La Belgique en 1883

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La Belgique en 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 681-692).
LA
BELGIQUE EN 1883

On ne peut penser à la Belgique sans se représenter un pays libre, paisible, prospère, et on ne peut la visiter sans acquérir la conviction que, dans le riche coin de terre qu’arrosent l’Escaut et la Meuse et qui nourrit plus de cinq millions d’habitans sur moins de trois millions d’hectares, vit un peuple aussi heureux qu’il est permis de l’être dans ce bas monde où rien n’est parfait, où les plus pures satisfactions laissent toujours quelque place aux regrets, aux inquiétudes aux ennuis rongeurs. Les Belges ont été favorisés par la destinée comme par la nature, et le bonheur est toujours plus facile pour les petits peuples. Ils ne sont pas condamnés aux dépenses improductives, ils ne sont pas tenus d’être sans cesse en représentation, la partie théâtrale de l’art de gouverner leur est épargnée, on les autorise à vivre comme de petits bourgeois qui proportionnent leur train de maison à leurs ressources. Ils n’ont pas non plus à s’ingérer dans les affaires des autres, et rien n’est plus coûteux que les affaires des autres. Ils laissent aux puissans de la terre le soin de donner au monde une histoire. Quand il s’engage quelque grande partie, ils tirent sagement leur épingle du jeu, se renferment dans une politique d’abstention, rentrent bien vite dans leur coquille. On n’exige d’eux que les vertus qui font les ménages paisibles et bien réglés. On leur pardonne d’être égoïstes, de n’avoir que des amitiés circonspectes et prudentes, qui se gardent bien de s’exposer. Ils ont le droit, comme le chœur antique, d’assister aux catastrophes sans s’émouvoir, de raisonner sur les événemens, de moraliser sur les vainqueurs et les vaincus, en s’écriant : « Malheur à qui s’élève! La paix n’habite que sous les petits toits. »

La Belgique a sur d’autres petits pays un précieux avantage : son bonheur est protégé contre toute atteinte par sa neutralité reconnue de toute l’Europe. A vrai dire, elle se demande depuis quelque temps si ses frontières seront toujours respectées, s’il ne pourrait pas survenir telle occurrence où les belligérans jugeraient plus commode d’emprunter son territoire pour y vider leur querelle. A Bruxelles, comme ailleurs, de vigilans patriotes ont proposé que le gouvernement employât 50 millions à élever dans le bassin de la Meuse des ouvrages de défense capables de tenir en respect tout envahisseur, qu’il vînt de l’est ou du couchant. Jusqu’ici leurs pressantes remontrances ont trouva peu d’écho. On aime à se dire que la neutralité du royaume ayant été toujours respectée, elle le sera toujours, que celui qui prendrait sur lui de la violer se ferait de mauvaises affaires avec l’Europe, qu’il y pensera à deux fois. Loin de redouter les guerres futures et leurs dangers, certains Belges pensent plutôt au profit qu’ils en pourront tirer. Ils se souviennent que quand la production s’est ralentie en Allemagne et en France, la Belgique y a trouvé son compte, que les années qui ont suivi la guerre franco-allemande ont été pour elle un temps de prospérité inouïe et sans égale. Mais les Belges sont trop civilisés, trop humains pour désirer que des ambitieux sans scrupules précipitent l’Europe dans de nouveaux hasards. Il est défendu de souhaiter des malheurs à ses voisins ; le cas échéant, on peut se permettre d’en tirer parti : c’est une façon de s’en consoler.

Si les circonstances ont favorisé les Belges, ils ont contribué eux-mêmes à leur bonheur par leur énergie et la persévérance de leur travail. Personne ne parcourra leur pays, où la population est plus dense que partout ailleurs, sans reconnaître tout ce que l’homme y a su faire pour venir en aide à la nature, tout ce qu’il a fallu de labeur et d’industrie pour exploiter les trésors cachés qu’il renferme en abondance, pour convertir des provinces entières en jardins où pas un pouce de terre n’est perdu. A l’amour des entreprises, les deux races dont se compose la population belge, joignent le bon sens, qui est une grande source de félicité, en nous dégoûtant de l’impossible. Les Flamands ont la lenteur, le flegme, le sens rassis du Hollandais. De leur côté, les Wallons sont des Français du Nord, accoutumés de vieille date à se gouverner eux-mêmes, à qui l’habitude des responsabilités a donné celle de la réflexion. Ils ont comme nous les passions vives, mais ils raisonnent beaucoup avant d’agir; comme nous, ils ont le goût des abstractions, mais ils le corrigent par l’esprit des affaires. Exacts, précis, avisés, ils se défient des viandes creuses et des belles phrases. Ils sont incapables de faire des folies pour l’amour de leur dame ou de leur chimère; mais, quand leur raison est convaincue, ils sont prêts à tous les efforts, rien ne lasse leur patience, ils sacrifient leurs aises à leurs calculs, et les détails vulgaires ne les rebutent point. L’un des caractères de l’homme du XIXe siècle est d’attacher plus d’importance aux petits faits qu’aux grands principes. Les Belges sont à cet égard l’un des peuples les plus modernes de l’Europe. Ils n’inventeront aucun système de métaphysique, et d’Ostende à Namur, de Mons à Verviers, on trouverait difficilement chez eux un astrologue se laissant choir au fond d’un puits.

Le danger pour les petits peuples est de vivre si repliés en eux-mêmes qu’ils finissent par se séquestrer du monde et que leur esprit re rapetisse par degrés, comme leurs ambitions et leurs espérances. Il en est qui sentent le renfermé; ce ne sera jamais le cas de la Belgique. Vivre, c’est recevoir et donner; la Belgique reçoit beaucoup et elle a beaucoup à donner. Ouverte à toutes les idées, à toutes les influences du dehors, elle examine, juge, compare, fait son triage et son choix. Elle a cet avantage d’être un petit pays qui parle une grande langue, et une grande langue est une grande patrie qui vient s’ajouter à la petite. D’autre part, la merveilleuse activité de ses industries diverses, lesquelles débordent sans cesse ses frontières, lui assigne un rang élevé sur tous les marchés de la terre. Produisant beaucoup plus qu’elle ne peut consommer, elle doit chercher des débouchés pour son travail dans les régions les plus lointaines. Aussi est-elle obligée de s’intéresser à tout ce qui arrive dans tous les coins de l’univers. Elle ressemble à ce commerçant dont parlait Jean-Jacques, qu’il suffisait de toucher aux Indes pour le faire crier à Paris.

Quiconque passera quelques jours en pays wallon, dans le bassin de la Sambre et de la Meuse, où les Français trouvent une hospitalité aussi grasse que cordiale et charmante, rapportera une vive impression de ce qu’il aura vu. C’est un spectacle grandiose que de contempler, dans les environs de Charleroi et de Marchienne, toutes ces cheminées fumantes, tous ces énormes villages d’usines qui se prolongent indéfiniment sur les deux côtés d’une route et se rejoignent les uns les autres en enjambant tout un réseau de voies ferrées. Les charbonnages touchent aux laminoirs, les laminoirs aux ateliers de construction. Ainsi que les briques des édifices, les rues sont noires de charbon. Dès la tombée de la nuit, les flammes rouges qui sortent des fours à coke et les flammes violettes qui jaillissent des hauts-fourneaux font croire à de vastes incendies. Comme l’a dit un géographe, si la Flandre est le Manchester du continent, la contrée de Mons et de Charleroi en est le Newcastle et Liège le Birmingham. Ces spectacles ne sont goûtés qu’à demi de ceux qui l’aiment que le repos des champs, les prairies et les troupeaux, ils sont d’un intérêt saisissant pour qui pénètre volontiers dans la caverne de Vulcain, dont les machines à vapeur ont singulièrement facilité la besogne. Ce sont elles qui se chargent d’enfler d’air ses soufflets, de faire retomber en cadence ses lourds marteaux.

Le pays de Charleroi possède cinq grandes manufactures de glaces, d’innombrables verreries qui, sous le couvert des marques anglaises, expédient leurs marchandises jusqu’en Amérique, en Chine, en Australie. Près de là, seize hauts-fourneaux produisent 300,000 tonnes de fonte d’affinage. Les fours à puddler, les laminoirs occupent huit mille ouvriers. A la grande industrie métallurgique viennent se rattacher les fonderies, les fabriques de clous, de boulons, de rivets, de ressorts de voitures, La célèbre usine de Couillet reçoit le minerai de fer, le fond, le travaille, le façonne et le transforme en locomotives. Sur la rive droite de la Meuse, à deux lieues en amont de Liège, une usine plus vaste encore et l’une des plus considérables du monde, s’étend sur un espace de plus de 100 hectares, et l’on s’étonne de voir prospérer un si grand établissement dans un si petit pays. Si le dernier prince-évêque de Liège, que dépouillèrent de ses états la révolution française et Dumouriez, revenait faire un tour dans son palais d’été de Seraing, il aurait peine à le reconnaître. Ces princes-évêques étaient de joyeux souverains, que le souci de la vie à venir ne rendait point indifférens aux choses d’ici-bas et qui aimaient à anticiper sur les délices du paradis. Ils ne retrouveraient plus à Seraing leurs meutes et leurs chenils, leurs immenses écuries, ni le portrait de leurs maîtresses. Mais ils pourraient revoir sur l’un des frontons de leur château une fière sculpture qui représente Proserpine se débattant dans les bras de son ravisseur. Ils pourraient constater aussi que depuis eux la cuisine n’a pas dégénéré, que leurs caves, qui les ont oubliés, continuent à se garnir des vins de Bourgogne les plus exquis.

Ce fut en 1817 qu’un Anglais, John Cockerill, acquit le château de Seraing, terres et dépendances, et y installa les services nécessaires à la construction des machines à vapeur et des machines de filature. La société anonyme qui a repris la succession de ses affaires leur a donné un prodigieux développement. Elle a ses houillères, ses fours à coke, sa fabrique de fer, ses forges et martelages, ses aciéries, ses ateliers de construction Elle emploie 11,000 ouvriers, et les salaires qu’elle paie chaque année s’élèvent à plus de 10 millions de francs. La force motrice produite par ses 337 machines est d’environ 15,000 chevaux. Elle consomme chaque jour 1,400,000 kilogrammes de combustible. Elle a des minières en Espagne comme en Algérie et une flottille de steamers qui lui servent à opérer ses transports. Elle possède à Anvers un chantier où elle peut construire les plus grands navires ou les recevoir en cale sèche. Ce qu’il faut admirer surtout, c’est la tenue de ce bel établissement, l’exacte discipline qu’on y observe. Le sort de l’ouvrier n’y a point été négligé. On a mis à sa disposition des réfectoires d’une irréprochable propreté, un hôpital, une pharmacie, un orphelinat, des caisses d’épargne, de secours et de pensions, des écoles que les incultes sont tenus de fréquenter. Le très habile directeur de Seraing, M. Sadoine, nous disait : « Outre le pain qui nourrit, trois choses sont nécessaires à l’homme, l’air, la lumière et l’ordre. Nous assurons à nos ouvriers la lumière et l’air, et nous les accoutumons à vivre dans l’ordre. »

Ce qui contribue pour une part considérable à la prospérité des industries de la Belgique, ce sont les aptitudes et le caractère de sa classe ouvrière. Assurément les ouvriers belges ont leurs faiblesses, qu’il sera permis de leur reprocher sévèrement le jour où les patrons seront sans défauts. Il en est parmi eux qui aiment à jouir et n’aiment pas à prévoir. Nous avons rencontré dans une importante verrerie de Lodelinsart un incomparable ouvrier, le premier homme du pays dans l’art difficile de souffler un manchon. Ce souffleur de génie est un grand artiste, dont l’adresse égale la vigueur, et qui accomplit des tours de force en se jouant. Il ne tiendrait qu’à lui de gagner jusqu’à deux mille francs par mois, et on assure qu’il n’a pas souvent le sou vaillant; mais il faut pardonner quelque chose au génie.

En général, les ouvriers belges ont de l’esprit de conduite; ils sont intelligens, durs à la fatigue et dociles, raisonnables sans être raisonneurs. Jadis ils se sont laissé séduire par les utopies socialistes. A plusieurs reprises, des émissaires de l’Internationale sont arrivés tout courant de Bruxelles pour les haranguer, les endoctriner. Ils ont fini par se soustraire à cette dangereuse influence; ils ont appris à se défier des belles paroles, des panacées, de la poudre de perlimpinpin, à se tenir en garde contre les énergumènes et les charlatans qui édifient leur fortune politique sur la crédulité des classes travailleuses et souffrantes. Ils ne pensent pas que l’anarchie soit le meilleur moyen d’améliorer leur sort; ils attendent plus de profit des écoles qu’on leur ouvre, de l’instruction qui leur est donnée, de leurs institutions de secours mutuel, de leurs sociétés coopératives pour l’achat des denrées alimentaires. Quand nous avons passé à Charleroi, il y avait des mécontens et des heureux. Tandis que la grève des ouvriers verriers d’Amérique venait d’assurer aux verreries de Lodelinsart et, de Jumet des commandes pour toute une année, les chefs d’asines métallurgiques se voyaient contraints de réduire d’un dixième le salaire de leurs employés. En apprenant cette fâcheuse nouvelle, plus d’un visage s’est allongé; mais on s’est résigné, personne n’a quitté l’ouvrage. On se réserve de prendre sa revanche dans une saison plus propice, au moment des moissons, alors que les bras sont rares et recherchés. L’ouvrier belge est plus philosophe qu’un autre. Nous avons causé au fond d’une houillère avec deux bosseyeurs à demi nus, qui prolongeaient une galerie d’aérage. A la triste clarté de leur lampe, ils taillaient résolument le schiste malgré une chaleur de 30 degrés. L’un d’eux disait avec un demi-sourire : « Il faut se donner bien du mal pour gagner son petit morceau de pain. » L’autre ajouta en se caressant la barbe : « Bah! la vie aura du bon tant qu’il y aura du genièvre. » Il est certain qu’il n’y a rien de mieux que le genièvre pour se nettoyer le gosier en sortant d’un puits de charbonnage, et qu’on trouve presque toujours au fond de son verre un peu d’espérance. Encore ne faut-il pas abuser de ce genre de consolation, et on en abuse souvent.

Si excellent que soit leur outillage, les industriels du Hainaut, de Liège et du Brabant ont fort à faire depuis quelque temps pour tenir tête à la concurrence étrangère, et d’année en année le problème des nouveaux débouchés à trouver les préoccupe davantage. Ils sont placés entre deux grandes nations qui inclinent l’une et l’autre au système protecteur; ils ont surtout beaucoup de peine à lutter contre l’importation allemande. En combinant son nouveau régime douanier, M. de Bismarck s’est peu soucié du consommateur, il n’a eu d’attentions aimables que pour les fabricans de l’empire germanique, lesquels réalisent en Allemagne de si brillans bénéfices qu’ils peuvent déverser au dehors l’excédent de leur production et s’en défaire presque au prix coûtant. Ils gagnent tant chez eux qu’en vendant à l’étranger, ils se contentent de ne rien perdre.

Traqués par les Allemands jusque sur leurs propres marchés, les industriels belges doivent aviser sans cesse à diminuer le prix de revient par l’emploi d’appareils perfectionnés ou par la réduction des frais de transport. Ils souhaitent que le gouvernement leur vienne en aide, mais le moment est mal choisi. L’exploitation des chemins de fer de l’état a mis le trésor public en perte, et le dernier budget se soldait par un déficit. Les uns demandent des dégrèvemens sur les matières premières ; d’autres désirent que le gouvernement prenne des mesures pour créer une marine marchande à vapeur, qui établirait des services réguliers dans toutes les directions et reculerait les frontières du royaume aussi loin qu’atteindrai nt ses services. A son défaut, on voudrait voir se former une société libre de navigation, qui n’emploierait que des Belges et aurait des frets réduits pour les articles lourds. D’autres encore rêvent de s’ouvrir un marché dans leur voisinage en contractant une union douanière avec la Hollande.

L’émancipation de la Belgique a procuré de vives satisfactions à la fierté nationale, le patriotisme y trouva son compte; on était heureux de s’appartenir, mais l’industrie et le commerce souffrirent beaucoup. Le combustible, le fer, les machines, tout se plaçait en Hollande, tout s’en allait dans les ports, dans les grands travaux de l’état, dans les arsenaux, dans les colonies. La création du nouveau royaume mit en péril l’usine de Seraing, porta une profonde atteinte à sa prospérité; John Cockerill avait pour associé le roi Guillaume Ier. Heureusement on est souple, habile autant que laborieux et persévérant. On réussit à sauver la situation, on remplaça les débouchés perdus par d’autres plus lointains, mais aussi avantageux. Cependant, aujourd’hui que les vieux griefs sont oubliés, que l’ardeur des animosités s’est éteinte, on serait bien aise de renouer ; on se plaît à croire que les deux pays, l’un industrieux, entreprenant, l’autre commerçant et banquier, feraient un égal profit en frayant ensemble. Ce beau projet souffre de grandes difficultés. La différence des droits et des tarifs est si considérable entre les deux voisins qu’on est fort embarrassé de trouver les termes d’un accommodement. Chose curieuse, le peuple le plus désireux d’un rapprochement est celui qui réclama jadis son divorce; l’autre en est moins friand. Le Hollandais s’est accoutumé à faire sa cuisine à part, et on assure que, quand il en aurait les moyens, il se garderait de rétablir l’état de choses détruit par la révolution de 1830. Il y avait une fois un mari qui maltraitait sa femme; elle plaida en séparation. Après avoir obtenu gain de cause, elle fut prise de regrets, elle demandait à revenir; il ne voulut pas la reprendre, il se trouvait bien dans sa solitude. La Belgique a deux millions d’habitans de plus que la Hollande, et la Hollande est ombrageuse et n’entend sacrifier à personne ses intérêts. On s’est tout pardonné, les princes se sont rendu visite, on a les meilleurs sentimens les uns pour les autres; mais les circonstances sont plus fortes que les bonnes volontés, et il est à craindre que l’union douanière ne soit pas près de se conclure.

Ce n’est pas seulement au travail assidu de ses agriculteurs et de ses industriels que la Belgique doit sa prospérité; elle a mérité aussi son bonheur par sa sagesse politique, qui l’a préservée jusqu’ici des crises violentes et des révolutions stériles. Un écrivain a pu lui rendre ce témoignage qu’elle a traversé victorieusement le demi-siècle le plus troublé de l’histoire et que ses institutions sont encore debout, plus fortes que le premier jour. Malgré d’inévitables agitations, elle a donné au continent le spectacle d’une monarchie parlementaire fonctionnant avec une merveilleuse sûreté et retrouvant toujours son équilibre. C’est un sentiment d’une espèce toute particulière qu’éprouvent les Belges pour leurs souverains. Leur roi n’est pas pour eux ce qu’est un roi de Prusse pour un vrai Prussien, le représentant du droit divin et l’oint du Seigneur. Il ne leur inspire pas non plus cet enthousiasme quelque peu romantique que l’Anglais ressent pour sa reine. Essentiellement utilitaires, ils ont pour la royauté l’attachement qu’on ne peut manquer d’avoir pour une institution qui rend de sérieux services, et le bien qu’ils lui veulent fait partie du bien qu’ils se veulent à eux-mêmes. — « Sur toutes les parties du monde, a dit un publiciste d’outre-Manche, se sont élevés de nouveaux pays où manquent les traditions, ces sources du respect. Il faut les remplacer artificiellement en fondant des institutions capables de s’attirer l’affection loyale des peuples par leur utilité évidente. Toute peine mérite salaire; cette devise en vaut une autre. Les habitudes familières du commerce ont déteint sur la vie moderne. Dans les salons et dans la rue, comme à la Bourse, on interroge tout, les hommes, les choses, les institutions et on leur dit : « Eh bien ! qu’avez-vous fait depuis notre dernière entrevue? » — Dans les momens de loisir que lui laissent ses affaires, tout Belge fait subir cet interrogatoire à son roi et lui demande en flamand ou en français : « A quoi nous sers-tu? » Le roi peut répondre sans hésiter : « Grâce à moi, votre constitution a aujourd’hui cinquante ans de date; elle est la plus vieille du continent, et, en maintenant l’ordre, je ne vous ai jamais proposé le sacrifice de la moindre de vos libertés.» Cette réponse semble bonne, et voilà pourquoi il y a si peu de républicains en Belgique.

Les Belges ont d’autres obligations à leurs souverains. Comme on sait, Flamands et Wallons ne s’aiment guère et ont beaucoup de peine à s’entendre. Depuis quelque temps surtout, les premiers se plaignent avec amertume qu’on les sacrifie, qu’au mépris de la constitution qui a déclaré que l’emploi du français serait facultatif, on en a fait une langue d’état, seule admise au sénat, dans la chambre des représentans, dans les conseils provinciaux, dans les tribunaux, dans l’armée : « Avant 1830, disent-ils, on accusait la Hollande de se faire la part du lion, de nous imposer sa langue, de nous fournir la plupart de nos fonctionnaires. Qu’avons-nous gagné au change? Les Wallons veulent nous contraindre à parler français et ils accaparent toutes les fonctions publiques. » Les revendications des Flamands pourraient susciter de dangereuses zizanies si l’égale affection qu’ont vouée les deux races à la famille de leurs souverains ne leur servait de trait d’union, ne les soudait l’une avec l’autre. Qu’on renverse la royauté, et un royaume qui se plaint déjà d’être trop petit se divisera peut-être en deux républiques rivales. Mais il n’est pas à craindre qu’on la renverse de sitôt. Les petits pays donnent quelquefois de grands exemples. On a dit qu’il était plus difficile de rencontrer une femme qui n’eût péché qu’une fois qu’une femme qui n’eût pas péché du tout. Ce qui est rare en politique, c’est un peuple qui n’ait fait qu’une révolution, car c’est l’ordinaire que la première en amène une seconde. Les Belges n’en ont fait qu’une, et tout républicain sensé conviendra qu’ils n’ont pas à s’en repentir. Il en est de la Belgique comme de l’usine de Seraing, on y trouve de l’air, de la lumière et de l’ordre.

Ce qui n’est pas commun non plus, c’est une nation où il n’y a que deux partis, et rien n’est plus favorable au bon fonctionnement du régime parlementaire. Dès qu’il y en a trois, on se coalise, et tout devient précaire, les cabinets sont à la merci des accidens et des intrigues, ils sèchent en un jour comme la fleur des champs. La discipline des partis suppose l’esprit de sacrifice, et les Belges ont d’autant plus de mérite à pratiquer cette vertu qu’ils ont un penchant marqué à tirer chacun de son côté. Dans ce pays de forte vie communale, chaque ville ne considère que son bien particulier, ne s’intéresse qu’à ce qui la touche. Pendant le trop court séjour que nous avons fait dans la vallée de la Meuse, que de plaintes n’avons-nous pas entendues contre les Anversois, qui, dit-on, ne se sont jamais gênés pour qui que ce fût! Ils n’admettent pas que personne s’établisse sur la rive gauche de l’Escaut, qui doit rester place nette, et ils apportent trop peu de soin à réexpédier les marchandises qu’on leur envoie. Il en va de même dans toutes les villes du royaume : on y tient peu de compte des doléances du voisin. Heureusement, le Belge a des qualités qui rachètent ses défauts. S’il a les passions vives, il réfléchit beaucoup, et à son égoïsme municipal il joint un singulier talent pour former de grandes associations politiques. Son intérêt l’isole, les idées générales le groupent et l’encadrent. Dès qu’il s’agit d’affaires d’état ou de religion, il devient bête de société.

Les deux groupes entre lesquels se divise la Belgique ont eu jusqu’aujourd’hui la sagesse de se considérer comme des partis de gouvernement et de ne rien proposer dans leurs manifestes qu’ils ne pussent exécuter au lendemain de la victoire. Les libéraux n’ont jamais oublié qu’ils avaient affaire à un pays où la foi est vive et très répandue. On leur a reproché dernièrement d’avoir trop présumé de leurs forces en sécularisant l’école. Mais ils n’ont eu garde d’en fermer brutalement la porte au clergé, ils lui ont accordé une pleine liberté d’y donner l’enseignement religieux, et on ne saurait les accuser d’intolérance. De leur côté, M. Malou et le Journal de Bruxelles n’oublient pas dans quel siècle ils vivent, et ils sont plus conservateurs que dévots. Leur catholicisme est une religion de bonne compagnie. Ils ont su défendre leur indépendance et leur dignité contre les ingérences maladroites des soudards de sacristie, contre les cagots de bas étage, dont l’étroit cerveau ne comprend rien à la politique. Au surplus, si en revenant aux affaires les chefs de l’opposition catholique voulaient recourir à des mesures extrêmes, le roi ne manquerait pas de les arrêter. On a remarqué qu’en Belgique le souverain laisse à ses ministres libéraux la bride sur le cou, mais qu’il est toujours prêt à recommander la modération et la prudence aux catholiques. S’ils devenaient imprudens, Bruxelles s’agiterait aussitôt, et le roi des Belges n’entend pas qu’on trouble la paix dans les rues de sa capitale, qu’on l’oblige à faire la police avec son armée. Il en résulte que les nouveaux cabinets respectent les lois proposées par leurs prédécesseurs et votées par les chambres. On ne réagit pas violemment, on épargne au pays les oscillations trop brusques; on se contente de recourir aux expédiens pour annuler l’effet de dispositions qui déplaisent ou inquiètent. Si les catholiques arrivaient demain au pouvoir, il est à présumer qu’ils laisseraient subsister la loi scolaire, mais qu’ils auraient soin de pourvoir à ce que les subventions fussent réparties entre les écoles neutres et confessionnelles au prorata du nombre d’élèves qui les fréquentent. Ainsi entendue, cette distribution tournerait sûrement à leur profit. Quoique les Belges aient lieu de se déclarer satisfaits de leur condition présente, une sorte de fatalité les condamne à introduire dans leurs institutions des changemens dont il est difficile de calculer les conséquences. Ils sont trop avisés pour ne pas sentir que le système du suffrage restreint peut seul donner une assiette solide à une monarchie parlementaire et qu’il faut renoncer à faire vivre ensemble la royauté et le dogme de la souveraineté du peuple. On doit rendre aux cent mille électeurs censitaires qui ont eu voix au chapitre jusqu’à ce jour la justice que, dans toutes les occasions importantes, ils ont fait preuve d’instinct politique. Les mandataires sur qui se portait leur choix se sont toujours acquittés convenablement de leurs fonctions. On leur reproche cependant de représenter une classe à l’exclusion des autres, de ne prendre à cœur que les intérêts bourgeois. Après avoir loué leurs vertus, un écrivain belge les accusait dernièrement de faire trop peu de chose pour les classes souffrantes, de s’occuper trop d’eux-mêmes, de n’avoir assaini les villes que par peur des épidémies, favorisé l’instruction publique que par peur du clergé, travaillé à la prospérité du pays que pour emplir leurs caisses, encouragé les arts que dans la limite où ils leur servent à embellir leur demeure.

Ces accusations fussent-elles sans fondement, la démocratie, qui envahit tout, oblige la Belgique à compter avec elle. Comme l’écrivait l’autre jour un éminent penseur, M. Edmond Scherer, « la démocratie n’est pas une théorie ni une institution qu’on établit et qu’on renverse, c’est un état de la société sorti de l’histoire des peuples et de la nature des choses, la conséquence d’un développement industriel et intellectuel qui, en donnant aux masses la conscience de leur force, leur a appris en même temps à s’en servir. » Elie est en train de faire le tour du monde, elle passera certainement par Bruxelles. Les catholiques comme les libéraux sentent la nécessité de lui faire des concessions. Les premiers sont disposés à abaisser le cens électoral; les autres appliqueraient volontiers à la chambre des représentans la réforme adoptée pour les assemblées provinciales, en adjoignant aux électeurs censitaires les capacités démontrées par la fonction, par un diplôme ou par un examen public. A cet effet, il faut réviser l’article 47 de la constitution, et on hésite à réviser une charte à laquelle on n’a pas touché depuis cinquante ans. C’est une arche sainte; elle a le prestige des choses qui ont beaucoup vécu et à qui les années ont imprimé leur patine. Aussi bien n’est-il pas aisé de coudre le neuf avec le vieux. Les constitutions raccommodées n’ont jamais bon air: mieux vaut les refaire que d’y mettre des pièces.

Mais depuis peu, il s’est produit dans le parti libéral, autrefois si uni, si compact, une scission qui peut avoir les conséquences les plus graves. Un groupe de progressistes ou de radicaux réfractaires s’est détaché du gros de l’armée, a résolu de faire bande à part. Ces indisciplinés traitent les libéraux modérés de doctrinaires, et les modérés, à leur tour, les traitent d’intransigeans. Les radicaux belges ne sont pas nombreux, mais ils sont remuans et bruyans. On sait qu’en Belgique les partis se serrent de très près, qu’il suffît du déplacement de quelques voix pour mettre un cabinet en minorité. Les radicaux ont déjà failli renverser le ministère libéral. Aux reproches qu’on leur en fait, ils répondent qu’ils ont été trop accommodans, que désormais les principes leur seront plus chers que les hommes, et pour prouver leur attachement aux principes, ils ne demandent pas seulement la révision de l’article 47, ils réclament à cor et à cri le suffrage universel.

Les libéraux modérés sont fermement persuadés que le suffrage universel assurerait à jamais la victoire de l’église et que M. Malou et ses amis en seraient les plus zélés partisans, si ces catholiques discrets ne craignaient de tomber sous la coupe des énergumènes et des fanatiques. Un économiste belge du plus grand mérite. M. de LaveIeye, rappelait tout récemment que Gambetta lui avait dit un jour : « N’adoptez pas chez vous le suffrage universel, il vous livrerait au clergé. » Les radicaux répliquent que ces solennelles prédictions sont de vrais épouvantails à chènevières dont ils ne sont pas les dupes, qu’on a rendu le clergé redoutable par les ménagemens dont on use envers lui, qu’ils se chargent de le mettre à la raison, d’exorciser ce fantôme « en un tour de main. » C’est leur mot, et depuis lors, on les appelle «les politiques du tour de main. »

Tout porte à croire que les radicaux s’abusent. La Belgique n’est pas la France. Chez nous, le paysan fait tout dater de 89 ; c’est pour lui le commencement de l’histoire et de son bonheur. Le paysan belge, à qui les souvenirs d’invasion ne plaisent guère, place volontiers l’âge d’or avant 89, il regrette parfois l’ancien régime, il se représente que, du temps de Marie-Thérèse, l’impôt était moins dur, que le grain se vendait plus cher. Dans beaucoup de nos provinces, les pratiquans sont une exception ; dans les campagnes belges, ce sont les non-pratiquans qu’il serait aisé de compter. Il y a bien paru dans la crise que provoqua la nouvelle loi scolaire. Les évêques avaient résolu d’appliquer les grands moyens. En vain le saint-père leur donna-t-il des conseils de prudence. Ils connaissaient leur pays, ils savaient ce qu’ils pouvaient oser, ils poussèrent hardiment leur pointe. Ils avaient frappé d’anathème l’école neutre, et d’un bout du royaume à l’autre, ils trouvèrent de l’argent pour ouvrir partout des écoles libres. Nombre de parens hésitaient dans leur choix; on les réduisit à leur devoir par la menace du refus des sacremens. Cette campagne a été brillamment conduite; dans beaucoup d’endroits, l’école confessionnelle regorge d’élèves, l’autre est déserte. En France, c’est l’administration civile qui, au grand scandale du clergé, a fait disparaître ce qu’elle appelait le mobilier religieux; chez nos voisins, c’est le bourgmestre qui voudrait garder le crucifix dans l’école neutre, et c’est le prêtre qui l’enlève, en disant au paysan : « Cette école sans Dieu est une caverne ; sous peine de perdre ton âme, tu n’y laisseras entrer ni ton fils ni ta fille. » Le paysan s’est soumis, il tenait à sauver son âme.

Si les intransigeans se donnaient le temps de la réflexion, ils ajourneraient leurs projets, mais ils n’aiment pas à réfléchir, et ils jouent à tout perdre. « C’est un miracle, écrivait M. de Laveleye, que le libéralisme belge n’ait pas encore été submergé par le flot montant des œuvres catholiques. Il n’a dû son salut qu’à deux causes, le mouvement général des idées, qui, jusqu’à présent, lui a été favorable, et l’accord de toutes les nuances du parti libéral, qui a toujours fini par se rétablir. Si cet accord doit cesser, le triomphe du parti clérical est inévitable, et il ne sera pas momentané. Abandonné par ses anciens chefs, les bourgeois doctrinaires, comme il l’a déjà été par l’ancienne noblesse voltairienne, joséphiste et orangiste, ne pouvant, comme en France, s’appuyer sur les masses populaires, n’ayant plus pour adhérens que la partie la plus remuante de la classe moyenne et cette fraction assez restreinte des ouvriers qui sont acquis aux principes socialistes, le parti libéral cessera d’être un parti constitutionnel. Il ne sera plus qu’une minorité factieuse. » Les intransigeans se rendront-ils à ces raisons? La Belgique conservera-t-elle l’avantage de n’avoir que deux partis violens en paroles, modérés dans l’action, ou fera-t-elle l’expérience du désordre qu’apportent dans les affaires l’indiscipline et la politique de fantaisie? Cette grande question tient les esprits en suspens, et le sort du ministère libéral peut en dépendre. Plus d’une fois, il a senti la terre lui manquer sous les pieds, et, leurs alliés de rencontre leur venant en aide, les catholiques se flattent de lui porter avant peu le dernier coup.

On a vu par ce rapide exposé que, si heureuse que soit la Belgique, elle ne laisse pas d’avoir ses inquiétudes, ses tracas. A Bruxelles et ailleurs, il y a des alarmistes qui prédisent qu’une guerre européenne éclatera au printemps prochain et que la neutralité belge courra de terribles hasards. Plus d’un chef d’usine redoute une crise pour son industrie. Les libéraux craignent que les grands politiques du tour de main ne ruinent à jamais les espérances de leur parti. Il faut espérer que ces appréhensions seront démenties par l’événement; mais il est bon de se défier de sa fortune. Les soucis tiennent le bonheur éveillé, et ce n’est pas une félicité enviable que celle des peuples qui dorment. M. Frère-Orban le disait un jour : Gouverner, c’est prévoir.


G. VALBERT.