats précédents.

En regardant en arrière, l'impression s'impose d'abord que le lieutenant-colonel Hentsch a dépassé les limites de sa mission et a provoqué par autoritarisme ou indifférence un malheur dont les conséquences sur le champ de bataille étaient inconcevables. Mais tous ceux qui ont connu cet officier fidèle à son devoir, dont les plus belles qualités étaient justement une fidélité et une conscience inconditionnelles, ne peut que repousser cette hypothèse. Le lieutenant-colonel Hentsch était également bien trop malin pour ne pas avoir pleinement perçu la portée et les conséquences de ses actions. Si l'on ne peut fournir de preuve plus convaincante pour la justesse de ce que le lieutenant-colonel Hentsch, avant son départ de Luxembourg le 8/9 avait encore eu une deuxième conférence spéciale, entre quatre yeux chez le général d'armée v. Moltke, où l'accord entre leurs visions avait été établi, alors, le comportement de ces deux personnes pendant les jours critiques qui ont suivi le suggère. Même le général d'armée v. Moltke, tard dans l'après-midi du 8/9, à peu près à la même heure où se passait la conversation décisive entre le général d'armée v. Bülow et Hentsch, décrivait au Kronprinz Rupprecht de Bavière la situation de la 1re armée comme extrêmement menacée. À midi, le 9/9, donc à l'heure même où Hentsch commandait à la 1re armée la retraite au nom de l'État-major général, le chef d'État-major général proposait au Chef suprême des armées le retrait de l'ensemble de l'armée de l'ouest. Ainsi considéré, « l'autoritarisme » du lieutenant-colonel Hentsch apparaît sous un autre éclairage. Il s'est senti apparemment dès le début dans toutes ses actions en accord complet avec le commandant responsable de l'ensemble des opérations. C'est ainsi que s'explique aussi qu'il a, auprès de presque toutes les armées, pris des décisions comme représentant du général d'armée v. Moltke, sans jamais lui réitérer des questions, ce qu'il aurait fort bien pu faire à tout instant.

On ne peut pas non plus rejeter sans autre motif toute justification aux évaluations stratégiques qui dirigeaient l'action du lieutenant-colonel Hentsch. Sa vue sur l'ensemble des opérations avait clairement perçu que l'initiative des opérations avait échappé au commandement allemand, et qu'il fallait la récupérer. Il pensait que le meilleur moyen dans ce but était d'interrompre sans délai les opérations présentes, qui avaient conduit l'armée de l'ouest dans une situation extrêmement difficile. Une rupture du contact avec l'adversaire sur l'ensemble du front, et une insertion efficace de la 7e armée actuellement en formation en Belgique pourraient créer une nouvelle situation où le commandement allemand reprendrait sa liberté de décision et d'action. Ce faisant, il négligeait la situation favorable de l'armée allemande de l'ouest, ne croyait plus à la victoire, et ne reconnaissait donc pas comme elle était proche, quand il a crié son « Arrière ! » fatal sur le front. Dans son moral teinté de couleurs sombres, il lui est resté caché qu'il s'agissait maintenant avant tout de mener à bien la bataille qui avait lieu, et de vaincre la volonté de l'ennemi par une force allemande supérieure. Il fallait surmonter les difficultés de la situation en combat de l'armée allemande de l'ouest. Celui qui occupait le champ de bataille était vainqueur, celui qui l'évacuait le vaincu. Ne pas avoir reconnu cela incombait à la faute du lieutenant-colonel Hentsch, qui suscita le désastre. L'idée en soi saine de suspendre l'offensive aurait pu être réalisée avant le 5/9. Depuis que la bataille avait commencé, elle arrivait trop tard. Mais pendant son voyage sur le front, le lieutenant-colonel Hentsch a poursuivi avec une habileté, une ténacité et une adresse remarquables le but assigné dès le début, de résoudre la crise sur l'aile droite de l'armée par un mouvement opérationnel vers l'arrière. C'est comme s'il avait là même agi en même temps sous une impulsion intérieure. Un bon nombre des contradictions que montre son comportement pendant ces jours-là ne s'expliquent toujours pas entièrement, puisque sa bouche ainsi que celle du général d'armée v. Moltke sont à jamais muettes, et que de nouvelles sources sur l'explication des événements ne se dévoileront probablement plus. Il reste incompréhensible par exemple, que le lieutenant-colonel Hentsch, le 8/9 ne se soit pas rendu d'abord à la 1re armée, mais qu'il lui a rendu visite en dernier le 9/9, après s'être entendu avec le commandement de la 2e armée, avec les lourdes conséquences, sans avoir pris connaissance de la situation réelle à l'endroit décisif. Il paraît aussi inexplicable qu'il n'ait pas informé le général d'armée v. Bülow sur l'évolution favorable de la situation de la 1re armée.

Pour juger de l'activité du lieutenant-colonel Hentsch, il faut garder malgré tout constamment une certaine retenue, et ce d'autant plus que sa mission n'a jamais été consignée par écrit, et que ces malentendus ne sont donc pas exclus. Dans cette mesure, le chef d'État-major de l'armée partage la responsabilité de l'action du lieutenant-colonel Hentsch, même pour le cas où celui-ci aurait réellement dépassé les limites de sa mission — ce qui ne lui a jamais été reproché par le général d'armée v. Moltke.


Vers midi, le 9/9, le chef d'État-major allemand à Luxembourg était effondré psychiquement sous la violence d'informations supposées et réelles de malheur. À partir de rares messages, il n'avait lu que le plus défavorable. « La terrible tension de ces jours, l'absence de nouvelles d'armées au loin, la conscience de ce qui se joue dépasse presque mes forces. La difficulté terrible de notre situation se dresse souvent comme un mur noir devant moi, qui paraît infranchissable ... » dit la lettre déjà évoquée à sa femme du soir du 8/9. « Il faut que nous étouffions dans le combat contre l'est et l'ouest, » s'écrie-t-il presque désespéré le 9/9. Au rapport devant le Chef suprême des armées, à peu près à l'heure même où l'armée a engrangé un grand succès au combat, il proposa le retrait de l'ensemble du front allemand de l'ouest, et fit élaborer les ordres à cette fin, bien que l'empereur eût repoussé cette proposition, et qu’également le chef de la section des opérations, le colonel Tappen, présentât comme importante la conception qu’il s’agît maintenant avant tout de tenir. Celui qui gardera maintenant ses nerfs le plus longtemps et s’affirmera sur le champ de bataille sera vainqueur. Le soir du 9/9, le chef de la section des opérations, le colonel Tappen, fait encore un dernier essai de reprendre l’offensive pour les 1re, 3e, 4e et 5e armées, et de faire basculer la situation. Mais c’est alors trop tard ! Oui, ces instructions suscitent dans les armées une confusion d’autant plus sérieuse qu’elles sont en contradiction grossière avec les ordres communiqués par le lieutenant-colonel Hentsch au nom de l’État-major général. Ici, sur le front, les deux visions qui s’affrontent dès le début entre les deux collaborateurs les plus éminents du chef d’État-major général, éclatent l’une après l’autre de façon visible de tous, de manière éminemment adverse pour le commandement. Tout le front menace de se déchirer à la suite de cette confusion, si bien que le général d’armée v. Moltke finit par se rendre personnellement sur le front le 11/9 auprès des commandements d’armée, pour reprendre l’ensemble du front de l’armée. Ce n’est que pendant cette retraite que la crise qui régnait depuis cinq jours sur l’aile droite a commencé à se manifester dans toute son acuité. Le général d’armée v. Moltke ne réussit pas à la maîtriser, même après le décrochage de l’adversaire. Pour cela, il lui fallut finalement l’intervention vigoureuse de ses aides, le Major général v. Stein et le colonel Tappen.

La tentative des Alliés de transformer la retraite allemande de la Marne en défaite a échoué dans la bataille sur l’Aisne les 13 et 14/9. L’essai du commandement ennemi local de percer dans la brèche entre les 1re et 2e armées se termina par un échec des armes franco-anglaises. Tard le soir du 14/9, la situation de l’armée allemande en France pouvait être considérée comme assurée, grâce à l’arrivée à temps des éléments avancés de la nouvelle 7e armée formée en Belgique et du XIIe corps d’armée qui avait été retiré du front de la 3e armée. Ce n’est qu’alors que fut rétabli un front de l’armée uniforme, et qu’un état d’équilibre des forces intervint sur le champ de bataille ouest. Les deux armées se faisaient face en s’affrontant.

Si l’on revoit le comportement de l’État-major général pendant les journées de la bataille de la Marne, parmi la masse des impressions, l’une se fait sentir particulièrement vivement : depuis le début des opérations jusqu’au franchissement de la Marne, l’État-major général et les commandements de troupes s’étaient appliqués à prescrire à l’adversaire partout et toujours la loi de l’action, et s’étaient ainsi gardé l’initiative. Mais quand la tenue des rênes par le commandement général devint toujours plus lâche, et qu'elle céda finalement au point tournant des opérations le soir du 6/9, l'appétit de décision et d'action stratégiques et tactiques des commandements des troupes persista avec toute sa force, et s'empara ainsi des rênes. Ceci se révéla si fort et si dominant sur l'ennemi qu'elle s'empara malgré le manque de direction générale d'une victoire qui pouvait avoir une longue portée, dans le domaine tant tactique que stratégique. Ce n'est qu'à ce moment-là que, se réveillant de sa passivité, l'État-major général allemand reprit les rênes dans la personne du lieutenant-colonel Hentsch, et retira brutalement les armées de leur course à la victoire. Elle avait espéré pouvoir ainsi maîtriser la situation, mais en réalité, elle perdit pour de bon l'initiative stratégique. L'adversaire s'en saisit. Malgré de lourds échecs tactiques dans la bataille décisive, le commandement ennemi avait gardé une volonté de victoire si forte et si vivante qu'elle fit immédiatement passer les armées de la défaite et de la retraite à une poursuite des Allemands en retraite, et à une nouvelle attaque. C'est rarement que l'importance supérieure de l'initiative du commandement suprême a été mise en lumière aussi clairement que dans la bataille de la Marne. La victoire acquise par des sacrifices sanglants par les troupes allemandes n'a pu être consacrée parce que la volonté du commandement était brisée.


Comment une telle défaillance du chef d'état-major général a-t-elle pu être possible ?

Sans aucun doute, le général v. Moltke a été gêné pour la conduite des opérations par sa santé physique. En 1910, il avait eu une sévère maladie, et depuis, sa fraîcheur et sa robustesse corporelles déclinaient lentement. Le général d'armée finissait par le ressentir lui-même, et avait exprimé à plusieurs reprises auprès de son entourage proche dans les derniers temps avant la guerre de sérieuses intentions de démission. En 1914, il dut subir deux cures à Karlsbad. Entre temps, eut lieu un stage d'état-major très fatigant. Des participants à ce voyage, qui n'avaient plus vu le général d'armée depuis longtemps, remarquèrent déjà que son efficacité avait diminué. Après la deuxième cure à Karlsbad suivit immédiatement la période excitante de haute tension en politique extérieure. Les décisions lourdes de conséquences incombant alors au chef d'État-major général exigèrent une tension spirituelle et morale extrême et détériorèrent ainsi de même fortement son état de santé déjà affaibli. Il n'a pu opposer aux fortes charges psychiques qui ont suivi qu'une force physique encore affaiblie.

Cependant, cette malheureuse disposition physique ne peut pas entièrement ou même partiellement expliquer l'effondrement du général. Une extrême tension de toutes ses forces intellectuelles aurait pu en avoir raison. Le fait que le général d'armée v. Moltke n'a pas réussi avait des raisons plus profondes, que l'on ne peut expliquer que par sa nature.

Ce fut une décision lourde de conséquences, quand l'Empereur, au début de janvier 1906 désigna un successeur au chef d'État-major général de l'armée prussienne. Son choix se porta sur le général v. Moltke. Celui-ci n'avait pourtant pas suivi l'École d'état-major, mais il avait été remarqué par l'Empereur pour ses visions stratégiques claires et saines pendant les grands kriegspiels opérationnels de l'État-major général dirigés par le comte Schlieffen, où il était souvent invité. Le général v. Moltke doutait d'être la personnalité adéquate pour cette position importante, à laquelle était attachée en cas de guerre la conduite réelle de l'ensemble de l'armée allemande. Il avait fait part de ses réticences ouvertement et franchement au Chef suprême des armées dès l'année 1905 : « Je me juge très critiquement. » dit-il alors selon ses propres indications (v. Moltke, ibid, p. 307). « D'après moi, il est extrêmement difficile, sinon impossible, de se faire actuellement une image de la manière de faire une guerre moderne en Europe [...] Comment sera-ce possible, et le sera-t-il, de diriger de manière coordonnée les armées de masse que nous formons ? Personne ne peut le savoir selon moi [...] » (v. Moltke, ibid, p. 308). À la fin de l'entretien, le général avait demandé avec insistance que s'il ne faisait pas l'affaire pour la conduite d'une grande manœuvre confiée à sa direction, une autre personnalité soit choisie. « Ce n'est pas une affaire de personne, cela dépend de savoir si la tâche sera remplie », conclut-il. L'Empereur resta sur son choix ; il le justifia au général v. Moltke par le fait qu'il avait confiance en lui. « Je sais bien, » dit-il, « que vous êtes trop modeste pour croire que vous pouvez être à la hauteur de la position. Le comte Schlieffen, que j'ai interrogé, me dit qu'il vous a observé pendant un an, et qu'il ne pourrait pas me recommander de meilleur successeur que vous en première ligne. Feu votre oncle a dit un jour que dans le choix pour cette situation, il importait bien moins que le candidat soit génial que l'on puisse lui faire confiance en toutes circonstances. Le caractère est la chose primordiale. C'est lui qui est mis en jeu au cours de la guerre (v. Moltke, ibid, p. 304) [...] ».

En ce qui concerne les vertus proprement humaines, l'Empereur ne pouvait pas faire un meilleur choix. L'hostilité du général v. Moltke envers tout ce qui était apparence, sa manière simple et humble dans ses rapports avec les gens, en toute sûreté d'homme du monde, l'effacement inconditionnel de sa propre personne derrière la grande tâche qu'il servait avec dévouement et fidélité, la véritable bonté de cœur que toute sa personnalité rayonnait — tout cela lui assurait la plus entière confiance de ceux avec lesquels il entrait en contact pour le service ou personnellement. Les faiblesses de la vanité égoïste qui agissent si souvent sur l'action des gens étaient complètement étrangères à la personnalité tranquille et modeste du général. Son âme sensible n'hébergeait que des pensées pures. Il était pour son Empereur un conseiller fidèle, intelligent et droit, d'une véracité sans retenue.

À ces qualités humaines exemplaires s'ajoutaient des dispositions d'esprit inhabituelles. Entraîné à une pensée militaire claire, le général v. Moltke arrivait à maîtriser progressivement de mieux en mieux de grands problèmes stratégiques. Par une application de fer, et un effort sérieux, il avait visiblement réussi, dans son nouvel environnement, à se hisser au niveau de chef d'État-major général de l'armée prussienne. Pour la disposition et l'exécution des manœuvres de l'Empereur, il avait de la chance ; sous sa direction, elles devinrent pour les commandants et les troupes un essai sérieux de formation. Pour la formation militaire des officiers de l'État-major général, il rendit en temps de paix des services signalés, à ne pas sous-estimer.

Outre les dons militaires du général est ressorti notamment pendant la multiplication de l'armée son jugement clair sur les rapports en politique extérieure. Les mémoranda écrits par lui en font preuve. Il correspondait tout à fait à l'exigence que l'homme d'État et le général en chef doivent non seulement se compléter, mais se pénétrer mutuellement par leur pensée.

Sur le problème difficile du commandement des armées de masse modernes, qui avait paru douteux au général dans sont entretien décisif avec l'Empereur, il avait depuis considérablement travaillé. Le maréchal comte Schlieffen, créateur du plan d'opérations allemand, avait défendu la position que dans une guerre moderne, il fallait conduire les armées dans une certaine mesure comme les compagnies dans les exercices du bataillon ; il avait donc conçu les opérations du front pivotant allemand comme un mouvement d'exercice de grand style. Au contraire de cela, son successeur vécut longtemps dans la tradition du commandement dans les grandes guerres d'unification. Il lui semblait que le maréchal comte v. Moltke avait commandé moins par des ordres journaliers que par des « instructions » valables pour des durées plus étendues. Préservation de l'autonomie des commandements subalternes et encouragement de leur initiative étaient considérés comme des devoirs importants du commandement général. Il pensait devoir conduire les armées seulement par un souple maniement des rênes. D'après lui, il fallait que l'initiative stratégique dans une guerre de l'avenir soit issue en première ligne des commandements d'armée opérant à l'avant sur le front. À l'occasion, il faisait un voyage de l'État-major général, parce que même pour le commandement général, aujourd'hui « la distribution d'ordres stricts à l'armée ne pouvait être faite, et il fallait se limiter à des instructions générales. » Selon les communications de son ancien collaborateur, le général de brigade v. Dommes, « le général d'armée v. Moltke faisait inébranlablement confiance à la formation des commandants d'armée et de leurs adjoints par des études soigneuses, poursuivies pendant des années. Dans la conviction que les commandements d'armée, situés plus près des événements pouvaient mieux juger de la situation qu'il n'était possible du grand quartier général loin à l'arrière, il pensait que par ce genre de collaboration intellectuelle, les frictions de tout genre pouvaient mieux se résoudre que par des ordres de l'État-major général. »

Son grand modèle, le maréchal comte v. Moltke, n'avait certes pas exercé une telle retenue pendant la guerre. Pendant les grandes décisions de combats des guerres de 1866 et de 1870/1871 il se tenait avec le Chef suprême des armées constamment près du front de bataille, et ne craignait pas, quand cela lui paraissait nécessaire, d'intervenir explicitement par des ordres très précis dans les prérogatives des commandants d'armée. Le maréchal comte v. Moltke avait aussi forgé pour la plus grande sagesse du commandement général le mot que « en général dans les cas douteux, et des circonstances peu claires, comme c'est souvent le cas pendant la guerre, il sera conseillé d'agir activement et de conserver l'initative pour soi, plutôt que d'attendre la loi de l'adversaire. »

Les visions claires sur l'importance de l'initiative stratégique et la nécessité d'un commandement unifié pour les armées de masse modernes auxquelles Moltke junior avait abouti au moins en théorie apparaissent dans ses commentaires des Kriegspiels et voyages de l'état-major général pendant la dernière année avant l'éclatement de la guerre.

« [...] Ce ne sera pas facile de réussir », dit-il dans un de ces commentaires, « à réunifier les masses monstrueuses de l'armée pour un grand coup décisif commun. Cela commencera sans doute toujours par des combats partiels d'armée seules ou de groupes d'armées. Si ceux-ci conduisent par leur exécution à un résultat commun, dans le sens d'une opération générale, alors l'opération aura été convenablement dirigée. Mais ces combats partiels peuvent aussi mener à une dislocation et ainsi détruire l'opération générale. Ils peuvent conduire à ce que tout se décompose en groupes combattant isolément, qui poursuivent chacun son but séparé, et pour lesquels l'effort vers l'action commune n'est plus primordiale. Si cela arrive, l'État-major général a lâché les rênes. Il n'a pas réussi à apporter une cohérence dans les mouvements et les combats des groupes d'armées, et une dislocation général s'ensuit. Il ne sera pas toujours possible à l'État-major général de mener chaque armée au combat dans de bonnes conditions sur le large champ d'opérations, mais il peut et doit conserver à l'œil un grand but, clairement reconnu et poursuivi de manière adéquate, et sans arrêt mettre toutes les forces dans la direction de ce but. Ce but doit toujours être la poursuite d'une décision face à la masse principale des forces ennemies, et rester leur écrasement ... ». Dans l'intervention sur le dernier voyage de l'État-major général, peu avant la déclaration de guerre, qu'il dirige, il exprime : « [...] une bataille sur une extension de 300 km n'a jamais été livrée que sur le papier. Mais de cette incertitude et de la confusion avec laquelle nous faisons face à ce travail sanglant du cas sérieux, il ressort une chose clairement,et c'est la valeur qui transcende le tout de l'opération d'ensemble. Comme elle est conduite avec justesse et ordonnée vers le but, alors elle surpassera aussi les échecs locaux, et la pensée contraindra la matière [...] »

Est-ce que cette vision claire, élaborée dans un incessant travail intellectuel de théorie, correspondait aussi à la force de volonté qui pouvait la faire fructifier dans la guerre et lui faire contraindre la matière ?


Quand Moltke senior avait énuméré face à l'Empereur l'importance décisive du caractère pour le choix d'un commandant d'armée, il pensait sans aucun doute, à côté des vertus purement humaines, à celles qui composent la personnalité d'un commandant d'armée : confiance en soi et solidité, énergie et élan de l'âme, amour du combat et des responsabilités, et avant tout le feu sacré et la puissance indomptée d'une volonté puissante et passionnée de vaincre. Sans ces qualités, le chef des armées ne pourrait pas s'acquitter de ses lourdes tâches à la guerre. Le maréchal lui-même était un grand exemple de la manière dont les deux caractères, humain et militaire, pouvaient se réunir. Le neveu était semblable à son oncle en plusieurs traits, mais les vertus qu'il faut posséder pour le général en chef avaient chez le junior à vaincre de lourdes inhibitions. Et là, le maréchal en était lui-même la cause, même inconsciente, d'une certaine manière, pour avoir choisi comme aide de camp personnel son neveu qui lui était très sympathique. Précisément dans les années où l'homme mûrissant doit apprendre à s'imposer contre toutes les inhibitions et difficultés de la vie, et où ses forces au combat et au travail doivent être rendues solides comme l'acier, juste dans ces années décisives pour le développement du caractère militaire, le jeune officier d'état-major a été condamné comme aide de camp personnel de son grand oncle à une vie sans devoirs professionnels sérieux, et sans grandes responsabilités. Tenu à l'ombre de son supérieur, il a perdu de sa sûreté personnelle et de sa force de volonté. Ce que le jeune Moltke a souffert moralement alors, malgré sa position extérieurement brillante, combien de force et de capacité de développement ont été paralysées et tuées dans son âme, bien peu le savent. C'était un martyre qu'il lui a fallu subir dans cette position, et qu'il a pris sur lui, parce qu'il pensait devoir être redevable de ce sacrifice à la patrie (Ces indications sont fondées sur des communications du général de division baron v. Lüdinghasen gen. Wolff, qui était alors déjà proche du général d'armée v. Moltke, et qui dans les années quatre-vingts du siècle précédent était fréquemment hôte du maréchal comte v. Moltke). Quand le vieux maréchal quitta cette vie en 1891, le jeune Empereur nomma v. Moltke, alors commandant, son aide de camp pour presque six ans dans son entourage personnel. C'est ainsi que la meilleure force virile du jeune Moltke se brisa en presque quinze ans de poste d'aide de camp ; ce qui n'a pas été développé chez lui pendant ces années n'a pas pu atteindre sa pleine maturité dans les années suivantes. Quand finalement il fut nommé à une position importante dans l'armée allemande, bien des dispositions vigoureuses et saines étaient étouffées en lui. Sa nature qui penchait déjà à la retenue avait progressivement pris un trait passif, il cherchait à éviter le combat, comme d'ailleurs les dysharmonies de la vie. Ceci était apparu tout d'abord dans la représentation des exigences posées par l'État-major pour le dernier grand modèle d'armée, quand de sérieuses difficultés politiques et personnelles s'y opposèrent. Dès alors, dans les cercles initiés de l'État-major, s'étaient élevés des doutes sur le fait que la force de volonté du général v. Moltke était assez puissante pour surmonter les frictions et tensions attendues dans un cas sérieux pendant la conduite des opérations, et pour s'imposer. Mais seule la guerre pouvait mettre en évidence si l'âme du chef d'État-major général possédait cette force apte à maîtriser le destin, « ce feu d'une volonté farouche de vaincre, d'une poussée sauvage vers l'avant, d'un effort sans pitié pour annihiler l'ennemi. » (comte Schlieffen, Œuvres complètes, t. II, p. 441).

Et ce fut là fatal que les suites de la maladie, et les événements extérieurs aient renforcé dans la nature du général v. Moltke la tendance existante à la retenue. Les tensions de longue durée n'endommageaient pas seulement à un haut degré son bien-être corporel, mais elle devenaient pour lui en raison de ses dispositions psychiques particulières des blocages insurmontables dans l'action. Comme évoqué, la période excitante de tension en politique extérieure avant la déclaration de guerre avait soumis les forces du général d'armée à un sérieux test de résistance. Il avait certes accompli avec une intelligence d'homme d'État et un jugement militaire clair la tâche difficile de veiller à ce que l'Allemagne ne souffre pas des inconvénients d'un retard dans la mobilisation par rapport à ses adversaires, mais ces excitations l'avaient fortement entamé psychiquement et physiquement.

Dans la nuit du 30 au 31 juillet, immédiatement avant la décision entre guerre et paix, le général d'armée v. Moltke appela à lui v. Haeften, alors commandant ; à la suite d'une mission dont il le chargeait, il a parlé avec lui de la situation générale. Le commandant v. Haeften a alors eu l'impression (communication du commandant v. Haeften alors à l'état-major général) que le général d'armée « souffrait tout à fait extraordinairement psychiquement de la contradiction entre son devoir de conseiller à l'Empereur une mobilisation immédiate en raison des nouvelles de la situation si dangereuse pour l'Allemagne d'une mobilisation russe, et son souhait « d'empêcher une guerre, qui anéantirait la culture de l'Europe pour les décennies à venir » », comme l'exprimait déjà alors le général v. Moltke avec la vision claire d'un esprit qui entrevoyait l'avenir. Dans cette heure où passait le destin, il n'était pas rempli d'une joyeuse confiance dans la victoire, ni même d'un enthousiasme guerrier, mais d'un souci anxieux de l'avenir de sa patrie, qui se trouvait selon lui devant des conditions politiques et militaires les plus défavorables pensables pour s'engager dans une « terrible guerre », qui « en raison de l'entrée attendue de l'Angleterre, s'accroîtrait en une guerre mondiale, dont personne ne pouvait aujourd'hui percevoir les conséquences catastrophiques pour l'Europe ». Sa tension psychique se résolut le 1re août en un choc nerveux pénible. Quand l'Empereur, l'après-midi de ce jour, après que les ordres avaient été déjà envoyés pour la marche sur l'ouest, en particulier pour l'invasion immédiate du Luxembourg, commanda la grande marche vers l'est, le général d'armée v. Moltke passa à un état d'excitation tout à fait incompréhensible, juste maladif, selon les témoins de la scène. « J'avais l'impression que mon cœur allait se briser », écrit-il lui-même à ce propos (v. Moltke, ibid, p. 22), « [...] Il est impossible de décrire l'humeur dans laquelle je suis rentré à la maison, j'étais comme brisé, et versais des larmes de désespoir ... C'était ma première expérience sérieuse dans cette guerre. Je n'ai pas pu dépasser les impressions de cette expérience. Quelque chose était détruit en moi, que l'on ne pouvait pas reconstruire. La confiance et l'assurance étaient ébranlées ... » Cette excitation psychique eut des conséquences physiques si fortes, que la famille du général d'armée ce soir-là eut des soucis sérieux pour lui, et craignait déjà quelque chose de grave (Communication de v. Dommes, alors colonel).

Les excitations permanentes de ces premiers jours, dès avant le début des opérations proprement dites, avaient fait perdre au général d'armée v. Moltke son équilibre intérieur, et par là fortement secoué son état de santé. Ce changement d'état et de constitution du général d'armée v. Moltke semble ne pas avoir échappé au chef du cabinet militaire, le général de corps d'armée d'infanterie baron v. Lyncker. Dès le 10 août, il adresse au ministre de la guerre de l'époque, le général de division v. Falkenhayn une demande pour savoir si « au cas où Moltke s'effondrait, il devait prendre ses fonctions », ce qui fut confirmé par le général v. Falkenhayn (v. Zwehl, Erich v. Falkenhayn, p. 61). Pendant ce temps-là, le sérieux de l'état du général d'armée v. Moltke resta caché à l'Empereur lui-même. C'est ainsi qu'au moment où l'armée allemande avait à surmonter la plus grande épreuve militaire, se tenait à sa tête un chef d'État-major général qui n'était pas en pleine possession de ses forces ni psychiques ni physiques. Sous l'action du cours heureux du début des opérations, son état parut s'améliorer, même si son tempérament mollement sensible souffrait indiciblement des frayeurs de la guerre. « Quels fleuves de sang ont déjà coulé, », écrivait-il pendant la bataille de la Marne le 7/9 à sa femme, « quelle misère sans nom s'est abattue sur les innombrables innocents, dont la maison et la ferme ont été brûlés et dévastés — je suis parfois dépassé par une frayeur, quand je pense, et je le dois, qu'il me faudrait répondre de toutes ces horreurs, et pourtant je n'ai pu agir autrement que je n'ai fait. »

Aussi humainement poignantes que ces paroles puissent encore être, elles montrent que l'âme du chef d'État-major général allemand n'avait pas la dureté de caractère sans laquelle un chef de guerre ne peut survivre dans la guerre. Au cours des opérations, il devint de plus en plus évident que bien des vertus éminemment respectables du chef d'État-major général formaient des obstacles à son action de chef de guerre. Avant tout, c'était aussi sa profonde humilité intérieure, qui ne laissait pas apparaître une saine assurance. Il n'était que trop porté à valoriser les opinions des autres au-dessus des siennes. C'est ainsi que s'explique en grande partie son besoin d'aide, et son manque d'initiative dans le commandement non seulement des opérations, mais aussi dans les grandes batailles décisives sur la Sambre et la Marne. Le fait que les commandements d'armées restassent sans instructions fondamentales pour la conduite de la bataille de la part de l'État-major général pendant les journées décisives des 6 au 9/9, paraît difficilement compréhensible sans considération pour ces traits de personnalité. Dans sa confiance dans la perspicacité supérieure des commandants d'armée, le général d'armée v. Moltke alla si loin qu'il refusa de s'immiscer dans les ordres des commandements de ces armées, même quand des différences d'opinion ouvertes, que l'on ne pouvait résoudre que par une action du chef d'État-major général, exigeaient une décision, ou quand il se produisit que les commandements d'armées, dans l'ignorance de la situation générale, agissaient à l'encontre des vues de l'État-major général. Quand un de ses collaborateurs, pendant les opérations, lui proposa d'envoyer des officiers de liaison pour vérifier la situation des commandements d'armée, le général d'armée v. Moltke y vit une « méfiance » imméritée vis-à-vis des commandants d'armée (t. I, p. 605).

Cette utilisation exagérée du principe de retenue des échelons supérieurs ne correspondait que trop à sa nature. Il perdit progressivement la force pour agir joyeusement dans une action indépendante. Tandis que la situation tendue à l'extrême exigeait absolument l'intervention pleine de responsabilité et volontariste du chef d'État-major général, son esprit se dépeignait les conséquences redoutables d'une bataille perdue, et ce dans une clarté douloureuse et jusque dans les détails. Quand, au sommet de la lutte, les difficultés et les frictions se firent de plus en plus fortes, les rênes du commandement échappèrent à ses mains paralysées, jusqu'à ce que sous la pression terrible de la responsabilité, des tensions et des crises de la bataille, la volonté de victoire abandonnât l'âme du chef de guerre : À l'heure de la décision pour le destin du peuple allemand, son chef de guerre s'effondra complètement psychologiquement et physiquement.

Il n'y a pas de témoignage plus brillant en faveur de l'armée allemande de 1914 que le fait que, même ainsi, par ces circonstances malheureuses, et malgré la grande supériorité numérique de l'ennemi, la victoire a été arrachée sur l'aile décisive. Si dans les batailles à la frontière, ce furent avant tout l'enthousiasme guerrier et le haut élan moral, ainsi que la volonté passionnée de venir à l'ennemi qui donnèrent à la troupe sa force victorieuse, pendant la bataille de la Marne, après les sacrifices sanglants des premiers chocs puissants contre l'ennemi, et après les fatigues et privations simplement surhumaines de la poursuite qui s'ensuivit pendant des semaines, ce sont d'autres sources de puissance qui rendirent le soldat allemand imbattable : un sentiment du devoir profondément enraciné, une abnégation morale, une volonté tenace de vaincre et un fort sentiment de responsabilité, donnèrent à chacun la force de faire ses preuves même dans situations les plus difficiles !

Le destin de l'armée de 1914, à qui la victoire fut à nouveau arrachée, au milieu des circonstances si émouvantes d'une conquête de haute lutte, juste au moment où elle la voyait acquise avec sûreté dans sa main, et pour laquelle même l'ennemi a eu une haute admiration, est pleine d'un tragique profond et émouvant ! (communication du maréchal Foch commandant la 9e armée pendant la bataille de la Marne, à un collaborateur du Petit Parisien du 7/9/20 sur ses souvenirs de la Marne : « Oh, cette armée de 1914, il faut dire que c'était un outil somptueux : l'Allemagne n'a plus eu par la suite une telle armée ! »). Sur la Marne se sont exercées des forces du destin, dont le sens des actions sera peut-être reconnu seulement par les générations à venir, quand après l'époque de l'histoire mondiale de la formation des États européens modernes aura trouvé sa conclusion et que ses relations et interactions internes auront été découvertes.


L'effet immédiatement perceptible de la retraite allemande a été la réanimation de l'esprit combatif déjà sur le point de s'éteindre non seulement dans les armées alliées, mais aussi dans les peuples anglais et français entiers. Encore avant que la décision de la bataille soit acquise, le général d'armée v. Moltke écrivait le 9/9 avec un pressentiment : « ... L'élan français, qui était sur le point de s'éteindre va se réenflammer puissamment. »

Mais en outre, la retraite allemande de la Marne compromettait fortement la réussite du plan de guerre originel pour la guerre sur deux fronts, qui était construit sur une décision rapide et définitive à l'ouest. La situation était d'autant plus sérieuse que l'échec simultané de l'armée austro-hongroise en Galice apparaissait si lourd qu'il ne pouvait pas être compensé par une nouvelle victoire de l'armée Hindenburg en Prusse Orientale. La question de savoir si le front de l'est pourrait résister dans la durée aux assauts des masses russes qui s'amoncelaient toujours plus fort, sans le soutien de l'ouest, devint brûlante. Mais on ne pouvait plus maintenant escamoter la question de si et quand on pourrait aboutir à une décision définitive en France. La durée de la guerre ne pouvait plus être prévue. Il en découlait de sérieuses questions, non seulement de type militaire, mais aussi politique et économique. L'ensemble de la conduite de la guerre devait être reconstruit sur une toute nouvelle base. Il fallait de lourdes décisions nouvelles pour la guerre sur deux fronts, dans la mesure où l'on devait encore la mener en perspective de la victoire. Il fallait mettre les forces du peuple entier, non seulement celles des combattants, mais aussi celles de la patrie productrice, au service de la défense du pays. Il y avait des questions fondamentales devant lesquelles les nouveaux chefs des opérations allemandes seraient placés. Il dépendrait de leur décision et de la manière de les exécuter, mais avant tout d'une reconnaissance claire de tout le sérieux de la situation, pour savoir si sur la Marne, une opération avait seulement échoué, ou si la guerre avait été perdue.