La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 24

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Michel Lévy frères (p. 251-260).


XXIV

UN RÊVE RÉALISÉ


Quand le spectacle fut terminé :

— Puisque madame de D*** vous abandonne, dit Tancrède, permettez-moi, mesdames, de vous accompagner.

Madame Blandais accepta le bras de Tancrède, avec d’autant plus de confiance qu’elle le croyait un ami intime de cette même madame de D***, devenue un personnage fantastique.

Tancrède reconduisit, dans sa voiture, madame Blandais et sa fille jusque chez elles.

Arrivé là, il fit semblant de les quitter ; mais il prit sa canne de la main gauche, et rentra chez elles invisible, pour savoir ce qu’elles allaient dire de lui.

— Eh bien ! tu avais raison, mon enfant, dit madame Blandais en entrant dans sa chambre, ce jeune homme était chez madame de D***.

— Ah ! maman, si tu savais !… s’écria Clarisse.

Mais elle n’acheva pas.

En face d’elle, elle avait aperçu Tancrède qui lui faisait signe de se taire.

Elle fut déconcertée.

Madame Blaudais, remarquant son agitation, voulut la calmer et dit adroitement :

— Il est fort beau, ce jeune homme, mais je le crois fort bête ; je ne serais pas étonnée qu’il ne fût aimable que comme fantôme. — Qu’en penses-tu, toi ?

— Je lui crois, au contraire, beaucoup d’esprit, répondit Clarisse.

Et puis elle se mit à rire, parce qu’elle pensait que Tancrède était peut-être encore là et qu’il pouvait avoir entendu ce qu’avait dit sa mère.

Cependant cette présence mystérieuse l’inquiétait. Elle n’osait s’éloigner, et ce ne fut que lorsque madame Blandais lui dit : « Va te reposer, mon enfant, tu as l’air souffrant, le spectacle t’a fait mal » — que Clarisse se décida à se retirer chez elle.

Elle embrassa sa mère plus tendrement que jamais, et s’éloigna.

Elle marchait pensive et lentement ; mais, en entrant dans sa chambre, quelle fut sa surprise, son effroi, en apercevant Tancrède assis devant son bureau ! Il avait l’air parfaitement tranquille ; il était établi là comme un frère qui attend sa sœur, un mari qui attend sa femme.

Le premier mouvement de Clarisse fut de s’enfuir et de retourner auprès de sa mère ; mais un regard de Tancrède la retint.

— Ne craignez rien, dit-il d’un ton doucement respectueux ; venez, Clarisse, j’ai à vous parler.

Clarisse restait immobile.

— Venez donc, enfant, avez-vous peur de moi ? depuis le temps que je viens ici tous les jours, vous devriez avoir plus de confiance ; pourquoi cette crainte ? je ne la mérite pas.

L’accent de reproche dont Tancrède dit ces mots affligea la jeune fille. Elle fit quelques pas vers lui, puis elle s’arrêta.

Tancrède fut blessé de tant de défiance.

— Vous ne me comprenez pas, dit-il avec tristesse. Adieu !

Et il prit la canne de sa main gauche. Clarisse ne le voyant plus, enhardie par le regret et l’absence, s’élança vers la place qu’il était censé avoir quittée, et elle se trouva près de lui.

— Quel prodige ! dit-elle… Oh ! que j’ai peur !

— Rassurez-vous, Clarisse, dit Tancrède redevenu visible, je vous expliquerai un jour ce mystère ; maintenant, je ne veux m’occuper que de notre bonheur. Dites-moi, soyez franche : Voulez-vous être ma femme ?

— Moi, monsieur ? dit-elle avec embarras ; mais… je ne vous connais pas…

— Clarisse, vous ne dites pas vrai… c’est mal : me voyez-vous donc aujourd’hui pour la première fois ? méconnaissez-vous votre ange gardien ! ajouta-t-il en souriant.

— Oh ! non, dit-elle, c’est bien vous !

— N’est-ce pas, c’est bien moi que vous aimez ?

— Oui, mais pourtant je ne vous connais pas ; dites-moi qui vous êtes, par quel mystère ?…

— Ne m’interrogez pas, je ne puis vous répondre encore ; demain, Clarisse, je viendrai parler à votre mère ; elle saura que je vous aime, que je veux vous épouser ; mais ne lui dites rien de nous, tout ceci est un secret qu’elle doit ignorer.

— Mais si elle me demande où je vous ai vu ?

— Dans vos rêves ; d’ailleurs ne m’avez-vous pas déjà rencontré chez madame de D*** ? À propos, et ce jeune homme à qui elle voulait vous marier ?

— C’était vous ? s’écria Clarisse.

— Moi ? non. Vous ne le connaissez donc pas ?

— Je ne l’ai jamais vu, je n’ai pas voulu aller chez madame de D*** le jour où il y était.

— Fort bien, reprit Tancrède en riant, je dirai à votre mère que c’était moi.

— Mais, à moi, vous m’expliquerez la vérité ?

— Cela m’est impossible. Ne me demandez pas un secret qui n’est pas le mien, c’est celui d’un de mes amis ; je ne suis pas libre de le confier, même à vous ; je dois me taire.

— Je devine, s’écria Clarisse vivement ; cet ami est le propriétaire de notre maison. Je me rappelle l’avoir vu sourire l’autre jour, quand je l’ai rencontré dans le jardin ; c’est lui qui nous a trahies ; il vous a donné toutes les clefs de notre appartement pour pénétrer chez nous !

Tancrède se mit à rire de cette idée, et, comme Clarisse l’avait adoptée, il la lui laissa. Les personnes qui ont de l’imagination agissent toujours ainsi ; elles fournissent aux autres l’idée qui doit les tromper.

Cependant les doubles clefs n’expliquaient pas ces apparitions et ces disparitions subites qui effrayaient tant Clarisse ; elle insista encore… Tancrède allait se fâcher.

— Vous ne m’aimez pas, dit-il, l’amour n’exige pas tant d’explications…

— Eh bien, dites-moi seulement, est-ce que vous serez toujours là sans que je le sache ?

— Ah ! vous avez déjà peur, madame, reprit Tancrède en plaisantant.

— Ce n’est pas cela, mais j’aime mieux vous voir.

Et Clarisse, en parlant ainsi, attachait sur lui ses beaux yeux avec tant de plaisir, que cela donnait beaucoup de vérité à ses paroles.

Qu’elle était belle alors ! Tancrède, qui affectait une froideur pleine de dignité, ne put résister à ce regard. Il attira Clarisse près de lui et l’embrassa bien tendrement.

— C’est étrange, dit-elle ; il me semble… un jour… j’ai rêvé…

Et puis elle lui demanda naïvement :

— Est-ce la première fois que… ?

— Que je vous embrasse ! non ; mais ne m’interrogez pas. Bonsoir, reposez-vous… dormez bien, vous ne rêverez pas… dormez, à demain ! Adieu, Clarisse, adieu, ma femme.

Et il s’éloigna bien vite, car il avait peur de lui.

Clarisse vit sortir Tancrède par la porte comme un être réel, non plus comme un fantôme. Ses yeux le suivirent avec amour.

Dès qu’elle fut seule, elle se mit à sauter de joie comme un enfant.

— Tout cela est donc vrai ? s’écria-t-elle.

Et la joie enivrait son cœur.

Avant de se coucher, elle regarda encore autour d’elle, dans la chambre, pour voir s’il était tout à fait parti… mais réellement il n’était plus là.

Un mois après il y revint — non plus comme un être invisible, mais comme un mari adoré qu’elle devait voir auprès d’elle toujours.

Madame Blandais fut éblouie de ce brillant mariage, qu’elle attribua au talent de sa fille, et qui n’était dû qu’à la merveilleuse canne de M. de Balzac.

La célébrité n’avait fait valoir que le génie naissant de Clarisse ; la canne bienfaisante avait fait connaître la pureté de sa vie, la simplicité de son cœur, le charme de son caractère. — La canne, bien au contraire, avait réparé le tort que la célébrité lui avait fait — elle avait appris à Tancrède que les âmes qui se conservent pures dans le monde, sont celles qui vivent d’illusions ; et que, si la célébrité est un flambeau qui jette trop d’éclat sur la vie, la poésie du moins est un saint voile qui couvre et préserve le cœur. Bienheureux ceux qui sont poëtes ! bien malheureux qui ne l’est plus !

Tancrède emmena sa jeune femme à Blois, chez sa mère. Clarisse quitta Paris sans regrets ; elle oublia les succès qu’elle y pouvait obtenir ; ses vœux avaient été comblés au delà de ses espérances. À Paris, elle n’était venue chercher que la gloire… elle y avait trouvé le bonheur.

Qu’est devenue la canne ? dira-t-on.


vous allez le savoir :


Elle est retournée aux mains de M. de Balzac, et…


les héritiers boirouge


vont paraître !!



fin