La Cause du beau Guillaume/04

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 111-135).


CHAPITRE IV


fanfare


Louis dit adieu à Cardonchas qui avait été son ennemi imaginaire, et dont il méditait de se faire un allié pour le cas d’une guerre avec le beau Guillaume.

Il avait bien sur la conscience d’avoir compromis Euronique, de lui avoir attribué des paroles qu’elle ne l’avait point chargé de porter au petit danseur ! mais c’était une revanche prise contre la servante.

D’ailleurs l’idée de les marier lui vint joyeusement à la cervelle ; l’union ne serait pas disproportionnée. En les pressant un peu tous deux, on pourrait y arriver. Louis entrevoyait une série de choses plaisantes.

L’agitation causée ainsi par la visite au petit homme s’éteignit avec son cortège de projets amusants, lorsque Louis fut rentré chez lui. La tristesse remplissait sa maison depuis le départ de Lévise. Lorsqu’il sortait, il retrouvait par moments la gaîté ou du moins le calme sous l’influence des distractions du dehors ; mais dès que le jeune homme se renfermait au logis, il retombait dans cette atmosphère de tristesse, un serrement de cœur insupportable le prenait, et Lévise toujours, à toute minute, occupait sa pensée. Il ne voyait qu’elle et le beau Guillaume, partout, et se disait qu’à aucun prix il ne fallait la laisser au braconnier. Et elle appartiendrait au braconnier s’il l’abandonnait à elle-même, s’il la décourageait par son silence et son inaction. Son désir de revoir la jeune fille ne variait plus. Lui seul pouvait en faire une créature heureuse, et il devait le faire.

Si elle avait su lire, Louis lui aurait d’abord écrit avant de se hasarder à la voir.

Il lutta cependant contre lui-même. Parfois un je ne sais quoi lui conseillait de laisser Lévise épouser le beau Guillaume, dans l’intérêt commun. Une voix qu’il trouvait aigre lui criait de se détourner d’une liaison contraire à son éducation, à sa position, semée peut-être de périls et à coup sûr de grands inconvénients. Mais il souffrait si cruellement, il lui sembla qu’il aurait tant de reproches à se faire s’il sacrifiait le bonheur de Lévise à son propre repos, la jeune fille lui apparaissait si pâle, si tourmentée qu’il lui fut impossible de résister plus longtemps.

Il se mit donc un matin en route vers la maison des Hillegrin, éprouvant enfin la sensation bienfaisante qui réjouit et délasse les nageurs, lorsqu’après avoir brisé leurs muscles à vouloir remonter un courant irrésistible, ils se laissent doucement emporter au fil de l’eau, heureux de renoncer à leur tentative épuisante.

Ce que ressentait Louis était même plus que cela. Il était rempli d’une telle résolution, d’une telle force pour convaincre Lévise, et la ramener, qu’il ne pouvait s’accuser de faiblesse.

Louis marcha vers la maison, déterminé, sûr de lui-même, sachant ce qu’il avait à dire, prêt à faire face soit à Volusien, soit à Guillaume, soulevé enfin par une expansion puissante de toute son âme, de tout son corps, expansion semblable à l’effort d’un immense soupir de joie, d’un cri, d’un « oh » ! qui partait de tous les points de son être pour exprimer le ravissement et l’attente d’un ravissement plus grand encore.

À chaque pas, il eût poussé ce cri, comme pour dire : Enfin je suis heureux et vais l’être davantage.

Il était certain de rencontrer Lévise, il ne savait pourquoi, mais il n’avait aucun doute à cet égard !

Quand il arriva à la petite maison et mit le pied sur le seuil de la porte, il se trouva face à face avec Volusien ; mais, quoique obligé à cause de la grande taille du braconnier, de lever les yeux vers ceux du gigantesque garçon, il lui semblait au contraire que sa taille était plus haute que celle de « l’adversaire ». Ses regards témoignaient l’aversion et la résolution.

À l’étonnement de Louis, Volusien se troubla et rougit. Il céda le pas au jeune homme pour le laisser entrer, et avec une telle gaucherie qu’il se heurta.

Il est certain que Louis avait regardé le braconnier d’une façon qui voulait dire : Vous me barrez le passage, quand je serai entré vous saurez ce qui m’amène.

Volusien le considérait d’un air presque stupide qui signifiait : Mais, enfin, que voulez-vous ?

Louis donna à sa voix le ton le plus sec, le plus cassant qu’il put trouver pour témoigner le dédain et l’antipathie que lui inspirait le paysan.

— Mademoiselle Hillegrin est-elle ici ? demanda-t-il.

Le jeune homme s’attendait presque à ce que le braconnier se jetât sur lui pour l’étrangler comme un oiseau, et sans rien laisser paraître il raidissait ses muscles et s’affermissait sur les reins, prêt à une lutte. Le sentiment de la protection qu’il avait à exercer envers Lévise lui communiquait une énergie absolue en lui faisant considérer sa singulière démarche comme légitime et juste.

— Ma sœur est sortie ! répondit le paysan qui toisait des pieds à la tête ce petit être frêle devant lequel il ressentait un peu d’inquiétude. Lévise avait-elle menacé son frère de la puissance du « monsieur » ? Louis le pensa un moment, tellement l’attitude du redouté braconnier était molle et gênée.

Il se disait que s’il avait eu la vigueur physique de cet homme, il aurait étouffé ce brimborion qui était lui-même.

— À quelle heure sera-t-elle ici ? continua Louis, raide comme une barre d’acier.

— Ah ! je ne sais pas, peut-être bientôt.

En méme temps, Volusien regarda de tous côtés par la porte ouverte, puis il sortit.

Louis attendait son retour, croyant qu’il était allé dans le voisinage à la recherche de Lévise. Au bout d’une demi-heure, il commença à ne plus savoir ce que ce départ voulait dire, ni à quoi l’attribuer. Volusien pouvait s’être mis en embuscade pour épier la rentrée de sa sœur, la surprendre avec Louis et tomber alors sur celui-ci pris au piège. Il pouvait aussi, dans la bassesse de nature que lui supposait Louis, s’être éloigné pour favoriser l’entrevue et en tirer ensuite un profit, un salaire. Louis ne se souciait pas de rester dans la maisonnette si ses soupçons devaient se réaliser. Mais s’il s’éloignait et que Lévise revînt !

Jusqu’à Lévise qu’il soupçonna à son tour, car on avait versé dans son esprit, depuis plusieurs jours, quelques gouttes de poison qui cheminaient partout et mordaient par instant de leur acide ses plus chères, ses plus incorruptibles pensées. Mais Louis écrasa en lui-même, pour ainsi dire, ce soupçon comme on écrase une bête venimeuse dont on vient de sentir la piqûre.

Et comme les idées suivent toujours les désirs, Louis n’avait d’abord imaginé qu’une chose, c’est que Lévise allait revenir, et s’il avait environné ce retour de suppositions pénibles, c’est aussi qu’il vivait dans une perpétuelle défiance de lui et des autres.

Quelques minutes après, il craignait, au contraire, que Volusien ne fût sorti pour empêcher la jeune fille de rentrer. Il se reprocha de n’avoir pas prévu que Volusien serait peut-être seul dans la maison et s’opposerait d’une façon ou d’une autre à ce qu’il revît Lévise.

Louis s’était promis de si grandes joies, il était si bien convaincu qu’il retrouverait sa chère Lévise, qu’il fut désolé et accablé de chagrin de n’avoir pas réussi immédiatement. Il lui semblait que tout était perdu et que le malheur allait être irrémédiable.

À la fin, le jeune homme reprit espoir. La journée n’était pas finie ; Lévise avait le temps de reparaître ; Louis la rencontrerait peut-être en se mettant à sa recherche. N’aurait-il pas dû s’attendre à un pareil retard ? Mais les dévorantes impatiences des derniers jours, les incertitudes accumulées, les craintes criaient en lui et voulaient un prompt soulagement. Non, il ne pouvait attendre plus longtemps ; ses forces étaient épuisées, comme celle d’un assiégé que la famine et la fatigue ont réduit à capituler. Il fallait que Louis revît Lévise dans la journée ! tout de suite !

Il se mit en quête dans les champs. La recherche, la marche, l’ardeur déployée, les illusions qui lui faisaient prendre d’autres personnes pour celle qu’il attendait, le remirent un peu.

Par moments il se figurait la sensation d’âpre douceur qu’il aurait en contemplant de nouveau Lévise, en prenant sa main, en plongeant son regard dans le gris de ses yeux tendres, en cherchant sur son visage la trace de toutes les émotions qui avaient dû l’agiter depuis leur séparation, en lui faisant des reproches, en la contraignant à pleurer, en lui jetant le nom du beau Guillaume comme un aiguillon, en la faisant souffrir, puis aussitôt à essuyer, laver, guérir par une tendresse douce et embaumée la plaie qu’il aurait ouverte dans le cœur de la jeune fille, et à se voir enfin et se dire, avec un plaisir délicieusement, délicatement vaniteux, le maître de ses peines et de ses joies.

Louis voulait rencontrer Lévise et il fallait qu’il la rencontrât, sinon il fût tombé malade, il eût été frappé dangereusement. Tout en lui était tendu, raidi, entraîné vers cette rencontre. Si elle n’avait pas lieu, tous ses nerfs se briseraient.

Louis regarda partout, entra dans tous les sentiers, monta sur tout ce qui put lui permettre de voir de plus loin : murs, sables, pierres, arbres. Aussitôt qu’un point noir apparaissait, le cœur lui battait avec force. Il avait peur que ne se montrât une autre Lévise, froide, changée, détachée de lui. Dès qu’il inspectait un côté de l’horizon, il se retournait brusquement d’un autre, de peur que Lévise n’eût passé pendant la seconde où il veillait ailleurs.

Enfin, enfin ! Louis reconnut la forme à laquelle il ne pouvait se méprendre. Ses jambes fléchirent, il fut obligé de s’asseoir sur le bord d’un fossé. Il lui semblait qu’il allait laisser passer Lévise sans pouvoir lui parler, sans qu’elle le vît.

Quand elle approcha, elle lui communiqua une force magnétique ; il l’aurait cru volontiers du moins ; il se leva et alla se mettre au milieu du chemin, en face d’elle, à vingt pas.

Elle ne s’attendait pas à sa présence et continua d’avancer sans le regarder ou le reconnaître. Les traits de Lévise étaient amaigris, ses paupières cernées, son teint pâli. Cette remarque fut une source de contentement exquis pour Louis, car la jeune fille avait souffert pour lui ! Et maintenant qu’il était sûr qu’elle ne lui échapperait pas, qu’elle lui appartenait de nouveau et revenait enfin vers les journées heureuses qu’il voulait lui donner, maintenant que la sécurité de son avenir et de sa paix dépendait de Louis et se trouvait assurée, c’était la colère qui, la première, demandait dans la poitrine du jeune homme à se satisfaire, la colère contre ce qu’il appelait la stupidité de Lévise. Il entendait par là cet instinct de fierté jalouse auquel elle avait cédé en s’enfuyant brusquement au risque de faire beaucoup de mal à elle et à lui, mal qu’ils avaient subi chacun de son côté.

Louis avança, lui aussi, vers la jeune fille. Alors elle le vit, tressaillit, devint pâle comme une morte et s’arrêta. Il courut à elle. Il crut qu’elle avait peur, à la manière dont elle le regardait, et, voyant qu’elle ne disait rien, il la prit par la main et la conduisit à l’écart de la route dans un petit taillis, qui pouvait les cacher.

Lévise paraissait atterrée. Louis pensa qu’elle devait se croire bien coupable et il ne songea plus aux reproches qu’il comptait lui faire. Il aurait eu peur de l’effrayer davantage. Cependant il y eut encore un peu d’amertume dans son premier mot.

— Eh bien ! lui dit-il, vous ne me reconnaissez plus, vous m’avez oublié ?

Levise protesta par un regard qui contenait tant de regrets et de confusion résignée d’avoir mérité d’être ainsi attaquée et traitée ; du moins, Louis le lut dans les yeux voilés de la jeune fille, qu’il ne sut et ne put y répondre que par ces paroles qui jaillirent irrésistiblement :

— Pourquoi donc m’avez-vous quitté et n’êtes-vous plus revenue ?

Lévise courbait la tête si bas, comme un grand pécheur accablé de sa faute et ne se pardonnant plus lui-même, que Louis cherchait quels mots seraient assez doux, assez bons pour ne pas la froisser et lui paraître pénibles.

Lévise ne répondant pas, Louis reprit :

— Pourquoi n’êtes-vous pas revenue ? reprit-il. Avez-vous eu à vous plaindre de moi ? Vous ai-je causé quelque chagrin, sans le savoir ?

Lévise fit avec tristesse un imperceptible mouvement qui signifiait oui.

— Vous avez eu à vous plaindre de moi ? demanda de nouveau Louis.

La jeune fille répondit par un autre signe à peine saisissable qui disait non.

— Cependant, reprit Louis, je vous ai chagrinée et c’est pour cela que vous êtes partie.

Lévise secoua encore sa tête pour dire oui.

— Mais comment, par quoi vous ai-je chagrinée ?

Lévise resta immobile, les yeux fixés à terre.

— Puisque vous ne voulez pas vous expliquer, continua-t-il, je ne vous crois pas. Apparemment, vous cherchez à inventer une excuse pour une conduite qui m’a étonné et blessé.

— Oh ! s’écria Lévise amèrement, je n’ai pas été assez heureuse depuis, pour qu’on ne me croie pas.

— Vous êtes donc disposée à revenir ? dit vivement Louis que l’attitude morne de Lévise inquiétait.

Elle hésita et répondit d’une voix troublée :

— Non !

La résistance exprimée par ce non ne parut pas bien forte au jeune homme, mais il lui déplut un peu que la jeune fille ne montrât pas plus d’élan et de joie en le revoyant.

— Enfin, répliqua-t-il, ma maison vous a été désagréable, ma personne aussi, et vous ne vous souciez plus de travailler pour moi. Vous êtes bien la maîtresse de vos actions. Mais alors, pourquoi ne pas s’en aller naturellement, comme tout le monde. Vous m’avez inquiété…

La voix de Louis était émue, presque tremblante.

Lévise soupira et l’arrêta par un sourire navré et plein de doute.

— Je ne viendrai plus, dit-elle, on a trop jasé ! et puis vous êtes un monsieur !

— Je suis un monsieur ! répliqua-t-il, cela vous préoccupe donc bien ! vous êtes plus à l’aise avec le beau Guillaume.

Lévise sembla prête à s’emporter, le rouge lui monta à la figure. Ses yeux devinrent durs sous ses sourcils qui se fronçaient.

— Ah ! on vous a parlé de Guillaume ! s’écria-t-elle, les mensonges ont fait leur chemin.

Puis elle le regarda d’un air pénétrant, et dit lentement :

— Pourquoi êtes-vous revenu me trouver au bout de quinze jours, et pourquoi me parlez-vous de Guillaume ?

Louis vit que la jeune fille ou lui demandait une explication ou semblait vouloir tirer parti de ce qu’il avait baissé pavillon le premier. Ne sachant encore quelles étaient les véritables dispositions de Lévise, il trouva humiliant d’avouer sa faiblesse et répartit assez brutalement :

— Oh ! je vous ai rencontrée ici, bien par hasard !

L’animation de Lévise tomba brusquement. Elle redevint pâle et murmura :

— C’est vrai, je ne sais ce que je dis !

Elle se tut un moment, réfléchit et reprit avec moins de tristesse.

— Cependant, pourquoi me parlez-vous de Guillaume ? C’est dans le village qu’on a inventé qu’il m’épouserait.

Louis ne voulut point avouer non plus ses inquiétudes et ses jalousies, et il répondit :

— Mais je vous en parle justement parce qu’il passe pour être prêt à vous épouser et que j’ai pensé qu’il vous intéressait.

— C’est un mauvais garçon. C’est le dernier que je prendrais pour mari, dit Lévise avec force.

— Il est mauvais garçon, dit-il avec vivacité, comment ? Avez-vous eu à en souffrir ?

— Non ! seulement il est méchant.

— Mais votre frère voudrait bien vous marier avec lui, m’a-t-on dit !

— Oh ! peut-être ! mais qu’importe, je ne cèderai pas !

— Je l’ai vu aujourd’hui, votre frère !

— Ah ! Dieu ! dit Lévise avec effroi.

— Il n’y a là rien d’effrayant.

— Volusien ne vous aime pas, reprit-elle en remuant la tête.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’on a jasé.

— Il ne sera jamais redoutable pour moi, dit Louis dédaigneusement. Puis il ajouta aussitôt : Mais de quoi a-t-on jasé ?

Louis saisissait rapidement, et plein d’une anxiété mêlée de bonheur, l’occasion d’amener Lévise à dire enfin cette chose, dont le nom n’avait pas encore été prononcé entre eux, le grand mot qui devait fatalement être dit, bien qu’aucun d’eux n’eût semblé oser prendre la responsabilité de le dire jusque-là.

Mais Lévise le regarda fixement, d’un air franc, innocent, étonné et interrogateur. Elle n’osa rien ajouter de plus de peur de paraître impertinente à Louis s’il n’avait jamais pensé sérieusement à elle.

Ils restèrent tous deux suspendus devant cette terrible nécessité de parler d’amour, comme au bord d’un fossé dangereux.

— On jase… de tout ! répliqua cependant Lévise enhardie, en ne se voyant pas pressée de questions par le jeune homme. Je ferai mieux de ne pas retourner chez vous !

Sa figure reprit tout à coup une expression sombre, et elle jeta avec une espèce d’éclat de voix, comme si elle eût fait un grand effort, ces paroles :

— D’ailleurs, c’est pour mon malheur que j’y suis entrée.

Louis fut bouleversé par ce cri de détresse inattendu, il jeta, lui aussi, presque un cri !

— Votre malheur ! oh ! j’espère et je jure bien que non !

— J’ai fâché mon frère, je suis mal vue partout, continua-t-elle, voilà ce que j’y ai gagné.

Néanmoins il y avait moins de désolation dans l’accent de Lévise. Ce que venait de dire le jeune homme l’avait réconfortée.

— Mais, reprit Louis, je viens, je viens tout exprès vous prier de revenir.

Il se rappelait bien avoir affirmé un instant auparavant que leur rencontre n’avait eu lieu que par hasard. Mais, devant le chagrin de Lévise, il n’avait plus la force de feindre. Il fallait calmer, dissiper ce chagrin, rassurer ce pauvre cœur accablé et effarouché.

— Vous êtes venu exprès ? demanda Lévise avec un mouvement de joie.

Mais elle craignait évidemment d’avoir confiance. Elle continua : Pourquoi seriez-vous venu exprès ? Quel besoin pouvez-vous avoir de moi ? Vous jouez avec moi sans vous inquiéter de ce qui retombe sur ma tête. Oh ! ajouta-t-elle dans un accès où il y avait du désespoir et de l’impatience, c’est la faute de mon frère ! c’est parce que je suis seule ! je n’ai personne pour me donner un conseil, pour me guider. Je ne sais ce que je fais, ce que j’ai à faire. Volusien me laisse aller, puis il se fâche, puis il change d’idée. Je fais mal sans le savoir. Oh ! je voudrais être bien loin d’ici. Toute seule ! tout à fait. Tous ceux que je connais, jusqu’à présent, m’ont tous jeté dans la peine. Tout le monde, sans exception, m’a fait souffrir. Dieu est contre moi. Dès que je crois qu’on est bon pour moi, je suis heureuse, je vais, je ne suis plus en garde et on en profite pour me nuire. Mais à présent je me garderai !

La plainte de Lévise, alla jusqu’au fond du cœur de Louis, renversant toutes les barrières qu’y avaient dressées la rancune, le doute, la circonspection, y soulevant la pitié, l’attendrissement et un chagrin plus grand encore que celui de la paysanne. Louis n’y tint plus ; des larmes vinrent à ses yeux et il parla avec une émotion singulière et naïve.

— Lévise, dit le jeune homme, Lévise, ma chère enfant, revenez auprès de moi, je serai votre ami mieux que je ne l’ai déjà été. Je ne vous ferai plus souffrir, je vous donnerai de bons conseils, je vous défendrai contre quiconque vous voudrait du mal, j’empêcherai que vous ne soyez tourmentée. Il faut que vous reveniez, vous serez heureuse. Vous ne me quitterez plus. Vous n’aurez plus besoin de votre frère. Je suis « meilleur » que lui. Je me suis attaché à vous… vous m’avez moi-même rendu très-malheureux depuis que vous êtes partie…

Lévise sanglotait avec une violence extrême.

— Mais qu’est-ce donc qui vous afflige encore ? demanda-t-il un peu effrayé.

— Non… non… je suis contente ! répondit la jeune fille qui pleurait de bonheur.

Il l’embrassa doucement et longuement en lui disant :

— Calmez-vous, Lévise, ne pleurez pas. Il y a longtemps que je pense à vous, et que j’ai besoin pour être heureux de vous voir heureuse. Je vous aime beaucoup, ajouta-t-il d’une voix précipitée et presque inintelligible, j’aurais voulu que vous vous en aperçussiez sans que je vous le dise. Mais, continua-t-il d’un ton raffermi et plus lent, vous me paraissez avoir votre pauvre tête si troublée, être si inquiète, si désolée de vous croire seule et délaissée, sans que personne s’intéresse à vous, que je ne veux pas que votre tristesse dure un instant de plus… Vous reviendrez, n’est-ce pas ?

Les sanglots de Lévise redoublèrent. Toutes ces douleurs refoulées et cachées depuis quinze jours, sortaient d’un seul coup hors de son sein, et, en éprouvant une immense joie et un soulagement qu’elle bénissait, elle souffrait de tout ce qu’elle avait gardé dans le cœur, de tout ce qui s’y était amassé et l’avait comprimé, tordu, écrasé.

À travers ses pleurs, elle répondit :

— Oui !

— Vous reviendrez demain ? reprit Louis.

— Oui.

— Resterez-vous auprès de moi ?

Elle fit signe que oui encore.

Il l’embrassa de nouveau avec élan, les sanglots de la jeune fille s’arrêtèrent. Elle le regarda en souriant, voulut parler et ne put que s’écrier :

— Ah Dieu ! Ah Dieu !

— Voyons, soyez un peu plus forte, dit Louis, avec une gaîté tendre.

— Ah ! c’est passé, répliqua Lévise, c’était malgré ma volonté.

— Et vous avez donc cru que j’avais des torts ? demanda-t-il d’un accent de reproche tout plein de son affection.

— Non, mais je me figurais que vous… il vous était permis de tout faire contre moi, de ne pas vous occuper de moi, de vous en moquer, et je me disais que j’étais condamnée à être toujours méprisée.

— Et maintenant vous êtes sauvée, dit-il avec un sourire heureux.

— Ah ! oui, je suis sauvée ! reprit Lévise d’un ton de conviction.

— Et vous ne vous êtes pas demandé à quoi je devais penser en vous voyant vous échapper tout à coup ?

— Je n’ai pensé à rien qu’au mauvais sort. Je suis partie et je n’aurais pas voulu partir. Et pourtant je n’aurais pas pu rester.

— Et, pendant tout ce temps d’absence, avez-vous pensé à moi ? avez-vous en du regret ? à quoi avez-vous pensé ? qu’avez-vous fait ?

— J’ai été triste comme si j’étais morte, depuis la première minute jusqu’à présent.

— Et vous ne vous étiez jamais doutée que je pensais à vous ?

— Je n’osais pas…

— Comment, vous n’osiez pas ! mais il n’y a pas à vouloir là-dedans, on n’est pas maître de soi…

— Je me comprends bien ! J’avais trop peur de me tromper. Et c’est ce qui m’a le plus fait de mal. J’aurais mieux aimé être sûre que vous ne… pensiez pas à moi !…

Lévise se tut subitement, honteuse de sa hardiesse.

— Est-ce qu’on pouvait donc s’y tromper ? demanda Louis, qui trouvait de grandes délices à toutes ces questions, suivies de réponses si caressantes pour son cœur.

— Vous disiez des choses qui tantôt m’y faisaient croire, d’autres fois m’en ôtaient l’idée.

— Je voulais moi-même m’assurer que mon affection pour vous était forte et ne passerait pas.

— Il n’y a pourtant pas deux manières, pour cela, dit naïvement Lévise.

Mais Louis ne releva point ce propos dangereux qui l’eût entraîné à des explications propres à troubler la candeur de la jeune fille.

— Et quand je vous ai envoyé Euronique, interrompit-il, que vous êtes-vous dit ?

— J’ai cru que c’était fini et que vous ne vouliez pas que je revienne chez vous, jamais. J’ai cru que vous alliez peut-être partir, quitter le pays.

— Euronique ne vous a-t-elle pas compté quelque histoire ?…

— Non, elle m’a dit : Voilà votre compte, vous avez bien fait de vous en aller.

— Pas autre chose ?

— Non, bien sûr !

— Et vous avez pu admettre que je l’avais chargée de vous dire exactement ce que vous me rapportez ?

— Non… pas beaucoup.

— Mais un peu ! Vous l’avez pris pour un moyen de vous empêcher de jamais penser à me revoir. Eh bien ! voyez comme on se trompe et comme l’effet est souvent contraire aux intentions. J’espérais vous montrer, bien loin de ce que vous avez supposé, que je songeais à vous, que j’étais fâché et froissé de votre départ, et je croyais vous fournir un bon prétexte pour revenir.

— Ah ! si j’avais compris ! s’écria Lévise ; mais je n’ai pas eu un moment ma tête à moi !

— Ne vous en affligez pas, ce qui est passé n’existe plus, dit Louis. Et, avec votre frère, comment faisiez-vous ?

— Volusien ! il me disait un jour que je m’y étais prise à temps pour revenir à la maison. Le lendemain, il me demandait ce que je gagnerais pour vivre, et disait qu’il aurait pu entrer aussi en service chez vous.

— Je le croyais indépendant ! dit Louis extrêmement surpris.

— Il a de la peine à se tirer d’affaire. Les bois sont trop bien gardés !

— Est-ce qu’il vous aurait convenu que Volusien entrât chez moi ? demanda Louis, entrevoyant une sauvagerie bien ignorante chez ces deux créatures évidemment abandonnées à elles-mêmes, depuis leur jeune âge.

— Nous aurions pu être chez vous tous les deux, dit Lévise.

Louis ne comprenait pas la jeune fille en ce moment.

— Eh bien ! et… s’écria-t-il, mais il ne continua pas ne sachant comment s’expliquer assez délicatement.

Lévise attendait, étonnée elle-même de l’étonnement de Louis. Enfin il se risqua :

— Est-ce qu’on ne jasera pas bien pis ? dit-il.

— Puisque nous serons tous deux, mon frère et moi !

— Mais, vous ne me servirez pas, vous, Lévise.

— Oh ! si, c’est ce que je voudrais !

— Mais, moi, je ne le veux pas !

Une lumière se fit soudain dans l’esprit de Louis, et il s’accusa d’une corruption que ne partageait point Lévise. Elle mettait sa gloire et son bonheur à être auprès de lui, mais non en égale, en amie, en maîtresse, elle n’ambitionnait qu’une chose : être sa servante et rien que sa servante. Et lui, il allait bien plus loin dans ses projets. Voila ce que comprit Louis, à l’honneur de la jeune fille, à l’honneur de la candide simplicité et de la naïve affection de Lévise ! De sorte qu’après avoir douté un moment auparavant, il ne savait quelle réparation lui offrir en voyant qu’il lui avait fait injure.

— Mais je ne suis pas assez riche pour employer Volusien, dit-il.

— Alors il trouvera à travailler ailleurs ! répliqua Lévise, et puis il aurait peut-être eu un trop mauvais caractère pour rester.

Les paroles de Lévise firent naître immédiatement, dans l’esprit de Louis, un plan pour arranger les choses. Puisqu’elle voulait être servante, elle serait servante. Il jugea l’idée excellente, car elle satisfaisait son plus ardent désir et elle avait l’avantage, il s’en persuada, de masquer d’une façon heureuse la véritable position qu’il comptait donner à Lévise. Il sauvegardait l’apparence, et bien qu’il lui en coutât d’abaisser à ce titre de servante la jeune fille qui était reine dans son cœur, il espérait qu’on n’aurait rien à dire contre elle, aucune attaque à lui jeter.

D’ailleurs Louis était entraîné par le désir qui est la perte de l’homme. Il jugeait faire un acte considérable de sang-froid et de sagesse, en ayant seulement une toute petite idée de prudence. Tout lui paraissait admirablement organisé et il se trouvait déjà trop de lenteur et de circonspection vis-à-vis d’une chose aussi facile à accomplir que sa réunion définitive avec Lévise.

— Ainsi, dit Louis qui ne voyait plus qu’une chose : la prompte entrée et le séjour de Lévise dans sa maison, ainsi vous aimeriez mieux être tout à fait en service, que de rester seulement une partie de la journée comme ouvrière ?

— Oui !

Louis se sentait emporté en avant. Il l’eût emmenée sur le champ.

Lévise reprit d’un air méditatif et comme si elle se parlait à elle-même.

— Je n’ai pas besoin de consulter Volusien…

— Non, dit aussitôt Louis, vous avez tout intérêt à ne pas rester avec Volusien et à ne pas lui demander conseil, puisqu’il ne sait pas se conduire lui-même !

— C’est Guillaume qui le perd !

Au milieu de l’exaltation où se trouvait Louis, Lévise commettait, sans le savoir, une imprudence en faisant surgir l’image du beau Guillaume entre elle et le jeune homme.

Il sembla à Louis qu’il voyait derrière elle un grand paysan roux et rouge, aux yeux bleus, durs et clignants, pleins de menace et d’astuce, qui réclamait ses droits sur la jeune fille, ses droits de race et de parité. Il vit trouble un instant ; confusément la jeune fille lui parut de connivence dans quelque complot. La crainte le reprit et le rendit visionnaire. Cela ne dura qu’un moment, mais assez pour lui inspirer tout à coup un sentiment de défiance et une phrase d’ironie agressive. Il n’aurait, en effet, guère pu expliquer ce qu’il éprouva, qu’en disant qu’une vision venait de passer devant lui.

— Ah ! répliqua-t-il à Lévise, il a donc bien de l’influence sur vous deux, ce beau Guillaume ?

Il prononca ces derniers mots avec un accent de colère et de dédain.

Lévise n’y fit pas attention.

— Sur Volusien, oui, malheureusement. Mais quant à moi, il sait ce que je pense de lui ! dit-elle.

Guillaume et Lévise s’étaient donc souvent parlé, et de mariage ! d’amour ! Louis ne put contenir une nouvelle bouffée d’irritation et il s’écria :

— Ainsi me voilà venu ici exprès pour vous disputer à un paysan !

À peine avait-il parlé qu’il eût voulu effacer, anéantir ce qu’il venait de dire. Il l’avait moins prononcé contre Lévise que contre lui-même et il eût beaucoup donné pour que la jeune fille ne l’eût pas entendu et n’en fût pas atteinte ou blessée.

Heureusement elle était trop absorbée elle-même et étourdie par la joie de ces grands changements de sa vie, pour sentir le choc.

— Il n’y a rien à disputer, dit-elle, il ne peut rien contre moi. Il n’a pas la permission de rester toujours dans la commune.

Louis se réjouit de n’avoir point blessé la jeune fille.

— Ah ! reprit-il vivement, avec moi, vous n’avez rien à craindre de personne.

— Oh ! dit Lévise, on le sait bien !

Elle eut un air d’orgueil et de triomphe, qui montra à Louis combien cette conviction d’avoir trouvé un protecteur, un guide, la rassurait et avait dû contribuer à faire naitre et développer son affection.

— Je suis très-content, continua-t-il de voir que vous avez confiance en moi !

— Ah ! dit la jeune fille, aujourd’hui, c’est moi qui suis heureuse ! Je vous crois tout à fait.

— Et auparavant… vous hésitiez ?

— Je ne savais pas !

— Mais maintenant, vous « savez » ! dit-il avec ravissement.

— Ah ! j’avais eu bien raison de toujours espérer…

— Quelque chose vous montrait donc ce qu’il y avait entre nous ?

— Non, et oui cependant ! Je m’étais habituée à penser que « cela » pourrait être, je ne puis pas bien expliquer… que je serais si heureuse, si heureuse, si « cela » arrivait !… je faisais tous les jours une prière pour que vous ne partiez pas, pour que vous ne m’oubliiez pas ! et j’ai bien fait, puisque…

Lévise s’arrêta.

— Seulement, reprit-elle avec une sorte d’inquiétude, il y a bien de la différence entre nous…

— Comment ? quelle différence ?

— C’est ce qui fait que j’ai peur que cela ne dure pas… dit-elle en baissant la voix comme si elle n’eût pas voulu entendre la crainte qu’elle exprimait. J’ai peur de vous ennuyer quand vous penserez aux dames de là-bas.

Elle montra du doigt la direction de la ville.

— Ne craignez rien, répondit Louis, vous valez mieux qu’elles. Si elles me plaisaient autant que vous l’imaginez, je n’aurais pas pu m’intéresser à vous. Allez ! vous êtes tout aussi jolie, aussi intelligente, et vous avez tout autant de délicatesse et de bonne grâce que les dames de là-bas !

Vous vous tracassez de beaucoup de chimères, ma pauvre Lévise, ajouta Louis avec une douceur gaie, on aime qui vous aime. Le plus grand bien que l’on puisse me faire, c’est de m’aimer un peu.

— Ah ! reprit Lévise, mais quand ce sont des pauvres, comme moi, sans instruction, qui ne sont pas de « votre hauteur » !

— Ce sont ceux-là, ma pauvre bonne Lévise, dit-il en l’embrassant, tout tremblant d’une tendresse délicieuse, ce sont ceux-là qui me donnent le plus de joie.

Leur fête, un moment troublée par l’esprit inquiet de Louis, avait repris sa beauté. Mais Louis vit que Lévise faisait un mouvement d’impatience.

— Qu’avez-vous donc ? s’écria-t-il, redoutant d’avoir commis encore quelque crime.

— Il passe du monde. On nous verra. On est méchant ici.

— Avez-vous peur de ce qu’on peut dire ? reprit le jeune homme, qui se moquait du monde entier à cette heure, et qui se sentait la force et l’envie de braver qui que ce fût.

— Eh bien, non ! dit Lévise ne voulant pas être moins hardie et résolue que lui.

Cette heure passée sous ce bois amenait à chaque minute de nouvelles sensations à Louis, et valait des années de sa vie, par tout le flux et le reflux de pensées qu’elle agitait en lui.

Le : eh bien, non ! de Lévise lui fit un grand plaisir. La jeune fille aurait le courage dans l’avenir de supporter sans se plaindre les soucis et les revers que l’amour entraîne à sa suite, surtout pour les femmes qui ne se marient pas.

Tantôt les moindres paroles de cet entretien enlevaient Louis au ciel, tantôt le précipitaient durement à terre, et il changeait de sentiment à la moindre pression comme si son esprit fût attaché à une balance singulièrement mobile.

— Vous vouliez déjà me quitter cependant, dit-il à Lévise, à cause des gens qui peuvent nous voir ?

Il ne pouvait se défendre d’un retour de défiance. Peut-être aussi était-ce une légère taquinerie pour faire répéter à Lévise sa déclaration d’indépendance.

— Oh non ! répondit la jeune fille un peu songeuse, mais tout est difficile…

Il la vit ébranlée, incertaine : il avait tellement peur que le sort ne le trompât, qu’il ne voulait se fier qu’à des certitudes sans cesse renouvelées. Il cherchait à sonder ce qui se passait dans le cœur de Lévise en se guidant sur tout ce qui remuait le sien propre. Il la supposa alarmée par les dispositions de son frère, par celles des gens du pays, par la révolution qui survenait dans son existence, par l’avenir inconnu vers lequel elle se mettait en chemin. Comme il était sûr de la loyauté dont il était animé, il lui en voulut de ne pas paraître s’y abandonner entièrement. D’ailleurs il y avait plaisir à faire un reproche même non sincère à Lévise, car elle y répondait par des élans qui étaient la plus merveilleuse des flatteries pour lui.

— Je ne veux rien vous imposer de difficile, ajouta-t-il ; ce que vous trouvez peut-être difficile, c’est de m’aimer un peu. Vous y mettez peut-être, au fond, plus de vanité que de sincérité. Vous êtes bien aise qu’un monsieur coure après vous, mais vous ne demandez pas mieux que d’être recherchée par les grands garçons d’ici.

Louis jouait un jeu dangereux. Lévise fut navrée, elle le regarda d’un air épouvanté.

— Oh ! laissez-moi partir, alors ! s’écria-t-elle tremblante, ne me revoyez plus, laissez-moi mourir dans mon coin, cela vaut mieux, car vous ne me croirez jamais maintenant.

La joie de Louis reprit aussitôt son essor. Quel doute pouvait être assez fort pour résister à la sincérité de cette douleur ? Il avait avec lui la lance d’Achille qui guérissait les plaies qu’elle creusait, c’était sa tendresse.

— Vous ne me comprenez pas bien, ma chère Lévise, dit-il, je veux que vous sachiez pourquoi vous m’aimez. Quand vous m’aurez dit pour quelles raisons vous me préférez aux jeunes gens de Mangues qui sont tous beaucoup plus beaux que moi, je serai rassuré et ne craindrai aucun d’eux.

Louis donnait une peine énorme à l’intelligence de Lévise par toutes ses subtilités d’une autre sphère.

— Mais on ne sait pas pourquoi l’on aime ! dit-elle aussi désolée que si elle eût eu affaire à un sphynx prêt à la dévorer, après lui avoir proposé une énigme inexplicable.

Louis sourit, doucement amusé de la petite comédie qu’il allait continuer.

— Enfin, reprit-il, est-ce que vous me trouvez beau ?

— Oui, dit Lévise.

— C’est que vous êtes aveugle ; mais est-ce tout ?

— Non ! répondit la jeune fille d’une façon un peu boudeuse, car elle commençait à entrevoir la tendre moquerie. Mais ce sujet ne lui déplaisait pas non plus. Louis lui faisait voir clair en elle-même.

— Eh bien ! quoi encore ? continua-t-il.

— Vous êtes bon !

— Je n’ai jamais rien fait pour vous, cependant.

— Oh ! si, répliqua Lévise d’un air réfléchi et concentré. Puis, tout à coup, elle le regarda en face avec une sorte de défi joyeux et malicieux.

— Et vous ! s’écria-t-elle, pourquoi m’aimeriez-vous ? Si cela est vrai ! il faut me le dire aussi.

Louis se mit à rire ; le charme de ces doux enfantillages le ravissait.

— Moi, dit-il, c’est parce que vous êtes une affreuse petite paysanne, sotte, méchante et coquette.

Lévise rit à son tour.

— C’est parce que, continua-t-il, vous avez besoin d’être aimée et vous méritez qu’on vous aime. Vous êtes délicate, bonne, et la moindre des choses peut vous affliger ; vous avez besoin qu’on vous soutienne et vous encourage, qu’on apprécie chacune de vos pensées, car vous n’avez pas une pensée qui ne soit comme du velours et de la soie qu’il faut manier avec précaution.

Louis sentait qu’il parlait un langage bien raffiné pour l’esprit de Lévise ; mais si elle ne comprenait pas les mots, elle comprenait l’émotion de la voix, la chaleur du ton, l’attendrissement et l’éclat des yeux.

Louis n’avait pas dit encore à Lévise la moitié des choses qu’il avait à lui dire, et ne les lui avait point dites comme il le voulait ; mais la nuit arrivait, les premières ombres du soir cachaient peu à peu les arbres, le village et la campagne. Le nombre des paysans qui revenaient des champs augmentait sur la route. Louis et Lévise ne pouvaient rester là plus longtemps. Le jeune homme eut la pensée de proposer à Lévise de venir dans sa maison pour ne plus s’en éloigner. Pourquoi s’imposer des retards pénibles et remettre sa satisfaction au lendemain ? Mais il fallait bien se soumettre à la plus simple sagesse ; on avait assez donné à l’instinct et à la passion.

Néanmoins Louis devint triste en considérant l’effort qu’exigeait en ce moment la séparation, et Lévise lui demanda la raison de son silence.

— Il faut que nous rentrions ! dit-il en retenant un soupir.

— Oui, il est tard ! répondit seulement la jeune fille, à qui Louis sut gré de ne pas l’amollir et de ne pas montrer de faiblesse.

— Il est tard, reprit-il, je vais aller préparer la maison pour demain, pour le grand jour !

— Mais je n’irai que pour travailler, dit Lévise.

— Oui, mais, dit-il hésitant, prêt à s’inquiéter de nouveau, jusqu’à…

— Jusqu’à ce que je remplace Euronique, ajouta Lévise, qui expliquait ainsi les plans du jeune homme plus nettement qu’il ne les avait conçus lui-même.

— Adieu, à demain, je vais partir la première, vous sortirez ensuite du bois.

Et Lévise s’élança hors du taillis sans donner à Louis le temps de manquer de courage. Elle montrait une résolution toute nouvelle depuis qu’il s’était révélé à elle Ce n’était plus le trouble, la timidité, la contrainte, qu’elle avait auparavant. Sur ce fond d’autrefois, trame si fragile, il y avait maintenant une décision joyeuse et presque hardie.

Louis s’applaudit de cet état de calme et de cette confiance dont il lui avait apporté le bienfait. De son côté il voulut être gai, résolu, actif pour préparer la place de Lévise et apaiser sa propre impatience.