La Case de l’oncle Tom/Ch IV

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Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 25-39).

CHAPITRE IV

Une soirée dans la case de l’oncle Tom[1].


La case de l’oncle Tom, faite de troncs d’arbres à peine dégrossis, était à peu de distance de « la maison ; » le nègre désigne ainsi par excellence la demeure du maître. Sur le devant s’étendait un gentil jardinet, où des soins assidus faisaient croître, chaque été, des fraises, des framboises, et une diversité merveilleuse, vu l’espace, de fruits et de légumes. Toute la façade était tapissée d’un grand bignonia écarlate, et d’un beau rosier multiflore, dont les branches, se croisant et s’enlaçant, laissaient à peine voir la rustique construction. D’éclatantes plantes annuelles, des œillets d’Inde, des pétunias, des belles de jour, orgueil et délices de la tante Chloé, trouvaient aussi un petit coin où déployer leur splendeur.

Mais ne nous arrêtons pas au dehors. Le repas du soir est fini dans la grande maison, et tante Chloé, après avoir présidé aux préparatifs comme « chef, » laissant aux employés subalternes le soin de remettre les choses en ordre et de laver la vaisselle, a regagné son cher petit domaine, pour apprêter le souper de son « vieux[2]. » C’est elle en personne qui là, devant le feu, surveille, avec un intérêt plein d’anxiété, les progrès d’une friture qui frissonne dans la poêle. De temps en temps, elle soulève d’un air réfléchi le couvercle d’un four de campagne, d’où s’échappent des émanations de bon présage. Sa grosse face ronde est si reluisante, qu’on serait tenté de croire qu’elle l’a passée au blanc d’œuf comme ses biscuits. Sous son turban, bigarré et empesé, rayonne une physionomie joviale, trahissant, il faut l’avouer, un peu de cette suffisance naturelle à une cuisinière, réputée et reconnue « chef » dans tous les environs.

Il est vrai que tante Chloé était cuisinière dans l’âme, jusqu’à la moelle des os. Pas un poulet, pas un dindon, pas un canard de la basse-cour, qui ne devint grave à son approche, et de fait sa constante préoccupation, de trousser, farcir, rôtir, était bien de nature à éveiller les terreurs de toute volaille réfléchie. Ses gâteaux de maïs, dans toutes leurs variétés de noms et de formes, demeuraient d’impénétrables mystères pour de moins habiles artistes, et elle riait à se tenir les côtes, en racontant, avec un naïf orgueil, les vains efforts qu’avaient fait telle ou telle de ses compagnes pour atteindre à sa hauteur.

L’attente de convives à la grande maison, le menu des dîners, des soupers, servis dans « le grand genre, » éveillaient toute son énergie ; et rien ne pouvait lui être plus agréable que de voir décharger une pile de malles sous la véranda : c’étaient les précurseurs de nouveaux efforts, de nouveaux triomphes.

Pour le moment, la tante Chloé est absorbée dans sa poêle à frire ; nous l’y laisserons, et achèverons de peindre l’intérieur de la case.

Un lit, recouvert d’une courte-pointe d’un blanc de neige, occupe l’un des coins ; tout auprès s’étend un grand lambeau de tapis, sur lequel trône d’ordinaire tante Chloé, comme dans une région supérieure. Traité avec une considération particulière, et autant que possible interdit aux excursions des petits maraudeurs du logis, ce coin fait salon. À l’autre angle, en face, une couchette plus humble est destinée à l’usage journalier. Sur le manteau de la cheminée des images enluminées représentent des sujets tirés de la Bible ; au milieu brille un portrait de Washington, dessiné et colorié, de manière à étonner ce grand homme, s’il lui eût été donné de se voir ainsi reproduit.

Dans un troisième coin, sur un banc grossier, deux petits garçons, aux cheveux crépus, aux yeux noirs étincelants, aux joues rebondies, surveillent les premières tentatives d’une petite sœur ; tentatives qui consistent, comme toujours, à se dresser laborieusement sur ses petits pieds, à chanceler une seconde, et à retomber à terre ; chaque échec successif étant salué d’éclats de rire, et proclamé un étonnant succès.

Une table, tant soit peu boiteuse, placée en face du feu, recouverte d’une serviette, et garnie de tasses et de soucoupes des plus éclatantes couleurs, annonce qu’on attend compagnie. À cette table est assis l’oncle Tom, la main droite de M. Shelby, et notre héros, dont nous allons essayer de donner un daguerréotype au lecteur.

C’est un homme grand, robuste, bien découplé, à large poitrine, d’un noir de jais, et dont les traits, fortement africains, expriment un grave et ferme bon sens, uni à beaucoup de bienveillance et de bonté. Tout en lui respire le respect de soi-même, et une grande dignité naturelle, qui n’exclut pas une simplicité humble et confiante.

L’oncle Tom est en ce moment tout appliqué à une ardoise sur laquelle il essaie, avec soin et lenteur, de reproduire les lettres de l’alphabet, sous l’inspection du jeune maître Georgie, beau garçon de treize ans, qui semble pénétré de ses graves devoirs d’instituteur.

« Non ; — pas comme cela, oncle Tom ; — pas comme cela ! dit-il avec vivacité, tandis que l’oncle Tom trace laborieusement la queue de son g à l’envers ; cela fait un q, voyez-vous ?

— Ah ! vrai ! répond l’oncle Tom, suivant de l’œil avec une admiration respectueuse les innombrables g et q que griffonne, pour son édification, son jeune professeur. Prenant à son tour le crayon entre ses doigts, gros et lourds, il recommence patiemment.

« Comme petit blanc faire tout bien ! » dit tante Chloé, qui, un morceau de lard au bout de sa fourchette et en train de graisser son gril, s’arrête pour contempler avec orgueil le jeune maître. « C’est lui qui sait écrire ! et lire, donc ! quand il vient ici le soir nous réciter ses leçons, c’est ça qu’est amusant !

— Mais, tante Chloé, j’ai grand faim, dit Georgie ; est-ce que ton gâteau n’est pas bientôt cuit ?

— Presque, massa[3] Georgie ; elle souleva le couvercle et jeta un coup d’œil furtif à son œuvre. Le voilà qui tourne brun ! — d’un beau brun doré ! Ah ! laissez-moi faire, allez — je m’y entends ! Maîtresse a commandé à Sally l’autre jour de faire un gâteau, rien que pour apprendre. Oh ! maîtresse, que je dis, ça n’ira pas ! c’est péché de gâter de bonnes choses ! un gâteau qui lève tout d’un côté — pas plus de forme que ma savate ! — Allez, marchez ! »

Et avec cette exclamation de profond dédain pour l’inexpérience de Sally, la tante Chloé enleva d’une main preste le four de campagne, et exposa aux yeux des regardants un gâteau cuit à point, et que n’eût pas désavoué un maître pâtissier. Une fois ce morceau capital arrivé à bon port, la tante Chloé s’occupa de la partie plus substantielle du souper.

« Allons, Moïse, Pierrot, tirez-vous du chemin, moricauds ! Sauvez-vous aussi, petite Polly, mon bijou ; maman donnera tout à l’heure du bonbon à la petite. — Et vous, massa Georgie, ôtez les livres, et asseyez-vous près de mon vieux, pendant que je dresse les saucisses et que je retourne les beignets. En un clin d’œil vous allez en avoir une bonne assiettée.

— On voulait que je revinsse souper à la maison, dit Georgie ; mais je me doutais de ce qui se brassait par ici, tante Chloé.

— Vous vous en doutiez ?… vrai, bijou ? » Et elle entassa les beignets sur son assiette. « Vous saviez bien que votre bonne tantine vous garderait le meilleur. Ah ! il n’y a pas besoin de vous en dire long, à vous, rusé ! »

Elle accompagna ce discours facétieux d’un coup de coude pour en aiguiser la pointe, et revint au gril avec une nouvelle ardeur.

Quand l’activité dévorante de l’appétit de Georgie fut un peu calmée, il s’écria, en brandissant un large coutelas : « Au tour du gâteau, maintenant !

— Dieu vous bénisse ! massa Georgie, dit la tante Chloé, en lui arrêtant le bras ; vous n’auriez pas le cœur de la couper avec ce grand couteau, pour le massacrer tout en miettes, et gâter sa bonne mine ! Tenez, voilà une vieille lame mince que j’ai repassée tout exprès. Parlez-moi de ça ! Se coupe-t-il net et bien ! — Une pâte levée, légère comme une plume. — À présent, régalez-vous, mon mignon, vous n’en mangerez pas souvent de meilleur.

— Tom Lincoln dit pourtant, reprit Georgie, la bouche pleine, que leur Jinny est meilleure cuisinière que toi, tante Chloé.

— C’est pas grand’chose que ces Lincoln, répliqua tante Chloé, d’un ton méprisant. Je veux dire par comparaison avec notre monde. — De petites gens, assez respectables dans leur genre ; mais pour ce qui est de savoir vivre, ils ne s’en doutent pas. Mettez seulement maître Lincoln à côté de maître Shelby, seigneur bon Dieu ! Et maîtresse Lincoln — c’est pas elle qui entrerait dans un salon comme maîtresse Shelby — avec un grand air, faut voir ! Allez, allez ! ne me parlez pas de vos Lincoln ! » Et la tante Chloé releva la tête, de l’air d’une personne qui sait son monde.

« Je croyais, reprit Georgie, t’avoir entendu dire que Jinny était assez bonne cuisinière ?

— Peut-être bien, pour un petit ordinaire ; pas dit qu’elle ne s’en tire. Elle saura vous faire une bonne fournée de pain, bouillir des pommes de terre à point ; mais, par exemple, ses galettes ne sont pas fameuses ! pas du tout fameuses ! et, quant à la fine pâtisserie, elle n’y entend goutte. Elle fait des pâtés, c’est vrai ; mais quelle croûte ! Je la défie de faire la vraie pâte feuilletée qui lève en montagne au four, et qui fond comme suc dans la bouche. Je suis allée là-bas pour le mariage de miss Mary ; Jinny m’a montré ses pâtés et ses gâteaux de noce. Comme nous sommes amies, je n’ai rien voulu dire ; mais vous pouvez m’en croire, massa Georgie, je fermerais pas l’œil d’une semaine, si j’avais fait pareille fournée. Pas plus de mine que rien du tout, quoi !

— Je suppose que Jinny les croyait exquis ? demanda Georgie.

— Ça ne m’étonnerait pas. Elle les montrait bien, pauvre innocente ! et, voyez-vous, c’est que justement elle n’en sait pas plus long. Où aurait-elle appris, dans une maison pareille ? c’est pas de sa faute. Ah ! massa Georgie, vous ne connaissez pas moitié des privilèges de votre famille et de votre inducation, soupira la tante Chloé, en roulant des yeux.

— Je t’assure, tante Chloé, que je connais à fond mes privilèges de tourtes, de tartes et de pouding. Demande plutôt à Tom Lincoln si je ne chante pas victoire chaque fois que je le rencontre. »

Tante Chloé se rejeta en arrière dans sa chaise, et ravie de l’esprit de son jeune maître, elle rit jusqu’à ce que les larmes coulassent le long de ses joues noires et luisantes. De temps à autre elle détachait à massa Georgie force coups de poing et de coude, s’écriant qu’il eût à s’en aller, qu’il la ferait crever de rire, qu’il la tuerait infailliblement un jour ; chacune de ces sanguinaires prédictions étant accompagnée d’éclats de plus en plus prolongés, Georgie commença réellement à s’alarmer des conséquences de sa verve, et se promit de mettre un frein à ces saillies exorbitantes.

« Vous avez dit ça à Tom, vrai ? — De quoi s’avisent pas ces jeunesses ! Vous lui avez chanté victoire aux oreilles ? Seigneur bon Dieu, massa Georgie, vous feriez rire un hanneton !

— Oui, reprit Georgie, je lui ai dit : « Tom, si vous voyiez seulement les pâtés de tante Chloé ! ce sont là des pâtés ! »

— C’est grand’pitié qu’il n’en voie pas ! reprit tante Chloé, émue de compassion à l’idée des ténèbres où était plongé Tom Lincoln. Vous devriez l’inviter à dîner un de ces jours, mon bijou. Ce serait gentil de vot’part. Vous savez, massa Georgie, qu’il ne faut pas mépriser les autres, ni tirer vanité de ses avantages, vu que nos avantages nous sont donnés d’en haut, et c’est pas chose à oublier, ajouta-t-elle d’un air grave.

— Je compte précisément inviter Tom la semaine prochaine ; tu feras de ton mieux, tante Chloé, pour lui faire ouvrir de grands yeux. Nous le bourrerons si bien qu’il ne s’en relèvera pas d’une quinzaine !

— Oui, oui, s’écria tante Chloé ravie, massa verra ! Seigneur Dieu ! quand je pense à quelques-uns de nos dîners ! Vous rappelez-vous, massa, le grand pâté de volaille que j’avais fait le jour du général Knox ? Moi et maîtresse nous nous sommes quasiment disputées à cause de ce pâté ! Je ne sais pas ce qui passe par l’esprit des dames quelquefois ; mais quand une pauvre créature est affairée à ses fourneaux, qu’elle répond de tout, qu’elle ne sait plus où donner de la tête, c’est juste le moment qu’elles prennent pour venir tourner dans la cuisine et se mêler de ce qui ne les regarde pas ! Maîtresse voulait que je fisse comme ci, puis comme ça : finalement, la moutarde me monta au nez, et je lui dis : « Maîtresse, regardez-moi un peu vos belles mains blanches, et vos beaux longs doigts tout reluisants de bagues, comme mes lis blancs reluisent de rosée ! et voyez à côté mes grosses pattes noires ! vous semble-t-il pas que le bon Dieu m’a créée et mise au monde pour faire de la croûte de pâté, et vous, pour la manger, et rester au salon ?… Dame ! j’étais en colère, et ça me poussait à l’insolence, massa Georgie.

— Et qu’a dit ma mère ?

— Ce qu’elle a dit ? — Elle a comme ri dans ses yeux, — ses beaux, grands yeux ! « Eh bien ! tante Chloé, je crois que vous avez raison ! » Et du même pas la voilà qui s’en retourne à la salle. Elle aurait dû me taper ferme sur la tête pour m’apprendre à être insolente. Mais que voulez-vous, massa Georgie ! impossible de rien faire avec des dames dans ma cuisine.

— Tu ne t’en étais pas moins bien tirée de ce dîner. Je me rappelle que tout le monde le disait.

— Oh ! que oui !… Étais-je pas derrière la porte de la salle à manger ce jour-là, et ai-je pas vu le général passer trois fois son assiette pour ravoir de ce même pâté ? ai-je pas entendu qu’il disait : « Il faut que vous ayez une fameuse cuisinière, madame Shelby ! » Oh ! je ne tenais pas dans ma peau ! C’est qu’aussi le général s’y connaît, dit tante Chloé, se redressant d’un air capable. Un très-bel homme ! d’une des très-premières familles de la Virginie ! Il s’y entend tout aussi bien que moi, le général ! Voyez-vous, massa Georgie, il y a des points capitaux dans un pâté : tout le monde ne sait pas ça, mais le général le sait. Je l’ai bien vu à ses remarques. Il sait quels sont les points capitaux, lui ! »

Massa Georgie en était arrivé à l’impossibilité complète, si rare chez un garçon de son âge, d’avaler une bouchée de plus : se trouvant donc de loisir, il avisa l’amas de têtes crépues et d’yeux avides qui, du coin en face, le regardaient opérer.

« Tiens ! à toi, Moïse ! à toi, Pierrot ! il rompit quelques gros morceaux et les leur jeta. Vous en voulez bien, n’est-ce pas ? Allons, tante Chloé, donne-leur donc de la galette ! »

Georgie et Tom s’établirent à l’aise au coin de la cheminée, tandis que tante Chloé, après avoir tiré du feu un supplément de gâteaux, prit sa petite fille sur son giron, et se mit à remplir alternativement la bouche de l’enfant et la sienne, sans oublier Moïse et Pierrot, qui préférèrent manger leurs parts, tout en se roulant sous la table, en se chatouillant et en tirant de temps à autre les pieds de la petite sœur.

« Voulez-vous finir, mauvais garnements ! dit la mère, leur décochant par ci, par là, un coup de pied, quand le jeu devenait trop intempestif. Ne pouvez-vous donc rester tranquilles une minute devant petit maître blanc ? Finirez-vous ? Prenez garde, ou bien je boutonnerai la culotte d’un cran plus bas, quand massa Georgie sera parti. »

Quel que fut le sens caché sous cette terrible menace, elle produisit fort peu d’effet sur les jeunes délinquants.

« Eh là ! c’est plus fort qu’eux, reprit l’oncle Tom ; ils sont si joueurs, si chatouilleurs, qu’ils ne peuvent pas tenir en place. »

Ici les deux garçons sortirent de dessous la table, et les mains et la figure tout engluées de mélasse, ils livrèrent un vigoureux assaut de baisers à la petite sœur.

« Voulez-vous bien détaler ! dit la mère en repoussant leurs têtes laineuses ; vous allez finir par rester collés tous ensemble, et n’y aura plus moyen de vous détacher. Courez vite à la fontaine. » Elle accompagna cette injonction d’une tape qui résonna bruyamment, mais qui ne fit que tirer de nouveaux rires des petits lutins, comme ils se précipitaient en tumulte au dehors, où leur joie fit explosion.

« En a-t-on jamais vu de si turbulents ? » dit tante Chloé avec complaisance ; et tirant un vieux torchon, mis à part pour les cas extrêmes, elle versa dessus un peu d’eau d’une théière fêlée, et s’évertua à enlever la mélasse des mains et du visage de la petite fille. Quand elle l’eut fourbie jusqu’à la faire reluire, elle la posa sur les genoux de l’oncle Tom, et se mit à débarrasser la table. Polly employa cet intervalle à tirer le nez de papa, à lui égratigner la figure, et à plonger ses petites mains grassouillettes au plus épais de la chevelure crépue de Tom, passe-temps auquel elle semblait prendre un plaisir particulier.

« Est-elle éveillée ! » dit Tom, l’éloignant à la longueur de son bras pour la mieux voir ; il se leva, l’assit sur sa large épaule, et se mit à danser et à gambader avec l’enfant, autour de la chambre, tandis que massa Georgie faisait claquer son mouchoir, et que Moïse et Pierrot, de retour de leur expédition, lui donnaient la chasse en rugissant comme des lions. Si bien que tante Chloé déclara « qu’elle avait la tête tout à fait rompue. » Cette assertion, se renouvelant tous les jours, ne diminua rien de la gaieté et du vacarme, qui ne cessèrent que lorsque chacun eut rugi, cabriolé, sauté à n’en pouvoir plus.

— Eh bien ! j’espère que vous en avez tout votre soûl, dit tante Chloé, en tirant un grossier coffre à roulettes de dessous le lit. Fourrez-vous vite là-dedans, Moïse et Pierrot, car c’est bientôt l’heure de l’assemblée[4].

— Oh ! mère, nous pas vouloir dormir un brin ! vouloir rester pour l’assemblée, c’est ça qu’est curieux ! Nous bien aimer l’assemblée !

— Allons, tante Chloé, remets la machine en place et laisse-les debout, » dit Georgie avec décision, et, d’un coup de pied, il fit rouler le coffre, que tante Chloé, satisfaite d’avoir sauvé les apparences, acheva de rentrer sous le lit. « Au fait, dit-elle, ça ne peut que leur faire du bien. »

Toute la chambre se forma aussitôt en comité, pour délibérer sur les arrangements à prendre en vue de la réunion.

« Où trouver des chaises ? — c’est pas moi qui en sais rien, » opina tante Chloé. Mais comme depuis un temps infini l’assemblée se tenait une fois la semaine chez l’oncle Tom, sans que le nombre des sièges eût augmenté, il était probable qu’on trouverait encore cette fois des expédients.

« L’oncle Paul, li chanter si fort l’aut’fois, que li en avoir cassé les deux pieds de derrière de la vieille chaise, dit Moïse.

— Veux-tu te taire ! c’est bien plutôt toi qui les as arrachés, vaurien !

— Chaise, li tenir tout de même, si campée droit contre le mur, suggéra Moïse.

— Oncle Paul, li pas s’asseoir dessus, reprit Pierrot, parce que li toujours se trémousser si fort en chantant ! L’autre soir, li faillir tomber tout au travers de la case.

— Si, Seigneur bon Dieu ! faut laisser li s’asseoir, reprit Moïse ; li commencer : « Accourez, saints et pécheurs ; écoutez, petits et grands ! » Et patatras ! v’la li parterre ! » Moïse imita avec une rare précision le chant nasillard du vieux, et fit une culbute pour illustrer la catastrophe.

« Voyons ! vous tiendrez-vous décemment, à la fin ? dit tante Chloé. N’avez-vous pas de honte ? »

Cependant massa Georgie ayant ri avec le coupable, et déclaré que Moïse était « un drôle de corps, » l’admonestation maternelle manqua son but.

« Eh vieux ! dépêche donc ! va chercher les barils : roule-les par ici !

— Barils à mère, li jamais manquer, murmura Moïse à Pierrot : tout comme cruche d’huile à la veuve du bon livre[5], tu sais, où massa Georgie lisait l’autre jour.

— Aie ! mais baril li défoncer la semaine dernière, répliqua Pierrot, et eux dégringoler tout au milieu de la prière ! Baril, li manquer cette fois-là ; pas vrai ? »

Pendant cet aparté, deux barils vides avaient été roulés dans la case, et assujettis avec des pierres. Des planches posées dessus en travers, un assortiment de baquets et de seaux renversés, flanqués de quelques chaises boiteuses, complétèrent les préparatifs.

« Massa Georgie lit si bien ! dit tante Chloé ; s’il restait pour faire la lecture ? c’est ça qui serait intéressant ! »

Massa Georgie ne demandait pas mieux. Quel est le garçon qui ne se complaise à ce qui lui donne de l’importance ?

La case s’emplit bientôt d’un assemblage bigarré, depuis le vieillard octogénaire jusqu’à la plus jeune fille et à l’adolescent. Il s’établit un innocent commérage sur divers sujets : « Où donc tante Sally a-t-elle gagné ce beau foulard rouge tout neuf ?

— Bien sûr, maîtresse donnera à Lizie sa robe de mousseline à pois, quand Lizie aura fini la robe de barège à maîtresse. — On assurait que maître Shelby songeait à faire emplette d’un nouveau cheval bai, qui ajouterait encore à la splendeur de la grande maison. »

Un petit nombre de disciples appartenant aux familles voisines, qui leur donnaient permission de venir à l’assemblée, y apportaient aussi leur contingent de nouvelles, et les commentaires sur les dires et faires de chacun circulaient là, tout aussi librement que la même menue monnaie dans de plus hauts cercles.

Enfin, à l’évidente satisfaction de tous, le chant commença. Les voix naturellement belles, les airs sauvages et accentués, produisaient un effet frappant en dépit des intonations nasales des chanteurs. C’était tantôt les paroles des hymnes adoptées dans les églises d’alentour, tantôt des bribes d’invocations bizarres et vagues, recueillies dans les campements religieux. Un des refrains se chantait surtout avec beaucoup d’énergie et d’onction :

Le combat nous conduit aux gloires éternelles,
Ô mon âme, battez des ailes !


Un autre chant favori disait :


Oh ! Je monte là-haut ! accourez avec moi.
Écoutez ! L’ange nous appelle !
Voyez la cité d’or et sa voûte éternelle !


La plupart des hymnes célébraient « les rives du Jourdain, » les « champs de Canaan » et la « Nouvelle-Jérusalem ; » car l’ardente et sensitive imagination du noir s’attache toujours aux expressions pittoresques et animées. Tout en chantant, les uns riaient, les autres pleuraient, applaudissaient, ou échangeaient de joyeuses poignées de main, comme s’ils eussent déjà gagné l’autre bord du fleuve.

Des exhortations, des récits suivaient le chant ou s’y mêlaient. Une vieille à tête blanche, admise au repos depuis longtemps, et fort vénérée comme la chronique du passé, se leva, et, appuyée sur son bâton, dit :

« Enfants ! je suis grandement contente de vous entendre tous, de vous revoir tous encore une fois ; car je ne sais pas quand je partirai pour la cité glorieuse ; mais je me tiens prête, enfants ! comme qui dirait avec mon paquet sous le bras, mon bonnet sur la tête, n’attendant plus que la voiture qui viendra me prendre pour me ramener au pays. Souvent, la nuit, je crois entendre les roues crier, et je me relève et je regarde ! Tenez-vous prêts aussi, vous autres ; car je vous le dis à tous, enfants ! et elle frappa la terre de son bâton : Cette gloire d’en haut est une chose sans pareille, — une grande chose, enfants ! — vous n’en savez rien, vous ne vous en doutez pas… C’est la merveille des merveilles ! » Et la vieille s’assit, inondée de larmes, accablée d’émotion, tandis que tous entonnaient en chœur :

Ô Canaan, terre promise et chère !
Ô Canaan, je vais à toi !


Massa Georgie, à la requête de l’assemblée, lut les derniers chapitres de l’Apocalypse, souvent interrompus par des exclamations : Seigneur, est-il possible ! — Écoutez seulement ! — Pensez-y ! — Bien sûr que c’est proche !

Georgie, garçon intelligent, initié par sa mère aux croyances religieuses, et se voyant le point de mire de l’assemblée, hasardait de temps à autre des commentaires de sa façon, avec un sérieux, une gravité qui lui valaient l’admiration des jeunes et les bénédictions des vieux. On convint d’un commun accord qu’un ministre n’aurait pu mieux dire, et que c’était un garçon prodigieux !

L’oncle Tom passait dans tout le voisinage pour un oracle en matières religieuses. Le sentiment moral qui prédominait fortement en lui, une plus haute portée d’esprit et plus de culture que n’en avaient ses compagnons, le faisaient respecter parmi eux comme une sorte de pasteur : et le style sévère et plein de cœur de ses exhortations aurait pu édifier un auditoire plus choisi ; mais il excellait surtout dans la prière. Rien n’égalait la simplicité touchante, l’ardeur naïve de ses appels à Dieu, entremêlés de paroles de l’Écriture, si profondément entrées dans son âme qu’elles semblaient faire partie de lui, et couler de ses lèvres à son insu. Selon l’expression d’un vieux nègre : « Il priait tout droit en haut. » Ses paroles surexcitaient tellement la piété des auditeurs, qu’elles finissaient par être étouffées sous la foule d’improvisations qu’elles provoquaient de toutes parts.




Tandis que cette scène se passait dans la case de l’oncle Tom, une autre, d’un genre bien différent, avait lieu dans l’habitation du maître.

Le marchand d’esclaves et M. Shelby étaient de nouveau assis dans la salle à manger, devant une table couverte de papiers. Le premier comptait des liasses de billets de banque, et les poussait à mesure vers le marchand, qui les recomptait à son tour.

« C’est juste, dit l’homme ; maintenant, signez-moi cela. »

M. Shelby tira les contrats de vente à lui, et les signa comme un homme qui dépêche une besogne désagréable, puis il les repoussa de l’autre côté de la table avec l’argent. Haley sortit alors de sa valise un parchemin, et, après l’avoir parcouru des yeux, il le tendit à M. Shelby, qui s’en saisit avec un empressement à demi réprimé.

« Eh bien, voilà qui est fait et fini, dit le trafiquant en se levant.

— Oui, fait et fini, reprit M. Shelby d’un ton pensif.

Il respira péniblement, et répéta : fini…

— Vous n’en avez pas l’air charmé, dit le marchand.

— Haley, vous vous rappellerez, j’espère, que vous m’avez promis, sur l’honneur, de ne pas vendre Tom sans savoir dans quelles mains il tombera.

— Vous venez bien de le vendre, vous ?

— Les circonstances, vous le savez trop bien, m’y obligeaient, dit M. Shelby avec hauteur.

— Et elles peuvent m’y obliger aussi, moi, reprit le marchand. C’est égal, je ferai de mon mieux pour trouver une bonne niche à Tom. Quant à le maltraiter, vous n’avez que faire de craindre, Dieu merci, par goût, je ne suis pas cruel. »

L’exposition qu’il avait déjà faite de ses principes d’humanité n’était pas des plus rassurantes ; mais comme le cas ne comportait guère d’autre consolation, M. Shelby laissa partir le marchand en silence, et se mit à fumer solitairement son cigare.




  1. Les titres affectueux d’oncle et de tante se donnent aux noirs qui vivent dans la familiarité de la maison, et qui ont vu grandir les enfants. Leurs camarades les leur donnent aussi par esprit d’imitation.
  2. Cette épithète n’implique pas que Tom soit vieux. C’est, comme en France, une façon de dire amicale.
  3. Diminutif de monsieur, et plus familier que maître.
  4. Meeting, réunion religieuse tenue par les noirs, partout où on leur laisse la liberté de s’assembler, et qu’ils passent en lectures, en prières et en chants.
  5. La Bible.