La Belle Coutelière/06

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Bibliothèque-Charpentier (p. 59-70).


VI


Au commencement du mois de janvier suivant, Kérado reçut l’avis officiel de sa nomination à un grade supérieur et, en même temps, l’ordre de se rendre à Paris dans les bureaux de l’Administration pour y recevoir sa destination. Cet ordre consterna le pauvre Yves, et une tristesse mortelle le retint chez lui tout le jour. Lorsque, la nuit suivante, elle apprit la nouvelle, Reine devint pâle :

— Ah ! voilà le malheur que je sentais venir !

Et, comme Kérado manifestait son intention de refuser cet avancement qui lui coûtait son amour, elle lui dit :

— Je ne veux pas être un obstacle dans ta vie ! Il faut accepter.

Les quelques jours qu’Yves passa encore à Montglat avant son départ furent tristes pour tous deux. Lui, malgré tout, avait des velléités de révolte contre cet avancement intempestif, qu’en d’autres circonstances il eût accueilli avec plaisir. Par moments, la pensée lui venait de le refuser sans en rien dire à Reine ; mais, tantôt après, lui apparaissaient les conséquences de cette détermination : une disgrâce administrative et, très probablement, des difficultés avec sa famille, et il hésitait, avec l’espoir de trouver une combinaison qui les réunirait. Maurette, quoique résignée en apparence, avait la mort dans l’âme, et tout le jour, muette, enfermée dans une situation sans issue, elle ployait sous le coup. Mais lorsque, seuls, tous deux échangeaient leurs pensées désolées, cette jeune fille au grand cœur consolait son amant et l’encourageait en lui suggérant des motifs d’espérance auxquels elle ne croyait guère, en montrant une confiance qu’elle n’avait point dans les événements futurs. Pourtant, la douleur d’une séparation définitive lui était si griève qu’elle cherchait par instants à s’abuser elle-même, et en venait inconsciemment à partager les illusions qu’elle avait fait naître. Alors ils faisaient des projets chimériques de réunion prochaine, bâtissaient des châteaux en Espagne et s’hypnotisaient dans la contemplation idéale d’un vague avenir, où ils seraient l’un à l’autre, pour la vie.

La dernière nuit fut cruelle, entremêlée de pensées attristées, de baisers mouillés de larmes, de regrets amers et de soupirs douloureux exhalés dans les déchirements de la départie. Enfin, lorsqu’au dernier moment il lui fallut s’arracher des bras de Kérado, la pauvre Reine laissa échapper cette plainte suprême :

— Adieu, mon doux ami ! je savais que mon bonheur n’était pas éternel, mais je pensais qu’il durerait plus de huit mois !

— Mon ange ! ma Reine adorée ! espère ! Peut-être, avant peu, pourrai-je te donner une bonne nouvelle !

Elle hocha tristement la tête :

— Yves ! tu sais si je t’aime ! Te retrouver serait le bonheur ! Mais pourtant, souviens-toi que je ne veux pas que plus tard tu regrettes de m’avoir connue !

Et elle s’en alla.

Le jour commençait à poindre. En rentrant, Maurette vit le Tétard derrière sa fenêtre, mais en ce moment que lui importait ! Elle se mit au lit et s’enfouit sous les couvertures.

Sa mère, ne la voyant pas descendre à l’heure habituelle, vint à sa chambre et la crut malade en la voyant pâle, les yeux morts, l’air abattu.

— Pauvrette ! dit-elle en embrassant tendrement son enfant chérie, qu’as-tu donc ?

— Ce n’est rien, mère… ce tantôt je me lèverai.

Lorsque Maurette descendit dans l’après-dînée, elle trouva son père au coin du feu, grelottant la fièvre. Après l’avoir embrassé, elle fut à la fenêtre. C’était un mauvais jour d’hiver, sombre, triste ; temps de gel, avec des restes de neige sur les tuilées des maisons. Dans la rue déserte, les pavés de silex rouge luisaient, et au milieu, la rigole centrale la partageait par une ligne festonnée, blanche de glace. En face, sur le faîteau de la fenêtre mansardée du vieux Gadras, un passereau, les plumes hérissées, se tenait immobile ; et, au rez-de-chaussée, le savetier chantait en tirant le ligneul, comme le sire Grégoire du fabuliste. Dans la boutique du coutelier, au-dessous, Capdefer, muet, forgeait sans relâche, et, alternativement, Reine entendait le ronflement du soufflet, puis le bruit du marteau battant le fer. Alors elle se souvint que le matin, de la fenêtre où il l’épiait, il l’avait vue rentrer furtivement. Mais son profond chagrin et le grand déchirement de cœur qu’elle éprouvait lui rendaient indifférentes les conséquences de cet espionnage. Le front appuyé contre la vitre froide, les yeux fixes, elle suivait en pensée sur une route inconnue la lourde diligence qui emportait Kérado loin d’elle.

— Tu auras froid là, petite ! lui dit sa mère.

Maurette revint, s’enveloppa d’un vieux châle, et se blottit dans un « cantou », c’est-à-dire un coin du foyer, sur une de ces banquettes tressées de jonc qui, en Périgord, garnissent les larges cheminées d’autrefois.

La nuit, elle songea longtemps à son bonheur perdu, et savoura péniblement l’arrière-goût des amertumes de la séparation. Par moments, prise du besoin d’espérer, elle pensait à cette bonne nouvelle dont lui avait parlé Kérado. En se rappelant la gravité de son accent, il semblait à la pauvre désolée que son amant avait voulu faire allusion à une réunion prochaine… et définitive ! Mais, quoiqu’elle s’estimât son égale devant la nature et l’amour, elle ne méconnaissait pas les obstacles que la différence des conditions sociales dressait entre eux, et ne faisait pas de rêves ambitieux. Un bonheur caché l’eût pleinement satisfaite. Elle bornait modestement ses désirs à revoir son bien-aimé Yves, à le retrouver toujours aimant, toujours épris, à être réunis et heureux, toujours… Où ? Comment ? Ceci restait dans le vague du rêve, dans la brume des espoirs indéfinis.

Quelques jours après, le facteur remit à Capdefer, toujours seul maintenant à la boutique, une lettre adressée à Reine. Lui, jaloux, la jeta au fond d’un tiroir de l’établi, se ménageant ainsi en un besoin l’excuse d’un oubli. La pauvre affligée attendait impatiemment cette lettre promise par Kérado. Les premiers jours elle se raisonnait, s’efforçait de se démontrer l’impossibilité de la recevoir si tôt ; mais, au bout d’une semaine, l’inquiétude la prit et des chimères pessimistes l’envahirent. Quatre lettres se suivirent ainsi en trois semaines, toutes interceptées par Capdefer. La malheureuse Reine ne vivait plus. Des pensées douloureuses l’assaillaient et des angoisses terribles la faisaient gémir la nuit. Parfois il lui venait à l’esprit que peut-être Kérado l’avait oubliée… mais, aussitôt, elle repoussait cette idée et se la reprochait comme un manque de foi. Non ! non ! ces yeux francs, ce cœur généreux, cette parole loyale n’avaient pas menti en lui promettant un éternel amour ! Alors, quoi ? Une épouvantable incertitude la torturait, et toujours revenait, comme une pénible obsession, cette terrible interrogation : « Pourquoi n’écrit-il pas ?… Pourquoi ? pourquoi ? » se répétait-elle le jour en tirant son aiguille, et la nuit pendant ses fiévreuses insomnies. Elle cherchait une explication rassurante de ce silence et n’en trouvait aucune de plausible. Son imagination exaltée ne lui en présentait que de funestes : un accident, un malheur imprévu, la maladie… et peut-être la mort !

À Strasbourg, où il avait été envoyé, Kérado se rongeait les poings d’impatience et d’inquiétude. Il ne doutait pas de sa chère Reine, et pourtant, devant son silence obstiné, par instants sa foi fléchissait. Le démon de la jalousie lui soufflait à l’oreille que peut-être il avait un rival. Et alors il se rappelait ces paroles qui attestaient le généreux désintéressement de sa jeune maîtresse : « Je ne veux pas être un obstacle dans ta vie ! » et il les interprétait comme une acceptation résignée d’une séparation sans retour. Mais, à peine cette pensée s’était-elle formulée dans son esprit, qu’il avait honte de l’avoir conçue et la rejetait comme aussi indigne de lui qu’injurieuse pour son amie. Le doute dans lequel il vivait, inquiet et anxieux, lui était si pénible, qu’il songeait aux moyens de se renseigner indirectement. Malheureusement, de ses deux ex-commensaux, l’un, Gaudet, avait été changé de résidence deux mois auparavant, et quant au docteur Miquel, et à Toinette par ricochet, il était brouillé avec eux depuis la scène du dîner. D’un caractère froid et réservé, il ne s’était lié avec personne et n’avait pas d’amis à qui il pût s’adresser confidentiellement, ni de collègue, le poste de Montglat ayant été supprimé ; en sorte qu’il restait dans une incertitude cruelle.

Il en fut tiré quelque temps après par le renvoi d’une cinquième lettre qui lui revint avec la mention : refusée.

« Elle est morte ! » pensa-t-il, en voyant la grossière écriture.

Pendant que les deux amants se désolaient ainsi à des centaines de lieues l’un de l’autre, le père de Reine s’en allait lentement au cimetière : ainsi l’avait pronostiqué le vieux médecin dont Miquel convoitait la clientèle. Et vraiment, les deux femmes n’avaient pas de peine à le croire en voyant le malade s’affaiblir de jour en jour. Ce chagrin, qui s’ajoutait à l’autre, écrasait la pauvre Maurette ; et comme si ce n’eût pas été assez, des ennuis d’argent aggravèrent encore cette situation. Un jour, l’huissier Paulès vint signifier un acte aux fins du remboursement d’une obligation de six cents francs contractée par le père Mauret. D’argent, il n’y en avait guère à la maison : on y vivait au mois le mois, sans faire d’économies ; aussi, dans la tirette du cabinet où la mère serrait l’argent des dépenses courantes, elle compta une vingtaine d’écus… « Comment faire ? » se disait-elle.

Le soir, en soupant, Capdefer parla de la chose, et s’offrit à tirer la famille d’embarras : il avait là-bas, dans son pays, chez le notaire, quelques sous provenant de sa part d’héritage, et il aimait autant, et mieux, les placer sur leur bien, d’autant qu’il travaillait dans la maison…

La Thibalde, heureuse d’être délivrée de ce souci, remercia fort Capdefer et protesta qu’elle se sentirait obligée envers lui toute sa vie. Reine elle-même, malgré sa violente antipathie pour le Tétard, fut obligée, sur l’invitation de sa mère, de lui adresser quelques mots de remerciement. Cela lui coûta beaucoup, et d’autant plus que, en ce temps même, il lui était venu le soupçon que peut-être Capdefer avait supprimé les lettres de Kérado.

Pour s’en éclaircir, le matin où l’ouvrier fut chez le notaire pour la cession de créance des six cents francs, elle guetta le piéton, et au moment où il passa, faisant sa tournée de ville, elle descendit à la boutique et l’appela :

— Vous n’avez pas eu de lettres pour moi dans ces derniers temps ? demanda-t-elle.

L’autre, bien embouché par Capdefer qui lui avait payé force chopines, eut l’air de réfléchir, puis secoua la tête :

— Non… je ne me souviens pas d’en avoir vu…

— Vous en êtes bien sûr ?

— Oui… s’il y en avait eu, je vous les aurais remises à vous même…

Et il s’en alla.

« Tout est bien fini ! » pensa la pauvre Reine avec un gros soupir.

À partir de ce moment elle tomba dans une morne tristesse, qui fut attribuée à la mort de son père, survenue deux jours après. Mais, si elle était affligée comme fille, elle était désespérée comme amante. Malgré sa ferme volonté de ne pas être une pierre d’achoppement dans la carrière de son ami, elle n’avait pu s’empêcher de rêver dans l’avenir un bonheur tranquille et caché, dont l’inexplicable silence de Kérado lui enlevait la consolante espérance, et elle défaillait sous cette dernière cruauté du sort.

Le lendemain de l’enterrement, la mère Maurette se demandait comment elles allaient vivre désormais. Capdefer voudrait-il rester à la boutique ? dans quelles conditions ? Cela la tourmentait. Quant à Reine, absorbée par ses chagrins, elle ne songeait pas à tout cela, et ce fut avec un geste d’insouciance qu’elle accueillit les réflexions inquiètes de sa mère ; tout lui était indifférent maintenant.

À table, le soir, Capdefer, interrogé sur ses intentions, répondit sans nulle hésitation :

— Pensez-vous, bourgeoise, que je vous veuille abandonner dans la peine toutes deux ! Je resterai chez vous comme auparavant.

La veuve trouva cela très beau de la part de l’ouvrier, et, lorsqu’elles furent seules, elle le dit à sa fille :

— Tout de même, c’est tout à fait un brave garçon ! nous sommes bien heureuses de l’avoir.

À quoi Maurette, insensible, répondit par un signe de tête équivoque.

Elle semblait se désintéresser de toutes choses, et portait sur son beau visage une sorte d’impassibilité marmoréenne. Lorsque, le dimanche, elle sortait de l’église en grand deuil, la démarche superbe, les traits figés dans une immobilité digne, la figure pâle, on eût dit une belle statue animée. Le sourire de ses yeux et celui de ses lèvres avaient disparu sous un masque impénétrable, qui cachait un amer désespoir.

— Encore qu’elle soit bien triste, c’est toujours la Belle Coutelière ! disaient les jeunes gens en la voyant descendre les marches du porche.

L’un de ceux-ci, le successeur de Gaudet au bureau de l’enregistrement, s’était follement épris d’elle et faisait des enfantillages auxquels la pauvre affligée ne prenait garde. Il lui causa pourtant, par son audace étourdie, la plus terrible émotion. Comme elle ne sortait plus que le dimanche pour aller à la messe, ce jeune homme lui écrivit une longue lettre, que le facteur, au vu de la provenance, lui remit directement, pour se justifier de l’espèce de suspicion qu’elle lui avait témoignée. Une lettre ! La pauvrette se sauva dans sa chambre, déchira l’enveloppe, ne reconnut pas l’écriture, lut : « Mademoiselle » et courut à la signature… Alors elle porta la main à son cœur, et défaillit. Elle avait cru à une lettre de Kérado.

Lorsqu’un moment après, Maurette rouvrit les yeux, elle descendit et, sans la lire, jeta au feu la prose amoureuse du receveur.

Capdefer fut inquiet au sujet de cette lettre remise en sa présence ; toutefois, il n’en fit rien paraître et garda toujours à l’endroit de Reine son attitude froide et indifférente. Il semblait ne pas la voir et ne lui adressait directement la parole que contraint et forcé par les circonstances. Très attentif d’ailleurs aux affaires de la maison, il travaillait à la boutique comme un nègre, ainsi qu’on dit, et prolongeait souvent les journées bien au-delà de l’heure habituelle. L’argent qu’il recevait de la vente et des repassages, il le remettait tout à la bourgeoise, sans en rien garder pour lui :

— Je n’en ai pas besoin, lui répondit-il, un jour qu’elle lui en faisait l’observation.

Lorsqu’il en était besoin, il prenait un homme pour l’aider et montait à la plaine du Roy faire les travaux de terre de la saison. Il décidait du moment des labours, des semailles, de la taille de la vigne et de tout. Pour le jardin, il y travaillait le dimanche par manière de distraction. Bref, en toutes choses du ménage, des champs, ou du métier, il tenait lieu du père Mauret, et même, il faut le dire, le remplaçait avantageusement, car le défunt, un peu gaudisseur et amateur de la dame de pique, avait plus souvent le gobelet ou les cartes au poing que la bêche à fouir, et passait plus volontiers le dimanche au café Montcazel qu’à son jardin. En un mot, c’était Capdefer qui faisait marcher la maison, vivre les deux femmes et suffisait à tout.

La mère Mauret se contentait fort d’avoir, dans leur malheur, rencontré un garçon aussi honnête et dévoué. Mais il n’en était pas de même de sa fille. Cette situation pesait à Reine ; il lui était extrêmement pénible d’avoir des obligations au Tétard, et son antipathie pour lui s’accroissait en raison de la nécessité où elle était de subir ses bons procédés, qu’elle soupçonnait n’être pas désintéressés de tout point. Parfois il lui venait à l’idée de quitter la maison, de s’en aller au loin ; mais pouvait-elle abandonner sa mère ?

Dans ces dispositions d’esprit, Reine fuyait les occasions de se trouver en présence de Capdefer. C’était une souffrance que de l’avoir en face d’elle à table, et même, étant en haut, de l’entendre aller et venir dans la boutique. Aussi, les beaux jours revenus, elle s’en allait au jardin avec son ouvrage et y passait les après-midi. Là, elle s’entretenait avec ses souvenirs et revivait par la pensée les moments heureux qu’elle y avait passés. Quelquefois ses yeux restaient obstinément fixés sur le bord des rochers d’où son amant avait surgi, la figure et les mains en sang, comme si elle eût cru le voir encore apparaître.

« Ô Yves ! Yves, où es-tu ? » murmurait-elle en baisant la bague où leurs initiales étaient entrelacées.

Lorsque le soleil descendait sous l’horizon, elle quittait, le cœur gros, ce coin libre où elle était seule en tête-à-tête avec la remémorance cruelle, et pourtant chère, de son bonheur perdu, et revenait à la maison. Là elle retrouvait Capdefer, dont la présence odieuse allait bientôt s’imposer plus lourdement encore par de nouveaux services.