La Cause de la douleur et du plaisir

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DE LA CAUSE


DE LA DOULEUR ET DU PLAISIR[1]




Ces deux grands faits du plaisir et de la douleur qui tiennent tant de place dans la vie humaine et auxquels, comme dit Platon, tout animal mortel est suspendu, après avoir été plus ou moins négligés jusqu’à ces derniers temps par la plupart des psychologues modernes, sont enfin devenus aujourd’hui, en France, comme à l’étranger, l’objet d’une étude plus approfondie et d’analyses moins incomplètes.

Au premier rang des ouvrages récemment publiés sur ce grand sujet du plaisir et de la douleur, il faut placer la Théorie scientifique de la sensibilité par M. Léon Dumont. Philosophe par goût, sans nulle tâche ou attache officielle, esprit libre, curieux et pénétrant, fort au courant de la philosophie anglaise et de la philosophie allemande, auxquelles il fait de nombreux emprunts, partisan zélé et convaincu de la doctrine de l’évolution, déjà M. Dumont s’était fait une place dans le monde philosophique par ses articles dans la Revue scientifique et dans la Revue littéraire, par deux ouvrages, d’une délicate et ingénieuse psychologie, l’un sur les causes du rire, l’autre sur le gracieux, et par une savante étude de la philosophie d’Hæckel qui fait partie de la Bibliothèque philosophique. Mais il n’avait encore rien publié qui fût d’une aussi grande importance philosophique, et plus digne d’un examen approfondi que la Théorie scientifique de la sensibilité. Commençons par dire que ce titre de Théorie scientifique ne nous plaît pas. Est-il donc, en aucune science, une seule théorie qui n’ait pas la prétention d’exprimer les vrais rapports des choses, de tenir compte des faits, c’est-à-dire d’être scientifique ? On ne peut dire une théorie scientifique de la sensibilité, pas plus qu’une théorie scientifique de la chaleur. Mais je m’imagine que, dans la pensée de l’auteur, ce gros pléonasme enferme une critique de ces spiritualistes, de ces philosophes universitaires, qui, suivant lui, ne tiennent pas assez de compte des faits, qui ne procèdent pas d’une manière scientifique, en même temps que l’engagement solennel de ne pas les imiter. Mais qu’il nous semble prompt, si telle est sa pensée, à mettre lui-même cet engagement en oubli ! Dès les premières pages, et en une question qui, plus que toute autre, semble appartenir au domaine de la psychologie expérimentale, il abandonne l’observation pour s’égarer, de gaieté de cœur, dans les hypothèses les plus téméraires et sur les plus escarpés sommets d’une certaine métaphysique. À peine s’est-il proclamé positiviste convaincu et sectateur zélé d’une philosophie qui a la prétention de se renfermer dans l’étude des faits, qu’avec une rare audace il laisse les faits bien loin derrière lui, il abandonne le positivisme lui-même, pour la métaphysique la plus aventurée et la plus dédaigneuse de l’expérience.

Après avoir affirmé en commençant que la vérité absolue est une chimère et que toute vérité est relative, la page d’après, suivant la remarque faite par M. Marion[2], il n’aspire à rien moins qu’à pénétrer d’emblée dans le sein même de l’absolu où il nous faut, non sans peine, tâcher de le suivre. Un des principaux dogmes, on le sait, du positivisme, est l’anéantissement des causes et des substances, et particulièrement de la substance du moi. Pour les positivistes le moi n’est qu’une sorte de fantôme métaphysique, avec lequel ils prétendent en finir pour jamais, en montrant qu’il se résout en une pure collection et succession de phénomènes.

M. Dumont n’hésite pas, ce dont nous lui savons gré, à se séparer du positivisme en ce point fondamental. « Le moi, dit-il, n’est plus conçu par les psychologistes, qui ont maintenu leur science dans le courant des études expérimentales, que comme une somme de sensations successives ou simultanées[3]. » Remarquons d’abord qu’il n’a pas servi grand’chose à ces sages psychologistes de se maintenir, d’une manière si digne d’éloge, dans le courant des études expérimentales, pour aboutir, de l’aveu de M. Dumont, à une erreur qui met en singulier péril tous les fondements de leur édifice. Une substance lui semble, en effet, nécessaire comme à nous, et j’oserais presque dire ici, comme à tout homme de bon sens, pour l’élaboration de la pensée. Elle lui semble nécessaire, à se placer même au seul point de vue de la sensibilité. En effet le plaisir et la douleur, quoique corrélatifs, comme il le dit, à un grand nombre de faits, conservent les caractères d’un état général indivisible et ne paraissent pas se prêter à une semblable analyse. Il aurait pu ajouter que tous les autres phénomènes de l’âme ne paraissent pas s’y prêter davantage.

Mais il n’évite, à ce qu’il semble, une erreur que pour tomber dans une autre qui assurément n’est pas moins grave. Quelle est, en effet, cette substance, ce principe de continuité qui doit servir de lien et d’indispensable support aux phénomènes du moi ? Il n’est autre, suivant M. Dumont, que Dieu lui-même, c’est-à-dire la substance unique, l’être universel. Il ne prend pas garde qu’avec un principe de continuité sans limites, l’individualité ne lui échappe pas moins qu’au sein d’une simple collection et que, s’il est impossible en effet, comme l’a bien dit M. Janet, de concevoir le moi sans une substance, il est tout aussi difficile de concevoir plusieurs moi avec une substance unique.

Nous louerons M. Dumont d’avoir signalé les équivoques des mots de sensation et de sensibilité, dont se plaignait la logique de Port-Royal, et qui abondent encore aujourd’hui dans la langue des psychologues et des physiologistes. Il les a, pour sa part, dissipées en donnant à ce mot ambigu le sens exclusif, sens net et précis, de faculté d’éprouver du plaisir et de la douleur. Ainsi entendus les phénomènes de sensibilité, dégagés de tout élément représentatif, se distinguent profondément de tous les autres phénomènes de conscience, quoique intimement mêlés avec eux ; ainsi seulement n’y aura-t-il plus de confusion des faits de l’intelligence et de ceux de la sensibilité.

Mais il ne faut pas cependant les distinguer de tous ces autres phénomènes, avec lesquels on les a confondus, jusqu’au point de leur dénier, comme le fait M. Dumont, la qualité de phénomènes réels, au même titre que les autres états de conscience. En effet, d’après quelques philosophes allemands, tels que Krug et Christian Weiss, pour lesquels la sensibilité ne serait qu’une faculté d’une réalité inférieure, il prétend que les phénomènes sensibles ne sont que de simples rapports, que des passages d’un fait à un autre. Contre Krug et Christian Weiss, contre M. Dumont, nous persistons à y voir quelque chose de plus.

La sensibilité n’est sans doute qu’un mode de cette activité qui est l’essence même de l’âme, mais il en est de même de l’intelligence et de la volonté ; toutes les facultés, par rapport à cette activité fondamentale, sont secondaires, si l’on veut, mais toutes en vertu de cette commune nature, sont au même rang, toutes n’ont ni plus ni moins de réalité les unes que les autres.

Les phénomènes de sensibilité, dit M. Dumont, ne sont pas des perceptions ou des sensations d’une espèce particulière ; ils se produisent seulement à l’occasion des sensations dont ils ne sont que l’accompagnement ou le retentissement. Telle sensation ou tel fait est agréable ; supposez que la douleur et le plaisir soient un fait s’ajoutant à un autre, il y aurait deux faits dans un seul. Enfin il n’y a que deux directions des phénomènes de conscience, l’une du dedans au dehors, qui est celle des désirs et des volontés, l’autre du dehors au dedans, qui est celle des faits de connaissance ; or comme les phénomènes sensibles ne rentrent ni dans l’une ni dans l’autre, ils ne sauraient être des phénomènes réels. Que sont-ils donc ? rien qu’un passage, un rapport d’un phénomène à un autre, et non un véritable état de conscience.

De toutes ces raisons, pas une ne nous persuade. Sans doute le plaisir et la douleur ne sont pas des perceptions d’une espèce particulière, mais ce n’est pas à dire qu’ils ne soient pas des faits très-réels d’un autre ordre. Il est vrai encore qu’ils ne se produisent jamais à part et isolés au sein de la conscience, mais il en est exactement de même de tous les autres phénomènes de la vie de l’âme qui s’accompagnent tous les uns les autres, qui tous sont complexes. Il n’y a pas une seule volition sans un mode de connaissance, pas plus qu’il n’y a, selon nous, un seul mode d’activité qui ne soit accompagné de sensibilité. S’il est vrai que les plaisirs et les douleurs ne rentrent dans aucune de ces deux directions entre lesquelles, d’après M. Dumont, se partagent tous les faits de conscience, nous en concluons tout au contraire qu’ils constituent une troisième classe de phénomènes dont le caractère propre est précisément de ne pas aller du dedans au dehors, ni du dehors au dedans, mais de ne pas nous faire sortir de nous-mêmes, c’est-à-dire dont le caractère est purement subjectif ou immanent, comme dit Hamilton. D’ailleurs si tout changement, si tout passage d’une manière d être à une autre, si toute comparaison, a pour effet de mettre en saillie, d’aviver le plaisir ou la douleur, nous ne pensons pas cependant qu’il ne puisse y avoir plaisir que là où il y a changement. C’est à tout mode d’activité en lui-même, quand il ne serait suivi d’aucun autre, et non au rapport de deux phénomènes, que la sensibilité est attachée.

Mais voyons à quelle conclusion inattendue est conduit M. Dumont sur la nature même de la science dont le plaisir et la douleur sont l’objet par cette transformation de la sensation affective et un simple rapport. Ce ne sera plus une science de faits proprement dits, comme la physique, la chimie, la physiologie, la sociologie, mais une science d’un ordre plus général, plus abstrait encore, comme la mécanique rationnelle ou la dynamique, ou comme la mathématique (chap. 5, p 83). C’est ainsi qu’en perdant du pied le terrain solide de l’observation psychologique, comment en laissant de côté la conscience de l’unité vivante du moi, il arrive à substituer à l’étude du cœur humain je ne sais quel jeu de forces abstraites, à mettre la sensibilité dans tous les règnes de la nature, non-seulement dans les plantes, mais dans les minéraux, et enfin à imaginer un équilibre absolu du plaisir et de la douleur résultant de l’équilibre des forces au sein de l’univers. La science du plaisir et de la douleur se trouve ainsi tout d’un coup transformée en un problème de mécanique rationnelle.

Nous n’irons pas plus avant sans reprocher aussi à M. Dumont un certain nombre d’expressions, où il semble beaucoup trop se complaire et qui sont empruntées particulièrement à Bain et à Spencer. Ces expressions ne nous déplaisent pas seulement à cause de leur étrangeté, mais à cause du matérialisme qu’elles signifient, si toutefois il fallait les prendre entièrement à la lettre. Nous avons, par exemple, quelque peine à entendre dire, et surtout à comprendre, que le plaisir et la douleur sont des faces subjectives de la composition et de la séparation des forces, ou bien que la sensation est la face subjective du mouvement. Mais, pour M. Dumont, le subjectif n’est que l’objectif retourné, comme aussi l’objectif n’est que le subjectif vu par un autre en face. Cette physique subjective, dans laquelle il place l’étude des sentiments, ne nous semble à nous qu’un singulier abus de langage ou même une contradiction dans les termes. Sensations, plaisirs, douleurs, ne sont, dit-il, que le mouvement vu d’un certain côté, tout comme s’il s’agissait ici d’un verre dont une face est concave et l’autre convexe. Contentons-nous, sans entrer sur ce point dans une discussion qui nous mènerait loin, d’opposer à M. Dumont l’autorité d’Herbert Spencer lui-même qui lui paraîtra sans doute moins suspecte que celle d’un spiritualiste ou d’un philosophe universitaire. « Les oscillations d’une molécule, dit M. Spencer, peuvent-elles être représentées dans la conscience trait pour trait par un choc nerveux et les deux êtres reconnus comme n’étant qu’un ? Aucun effort ne nous rend capables de cette assimilation. Il est plus manifeste que jamais qu’une unité de sensation n’a rien de commun avec une unité de mouvement quand nous les rapprochons l’une de l’autre[4]. » Que devient donc la transformation du subjectif en objectif et de l’objectif en subjectif ? Comment assimiler ces deux unités de sensation et de mouvement qui, selon Spencer lui-même, n’ont absolument rien de commun, avec les deux faces d’un même phénomène ?

Mais ces écarts ne nous empêchent nullement de reconnaître certains mérites de l’ouvrage de M. Dumont, au double point de vue de la science de l’esprit humain, et de son histoire, soit qu’il passe en revue les divers systèmes dont la sensibilité a été l’objet, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, soit qu’il analyse quelques-unes de nos principales émotions. Ici nous aimons, ce qui nous arrive quelquefois, à nous rencontrer avec lui. Dans une revue savante et dans une ingénieuse, sinon bien rigoureuse, classification des systèmes des anciens et des modernes sur la sensibilité, il nous fait connaître pour la première fois, ou bien il tire de l’oubli, plusieurs auteurs étrangers, et même français, qui méritaient de ne pas demeurer inconnus. Il partage ces systèmes entre quatre grandes classes. Dans la première, qui nous semble la plus artificielle des quatre, il place les théories de ceux qui, à l’exemple d’Épicure, auraient fait dépendre uniquement du désir et de la volonté le plaisir et la douleur. Selon ces philosophes, le plaisir serait tout entier dans la suppression de l’obstacle à l’accomplissement du désir, le plaisir serait purement négatif tandis que la peine seule est positive. Le grand précepte de cette école ne sera donc pas de chercher le plaisir, mais d’éviter la douleur. M. Dumont croit apercevoir les traces et les suites de cette sombre et mélancolique doctrine, non-seulement dans Épicure et son école, où, suivant nous, elle n’apparaît guère, mais dans un certain nombre d’auteurs modernes, tels que Cardan, Montaigne, Kant et d’autres encore, qui, frappés des misères de la vie humaine, n’ont voulu voir dans le plaisir que la cessation de la douleur. Enfin, ce pessimisme, selon lui, arriverait à son dernier terme dans les modernes Bouddhistes de l’Allemagne, dans Schopenhauer et Hartmann. Nous lui laissons toute la responsabilité de ce rapprochement fort inattendu entre Schopenhauer et Épicure.

Vient ensuite une autre classe de théories qui font dépendre le plaisir et la douleur, non plus du désir et de la volonté, mais de la connaissance et d’un jugement soit sur la perfection des objets extérieurs, soit sur notre propre perfection. Ainsi Wolf rattache le plaisir et la peine à la connaissance confuse de la perfection ou de l’imperfection des objets. À la suite de Wolf, M. Dumont nous cite tout un groupe de penseurs et de théoriciens de l’art qui semblent avoir eu le même sentiment. D’autres, qui forment une subdivision dans cette même classe, ont rattaché la sensibilité à des jugements portés sur nous-mêmes, sur notre propre perfection, et non sur les qualités des objets extérieurs. L’auteur donne à cette théorie le nom fort aventuré de théorie cartésienne, parce qu’il est arrivé à Descartes, dans ses lettres à la princesse Elisabeth, plutôt à notre avis, avec une intention morale, que pour établir un système, de faire dépendre notre contentement du témoignage intérieur que nous avons quelque perfection.

De ces deux classes de systèmes, évidemment incomplets et insuffisants, il passe à d’autres moins superficiels, ou moins exclusifs, qui font dériver le plaisir et la douleur, non plus seulement de telle ou telle faculté, de tel ou tel jugement, mais de l’exercice de toutes nos facultés, de tous les modes de notre activité, de la conscience même, comme dit M. Dumont, des actes et des mouvements dont notre organisme intellectuel ou vital est le théâtre, abstraction faite de tout jugement sur le rapport de ces faits avec un idéal quelconque. Mais à quelles conditions l’exercice de nos facultés s’accompagne-t-il de plaisir ou de douleur ? Suivant la réponse à cette question il distingue encore ici deux grandes subdivisions de systèmes dont les différences ne sont peut-être pas aussi tranchées, comme nous le verrons, qu’il a l’air de le croire. Il distingue ceux qui ne tiennent compte que de la qualité et ceux qui ne considèrent que la quantité de cette activité. Les premiers sont absolutistes, selon l’expression de M. Dumont, parce qu’ils supposent un type de l’espèce, parfait, normal, et n’admettent d’autre source de plaisir que l’exercice régulier de l’activité conformément à ce type ; il appelle les seconds relativistes, parce qu’ils font dériver le plaisir de tout accroissement de force, sans nul égard au rapport avec un type quelconque de perfection de l’espèce.

M. Dumont range tout naturellement son système dans ce dernier groupe, qui est celui des penseurs auxquels, selon lui, il a été donné de rencontrer le vrai sur cette question. Qu’il me soit permis d’ajouter qu’il veut bien nous placer, fort honorablement d’ailleurs, dans le groupe précédent, celui des absolutistes, en raison de notre petit ouvrage sur le Plaisir et la douleur[5]. J’aurais grandement tort de me plaindre de la place où il veut bien me mettre, puisque je m’y trouve en excellente compagnie, avec Platon et Aristote, parmi les anciens, avec Jouffroy, avec Hamilton, parmi nos contemporains. D’ailleurs il veut bien dire de cette théorie, que je n’aurai pas, certes, la fatuité d’appeler la mienne, qu’elle se rapproche beaucoup de la vérité. En quoi donc, puisqu’elle ne fait que s’en rapprocher, en diffère-t-elle ? Voyons les critiques que lui adresse M. Dumont et les modifications qu’il prétend y introduire. D’abord, en sa qualité d’évolutionniste, il ne veut pas entendre parler de type et d’espèce, ni même de pouvoirs et de facultés, parce que ce sont choses et mots qui font partie du vieux bagage de la terminologie spiritualiste. Par là il se trouve conduit à ne tenir compte que de la quantité toute seule et à exclure la qualité, dans la considération de cette activité qui est la mère du plaisir et de la douleur. Nous soutenons contre M. Dumont, que, même en se plaçant au cœur de la doctrine de l’évolution, on est obligé de faire entrer en compte la qualité, c’est-à-dire d’admettre une activité normale, de même qu’une activité anormale, au regard de chaque être vivant. Même au sein de l’évolution qui emporte tout dans son cours, il y aura toujours un défaut, ou un excédant, ou bien une moyenne d’activité, en rapport avec la nature de chaque être, au moins tel qu’il est actuellement, à tel ou tel degré de transformation, cette nature ne fût-elle que provisoire, et dût-elle changer plus ou moins dans la suite infinie des temps. Supposons en effet un moment, je le veux bien, qu’il n’y ait point d’espèces véritables, rien de fixe et d’essentiel dans la nature humaine et dans tous les êtres vivants, rien qui s’impose comme un type absolu ; toujours est-il qu’il faudra bien tenir compte de la nature spéciale d’un être, quel qu’il soit, et admettre quelque rapport de convenance entre son état actuel et la quantité, la dose, les directions d’activité qui lui sont bonnes ou mauvaises. Il y aura une psychologie de l’homme tel qu’il est, jusqu’à ce qu’il se transforme en quelque autre être d’une nature supérieure, si tant est que jamais, après avoir été un singe, il doive devenir un ange. Maintenons donc, à tous les points de vue, relativiste ou absolutiste, comme dit M. Dumont, l’existence d’une activité, d’une évolution normale au sein de laquelle quantité et qualité sont choses qui ne se séparent pas. Demandons-lui à tout le moins la permission de garder jusqu’à nouvel ordre notre théorie pendant ces milliers d’années qui s’écoulent dans les intervalles de ces évolutions à long terme, qui doivent aboutir un jour à changer les facultés et la nature des êtres. L’évolution, fût-elle entièrement démontrée, ne dispenserait en rien de la vieille méthode psychologique, comme l’a très-bien établi James Sully, un des plus récents et des plus remarquables auteurs de la nouvelle école anglaise[6].

Mais M. Dumont semble de plus en plus perdre de vue cette activité particulière, déterminée, une et indivisible, qui est l’essence même de l’homme, comme de tout être vivant et dont le jeu régulier engendre le plaisir, de même que ses irrégularités, ses excès ou ses défauts engendrent la douleur. Plutôt que d’admettre des espèces, des facultés et une activité normale, il lui plaît d inventer des combinaisons abstraites et d’imaginer je ne sais quel mécanisme rationnel du plaisir et de la douleur. « Il y a plaisir, dit-il, toutes les fois que l’ensemble des forces qui constitue le moi est augmenté, sans que cette augmentation soit assez considérable pour produire un mouvement de dissolution de ces mêmes forces, il y a peine au contraire lorsque cette quantité de forces se trouve diminuée[7]. »

On dirait que nous avons tout à fait quitté le monde de la nature humaine et des êtres vivants pour celui de la mécanique. Que sont ces forces dont l’ensemble, comme il le dit, constitue le moi, ces forces qui s’associent ou se dissolvent ? Dans laquelle placer la conscience du plaisir et de la douleur ? Sans doute il y a des luttes de forces d’où résultent le plaisir et la douleur ; mais dans cette lutte, il y en a nécessairement une qui à la fois intellectuelle, vitale, organique, embrassant et constituant l’homme tout entier, est le sujet unique de tout plaisir, comme aussi de toute peine, selon qu’elle est la plus forte ou la plus faible, selon qu’elle est victorieuse ou vaincue.

Ainsi, abstraction faite de la nature propre des êtres vivants, de leurs espèces et de leurs facultés, M. Dumont attache le plaisir et la peine à toute augmentation et à toute diminution de force, quels que soient, d’ailleurs, le rôle et la nature de ces forces dans le monde, qu’elles soient mécaniques ou organiques. Assurément nous ne restreignons pas à l’homme seul, comme Descartes, le domaine du plaisir et de la douleur. Nous l’étendons à tous les êtres vivants sans exception, même les plus humbles et les plus informes, mais nous ne retendons pas au delà. Où il n’y a pas une activité particulière, déterminée, vivante et consciente, ce qui est pour nous la même chose, n’importe à quel degré, il nous est impossible de concevoir une ombre même du plaisir ou de la douleur. Nous laissons donc M. Dumont, à l’exemple de Campanella, dans le De Sensu rerum, ou bien d’Hartmann, dans sa Philosophie de l’inconscient, animer tout à son aise les pierres et les rochers, ainsi que l’éther qui se meut dans l’espace, et répandre à flots la sensibilité sur la face de l’univers entier.

Il est vrai qu’il entend la conscience d’une façon particulière. Dire que le moi n’a pas conscience d’un phénomène, ce n’est nullement affirmer que ce phénomène n’est pas conscient en lui-même et pour son propre compte. L’inconscience relativement au moi n’est pas, selon M. Dumont, l’inconscience absolue. Avouons, sans nulle honte, ne pas comprendre ce que signifie ce phénomène conscient en lui-même, sans que le moi en ait conscience, à moins qu’on en fasse un être à part, à moins qu’on ne lui donne une âme, un petit moi différent de notre grand moi. Mais quel rapport cette conscience étrangère a-t-elle avec celle qui est nôtre ? N’est-ce pas comme si l’on disait que la conscience de Paul est celle de Pierre, ou encore que la douleur du patient est celle du chirurgien qui l’opère ? Toutefois, avec cette façon nouvelle d’entendre la conscience, il paraîtra peut-être un peu moins étrange que M. Dumont veuille la mettre partout en compagnie de la sensibilité.

Les moralistes ont souvent agité, et résolu en des sens divers, la question des quantités relatives du plaisir et de la douleur au sein du monde et de la vie humaine. Selon leurs humeurs ou leurs systèmes, les uns font pencher la balance du côté de la douleur, les autres du côté du plaisir. C’est le bien qui l’emporte, d’après Leibniz ; selon Schopenhauer, c’est le mal en un monde qui est tout simplement le plus mauvais des mondes possibles. Au point de vue général et abstrait, où s’est placé M. Dumont, la question prend un autre aspect. Il ne s’agit plus de comparer, de peser les maux et les biens de cette vie, mais de résoudre un problème d’équilibre des forces ou de pure mécanique dans l’ample sein de l’univers. Je laisse l’auteur tirer lui-même cette conclusion, non moins téméraire que tout ce qui précède, de sa métaphysique de la sensibilité : « De ce que les deux procédés inverses de la causalité se supportent réciproquement, de ce qu’il ne peut y avoir composition que de forces antérieurement séparées, et séparation que de forces antérieurement réunies, et enfin de ce qu’il existe éternellement dans l’ensemble de l’univers la même quantité de force, de mouvement et de phénoménalité, il s’ensuit que le plaisir et la douleur doivent exister en quantité rigoureusement équivalente et éternellement immuable au sein de l’absolu[8]. » De là, ajoute-t-il, une philosophie également éloignée de l’optimisme qui prétend que le bien l’emporte sur le mal, et du pessimisme qui prétend que le mal au contraire l’emporte sur le bien, et qui ne permet de concevoir que des progrès relatifs d’un monde au détriment d’un autre, d’une espèce au détriment d’autres espèces. Cet équilibre du bien et du mal n’exigera-t-il donc pas aussi des compensations au détriment des uns ou des autres ? En vérité, le regret parfois nous prend que M. Dumont ne soit pas un plus fidèle sectateur, malgré sa profession de foi, de la philosophie qui s’enferme dans l’étude des faits, ou même qu’il ne soit pas un peu plus positiviste. Est-ce donc bien là une Théorie scientifique de la sensibilité ?

Mais, d’ailleurs, sauf ces écarts dans le domaine de la métaphysique, M. Dumont mérite des éloges pour la manière dont il défend l’activité comme principe unique de la sensibilité, quand il veut bien redescendre à l’homme et à la psychologie. Il montre toute la faiblesse des objections de Stuart Mill, fort peu concluantes, à notre avis, comme au sien. Dans son Examen de la philosophie d’Hamilton, Stuart Mill reproche à Hamilton, cet habile défenseur de la théorie péripatéticienne, d’avoir vainement poursuivi la recherche d’une cause unique, là où il faudrait en reconnaître une multitude, et d’avoir échoué dans sa prétention de faire une théorie complète dont l’impuissance est, selon lui, évidente, précisément dans les cas les plus simples et les plus familiers. Ainsi, d’après cette grande loi de l’activité, il devrait y avoir un plaisir toutes les fois que s’exerce l’organe du goût, étant écarté tout ce qui peut empêcher le libre exercice ou contrarier l’action de l’objet sur l’organe. Comment donc expliquer la différence des sensations que j’éprouve, l’une agréable, l’autre nauséabonde, en goûtant une orange ou de la rhubarbe, tandis que, conformément à la théorie, le libre exercice du goût devrait produire deux sensations également agréables ?

L’objection ne semble rien moins que décisive ; sans nul doute, comme le dit M. Dumont, Hamilton n’eût pas été fort embarrassé d’y répondre. Il eût probablement allégué, jusqu’à preuve contraire, que la rhubarbe produit sur le goût une autre action que l’orange, et que les saveurs désagréables ont pour effet de contrarier l’organe ou de l’exciter outre mesure. On pourrait aussi répondre d’une manière analogue, soit à l’objection des poisons doux de Murphy, soit à celle des plaisirs prétendus passifs, comme ceux d’un bain chaud ou du contact d’une étoffe moelleuse, d’Alexandre Bain. D’ailleurs, suivant la juste remarque de M. Dumont, une théorie confirmée par un aussi grand nombre de faits, ne saurait être réputée fausse parce qu’on n’aperçoit pas clairement son application à tel ou tel cas particulier et surtout, quand à une certaine supposition contraire on peut en opposer une autre qui est tout au moins aussi vraisemblable.

Mais il reproche à Aristote, à Hamilton et à nous-même, s’il nous est permis de nous nommer à leur suite, de mettre le plaisir dans l’exercice, c’est-à-dire dans la dépense de l’activité, ce qui revient à confondre le plaisir avec la douleur, puisque d’après la théorie, la douleur n’est elle-même qu’une dépense, c’est-à-dire une diminution de force. Le plaisir n’est pas, dit-il, à dépenser de la force, mais, tout au contraire, à en recevoir. L’auteur ne serait-il pas dupe ici de quelque équivoque ? Si, au lieu de considérer le jeu abstrait des forces dans la mécanique céleste, on s’enferme, comme il convient à un psychologue, dans la sphère déterminée de notre nature particulière, recevoir et dépenser se supposent, loin de s’opposer, augmentation et diminution sont également comprises dans ce que nous avons appelé l’exercice normal de notre activité. Imaginons, en effet, une augmentation ou une réception de force, sans une dépense proportionnée, sans un écoulement correspondant ; il en résulterait aussitôt cet excès en plus, non moins préjudiciable, non moins douloureux, que l’excès en sens contraire ou le défaut. D’un autre côté la dépense toute seule, si elle n’était pas alimentée par quelque augmentation proportionnée, serait tout aussitôt un empêchement, une diminution, un déchet, que la douleur accompagne toujours. Ainsi nous continuerons à dire que l’exercice normal de notre activité, de toutes nos fonctions, de toutes nos facultés, est bien le principe de la sensibilité, sans nullement courir le risque de faire cette grosse confusion théorique entre le plaisir et la douleur.

La seconde partie de l’ouvrage de M. Dumont est consacrée à la classification des phénomènes du plaisir et de la douleur et à l’analyse des émotions. D’accord avec Paley, Mantegazza[9], et plusieurs autres psychologues, nous pensons que ces phénomènes considérés en eux-mêmes ne donnent pas une prise suffisante à une classification de quelque valeur. En effet, abstraction faite des causes ou des objets qui les excitent, et à part la grande et naturelle distinction du plaisir et de la douleur, il ne reste plus rien pour les classer que les degrés divers de leur intensité et de leur durée, dont telle est l’instabilité qu’il paraît impossible d y fonder des divisions. Cependant, sans sortir de leur nature intrinsèque, par la seule considération des différentes manières dont se produit l’augmentation ou la diminution d’énergie d’où résultent le plaisir et la douleur, M. Dumont a cru pouvoir trouver les bases d’une classification vraiment philosophique.

Ainsi il établit une distinction entre les peines et les plaisirs négatifs et les peines et les plaisirs positifs. La douleur est positive, suivant lui, quand il y a augmentation de dépense de force ; elle est négative quand nous n’en recevons pas assez. De même le plaisir est positif quand il a pour cause une augmentation d’excitation, et il est négatif quand il résulte d’une diminution de dépense. Ici encore cette différence est-elle bien en réalité aussi nette et profonde que le pense M. Dumont ? Trop dépenser, ou ne pas assez recevoir, sont choses qui se touchent par plus d’un point. Suivant nous, tous les plaisirs, sans exception, sont positifs, parce que tous ils résultent d’un déploiement d’activité normale ; toutes les peines, au contraire, sont négatives, parce que toutes ont pour cause un empêchement, un arrêt, ou bien l’abattement qui suit immédiatement une dépense de force excessive. Il faut donc, à notre avis, s’en tenir à la classification des plaisirs et des douleurs par les causes qui les produisent, et maintenir cette hiérarchie naturelle qui dépend du plus ou moins de dignité de ces causes, depuis les fonctions inférieures de la vie organique, jusqu’aux modes les plus élevés de l’intelligence, depuis ce qui nous est commun avec l’animal, jusqu’aux facultés caractéristiques de notre nature.

Nous renonçons, à cause du grand nombre des détails, à suivre M. Dumont, dans l’analyse de chaque espèce particulière de nos plaisirs et de nos douleurs. Mais, tout en faisant encore ici des réserves sur quelques points, sur certaines assertions ou certains rapprochements, particulièrement sur les analyses des sentiments du beau et du sublime, nous avons eu le plaisir d’y trouver bien des faits intéressants et des observations délicates qui viennent à l’appui de la théorie péripatéticienne de la sensibilité. Nous aurions surtout à signaler une théorie du rire où l’auteur résume et perfectionne ce qu’il avait écrit, il y a déjà plusieurs années, dans un traité spécial sur le même sujet. Il faut faire honneur à M. Dumont d’avoir, à notre avis du moins, plus approché de la vérité que la plupart des anciens et des modernes qui ont, tour à tour, essayé de résoudre ce petit problème psychologique, non moins difficile qu’intéressant.

En résumé, malgré quelques excursions, suivant nous, malheureuses dans la métaphysique, l’ouvrage de M. Dumont, qui se recommande par le mérite d’un certain nombre de vues ingénieuses et d’analyses psychologiques, contribuera sans doute à développer et à éclairer, au sein de la psychologie française, l’étude des phénomènes si intéressants du plaisir et de la douleur. Selon Herbert Spencer, ce sont les phénomènes les plus obscurs et les plus embrouillés de la science de l’âme[10]. Alexandre Bain a dit de même, dans la troisième édition des Emotions and Will où il cherche à montrer l’accord de sa doctrine avec celle de l’évolution : « De tous les départements de l’esprit, le plus difficile à traiter scientifiquement est celui du plaisir et de la douleur[11]. »

Il faut reconnaître qu’il n’y a pas, en effet, grande lumière à attendre de la doctrine de l’évolution pour les faits affectifs qui s’y accommodent sans doute moins, dans leur simplicité, que les faits intellectuels avec leur enchaînement, avec leurs combinaisons, avec leur complication croissante. Si M. Dumont a réussi, comme nous le pensons, à leur donner quelque lumière, c’est grâce à l’observation psychologique toute seule, et non aux spéculations sur la mécanique universelle et sur la transformation des êtres dans la suite infinie des temps.

Francisque Bouillier,
de l’Institut.
  1. Théorie scientifique de la sensibilité, par M. Léon Dumont, in-8 Bibliothèque scientifique internationale).
  2. Revue politique et littéraire, du 24 juillet 1875.
  3. P. 83.
  4. Principes de psychologie, 2me partie, De la substance de l’esprit, trad. Ribot et Espinas.
  5. Du plaisir et de la douleur, bibliothèque philosophique, Germer Baillière.
  6. Sensation and intuition, studies in psychology and æsthetics. Essay 1. London, 1874.
  7. P. 64.
  8. P. 116, conclusion de la première partie.
  9. Fisiologia del placere, in-12, Settima stampa, Milano, introduzione.
  10. Principes de psychologie, 1er  vol. p. 279, trad. Ribot.
  11. Préface.