La Caution (tr. Régnier)

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Poésies
Traduction par Adolphe Régnier.
Hachette (1p. 230-233).

LA CAUTION[1]


Damon[2], un poignard sous sa robe, s’est glissé près du tyran Denys ; les satellites le jettent dans les fers : « Que voulais-tu, armé de ce poignard ! parle ! s’écrie le furieux, d’un air sombre. — Délivrer la ville du tyran. — Tu expieras ton crime sur la croix.

— Je suis prêt à mourir, dit Damon, et ne demande pas la vie ; mais si tu veux m’accorder une grâce, donne-moi, je t’en prie, trois jours, le temps d’unir ma sœur à son fiancé. Je te laisse mon ami pour caution ; tu peux, si je t’échappe, le faire mourir. »

Le roi sourit avec une perfide malice, réfléchit un instant et dit : « Trois jours, je te les veux donner ; mais, sache-le bien, si ce délai s’écoule sans que tu me sois rendu, il faudra qu’il ex­pire à ta place ; mais toi, la peine te sera remise. »

Et Damon va trouver son ami : « Le roi, dit-il, ordonne que je paye de ma vie sur la croix ma criminelle tentative. Cependant il veut bien m’accorder trois jours, le temps d’unir ma sœur à son fiancé. Demeure comme gage entre les mains du roi, jusqu’à ce que je vienne faire tomber tes liens. »

Son ami fidèle l’embrasse en silence, et se livre au tyran. L’autre s’éloigne aussitôt, et avant que la troisième aurore ait lui, il s’est empressé d’unir sa sœur à son époux, et, l’âme in­quiète, il se hâte de revenir, pour ne pas manquer le terme fixé.

Mais voilà que la pluie tombe à flots, sans relâche ; les sources se précipitent du haut des monts ; les ruisseaux, les torrents se gonflent, et il arrive au bord du fleuve, son bâton de voyage à la main… mais soudain le pont croule, rompu par le tour­billon, et les vagues, avec le craquement du tonnerre, font sauter la voûte de l’arche.

Désespéré, il erre au bord de la rive : aussi loin que ses yeux s’étendent et cherchent, aussi loin qu’il lance l’appel de sa voix, pas une nacelle ne se détache du sûr rivage, pour le porter aux lieux désirés, pas un batelier ne manœuvre sa barque, et le torrent fougueux devient une mer.

Alors il tombe au bord du fleuve, il pleure, il prie, levant les mains vers Jupiter : « Oh ! arrête la violence du torrent ! les heures fuient ; le soleil est au milieu de sa course, et s’il se couche sans que je puisse atteindre la ville, il faut que mon ami expire. »

Mais la fureur du torrent s’accroit et se renouvelle, les vagues poussent les vagues, et une heure après l’autre s’écoule. Soudain l’inquiétude l’entraîne, il prend courage et se jette dans les flots mugissants ; il fend le courant d’un bras vigoureux et un dieu a pitié de lui.

Il atteint le rivage et s’éloigne à la hâte, en rendant grâce au Dieu qui le sauve, quand, du lieu le plus sombre de la forêt, une bande de brigands s’élance, et lui barre le chemin : respi­rant le meurtre, ils arrêtent la course rapide du voyageur, en brandissant avec menace leurs massues.

« Que voulez-vous ? s’écrie-t-il pâle de frayeur ; je n’ai rien que ma vie, et il faut que je la donne au roi ! » II dit et arrache sa massue au plus proche : « Au nom de mon ami, ayez pitié de moi ! » Et sous ses coups terribles trois d’entre eux mordent la poussière ; les autres prennent la fuite.

Cependant, le soleil darde ses flammes brûlantes ; épuisé par la fatigue infinie, il sent plier ses genoux : « Oh ! ta bonté propice m’a-t-elle sauvé de la main des brigands, arraché aux ilôts, rendu au sol sacré de la patrie, pour qu’ici je périsse dévoré par la soif, et que mon ami meure, mon ami dévoué ? »

Mais écoutez ! tout près de lui résonne un bruit clair, argen­tin, comme le murmure d’une eau qui ruisselle ; il s’arrête, il prête l’oreille ; et, voyez ! du rocher jaillit une source vive et rapide, qui doucement gazouille. Ivre de joie, il se baisse et rafraîchit ses membres brûlants.

Déjà le soleil perce le vert feuillage des branches, et dessine, sur les brillantes prairies, les ombres gigantesques des arbres. Il aperçoit deux voyageurs qui suivent la route ; il les veut devancer d’une course rapide, quand il les entend prononcer ces mots : « C’est à présent qu’on l’attache à la croix.

Son angoisse donne des ailes à ses pieds agiles, les tourments de la crainte le poussent. Déjà, dans les rayons de la pourpre du soir, les créneaux de Syracuse brillent de loin, et au-devant de lui vient Philostrate, le fidèle gardien de sa maison, qui, hors de lui, reconnaît son maître :

« Fuis ! tu ne sauverais plus ton ami, sauve du moins tes propres jours ! En ce moment il subit la mort. D’heure en heure, il attendait ton retour, le cœur plein d’espoir, et les railleries du tyran ne pouvaient lui ravir sa foi courageuse. »

— Et s’il est trop tard, si je ne puis lui apparaître comme le sauveur attendu, du moins que la mort me réunisse à lui ! Je ne veux pas qu’il se vante, le tyran sanguinaire, d’avoir vu l’ami trahir son ami. Qu’il immole deux victimes, et qu’il croie à l’amour, à la foi ! »

Le soleil se couche, quand il arrive à la porte de la ville, et voit la croix déjà dressée, que la foule entoure bouche béante. Déjà on soulève son ami, attaché à la corde fatale : à cette vue, il fend violemment la troupe épaisse : « À moi, bourreaux, s’écrie-t-il, à moi de périr de votre main ; me voici, moi, pour qui il a répondu ! »

Le peuple, alentour, est saisi de stupeur ; les deux amis sont dans les bras l’un de l’autre, et ils pleurent de douleur et de joie ; on ne voit nul œil vide de larmes. Et l’on porte au roi la nouvelle merveilleuse ; il est ému d’un sentiment humain et les fait amener aussitôt devant son trône.

Longtemps il les regarde avec surprise, puis il dit : « Vous avez réussi, vous avez subjugué mon cœur ! La fidélité n’est donc pas une vaine illusion ! Eh bien ! adoptez-moi aussi comme un des vôtres ; que j’entre, accordez-moi ma demande, en tiers dans votre union. »


  1. Composée en 1798, et publiée d’abord dans l’Almanach des Muses de 1799.
  2. Au lieu de « Damon, la première édition a « Mœros. »