La Bible enfin expliquée/Édition Garnier/Esdras

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 30 (p. 254-256).
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ESDRAS.

On demande, si, lorsque les juifs eurent obtenu du conquérant Cofrou, que nous nommons Cyrus, et ensuite de Dara fils d’Histaph, que nous nommons Darius, la permission de rebâtir Jérusalem, Esdras écrivit son livre et le pentateuque ; etc. En caracteres chaldéens ou hébraïques. Ce ne devrait pas être une question. Il ne faut qu’un coup d’oeil pour voir qu’il se servit du caractere chaldéen, qui est encore celui dont tous les juifs se servent. Il est d’ailleurs plus que probable que ces deux tribus, de Juda et de Benjamin, captives vers l’Euphrate, occupées aux emplois les plus vils, mêlerent beaucoup de mots de la langue de leurs maîtres au phénicien corrompu qu’ils parlaient auparavant. C’est ce qui arrive à tous les peuples transplantés. On fait une autre question plus embarrassante. Esdras a-t-il rétabli de mémoire tous les livres saints jusqu’à son temps ? Si nous en croyons toute l’église grecque, mere, sans contredit, de la latine, Esdras a dicté tous les livres saints, pendant quarante jours et quarante nuits de suite, à cinq scribes qui écrivaient continuellement sous lui ; comme il est dit dans le quatrieme livre d’Esdras, adopté par l’église grecque. S’il est vrai qu’Esdras ait en effet parlé pendant quarante fois vingt-quatre heures sans interruption, c’est un grand miracle, Esdras fut certainement inspiré. Mais s’il fut inspiré en parlant, ses cinq secrétaires ne le furent pas en écrivant. Le premier livre dit que la multitude des juifs, qui revint dans la terre promise, se montait à quarante-deux mille trois cents soixante personnes ; et il compte toutes les familles, et le nombre de chaque famille pour plus grande exactitude. Cependant, quand on a additionné le tout, on ne trouve que vingt-neuf mille huit cents dix-huit ames. Il y a loin de ce calcul à celui d’environ trois millions d’hébreux qui s’enfuirent d’égypte, et qui vécurent de la rosée de manne dans le désert. Pour comble, le dénombrement de Néhémie est tout aussi erroné ; et c’est une chose assez extraordinaire de se tromper ainsi, en comptant si scrupuleusement le nombre de chaque famille. Les scribes, qui écrivirent, ne furent donc pas si bien inspirés qu’Esdras, qui dicta pendant neuf cents soixante heures sans reprendre haleine. Les critiques, dont nous avons tant parlé, élevent d’autres objections contre les livres d’Esdras. L’édit de Cyrus, qui permet aux juifs de rebâtir leur temple, ne leur paraît pas vraisemblable. Un roi de Perse, selon eux, n’a jamais pu dire, Adonaï le dieu du ciel m’a donné tous les royaumes de la terre, et m’a commandé de lui bâtir une maison dans Jérusalem, qui est en Judée . C’est précisément, selon eux, comme si le grand-turc disait : st Pierre et st Paul m’ont commandé de leur bâtir une chapelle dans Athenes qui est en Grece. Il n’est pas possible que Cyrus, dont la religion était si différente de celle des juifs, ait reconnu le dieu des juifs pour son dieu dans le préambule d’un édit. Il n’a pu dire : ce dieu m’a ordonné de lui bâtir un temple. Ce qui paraît plus vraisemblable, c’est que les juifs, esclaves chez les babyloniens, ayant trouvé grace devant le conquérant de Babylone, obtinrent, par des présents faits à propos aux grands de la Perse, une permission conçue en termes convenables. Les paroles suivantes de l’édit contredisent les premieres : que tout juif monte à Jérusalem qui est en Judée, et qu’il rebâtisse la maison d’Adonaï dieu d’Israël . Il n’est pas croyable que le nom d’Israël fût connu du conquérant Cyrus. et que tous les juifs habitants des autres lieux assistent ceux qui retourneront à Jérusalem, en or, en argent, en meubles, en bestiaux, outre ce qu’ils offrent volontairement au temple de Dieu, lequel est à Jérusalem.

on voit clairement, par ces paroles, que le petit nombre de juifs, qui revint dans la ville ; voulut être assisté par ceux qui n’y revinrent point. Ils prétextaient un ordre de Cyrus. Il n’est pas naturel que la chancellerie de Babylone ait ordonné à des Juifs de donner de l’or et de l’argent à d’autres Juifs pour les aider à bâtir.

Voici quelque chose de bien plus fort. Le premier livre d’Esdras raconte qu’on retrouva dans Ecbatane un mémoire dans lequel étaient écrits ces mots [ch, v, v. 13, et vi, v. 3 et 4] : a La première année du règne du roi Cyrus, le roi Cyrus a ordonné que la maison de Dieu, qui est à Jérusalem, fût rebâtie pour y offrir des hosties ; qu’il y eût trois rangs de pierres brutes, et trois rangs de bois, etc. »

Si les Juifs avaient le diplôme de Cyrus donné à Babylone, pourquoi en chercher un autre dans Ecbatane? Que veut dire : la première année du règne de Cyrus? Il régna dans Ecbatane avant de prendre Babylone ; il ne pouvait rien ordonner concernant les Juifs esclaves à Babylone, lorsqu’il n’était que roi des Mèdes. Il y a là une contradiction palpable.

De plus, un roi, soit babylonien, soit hyrcanien, ne s’embarrasse guère si un temple juif sera bâti de trois rangs de pierres de taille ou brutes, et s’il y aura par-dessus ces pierres trois rangs de planches. Enfin ce n’est pas là un temple, c’est une très-pauvre et très-mauvaise grange ; et cette mesquinerie grossière ne s’accorde guère avec les cinq mille quatre cents vases d’or et d’argent que Cyrus, roi de Perse, fit rendre aux Juifs dans le premier chapitre. On voit l’esprit juif dans toutes ces exagérations ; son orgueil perce à travers sa misère : et dans cet orgueil, et dans cette misère, les contradictions se glissent en foule.

Esdras fait rendre à ces malheureux cinq mille quatre cents vases dor et d’argent par Cyrus ; et le moment d’après c’est Artaxerce qui les donne. Or, entre le commencement du règne de Cyrus dans Ecbatane, et celui d’Artaxerce à Babylone, on compte environ six vingts ans. Supputez, lecteurs, et jugez.