La Cathédrale (Huysmans)/XVI

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Plon-Nourrit (p. 471-488).
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XVI


Le jour était venu de boucler sa valise et de prendre, en compagnie de l’abbé Plomb, le train.

Durtal s’énerva dans l’attente des heures ; ne tenant plus en place, il sortit pour tuer le temps, mais la pluie qui commençait à tomber le rabattit dans la cathédrale.

Il s’installa, après avoir visité la Madone du Pilier, au fond de la nef, dans un camp de chaises vides et il songea :

Avant de rompre par un voyage le monotone train-train de ma vie à Chartres, ne serait-il pas utile de m’asseoir, ne fût-ce que pendant une minute, en moi-même, et de recenser les acquisitions que j’ai faites avant et depuis mon arrivée dans cette ville ?

Celles de mon âme ? hélas ! elles sont moins des acquisitions que des échanges ; j’ai simplement troqué mes indolences contre des sécheresses et les résultats de cette brocante, je ne les connais que trop ; à quoi bon les énumérer encore ? — celles de mon esprit ? elles me semblent moins affligeantes et plus sûres et je puis en établir un rapide inventaire disposé en trois colonnes : Passé, Présent et Avenir.

Passé. — Alors que je n’y pensais guère, à Paris, Dieu m’a subitement saisi et il m’a ramené vers l’Eglise, en utilisant pour me capter mon amour de l’art, de la mystique, de la liturgie, du plain-chant.

Seulement, durant le travail de cette conversion, je n’ai pu étudier la mystique que dans des livres. je ne la possédais donc qu’en théorie et nullement en pratique ; d’autre part, je n’ai écouté à Paris qu’une musique plane, affadie, délayée dans des gosiers de femmes ou complètement défigurées par des maîtrises : je n’ai assisté dans la majeure partie des églises qu’à des déteintes de cérémonies, qu’à des décomptes d’offices.

Telle était la situation lorsque je suis parti pour la Trappe ; en cet ascétère, je vis alors non plus simplement la mystique, racontée, écrite, formulée en un corps de doctrine, mais bien encore la mystique expérimentale, mise en action, vécue naïvement par des moines. Je pus me certifier que la science de la Perfection de l’âme n’était pas un leurre, que les assertions de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix étaient exactes et il me fut également permis dans ce cloître de me familiariser avec les délices d’un rite authentique et d’un réel plain-chant.

Présent. — A Chartres, je suis passé à de nouveaux exercices, j’ai suivi d’autres pistes. Hanté par l’inégalable splendeur de cette cathédrale, j’ai, sous l’impulsion d’un vicaire très intelligent et très instruit, abordé la symbolique religieuse, commenté cette grande science du Moyen Age qui constitue un dialecte spécial de l’Eglise, qui divulgue par des images, par des signes, ce que la liturgie exprime par des mots.

Pour être plus juste, il conviendrait plutôt de dire, de cette partie de la liturgie qui s’occupe plus spécialement des prières, car l’autre, qui a trait aux formes et aux ordonnances du culte, appartient au symbolisme surtout, car c’est lui qui en est l’âme ; la vérité est que la démarcation des deux sciences n’est pas toujours facile à tracer tant parfois elles se greffent l’une sur l’autre, s’inspirent mutuellement, s’entremêlent, finissent presque par se confondre.

Avenir. —- En me rendant à Solesmes, j’achèverai mon éducation, je verrai et j’entendrai l’expression la plus parfaite de cette liturgie et de ce chant grégorien dont le petit monastère de Notre-Dame de l’Atre n’a pu, à cause même du nombre restreint de ses officiants et de ses voix, que me donner une réduction, très fidèle, il est vrai, mais enfin une réduction.

En y joignant mes études personnelles sur la peinture religieuse, enlevée des sanctuaires et maintenant réunie dans des musées ; en y ajoutant mes remarques sur les diverses cathédrales que j’explorai, j’aurai ainsi parcouru tout le cycle du domaine mystique, extrait l’essence du Moyen Age, réuni en une sorte de gerbe ces tiges séparées, éparses depuis tant de siècles, observé plus à fond l’une d’elles, la symbolique, dont certaines parties sont, à force de les avoir négligées, presque perdues.

La Symbolique ! elle a été l’attrait décidé de ma vie à Chartres ; elle m’a allégé et consolé lorsque je souffrais de me sentir l’âme si importune et si basse. Et il tenta de se la remémorer, de l’embrasser en son ensemble.

Elle jaillissait comme un arbre touffu, dont la racine plongeait dans le sol même de la Bible ; elle y puisait en effet sa substance et en tirait son suc ; le tronc était la symbolique des Ecritures, la préfiguration des Evangiles par l’Ancien Testament ; les branches : les allégories de l’architecture, des couleurs, des gemmes, de la flore, de la faune, les hiéroglyphes des nombres, les emblèmes des objets et des vêtements de l’Eglise ; un petit rameau déterminait les odeurs liturgiques et une brindille, desséchée dès sa naissance et quasi-morte, la danse.

Car la danse religieuse a existé, reprit Durtal ; elle a été, dans l’Antiquité, l’offrande de l’adoration, la dîme des liesses ; David sautant devant l’arche en est une preuve.

Dans les premiers temps du Christianisme, les fidèles et les prêtres se trémoussent pour honorer le Seigneur, croient, en clunagitant, imiter l’allégresse des Bienheureux, la joie de ces Anges que saint Basile nous montre, exécutant des pas dans les redoutes parées du ciel.

L’on en arrive bientôt, ainsi qu’à Tolède, à tolérer des messes dites Mussarabes pendant lesquelles les ouailles gambadent en pleine cathédrale ; mais ces cabrioles ne tardent pas à exclure le caractère pieux qu’on veut bien leur prêter ; elles deviennent un piment pour le ragoût des sens et plusieurs conciles les interdisent.

Au XVIIe siècle, les ballets dévots survivent cependant dans certaines provinces ; on les découvre à Limoges où le curé de Saint-Léonard et ses paroissiens pirouettent dans le chœur de l’église. Au XVIIIe siècle, l’on discerne leurs traces dans le Roussillon. A l’heure actuelle, la danse liturgique persiste encore, mais c’est en Espagne surtout que la tradition de ces saintes fariboles s’est conservée.

Il n’y a pas très longtemps, lors de la fête du Corpus Christi, à Compostelle, la procession était précédée dans les rues par un individu de haute taille qui se démenait en portant un autre homme sur ses épaules. Actuellement encore, à Séville, le jour de la fête du Saint-Sacrement des enfants de chœur se dandinent en une sorte de valse lente et chantent des cantiques devant le maître autel de la cathédrale. Dans d’autres villes, aux fêtes de la Vierge, l’on déroule une sarabande autour de sa statue, l’on entrechoque des bâtons, l’on joue des castagnettes et, pour clore la cérémonie, les assistants font, en guise d’amen, crépiter des pétards.

Mais tout cela est médiocrement intéressant et je me demande, en tout cas, quels sens peuvent bien être attribués à des entrechats et à des ronds de jambes ? je m’imagine difficilement que des farandoles et des boléros puissent feindre des prières ; je me persuade mal que l’on récite des actions de grâces, en pilant du poivre avec ses pieds et en virant une illusoire manivelle de moulin à café avec ses bras.

La vérité est que le symbolisme de la danse est ignoré, qu’aucune règle ne nous est parvenue des acceptions que les anciens lui assignèrent. Au fond, la danse liturgique est une joie grossière des gens du Midi. Bornons-nous donc à la citer pour mémoire, et voilà tout.

Quel a été maintenant, au point de vue pratique, l’influence du symbolisme sur les âmes ?

Et Durtal se répondit : le Moyen Age qui savait que sur cette terre tout est signe, tout est figure, que le visible ne vaut que par ce qu’il recouvre d’invisible, le Moyen Age n’était pas, par conséquent, dupe, comme nous le sommes, des apparences, étudia de très près cette science et il fit d’elle la pourvoyeuse et la servante de la mystique.

Convaincu que le seul but qu’il importait à l’homme de poursuivre, que la seule fin qu’il lui était nécessaire, ici-bas, d’atteindre, c’était d’entrer en relations directes avec le ciel et de devancer la mort, en se versant, en se fondant autant que possible en Dieu, il entraîna les âmes, les soumit à un régime tempéré de cloître, les émonda de leurs préoccupations terrestres, de leurs visées charnelles, les orienta toujours vers les mêmes pensées de renoncement et de pénitence, vers les mêmes idées de justice et d’amour, et, pour les contenir, pour les préserver d’elles-mêmes, il les cerna d’une barrière, mit autour d’elles Dieu en permanence, sous tous les aspects, sous toutes les formes.

Jésus surgit de partout, s’attesta dans la faune, dans la flore, dans les contours des monuments, dans les parures, dans les teintes ; de quelque côté qu’il se tourna, l’homme le vit.

Et il vit aussi, de même qu’en un miroir qui la reflétait, sa propre âme ; il put reconnaître, dans certaines plantes, les qualités qu’il devait acquérir, les vices contre lesquels il lui fallait se défendre.

Puis il eut encore devant les yeux d’autres exemples, car les symbolistes ne se bornèrent point à convertir en des cours de catéchisme des traités de botanique, de minéralogie, d’histoire naturelle, d’autres sciences ; quelques uns, au nombre desquels saint Méliton, finirent par appliquer leur procédé d’interprétation à tout ce qu’ils rencontrèrent ; une cithare se mua pour eux en la poitrine des hommes dévots ; les membres du corps humain se métamorphosèrent en des emblèmes ; ainsi, la tête signifia le Christ ; les cheveux, les Saints ; le nez, la discrétion ; les narines, l’esprit de foi ; l’œil, la contemplation ; la bouche, la tentation ; la salive, la suavité de la vie intérieure ; les oreilles, l’obéissance ; les bras, l’amour de Jésus ; les mains, les œuvres ; les ongles, la perfection des vertus ; les genoux, le sacrement de pénitence ; les jambes, les Apôtres ; les épaules, le joug du Fils ; les mamelles, la doctrine évangélique ; le ventre, l’avarice ; les entrailles, les préceptes mystérieux de Notre Seigneur ; le buste et les reins, les pensées de luxure ; les os, l’endurcissement ; la moelle, la componction ; les cartilages, les membres infirmes de l’Antechrist ; … et ces écrivains étendirent leur mode d’exégèse aux objets les plus usuels, aux outils, aux instruments mêmes qui se trouvaient à la portée de tous.

Ce fut une succession ininterrompue de leçons pieuses. Yves de Chartres nous l’affirme, les prêtres enseignaient la symbolique au peuple et il résulte également des recherches de Dom Pitra, qu’au Moyen Age, l’œuvre de saint Méliton était populaire et connue de tous. Le paysan savait donc que sa charrue était l’image de la croix, que les sillons qu’elle traçait étaient les cœurs labourés des Saints ; il n’ignorait pas que les gerbes étaient les fruits de la contrition ; la farine, la multitude des fidèles ; la grange, le royaume des cieux ; et il en était de même pour bien des métiers ; bref, cette méthode des analogies fut pour chacun une constante invite à se mieux observer et à mieux prier.

Ainsi maniée, la symbolique servit de garde-frein pour enrayer la marche en avant du péché et de levier pour soulever les âmes et les aider à franchir les étapes de la vie mystique.

Sans doute, cette science, traduite dans tant de langues, ne fut accessible que dans ses principales lignes aux masses et parfois quand elle se tréfila dans des esprits chantournés tels que celui du bon Durand de Mende, elle eut l’air d’être décousue, pleine de volte-faces d’acceptions et d’aléas de sens. Il semble alors que le symboliste se complaise à découper avec de petits ciseaux à broder un cil ; mais, en dépit de ces exagérations qu’elle tolérait, en souriant, l’Eglise n’en réussit pas moins, par cette tactique de l’insistance, à sauver les âmes, à pratiquer en grand la culture des Saints.

Puis vint la Renaissance et la symbolique sombra en même temps que l’architecture religieuse.

Plus heureuse que ses vassales, la mystique, proprement dite, a survécu à cette époque de joyeux opprobres, car l’on peut assurer que si elle a franchi cette période sans rien produire, elle a ensuite épanoui dans l’Espagne ses plus magnifiques touffes avec saint Jean de la Croix et sainte Térèse.

Depuis lors, la mystique doctrinale paraît tarie ; mais il n’en est pas de même de la mystique expérimentale qui continue à s’acclimater, à se développer dans les cloîtres.

Quant à la liturgie et au plain-chant, ils ont passé par les phases les plus diverses. Après s’être éparpillée et décomposée dans les bréviaires les plus variés des provinces, la liturgie a été ramenée à l’unité romaine, par les efforts de Dom Guéranger et l’on peut espérer que les Bénédictins finiront aussi par rappeler toutes les églises à la pleine observance du vrai plain-chant.

Celle-ci surtout, soupira Durtal. Il la regardait sa cathédrale, l’aimait davantage encore, maintenant qu’il devait pour quelques jours s’éloigner d’elle ; il essayait, pour mieux graver son souvenir en lui, de la récapituler, de la condenser, et il se disait :

Elle est un résumé du ciel et de la terre ; du ciel dont elle nous montre la phalange serrée des habitants, Prophètes, Patriarches, Anges et Saints éclairant avec leurs corps diaphanes l’intérieur de l’église, chantant la gloire de la Mère et du Fils ; de la terre, car elle prêche la montée de l’âme, l’ascension de l’homme ; elle indique nettement, en effet, aux chrétiens, l’itinéraire de la vie parfaite. Ils doivent, pour comprendre le symbole, entrer par le portail Royal, franchir la nef, le transept, le chœur, les trois degrés successifs de l’ascèse, gagner le haut de la croix, là, où repose, ceinte d’une couronne par les chapelles de l’abside, la tête et le col penché du Christ que simulent l’autel et l’axe infléchi du chœur.

Et ils sont alors arrivés à la voie unitive, tout près de la Vierge qui ne gémit plus, ainsi que dans la scène douloureuse du Calvaire, au pied de l’arbre, mais qui se tient, voilée sous l’apparence de la sacristie, à côté du visage de son Fils, se rapprochant de lui pour le mieux consoler, pour le mieux voir.

Et cette allégorie de la vie mystique, décelée par l’intérieur de la cathédrale, se complète au dehors par l’aspect suppliant de l’édifice. Affolée par la joie de l’union, l’âme, désespérée de vivre, n’aspire plus qu’à s’évader pour toujours de la géhenne de sa chair ; aussi adjure-t-elle l’Epoux avec les bras levés de ses tours, d’avoir pitié d’elle, de venir la chercher, de la prendre par les mains jointes de ses clochers pour l’arracher de terre et l’emmener avec lui, au ciel.

Elle est enfin, cette basilique, la plus magnifique expression de l’art que le Moyen Age nous ait léguée. Sa façade n’a ni l’effrayante majesté de la façade ajourée de Reims, ni la lenteur, ni la tristesse de Notre-Dame de Paris, ni la grâce géante d’Amiens, ni la massive solennité de Bourges ; mais elle révèle une imposante simplicité, une sveltesse, un élan, qu’aucune autre cathédrale ne peut atteindre.

Seule, la nef d’Amiens se lamine, s’écharne, s’effile, se filise, fuse aussi ardemment que la sienne, du sol ; mais le vaisseau d’Amiens est clair, et morne et celui de Chartres est mystérieux et intime et il est, de tous, celui qui évoque le mieux l’idée d’un corps délicat de Sainte, émaciée par les prières, rendue par les jeûnes presque lucide. Puis ses verrières sont sans pareilles, supérieures même à celles de Bourges dont le sanctuaire est cependant fleuri de somptueux bouquets de Déicoles !

— Enfin, sa sculpture du porche Royal est la plus belle, la plus extraterrestre qui ait jamais été façonnée par la main de l’homme.

Elle est encore presque unique, car elle n’a rien de l’aspect douloureux et menaçant de ses grandes sœurs. C’est à peine si quelques démons grimacent aux aguets sur ses portails, pour tourmenter les âmes ; la liste de ses châtiments est courte ; elle se borne à énumérer en quelques statuettes, la variété des peines ; au dedans, la Vierge reste surtout la Vierge de Bethléem, la jeune mère, et Jésus est toujours un peu enfant avec Elle et Il lui obéit lorsqu’Elle l’implore.

Elle avère, du reste, l’ampleur de sa patience, de sa charité, par le symbole de la longueur de sa crypte et de la largeur de sa nef qui surpassent celles des autres basiliques.

Elle est, en somme, la cathédrale mystique, par excellence, celle où la Madone accueille avec le plus de mansuétude les pécheurs.

Voyons, fit Durtal, en consultant sa montre, l’abbé Gévresin doit avoir terminé son déjeuner ; c’est le moment de lui faire mes adieux, avant que de rejoindre l’abbé Plomb à la gare.

Il traversa la cour de l’évêché et sonna chez le prêtre.

— Vous voici sur votre départ, dit Mme Bavoil qui ouvrit la porte et le conduisit près de son maître.

— Mais oui…

— Je vous envie, soupira l’abbé, car vous allez assister à de merveilleux offices et entendre d’admirables chants.

— Je l’espère ; si seulement, cela pouvait me coordonner et me permettre de me retrouver chez moi, dans mon âme, et non plus dans je ne sais quel logis ouvert à tous les vents.

— Elle manque de serrures et de loquets, votre âme, fit Mme Bavoil, en riant.

— Elle est un lieu public où toutes les distractions s’accostent et jasent ; je suis constamment sorti et quand je veux rentrer chez moi, la place est prise.

— Dame, ça se conçoit ; vous n’ignorez pas le proverbe : qui va à la chasse, perd sa place.

— C’est très joli à dire, mais…

— Mais, notre ami, le Seigneur a prévu le cas, lorsqu’à propos de ces diversions qui voltigent dans l’esprit comme des mouches, il a répondu aux plaintes de Jeanne de Matel désolée par ces noises, d’imiter le chasseur dont le carnier n’est jamais vide parce qu’à défaut d’une grosse proie, il s’empare, en chemin, de la petite qu’il rencontre.

— Encore faudrait-il en rencontrer une !

— Vivez en paix, là-bas, dit l’abbé ; ne vous occupez pas d’examiner si, oui ou non, votre domaine est clos et écoutez ce conseil. Vous avez coutume, n’est-ce pas, de débiter des oraisons que vous savez par cœur ; et c’est surtout pendant ce temps que les évagations se produisent ; eh bien, laissez de côté ces oraisons et suivez très régulièrement, dans la chapelle du cloître, les prières des offices. Vous les connaissez moins, vous serez obligé, ne fût-ce que pour bien les comprendre, de les lire avec soin ; vous aurez donc moins de chance de vous désunir.

— Sans doute, répliqua Durtal, mais quand l’on n’a pas dévidé les prières que l’on a pris l’habitude de réciter, il semble que l’on n’a pas prié. Je conviens que ce que j’avance est absurde, mais il n’est point de fidèle qui ne la perçoive cette impression, lorsqu’on lui change le texte de ses patenôtres.

L’abbé sourit.

— Les vraies exorations, reprit-il, sont celles de la liturgie, celles que Dieu nous a enseignées, lui-même, les seules qui se servent d’une langue digne de lui, de sa propre langue. Elles sont complètes et elles sont souveraines, car tous nos désirs, tous nos regrets, toutes nos plaintes sont fixés dans les psaumes. Le Prophète a tout prévu et tout dit ; laissez-le donc parler pour vous et vous prêter ainsi, par son intermédiaire auprès de Dieu, son assistance.

Quant aux suppliques que vous pouvez éprouver le besoin d’adresser à Dieu, en dehors des heures réservées à leur usage, faites-les courtes. Imitez les solitaires de l’Egypte, les Pères du Désert, qui étaient des maîtres en l’art d’orer. Voici ce que déclare à Cassien, le vieil Isaac : priez peu à la fois et souvent, de peur que si vos oraisons ne sont longues, l’Ennemi ne vienne à les troubler. Conformez-vous à ces deux règles, elles vous sauveront des émeutes intimes. Allez donc en paix et n’hésitez pas d’ailleurs, si quelque embarras vous survient, à consulter l’abbé Plomb.

— Hé, notre ami, s’exclama en riant Mme Bavoil, vous pourriez encore enrayer vos dissipations, en usant du moyen qu’employait l’abbesses sainte Aure, pour psalmodier le psautier ; elle s’asseyait dans une chaire dont le dos était percé de cent longs clous et quand elle se sentait s’évaporer, elle s’appuyait fortement les épaules sur leurs pointes ; rien de tel, je vous en réponds, pour rallier les gens et ranimer l’attention qui s’endort…

— Merci bien…

— Autre chose, reprit-elle, cessant de rire, vous devriez différer votre départ de quelques jours, car après-demain se célèbre une fête en l’honneur de la Vierge ; l’on attend des pèlerinages de Paris et l’on portera en procession dans les rues la châsse qui contient le voile de notre Mère.

— Ah ! s’écria Durtal, je n’aime guère les dévotions en commun ; quand Notre-Dame tient ses assises solennelles, je m’absente et j’attends pour la visiter qu’Elle soit seule. Les multitudes bramant des cantiques, avec des yeux qui rampent ou cherchent des épingles à terre sous prétexte d’onction, m’excèdent. Je suis pour les Reines délaissées, pour les églises désertes, pour les chapelles noires. Je suis de l’avis de saint Jean de la Croix qui avoue ne pas aimer les pèlerinages des foules, parce que l’on en revient encore plus distrait qu’on n’y est allé.

Non, ce qu’il me coûte un peu de quitter, en m’éloignant de Chartres, c’est justement ce silence, cette solitude de la cathédrale, ces entretiens dans la nuit de la crypte et le crépuscule de la nef avec la Vierge. Ah ! c’est ici, seulement qu’on est auprès d’Elle et qu’on la voit !

Au fait, reprit-il, après un moment de réflexion, on la voit, dans le sens exact du mot, ou, du moins, l’on peut s’imaginer la voir. S’il est un endroit où je me représente son visage, son attitude, son portrait, en un mot, c’est à Chartres.

— Comment cela ?

— Mais, Monsieur l’abbé, nous ne possédons, en somme, aucun renseignement sérieux sur la physionomie, sur l’allure de notre Mère. Ses traits demeurent donc incertains, exprès j’en suis sûr, afin que chacun puisse la contempler sous l’aspect qui lui plaît le mieux, l’incarner dans l’idéal qu’il rêve.

Tenez, saint Epiphane ; il nous la décrit grande, les yeux olivâtres, les sourcils arqués, très noirs, le nez aquilin, la bouche rose et la peau dorée, c’est une vision d’homme de l’Orient.

Prenez, d’autre part, Marie d’Agréda. Pour elle, la Vierge est élancée, a les cheveux et les sourcils noirs, les yeux tirant sur le vert obscur, le nez droit, les lèvres vermeilles, et le teint brun. Vous reconnaissez là l’idéal de grâce espagnole que concevait cette abbesse.

Consultez enfin la sœur Emmerich. Suivant elle, Marie est blonde, a de grands yeux, le nez assez long, le menton un peu pointu, le teint clair et sa taille n’est pas très élevée. Ici, nous avons affaire à une allemande que ne contente point la beauté brune.

Et l’une et l’autre de ces deux femmes sont des voyantes auquelles la Madone est apparue, empruntant justement la seule forme qui pouvait les séduire, de même qu’Elle se montra, sous un modèle de joliesse fade, le seul qu’elles pouvaient comprendre, à Mélanie de La Salette et à Bernadette de Lourdes.

Eh bien, moi, qui ne suis point un visionnaire et qui dois avoir recours à mon imagination pour me la figurer, il me semble que je l’aperçois dans les contours, dans l’expression même de la cathédrale ; les traits sont un peu brouillés dans le pâle éblouissement de la grande rose qui flamboie derrière sa tête, telle qu’un nimbe. Elle sourit et ses yeux, tout en lumière, ont l’incomparable éclat de ces clairs saphirs qui éclairent l’entrée de la nef. Son corps fluide s’effuse en une robe candide de flammes, rayée de cannelures, côtelée, ainsi que la jupe de la fausse Berthe. Son visage a une blancheur qui se nacre et la chevelure, comme tissée par un rouet de soleil, vole en des fils d’or ; Elle est l’Epouse du Cantique : « Pulchra ut luna, electa ut sol . » La basilique où Elle réside et qui se confond avec Elle, s’illumine de ses grâces ; les gemmes des verrières chantent ses vertus ; les colonnes minces et frêles qui s’élancent d’un jet, des dalles jusques aux combles, décèlent ses aspirations et ses désirs ; le pavé raconte son humilité ; les voûtes qui se réunissent, de même qu’un dais, au-dessus d’Elle, narrent sa charité ; les pierres et les vitres répètent ses antiennes ; et il n’est pas jusqu’à l’aspect belliqueux de quelques détails du sanctuaire, jusqu’à cette tournure chevaleresque rappelant les Croisades, avec les lames d’épées et les boucliers des fenêtres et des roses, le casque des ogives, les cottes de maille du clocher vieux, les treillis de fer de certains carreaux, qui n’évoquent le souvenir du capitule de Prime et de l’antienne de Laudes de son petit office, qui ne traduise le « terribilis ut castrorum acies ordinata », qui ne relate cette privauté qu’Elle possède, quand Elle le veut, d’être « ainsi qu’une armée rangée en bataille, terrible ».

Mais Elle ne le veut pas souvent ici, je crois ; aussi cette cathédrale est-elle surtout le reflet de son inépuisable mansuétude, l’écho de son impartible gloire !

— Ah ! vous, il vous sera beaucoup pardonné, parce que vous L’aurez beaucoup aimée, s’écria Mme Bavoil.

Et, Durtal se levant pour prendre congé, elle l’embrassa affectueusement, maternellement, et dit :

— Nous prierons de toutes nos forces, notre ami, afin que Dieu vous instruise, vous indique votre vocation, vous guide, lui-même, dans la voie que vous devez suivre.

— J’espère, Monsieur l’abbé, que, pendant mon absence, vos rhumatismes vous laisseront un peu de répit, fit Durtal, en serrant la main du vieux prêtre.

— Oh ! il ne faut pas souhaiter de ne plus du tout souffrir, répliqua l’abbé, car il n’est si lourde croix que de n’en point avoir. Aussi, faites comme moi ou plutôt mieux que moi qui geins encore ; prenez gaiement votre parti de vos sécheresses, de vos épreuves. Adieu, que le Seigneur vous bénisse !

— Et que l’Aïeule des Madones de France, que la Dame de Chartres vous protège ! ajouta Mme Bavoil qui, lorsque la porte fut fermée, soupira :

— Certainement, j’aurai bien gros cœur s’il quitte pour jamais notre ville, car il est un peu notre enfant, cet ami-là ; mais ce que je serais tout de même heureuse, s’il devenait un vrai moine !

Et elle se mit soudain à rire.

— Père, fit-elle, est-ce qu’on lui coupera la moustache, s’il entre dans un cloître ?

— N’en doutez pas.

Elle tenta un effort pour se préciser Durtal glabre et elle conclut, en riant :

— J’ai idée que cette rasure ne l’avantagera guère.

— Ces femmes, dit l’abbé, en haussant doucement les épaules.

— Enfin, reprit-elle, que devons-nous augurer de ce voyage ?

— Ce n’est pas à moi qu’il convient de le demander, Madame Bavoil.

— C’est juste ; et elle joignit les mains, murmurant :

Cela dépend de Vous, assistez-le dans sa pénurie, pensez qu’il ne peut rien sans votre aide, bonne Tentatrice, Notre-Dame du Pilier, Vierge de Sous-Terre !