La Cavalerie dans la guerre moderne/01

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La cavalerie dans la guerre moderne
A. A.

Revue des Deux Mondes tome 95, 1889


LA CAVALERIE
DANS
LA GUERRE MODERNE

Nous assistans à une évolution singulière. A un demi-siècle d’intervalle, et lorsque l’art de la guerre semble le plus près de se confiner dans l’accroissement des forces purement balistiques, on voit tout à coup réapparaître un engin des batailles passées, une arme quasi démodée, procédant de deux facteurs qu’on croyait disparus : l’effet moral et le choc. En Allemagne, l’usage de la lance s’étend à toute la cavalerie ; en France, on la donne aux dragons. En même temps, dans les deux pays, les manœuvres de masses de cavalerie sont exécutées avec une ardeur et une extension inaccoutumées.

Cette double manifestation n’est-elle que la révolte suprême d’une arme restée généreuse, mais virtuellement amoindrie ; l’instinctif désir d’échapper à l’étreinte de fer et de plomb qui chaque jour plus étroitement nous enserre ? Procède-t-elle, au contraire, d’une rationnelle entente de principes nouveaux ; de la perception nette d’un rôle, non pas diminué, mais agrandi ?

Entre les deux opinions, le doute existe. Il ne s’arrête pas aux couches extérieures ; il pénètre jusqu’au cœur même de l’armée. La réapparition de la lance et l’emploi de la cavalerie en masses y sont passionnément discutés. Les uns les saluent comme l’aurore d’une ère féconde, les autres les condamnent comme la manifestation d’un regret stérile. Partisans ou adversaires, d’ailleurs, ne sont ni des indifférens ni des ignorans, mais des généraux, des chefs dont quelques-uns ont par devers eux un long passé d’expériences ou d’études, également ardens, également convaincus. Même dans nos rangs, on hésite. Et si tous les cavaliers s’accordent à revendiquer une large part d’action, plusieurs diffèrent sur le mode d’emploi. Animés du même désir d’accomplir leur mission, ils n’envisagent pas tous leur rôle sous le même aspect.

En dehors de l’armée, le point de vue change. On n’accorde guère à la cavalerie qu’un crédit restreint et qu’une sympathie platonique. On s’accoutumerait volontiers à ne Voir en elle que le dernier refuge de l’esprit chevaleresque, de la poésie de la guerre. À ce titre, elle plaît. On résume l’ensemble de ses qualités particulières par un mot à la mode : « l’esprit cavalier. » Pour nombre de gens, cela suffit. Les plus avisés conviennent bien qu’elle est nécessaire pour couvrir et éclairer les armées, mais ils ne vont pas jusqu’à rechercher le sens précis de cette large formule. Les manœuvres de masses trouvent grâce par l’enthousiasme et l’entrain qu’elles suscitent ; leur objectif pratique échappe.

Ce compromis, si bienveillant qu’il soit, n’est digne ni de ceux qui l’accordent, ni de ceux qui l’acceptent. La cavalerie n’a pas besoin, pour justifier son développement et ses tendances, d’argumens de fantaisie. A la veille d’événemens toujours différés, mais toujours imminens, des considérations autrement positives et graves doivent présider à ses destinées. Il est temps d’adopter une doctrine unique, une orientation définitive, et d’approprier son organisation et son instruction à un rôle nettement défini.


I

L’art de la guerre devient de jour en jour plus vaste et plus compliqué. Par les immenses effectifs mis en jeu et par les approvisionnemens qu’ils réclament, par le développement et la variété des engins de destruction ou de protection, il touche à la fois aux questions sociales, économiques et industrielles.

En même temps que le cadre s’est élargi, la perspective s’est voilée. Les sciences militaires ont pris une telle extension qu’on peut à peine, après de longues années d’études, les embrasser dans tous leurs détails. Encore chaque nouvelle invention y apporte-t-elle des modifications profondes. C’est un progrès incessant et indéfini.

Un objectif aussi considérable exige des efforts communs. Par un merveilleux accord des voies et moyens, leur diversité doit se fondre en une unité puissante. Aucune force ne doit s’égarer en une impulsion divergente, aucune intelligence se perdre en un particularisme décevant. Dans l’ensemble du mécanisme militaire, chacun doit connaître nettement sa place, son rôle, son mode et sa part d’action.

Car si tout y est compliqué, tout aussi y est connexe, relatif et dépendant. Le chercheur qui, dégageant une pièce particulière, voudrait l’ajuster, la mettre au point, sans tenir compte du cadre général, ferait œuvre superficielle et fragile. Aussi, étudier le rôle abstrait de la cavalerie en dehors des conditions spéciales de la guerre probable, ce serait fondre dans un moule classique, séduisant peut-être, mais à coup sûr démodé et défectueux.

A la tactique moderne il faut une base, non plus théorique, mais positive. Cette base, la conception quasi divinatrice de la prochaine campagne peut seule nous la fournir. C’est là le but puissant et immédiat dont la grandeur à la fois nous attire et nous effraie, l’idéal simple en dehors duquel tout n’est qu’agitation stérile ou pure rêverie.


A ne considérer que les résultats acquis par les méthodes scientifiques, on renoncerait vite à l’étude de la guerre. A travers l’histoire, les événemens militaires se succèdent, en apparence dissemblables et contradictoires, transformant l’organisation des nations et des armées, bouleversant les échafaudages théoriques, éclairant l’inanité des formules, montrant que telles règles, bonnes la veille, peuvent être mauvaises le lendemain : « La guerre, écrit le maréchal de Saxe, est une science couverte de ténèbres dans l’obscurité desquelles on ne peut marcher qu’en tâtonnant[1]. » Et Napoléon, qui y était passé maître, avoue qu’il n’y a pas de recette pour le succès : « Tout dépend du caractère du général, de la nature des troupes, de la portée des armes, de la saison et de mille circonstances qui font que les choses ne se ressemblent jamais[2]. »

Cependant, dans cette variabilité, un élément, — l’élément humain, — demeure immuable. Et c’en est la plus solide base. En dépit des époques ou des contrées, des saisons ou des arméniens, l’homme, dans le combat, reste identique à lui-même, toujours au même degré impressionnable, accessible aux mêmes entraînemens ou aux mêmes terreurs, provoqués par les mêmes causes. Il est l’axe à jamais fixé autour duquel évoluent, en des applications multiples, tous les rouages matériels de la guerre : les nombres, les combinaisons tactiques, l’organisation, l’armement.

Aussi, malgré des changemens subits et incessans dans leurs manifestations, des écarts considérables dans leur application, les grands principes de la guerre ont-ils, en réalité, varié dans les limites tellement restreintes, qu’entre ce qu’écrivait l’empereur Léon au IXe siècle et ce qu’enseigne un professeur de l’école de guerre en 1889, il n’y a que la différence de la forme et du cadre. La cavalerie offre particulièrement l’exemple d’une immuabilité originelle. A l’homme, cet élément invariable, vient s’ajouter le cheval, sorte d’arme animée et vivante, également soustraite aux influences scientifiques. Sur cette entité formée par le cavalier, il serait vain de discourir. On n’en modifiera ni le caractère ni la substance. On se retrouvera toujours en face de deux facteurs primitifs et simples : une énergie morale et une force matérielle, une résolution et un choc. Les progrès de la balistique n’y changent rien. Frédéric et Napoléon n’employèrent pas leur cavalerie autrement que l’avaient fait Alexandre et Annibal. Malgré les progrès accumulés des siècles, ils en tireront des résultats égaux, sinon supérieurs. Cela est concluant.

Ainsi, le fond de la tactique de la cavalerie échappe à toute transformation. Le mode et la mesure de sa participation à la guerre seuls varient. Il s’agit de rechercher comment ils vont s’adapter à un cadre nouveau et considérablement agrandi.


Un mot caractérise la guerre moderne : ce sera la guerre de masses ; c’est-à-dire, au début, une accumulation puissante et prompte de toutes les forces vives de la nation, venant s’amasser en une zone soigneusement préparée, abondamment approvisionnée, et derrière laquelle se développe tout un système de voies ferrées, véritable réseau veineux reliant les extrémités au centre, les armées au cœur de la patrie[3].

À cette phase déconcentration succédera la marche d’approche échelonnées en profondeur, évoluant sur un front relativement restreint, n’ayant pas encore l’espace nécessaire pour les exécuter de vastes mouvemens les deux armées s’avanceront l’une vers l’autre en une sorte de poussée brutale. Puis, l’immense choc aura lieu. Des centaines de mille hommes se heurteront sur des champs de bataille démesurés. Dès lors, la scène change, les horizons s’ouvrent, et ces masses, jusque-là resserrées, fixées au sol, prennent leur essor… en avant ou en arrière, suivant le sort des armes. Une nouvelle période, subséquente et subordonnée, commence, qui à son tour verra se reproduire ces quatre phases d’une inégale valeur en importance et en durée : la concentration, la marche d’approche, la bataille, la retraite ou la poursuite. Telle est l’éternelle synthèse de la guerre.


La première phase, dans l’ordre des faits, est aussi pour la cavalerie la principale.

Qu’on se représente par la pensée ces deux armées, ou plutôt ces deux nations accumulées sur leurs frontières. Au début, elles sont plongées dans une obscurité troublante. Elles ne savent rien, sinon que non loin, à quelque soixante kilomètres, des masses ennemies, aussi puissantes, sont prêtes à se ruer sur elles. Alors commence entre les deux généralissimes une lutte sourde, lutte de pénétration, d’intelligence, de résolution. Que va faire cet adversaire invisible et insaisissable ? Est-il impatient ou hésitant, résolu ou timide ? Viendra-t-il par le centre ou sur les ailes ? Doit-on le prévenir ou l’attendre ?.. Il faut cependant en finir avec cet inconnu1 plus terrible que le danger même. Qui le premier osera rompre cette immobilité pleine d’angoisse ? Qui, prenant l’initiative, déchaînera l’orage ?

La réponse est facile.

Dès le premier jour les deux cavaleries se sont mises en route. Lancées dans ce mystérieux espace qui sépare les fronts de concentration, elles doivent soulever le voile jeté sur les dispositions ennemies et s’opposer à toute tentative du même genre de la part de l’adversaire. Dans l’exécution de leurs missions identiques, mais opposées, elles vont nécessairement se rencontrer et se combattre. De l’issue de cette lutte dépend le succès des premières opérations[4]. Victorieuses, elles procurent la lumière et l’espérance ; elles montrent, au travers de leur trouée, la route triomphale qui mène à un adversaire surpris, démoralisé, aveugle et inerte. Vaincues, elles reviennent s’abattre sur leurs propres lignes, rapportant dans leurs flancs meurtris le triste présage de la défaite[5].

Ainsi, entre ses mains, la cavalerie détient le premier enjeu. Toujours maintenue sur le pied de guerre, elle a le périlleux honneur d’ouvrir la campagne. Par ce seul fait, elle porte une responsabilité écrasante. De son attitude aux débuts, de ses succès ou de ses revers, résultent non-seulement la supériorité ou l’infériorité que produisent la netteté ou l’incertitude des vues, mais encore une impression morale d’autant plus forte que la nation est plus nerveuse. victorieuse ou vaincue, elle engage l’avenir ; son influence, considérablement agrandie, peut rompre à la fois l’équilibre matériel et l’équilibre moral. Entre deux armées, elle peut créer la différence d’un aveugle à un voyant. Cette opposition explique la maxime à jamais impérissable du grand Frédéric : En guerre, une bonne cavalerie fait de vous l’arbitre de la campagne.

Mais au fur et à mesure que les armées croissent en nombre, l’exécution de cette maxime exige de plus grands efforts. Le grand et unique précepte qui régit la stratégie et la tactique : « Être le plus fort au point décisif[6], » a en effet varié dans ses conséquences. La difficulté s’est accrue avec l’ampleur des opérations. Le point décisif s’est déplacé. Ce n’est plus, comme autrefois, un objectif fixe et connu, — une capitale ; — c’est un but mobile et encore inexploré : la masse même des forces ennemies[7]. Puis l’extension des nombres a modifié les conditions de la campagne. La marche des armées ne peut plus aussi facilement se plier aux soudainetés du génie. Des centaines de mille hommes ne se déplacent pas avec la rapidité et l’aisance des colonnes d’autrefois. Des réseaux ferrés considérables ont, par avance, inscrit sur le sol leur point de départ, tracé leurs principales directions. Ce processus gigantesque imprime à la première période des opérations un caractère de fatalisme inéluctable. Une faute du début pourrait compromettre la campagne entière.

L’orientation primitive doit donc être aussi l’orientation définitive ; la cavalerie, chargée de la fixer, doit apporter à l’accomplissement de cette tâche une énergie qui renverse tous les obstacles, une clairvoyance qui déjoue toutes les erreurs. Entre deux adversaires égaux en nombre, en instruction, en armement, en courage, elle va jeter le premier et capital appoint. Son rôle, mesuré aux dimensions des guerres modernes, revêt un caractère quasi héroïque. Obligée au succès, elle ne peut revenir que victorieuse ou déshonorée.

Jusque-là, la route est droite et le devoir est clair. Ce rôle stratégique en avant des fronts de concentration, tous les écrivains militaires le préconisent, toutes les cavaleries de l’Europe se déclarent prêtes à le remplir. Éclairer et protéger, découvrir et couvrir, sont des axiomes partout acceptés, partout proclamés. Mais si le but est clairement indiqué, les moyens de l’atteindre sont loin d’être nettement définis. Le doute, la divergence des vues commencent avec l’application. Il est cependant possible d’en esquisser au moins les grandes lignes.

En fait, le but général de l’exploration stratégique se résume au choix judicieux de deux ou trois objectifs principaux. La cavalerie n’aura donc pas, ainsi qu’on l’a trop souvent prétendu, à déployer un rideau épais et continu sur tout le front des armées. Cette dispersion, sans la rendre pénétrante et forte nulle part, la laisserait partout moralement et matériellement faible, incapable d’un effort efficace. Une mission précise exige des procédés décisifs. La cavalerie se divisera en autant de groupes qu’il y aura d’objectifs choisis par le généralissime ; chacun de ces groupes sera fortement concentré.

Cependant elle ne doit pas non plus permettre à la cavalerie adverse de passer au travers de ses intervalles. Ces masses compactes se relieront donc entre elles par un réseau de patrouilles légères, ténues, agiles, constituant une sorte de fil avertisseur. Ainsi voilà l’ossature : quelques fortes masses, enveloppées d’un essaim de patrouilles.

Concentrée pour le combat, avec des élémens dispersés pour la découverte, cette cavalerie s’ébranle. Qui peut s’opposer à sa marche ? Les forts d’arrêt, les bataillons avancés ? Adversaires inertes, cloués au sol, fixés en leurs positions de résistance, ils sont l’immobilité, et elle est le mouvement. Entre les deux, la lutte est inégale. Si elle ne peut les attaquer, les renverser d’un coup de boutoir, elle les tournera, et au prix même de sanglans sacrifices, pénétrera jusque sur la ligne des corps de bataille, y sèmera le désordre et le trouble, en rapportera la lumière.

Une seule barrière s’oppose à cette irruption. C’est la cavalerie ennemie, chargée d’une mission analogue, mais inverse, également entreprenante et hardie, également résolue à faire son devoir. Nous l’avons montré, ce devoir est double. Il faut découvrir en avant, couvrir en arrière. Et, dans cette dualité divergente, l’une et l’autre condition sont connexes ; toutes les deux sont indispensables au succès définitif. Si l’on remplit l’une en manquant à l’autre, l’avantage, étant compensé, reste illusoire ; l’équilibre stratégique et moral demeure en suspens. Aucune des deux armées ne possède cet élément de supériorité réelle et complète que doit lui procurer une bonne cavalerie : être éclairé contre un adversaire qui ne l’est pas.

De l’opposition des objectifs, en même temps que de la connexité des moyens, résulte l’inéluctable éventualité de cette collision que tous les auteurs militaires appellent « la grande lutte de cavalerie. » L’horreur du choc ne peut prévaloir contre sa nécessité ; — et le résultat n’en sera décisif que si l’un des adversaires succombe ou s’enfuit. Seules des cavaleries passeraient l’une à côté de l’autre sans combattre, qui auraient renoncé à tenir leur place dans les armées modernes.

En 1870, la cavalerie allemande, encore incertaine et hésitante, put impunément manquer à la moitié de son rôle, se dispenser de couvrir la mobilisation et la concentration de ses armées, En face d’elle, elle n’avait point de rivale. Du premier coup elle se trouvait débarrassée de toutes entraves, indépendante, libre comme après une victoire. Elle n’en profita qu’après les premiers succès de Wœrth et de Spickeren. Elle sait aujourd’hui que des circonstances aussi favorables ne se présenteront plus ; elle se prépare ardemment à la lutte. Forte de ses succès d’hier, grisée par ses espérances de demain, elle apparaît plus enthousiaste, plus ambitieuse, moralement et physiquement mieux entraînée qu’à aucune autre époque de son histoire. Dans ses académies de guerre on ne parle que « de travailler à l’arme blanche. » que de « passer sur le ventre » à toute cavalerie rivale. On y professe une foi aveugle en la puissance du choc. Chez tous ses écrivains militaires on retrouve cette idée arrêtée, que le combat est la conséquence inévitable de l’exploration stratégique en avant des armées : « Celle-là seule des parties belligérantes aura un service bien fait et utile qui réussira d’abord à battre la cavalerie ennemie, » dit le baron von der Goltz dans son admirable livre de la Nation armée. Et un écrivain anonyme, mais à coup sûr influent, — dont les publications incessantes depuis dix ans permettent pour, ainsi dire de « tâter le pouls » à la cavalerie allemande, — s’écrie : « Si vous voulez que vos armées sachent où aller, si vous voulez qu’elles puissent trouver des situations tactiques, vous êtes pourtant obligés de mettre de la cavalerie devant elles ; or, celle-ci, pour arriver à recueillir des renseignemens précis, ne sera-t-elle pas appelée à se frayer son chemin pas à pas, à la pointe du sabre, et à débarrasser d’abord la campagne de la cavalerie ennemie ? Ni le combat à pied, ni les feux d’artillerie ne peuvent procurer ce résultat ; ils sont tout au plus bons pour chasser l’ennemi d’une position et pour se donner un peu d’air. Au lieu de discréditer les duels de cavalerie, on devrait au contraire les faire entrer dans les mœurs, car il est peu probable qu’on puisse y échapper[8] ! » Sous l’empire de ces idées, et en prévision de ce duel rapide, mats décisif, la cavalerie allemande a modifié ses règlemens. L’œuvre jusqu’alors respectée des Wrangel, des von Schmidt, des Frédéric-Charles, a été modifiée. La tactique des trois lignes, — c’est-à-dire de la division formée pour combattre en trois échelons d’égale force, — cette tactique manœuvrière, souple, fertile en combinaisons variées, a cédé le pas à une conception plus simple et surtout plus offensive. Le nouveau règlement d’exercices du 10 avril 1886, modifiant celui de 1870, a consacré cette évolution. Le centre de gravité est reporté tout entier en avant, sur la ligne d’attaque. La première ligne est considérablement renforcée aux dépens des deux autres ; ces dernières elles-mêmes sont rapprochées ; si bien qu’en réalité la division entière s’élance au combat en un seul bloc et risque toute sa fortune sur un unique enjeu. Cette tactique est assurément discutable. Elle pourra peut-être obtenir la sanction d’un court succès, — car tout arrive à la guerre ; — il lui manquera toujours une base rationnelle et solide. Quoi qu’il en soit, on n’en peut méconnaître la signification. Elle dénote chez nos adversaires la conviction absolue que le service stratégique de l’exploration aboutira à une collision tactique ; elle montre qu’ils ont prévu ce duel, qu’ils le désirent, qu’ils sont résolus à le rendre inévitable.

Le temps des recherches théoriques est donc passé. Il ne s’agit plus d’approfondir l’art de combattre depuis les Grecs et les Romains et d’échafauder une tactique abstraite, générale, également bonne au nord ou au midi, en Algérie ou en Europe, au-delà des Alpes ou au-delà des Vosges. Il s’agit simplement d’aboutir. A une éventualité positive il faut opposer une tactique précise. La maxime allemande : Die Reiter-Massen stets voraus (les masses de cavalerie toujours en avant) nous dicte notre devoir. Elle impose une organisation et une instruction uniques, rationnelles, de toute la cavalerie française réunie, dès le temps de paix, en fortes masses, pour se préparer à la guerre.

Admettons cependant que cette « grande lutte » des deux cavaleries ait pris fin. Entre ces masses se ruant en sens inverse. Ce choc s’est produit. Et, par cette expression, on doit entendre non pas seulement le heurt matériel, l’abordage, mais surtout cette collision de deux volontés dont l’une est supérieure à l’autre, cette mise en présence de deux troupes dont l’une l’emporte en moral, en habileté manœuvrière, en force d’impulsion. A la suite de cette rencontre, le plus faible s’est débandé, puis s’est enfui éperdu ; l’autre a pris un nouvel et plus puissant essor. Moralement et tactiquement, il est le maître ; il a balayé les obstacles, il a brisé les liens ; il court librement à l’accomplissement de sa mission. Dès lors nous entrons dans une phase nouvelle. L’heureuse armée à laquelle appartient la cavalerie victorieuse, orientée désormais sur l’emplacement ou la direction des masses ennemies, s’ébranle et se porte à l’attaque. Jouissant d’une information large et sûre, du bénéfice inestimable de l’initiative, elle marche, aisée et clairvoyante, vers un adversaire immobile et aveugle. Elle va imposer la bataille ; l’ennemi va la subir. Mais, sous peine de laisser échapper une proie assurée, il s’agit maintenant de conserver un avantage si chèrement acquis. À ces masses en marche il faut des informations incessantes et rapides ; de plus, une atmosphère de sécurité suffisant pour progresser sans préoccupation ni fatigue ; en somme, avec la tranquillité d’esprit et la confiance, la liberté d’approvisionnement et de mouvement. Un service nouveau s’offre à la cavalerie ; sa mission stratégique n’est pas encore terminée, elle est seulement modifiée.

Pour caractériser par des faits cette seconde période, il suffirait de remonter aux guerres du premier empire. En avant, sur les flancs de ses armées en marche, Napoléon lançait des masses de cavalerie. Ce furent les grandes chevauchées de Murat, de Bessières, en 1805, 1806, 1809, 1812. Leurs missions étaient diverses, mais nettement définies. En 1805, la grande réserve de cavalerie, par ses démonstrations aux débouchés de la forêt Noire, retient l’armée autrichienne dans ses positions d’Ulm. En 1806, ses escadrons de cavalerie légère ouvrent à la grande armée les défilés de Franken-Wald. En 1812, les trois immenses colonnes envahissant la Russie sont éclairées, couvertes et reliées par des corps de cavalerie. Plus près de nous, en 1870, les Allemands qui, au début de la campagne, avaient négligé d’employer leur cavalerie à couvrir leur concentration, en tirent meilleur parti dès qu’ils la lancent en avant de leurs armées en marche : « Précédant les corps de bataille à plusieurs journées, écrit un de leurs historiens[9], la 4e division permit à la troisième armée de prendre un ordre de marche large et commode, de s’exonérer de certaines précautions surérogatoires, de certains dispositifs compliqués qui sont nécessaires seulement quand on est en contact immédiat, superflus dans le cas contraire, très fatigans toujours. Grâce à ses deux divisions de cavalerie indépendante, la troisième armée a pu jouir pendant cette période (11 au 22 août 1870), et dans une large mesure, des bienfaits du cantonnement. »

Dans les opérations autour de Metz, les quatre divisions de cavalerie attachées à la deuxième et à la troisième armée leur rendirent les plus signalés services ; explorant la région entre Metz et Verdun. couvrant le déploiement des colonnes, les reliant entre elles, observant les abords de Metz, les directions de Nancy et de Toul[10]. « Qu’on me permette, écrit le prince de Hohenlohe, de récapituler et de classer les services que notre cavalerie a rendus dans la dernière guerre : les divisions de cavalerie précèdent de beaucoup nos corps de bataille. Elles entourent ceux de l’adversaire comme d’un réseau et empêchent ainsi l’état-major général de l’armée française d’apprendre quoi que ce soit sur nos mouvemens, tandis qu’elles tiennent constamment notre grand état-major au courant de ce qui se passe chez l’ennemi. Elles mettent les commandans en chef de nos armées à même de « faire la loi à l’ennemi, » pour me servir de l’expression de Clausewitz, c’est-à-dire de ne se battre que quand il leur plaît. Dès avant la lutte ils ont, de cette façon, remporté la victoire, car l’ennemi marche à tâtons, tandis que nos chefs voient clair. Quand un aveugle lutte avec un homme qui n’a pas perdu le sens de la vue, celui-là forcément succombe, quelque fort qu’il puisse être. Ulysse, en crevant l’œil du Cyclope, le mit hors d’état de nuire[11]. »

Ainsi, après la grande lutte du début, la cavalerie doit encore éclairer, non plus une armée immobile, concentrée, et dont elle est relativement indépendante ; mais des armées en marche, organisées en colonnes de route, et avec lesquelles elle doit rester constamment en liaison. Entre ses deux grands rôles en avant du front de concentration et sur les champs de bataille, c’est une mission intermédiaire, mais non sans difficulté ni grandeur.

Le moment, en effet, est critique. L’horizon s’est éclairci ; les objectifs commencent à s’y profiler nettement. Il faut y marcher droit et vite. Or cette zone encore reste obscure. Les masses de cavalerie adverse, échappées à la première lutte, la sillonnent, accompagnées d’une nombreuse artillerie légère, dont les feux peuvent de loin jeter la surprise et le trouble dans les colonnes. Il faut largement, en avant et sur les flancs, ouvrir et éclairer la route.

Déjà les reconnaissances sont parties, criblant de coups de sonde les directions suspectes. Plus près, les patrouilles ont développé leurs mailles vigilantes. Encore faut-il, prête à intervenir au premier signal, une masse d’escadrons réunie sous un commandement unique, assez puissante pour jouer le rôle de protection ou de diversion, pour écarter ou renverser les obstacles, pour assurer à l’armée une marche régulière et libre.

Cette masse constituera la Cavalerie d’armée.

Dans cette guerre des nations, ce ne sont plus, en effet, des corps d’armée isolés qui marchent à l’ennemi. Ce sont de grandes armées tout entières, composées chacune de cinq à six corps, divisées sans doute en plusieurs colonnes, mais resserrées dans une zone restreinte, formant une unité cohérente et compacte. La force de cavalerie adjointe à ces armées doit être mesurée à leur importance et à leur but. Cependant notre règlement est à peu près muet sur la composition et le service de ce groupe spécial ; il se borne à donner quelques indications, assez obscures d’ailleurs, sur le rôle de la cavalerie de corps. Or le corps d’armée est une unité secondaire dans les effectifs modernes. Rarement il sera appelé à agir isolément. Ce n’est plus un tout, c’est un rouage. La conception d’ensemble fait donc défaut.

Le règlement allemand a été plus clairvoyant. En dehors et en arrière des divisions de cavalerie chargées de l’exploration générale, il prévoit un second groupe d’exploration, en quelque sorte particulière, auquel incombe la protection des colonnes : « En principe, dit-il, le moyen le plus certain d’assurer la sécurité d’une colonne, c’est d’avoir un service complet d’exploration. Par suite, on devra pousser en avant de l’avant-garde la masse de cavalerie affectée organiquement aux unités qui composent la colonne[12]. » Cette indication est sommaire, mais elle suffit. Sans préciser les chiffres, sans codifier un dispositif invariable, elle pose la règle essentielle : la concentration en une seule masse de toute la cavalerie affectée aux différentes unités organiques de la colonne. Nos adversaires ont donc entrevu et tracé à grands traits le rôle de la cavalerie d’armée. Et si, en France, nos règlemens n’en mentionnent pas le principe, ils sont déjà tenus d’en accepter l’application. Ce groupe spécial a fonctionné, en effet, aux grandes manœuvres du 9e corps d’armée en 1887, du 3e corps en 1888, du 6e corps en 1889. Dans ces trois corps d’armée, des divisions de cavalerie, furent provisoirement constituées par la réunion de deux ou trois brigades. Les résultats ont surabondamment prouvé qu’une telle expérience n’était pas superflue.

Aussi bien, depuis 1879, l’idée avait été lancée. À cette époque, en effet, une petite brochure, — petite par le nombre de pages, considérable par l’influence qu’elle devait exercer, — vint esquisser nettement le rôle et l’emploi de la cavalerie en liaison avec les autres armes[13]. La différence entre les deux services d’exploration et de sûreté, leur séparation absolue y étaient clairement affirmées. En même temps apparaissait l’idée féconde de la cohésion et de l’initiative, « l’une corollaire de l’autre, » — la cohésion qui concentre dans la main du chef la masse de ses forces et lui permet d’agir au moment propice ; l’initiative qui procède de la conscience même de cette concentration puissante, de l’audace qu’elle inspire.

Si les principes formulés dans cette remarquable étude n’ont pas trouvé dans nos règlemens le développement qu’ils comportent, cela tient sans doute à leur nouveauté et à leur hardiesse. L’indépendance n’est pas toujours acceptée comme un bienfait ! L’auteur lui-même semblait avoir prévu ce résultat lorsqu’il écrivait : « Il faut tenir compte de la nature humaine. L’initiative et le goût des responsabilités sont des qualités fort rares, et tel chef de cavalerie, laissé libre de s’adonner à l’opération délicate de l’exploration ou à celle plus facile d’assurer la sécurité, se contenterait de celle-ci pour négliger celle-là[14]. » On « se contenta de négliger » la brochure révélatrice. Mais, à l’étranger, le Projet d’instruction de 1879 rencontra une faveur plus grande. En Allemagne, le règlement sur le service en campagne s’inspira nettement des idées qui y étaient émises. D’ailleurs le fait prévaudra. Les armées marcheront, de part et d’autre, précédées de toute la cavalerie dont elles pourront disposer, soit qu’on leur attribue des divisions indépendantes, soit qu’obligées de se suffire à elles-mêmes, elles réunissent en un groupe unique leurs brigades de corps.

En résumé, dans la deuxième phase des opérations, comme dans la première, la concentration s’impose, et le combat des deux cavaleries devient une conséquence directe de leur emploi.


Mais voici l’acte synthétique et terminal du drame : LA BATAILLE. Deux grandes armées modernes, aux fronts et aux flancs démesurés, aux colonnes épaisses et profondes, sont en présence, sinon par la vue, du moins par le contact, — contact léger, superficiel encore, mais qui brusquement va devenir intime et définitif. Déjà les réseaux formés par leurs patrouilles se touchent et s’enlacent ; leurs antennes s’accrochent. L’une ne peut plus faire un mouvement sans que l’autre tressaille. Il est trop tard pour échapper à l’étreinte. Encore quelques pas et les deux monstres seront aux prises.

Quelle sera, dans cette collision grandiose, la participation de la cavalerie ?

De tous les rôles de cette arme, celui d’intervention sur les champs de bataille est le plus discuté. Il n’est pas de propriété qu’on lui ait plus systématiquement déniée, sans que, pour sa part, elle ait cessé un seul instant de la revendiquer avec ardeur. A satiété, on a dit ou écrit que les perfectionnemens indéfinis des armes à feu, les progrès accumulés de la balistique condamnaient les fortes masses de cavalerie à l’impuissance, opposaient une infranchissable barrière à l’attaque au sabre, à la charge.

Mais quand on se livre à une enquête approfondie sur la valeur de ces assertions, on est étonné de constater qu’elles reposent le plus souvent sur une argumentation didactique, rarement sur une analyse exacte des faits. Si, en effet, de l’étude des campagnes, on cherche à dégager les causes qui, à certaines époques, ont étendu ou amoindri le rôle de la cavalerie, on trouve que ces causes n’ont pas une relation étroite avec les variations de l’armement, mais qu’elles dépendent presque uniquement des principes qui ont présidé à l’éducation et à l’emploi de cette arme, en un mot, du caractère de ton commandement.

Cet enseignement éclate lumineux, d’un bout à l’autre de l’histoire. S’il en était autrement, la cavalerie sous Frédéric eût joué un rôle plus effacé que sous Charles-Quint et les escadrons du premier Empire eussent remporté des succès moins brillans que ceux de Louis XIII ou Louis XIV. En réalité, la valeur de cette arme apparaît dégagée des considérations habituellement invoquées par ses détracteurs. Elle ne se règle pas sur la puissance des feux. La cavalerie périclite quand elle manque d’entraîneurs ; elle se relève quand à sa tête se trouvent des chefs ayant une perception nette de son rôle et de son emploi. Tels Annibal, Frédéric, Napoléon, qui, plus que ce dernier, fit parvenir cette arme à son apogée ? Cependant les fusils portaient plus loin et plus juste que du temps de Charles XII ou de Gustave-Adolphe. Mais, désireux de s’en servir, ayant en elle la foi qu’il lui inspirait à elle-même, sachant la comprendre et non la ménager, il la plaçait toujours dans les meilleures conditions pour intervenir et la confiait à des généraux capables de la vigoureusement employer. Aussi à Marengo, à Aspern, à Eylau, à Borodino, elle décide presque en souveraine du sort de la journée. Ces exemples sont déjà lointains ; il en est de plus récens, en 1866 et en 1870, qui démentent formellement encore le lieu-commun théorique de l’impuissance de la cavalerie. Custozza, Kœniggrätz, Vionville, voilà assurément trois batailles modernes. Par une trop rare exception, on se décide à faire appel à la cavalerie ; les résultats sont considérables et inespérés. A Custozza, deux groupes de cavalerie autrichienne, prodigieusement disproportionnés, quinze escadrons d’un côté, un seul escadron de l’autre, se précipitent sur les têtes de colonnes du 3e corps italien, au moment où elles débouchent sur le champ de bataille. L’effet moral, le saisissement, produits par cette charge impétueuse sont tels que ce corps entier, commandé par le prince Humbert, est désorganisé, paralysé pour le restant de la journée. Seize escadrons ont immobilisé, distrait du champ de bataille 25,000 hommes. A Kœnigrätz les divisions de cavalerie autrichienne, maladroitement tenues en arrière, ne peuvent intervenir ni dans le prélude, ni dans le cours de la bataille. Mais, vers la fin, alors que l’armée autrichienne est irrémédiablement battue, on se décide trop tard à les faire donner. Deux divisions s’élancent sur les colonnes prussiennes victorieuses, et par leur héroïque dévoûment, empêchent la retraite de se transformer en débâcle. A Vionville, la charge légendaire des six escadrons de la brigade Brédow arrête net le mouvement de notre 6e corps et permet à l’état-major prussien d’amener en ligne de nouvelles troupes. La brigade Brédow succombe, il est vrai, mais après avoir sauvé son armée d’un péril imminent, après avoir rétabli l’équilibre rompu.

Ainsi voilà trois faits précis qui s’insurgent contre les subtilités didactiques trop légèrement admises. Voilà trois champs de bataille modernes sur lesquels, à trois momens différens, an début, au milieu, à la fin de la journée, la cavalerie intervient avec un incontestable succès. Par son audace, elle prépare une victoire ; par son dévoûment, elle conjure un désastre. En somme, elle obtient des résultats tactiques de premier ordre.

Obtenir des résultats tactiques, remplir sa mission, voilà le seul critérium de la valeur actuelle d’une arme, comme instrument de combat. Et c’est cette vérité, cependant élémentaire, que n’ont pas su ou voulu comprendre la plupart de ceux qui s’érigent en juges de la cavalerie. N’avons-nous pas tous lu, et non sans révolte, ces étranges factums, ces surprenantes statistiques où, comparant les pertes produites par la balle et le sabre, on prend texte de ce parallèle pour préconiser telle ou telle tactique de la cavalerie ? Bienheureux quand on ne conclut pas péremptoirement à son impuissance et à son inutilité ! Mais qui donc peut avoir des principes de la guerre une conception assez étroite et assez primitive, pour s’imaginer que le rôle de la cavalerie se mesure au nombre des pertes matérielles que son sabre inflige ? Les cinq mille cuirassiers qui chargèrent à Aspern ; les quatre-vingts escadrons qui, à Eylau, s’élancèrent sur le centre de l’armée russe ; les flots de cavalerie alliée qui inondèrent les plaines de Waterloo ; les six escadrons de Brédow qui succombèrent à Vionville, produisirent-ils par leur choc des pertes véritablement sensibles ? Assurément non, — et peu importe ! Car ils obtinrent des résultats tactiques considérables. De ce fait, ils recueillirent, en quelques minutes, le fruit de longs efforts ; ils épargnèrent à leurs armées bien d’autres sacrifices. En regard de ces résultats positifs, a-t-on le droit d’invoquer la vaine philosophie des pertes et d’agiter à nos yeux le spectre de la mort ? Le philanthrope seul doit compter avec elle. Le soldat, par métier, est fait pour l’affronter. Et le cavalier mieux que tout autre, car si l’infanterie marche au danger, la cavalerie y court[15]. L’infanterie, l’artillerie, au même degré que nous, sont menacées par la puissance croissante du feu. Ces armes ont-elles pour cela renoncé à leur rôle tactique ; ou bien la cavalerie seule a-t-elle l’étrange prétention d’atteindre le but sans laisser sur la route son tribut de cadavres ?

Écartons donc une fois pour toutes ces considérations dilatoires, ces discussions dignes des temps héroïques où le succès dépendait du chiffre brut des pertes. L’idée tactique, l’idée de la manœuvre obtenant sur les champs de bataille des résultats d’ensemble, — des résultats généralisés, — est la seule loi dont nous puissions aujourd’hui nous réclamer. Pour la cavalerie, Frédéric et Napoléon en ont posé les premiers principes. Dans ses considérations sur la campagne d’Egypte, ce dernier en a laissé une bien frappante image : « Deux mamelucks, écrivait-il, tenaient tête à trois Français parce qu’ils étaient mieux armés, mieux montés, mieux exercés ; mais 100 cavaliers français ne craignaient pas 100 mamelucks, 300 étaient vainqueurs d’un pareil nombre, 1,000 en combattaient 1,500, tant est grande l’influence de la tactique, de l’ordre et des évolutions[16]. » Toute la différence est là. Entre les deux époques, comme entre les deux systèmes, il y a un abîme.

Aussi bien l’objection principale opposée à l’action de la cavalerie sur les champs de bataille, — la puissance du fou, — a été, dans ses effets, singulièrement dénaturée. Elle encore porte l’empreinte de cette logique étroite, de ces théories abstraites qu’on applique à la bataille moderne, au mépris de l’élément positif et prépondérant : l’élément humain. De cette erreur de principe résulte une décevante illusion. C’est qu’on calcule la puissance du feu sur des données foncièrement trompeuses. Entre le tir du polygone et le tir de guerre, il existe des différences si essentielles que les résultats de l’un ne peuvent raisonnablement pas permettre de conclure aux effets de l’autre. Dans les expériences, on s’est cependant rapproché, autant qu’on l’a pu, des conditions de la guerre. On a imaginé des buts mobiles, des panneaux surgissant à des distances indéterminées, des cylindres roulant à des vitesses variables, bref tout ce qui peut reproduire l’imprévu et les accidens du champ de bataille.

Cela peut suffire au. V observateurs superficiels ; pourtant on n’a pu extraire de cet arsenal scientifique un facteur insaisissable : l’émotion, — cette émotion imprescriptible qui s’empare de l’homme à l’approche du danger… Non plus un autre facteur originel : le moral, qui à la guerre règne en maître, « alors que tout le reste, écrivait un spirituel cavalier du premier empire, n’est qu’une triste prose reliée en veau[17]. »

Cela cependant n’est point du tout indifférent. Aux expériences de tir des camps d’instruction, il est facile de vérifier combien l’introduction d’élémens de cette nature, même au plus léger degré, peut parfois apporter de profonds changement. Sur des panneaux fixes, placés à des distances connues, les feux d’ensemble donnent toujours des résultats merveilleux, propres à ébranler la conviction des plus audacieux partisans de la charge. En réalité, les objectifs sont criblés de balles et une véritable pluie de plomb s’abat sur le terrain environnant. Un homme qui rechercherait la mort oserait seul s’aventurer dans cette zone fatale. Cependant, dès qu’on modifie les conditions du tir, les résultats varient. Sur des panneaux surgissant de différens points du terrain, à des distances inconnues, l’effet utile des feux subit un abaissement considérable. C’est qu’alors commence à apparaître l’élément moral : l’attente, la crainte de manquer de coup d’œil ou de sang-froid, toutes ces causes enfin qui ne relèvent plus du matériel, mais de l’homme même. Les tireurs qui, la veille, avaient mis 60 à 70 balles sur 100, n’en mettent plus que 16 à 20. C’est pis encore lorsque ont lieu les tirs comparatifs d’examen. Aux difficultés précédentes vient s’ajouter l’appréhension d’être mal jugé. Le cœur humain entre en jeu ; l’on n’obtient plus que 10 ou 12 balles sur 100. Tous les officiers de cavalerie qui assistent à des séances de cette sorte en reviennent avec la consolante conviction que de faibles patrouilles pourraient, sans trop d’imprudence, s’avancer jusqu’à quelques centaines de mètres des lignes d’infanterie. Le fait en lui-même est significatif. Il prouve, aurait dit le maréchal de Saxe, « que la tête tourne aux hommes lorsqu’il leur arrive des choses auxquelles ils ne s’attendent pas ; » et il eût pris soin d’ajouter : « Celle règle est générale à la guerre[18]. »

Quoi qu’il en soit, si d’aussi petites causes peuvent produire d’aussi grands effets, on peut présumer que les magnifiques expériences du polygone seront, sur les champs de bataille, singulièrement démenties par les faits. Autre chose est de tirer sur des panneaux inertes ou sur des objectifs vivans et meurtriers ! À ces vaines considérations d’amour-propre, se substitue alors un danger terrible et manifeste : la conscience de la mort qui plane invisible dans l’espace. Énervés par l’angoisse, aveuglés par la fumée, assourdis par le bruit, secoués de mille sentimens divers et violens, ces tireurs, — qui n’ont pas dans la poitrine un mécanisme savamment réglé, mais un cœur accessible à toutes les émotions, — peuvent-ils, devant la menace d’une charge de cavalerie, apprécier les distances, régler les hausses, viser avec précision[19] ? S’ils le pouvaient, la lutte depuis trente années déjà nous serait interdite ! Mais les partisans les plus convaincus de la puissance du feu ne l’espèrent pas. Le règlement d’infanterie lui-même dissimule à peine ses appréhensions : « L’infanterie, dit-il, n’a rien à craindre de la cavalerie, quand elle sait se garder, faire usage de son leu à propos et à bonne distance, conserver son sang-froid et rester entièrement dans la main de ses chefs[20]. »

Pour qui connaît les étonnantes surprises des terrains variés, l’extrême difficulté du réglage du tir sur des buts mobiles, dont la distance est inconnue, la facilité avec laquelle s’égare la discipline du feu, c’est déjà un problème compliqué que d’arriver, sur les champs de bataille, à l’exécution parfaite d’une seule de ces conditions. Leur réunion, c’est la perfection même, c’est l’idéal jamais atteint.

En réalité, une infranchissable distance sépare, en pareille matière, la théorie de la pratique.

Le perfectionnement même des armes à répétition rend leur maniement plus difficile ; déjà impuissans à diriger le tir pendant le combat, la plupart des officiers d’infanterie ne pourront même plus régler la dépense des munitions. Ils prévoient qu’aux instans critiques le feu rapide échappera à toute méthode, à tout contrôle, et que, si une irruption de cavalerie vient alors à surprendre leurs troupes, ils n’en pourront plus maîtriser l’émotion. Alors peu importe que ces hommes aient entre les mains des fusils perfectionnés ou de simples bâtons. L’imprévu, la terreur les paralysent ; ils sont incapables de s’en servir. Suivant l’expression pittoresque du maréchal de Saxe, « on les chasserait avec des vessies. »

Sans doute, les règlemens refusent d’admettre l’éventualité de pareilles surprises. Mais les règlemens reposent sur la conception d’un être artificiel et parfait, inaccessible aux faiblesses humaines, à l’émotion, au trouble, à la terreur.

L’histoire de toutes les guerres proteste contre cette doctrine officielle ; elle montre qu’à toutes les époques les chefs ont commis des fautes, les troupes ont éprouvé des défaillances. Les progrès de l’armement ne peuvent changer la nature de l’homme. Et aussi longtemps que ce dernier restera le principal facteur du combat, aussi longtemps la cavalerie pourra répéter cette profession de foi que lançait, au lendemain des guerres de l’Empire, le vieux feld-maréchal de Wrangel. « Non ! l’espoir d’accomplir des hauts faits ne s’évanouira pas tant que les champs de bataille présenteront des terrains inégaux, couverts et permettant la surprise ; tant que les nuages de poudre voileront le combat, tant que le bruit de la bataille et le danger priveront de décision les esprits relativement faibles, tant que nos adversaires resteront des hommes auxquels l’approche d’une charge bien liée ne fera pas l’effet d’une cible[21]. »

Aussi bien, consultons les généraux qui ont fait la guerre, ceux surtout appartenant à des armées étrangères dont il nous importe de connaître l’opinion. En Allemagne, le prince Frédéric-Charles[22], von der Goltz, le prince de Hohenlohe, en Italie le général Roselli[23], Skobelef en Russie[24], le général de Gallifet en France[25], tous tiennent le même langage, tous professent une foi invincible en la puissance de la cavalerie. C’est qu’ils ne peuvent séparer Du champ de bataille ce facteur moral, force principale de notre arme, qui échappe à la conception moderne, trop exclusivement préoccupée de la physionomie matérielle et scientifique de la guerre.

Ainsi, malgré les perfectionnemens de l’armement, la cavalerie, dans le combat, a gardé son rôle et sa part d’action. Mais de cette vérité il ne suffit pas d’affirmer le principe ; il importe surtout de montrer l’application. Pour cela, il faudrait pénétrer sur un champ de bataille moderne, en saisir les détails saillans, en percevoir les manifestations rapides, en étudier les phases successives et, dans chacune d’elles, définir la participation de la cavalerie. Une telle évocation ne pourrait être complètement réalisée que par un soldat doublé d’un poète ; cependant l’analyse en est faisable.

Car la bataille, quels que soient les temps et les lieux, repose toujours sur une combinaison de forces matérielles et morales, celles-ci servant celles-là. En somme, c’est une progression d’efforts et une alternance de sentimens. Les renforts, les soutiens, les réserves viennent peu à peu se fondre en la première ligne ; la confiance succède à l’inquiétude ou l’enthousiasme à la terreur.

Ce n’est donc pas seulement la bataille classique qu’il faut décrire, c’est la bataille vraie et éternelle, fondée sur l’équilibre des facteurs matériels et moraux ; — la bataille des nombres, des armemens, des intelligences, des muscles et des nerfs… telle enfin qu’elle a toujours été et que toujours elle sera.

En quelques pages, nous allons essayer de résumer ce puissant tableau.


C’est d’abord le prélude. Dans ce recueillement, ce demi-silence qui précèdent d’ordinaire les grandes choses, on n’entend au loin, — trépidation vague, allant crescendo, — que le roulement lourd des canons, la marche pesante des colonnes. Sur un front de plusieurs lieues, les masses profondes, drues et épaisses, se concentrent. Telles des nuées d’orage dont les feux bientôt embraseront l’atmosphère.

Tout à coup, sur une croupe lointaine, un éclair jaillit, aussitôt suivi d’un léger nuage. Se répercutant à travers l’espace, le premier coup de canon jette son grondement prolongé. C’est le signal : signal à la fois éclatant et lugubre, électrisant les vaillans, terrifiant les timides ! Rapidement, sur tous les points de l’horizon, les batteries galopent, prennent position, ouvrent le feu. L’air est ébranlé d’un grondement profond et continu. La bataille commence par une gigantesque lutte d’artillerie.

Et l’éventualité de ce prélude de l’artillerie n’est point douteuse. Déjà en 1870, à Sedan, l’artillerie allemande, protégée par les divisions de sa cavalerie, avait précédé les corps de bataille. Bien avant leur arrivée, elle nous avait enveloppés d’un cercle de feu. La cavalerie française, demeurée immobile, ne sut que sauver son honneur à la fin de la journée. Depuis, le principe rationnel de grouper l’artillerie en tête des colonnes, pour lui ménager une rapide entrée en scène, a été universellement admis. Il est consacré par une nouvelle répartition des batteries dans les dispositifs de marche. Les manœuvres de masses de l’artillerie répondent d’ailleurs à cette tendance. C’est sous la protection de leurs canons que se déploieront des armées[26].

À ce moment solennel, la cavalerie est seule arrivée sur le champ de bataille. En arrière, les têtes de colonnes de l’infanterie commencent à se déployer. L’instant est proche où ces masses d’escadrons, progressivement resserrées entre les deux armées, devront dégager le front de combat. Mais auparavant vont-elles rester immobiles l’une en face de l’autre, près de ces batteries meurtrières dont la voix à la fois les menace et les attire ? Vont-elles se retirer sans tenter au moins de les réduire au silence, sans essayer de surprendre ou de retarder les colonnes qui débouchent ? Ici, la grandeur du but dépasse la difficulté de l’entreprise ; le péril que la cavalerie affronte n’est pas égal à la gloire qu’elle doit recueillir. Si elle est entreprenante et audacieuse, elle peut, comme à Custozza, jeter les germes d’une victoire.


Mais l’infanterie, à son tour, est entrée en scène. Déjà ses lignes de tirailleurs, soutenues en arrière par d’innombrables bataillons, se sont déployées. A la note grave des canons vient s’ajouter le crépitement de la fusillade, — accord intermittent et étrange dont le rythme, parfois, se ralentit, s’éteint, pour reprendre, par places, en un renforcement subit. — Alors, de véritables torrens de projectiles balaient la plume ; et, dans les intervalles de ce grondement continu, on commence à entendre cette clameur stridente, prolongée — cette clameur horrible de la souffrance et de l’effroi ! — qui s’élève des blessés et des mourans !

Entre ces deux lignes de feux dont l’intensité va toujours grandissant, il n’y a plus place pour la cavalerie. Mais, frémissante, surexcitée par les rumeurs et les émanations troublantes de la bataille, elle est là, sur les ailes, guettant l’occasion d’intervenir. Autour des armées en lutte elle rôde comme un lion avide,.. quœrens quem devoret !

« La cavalerie, dit Napoléon, doit être employée au commencement, au milieu, à la fin des batailles, selon les circonstances[27]. » Et à Marengo, à Aspern, à Eylau, à Wagram, à Borodino, il met ce précepte en pratique avec une surprenante vigueur. C’est que ce grand homme de guerre tenait toujours ses réserves de cavalerie puissamment concentrées. Loin de les disséminer par groupes inutiles, il les voulait toujours massées, compactes, prêtes à entrer en scène avec leur summum de force matérielle et d’effet moral. Point d’hésitations ni de lenteurs ; c’était une apparition théâtrale et superbe, irrésistible. Et comme il prenait soin de donner au chef de sa cavalerie des instructions générales, mais très claires ; comme il savait le diriger par avance sur le point le plus propice à son action, cette irruption foudroyante n’était pas simplement le résultat d’une inspiration géniale ou d’un hasard heureux ; c’était la conséquence logique d’une conception saine et forte, la résultante naturelle de l’enchaînement des faits : « Attendre, pour faire donner la cavalerie, la fin de la bataille, écrivait-il encore, c’est avoir les notions les plus fausses de la guerre et n’avoir aucune idée des charges combinées de l’infanterie et de la cavalerie, soit pour l’attaque, soit pour la défense[28]. » Jamais il n’était obligé, comme cela s’est, vu en 1806 et en 1870, « d’envoyer chercher » la cavalerie[29]. D’elle-même elle se ruait, portée par la force même de son impulsion à devancer le moment de l’attaque. Si parfois il intervint, ce fut pour la contenir.

Depuis les guerres napoléoniennes, cette action en masses, cette tactique de décision, semblent être tombées dans un profond oubli. Pourtant la cavalerie prussienne, à partir de 1815, parut y faire un judicieux, mais fugitif retour. Les guerres du premier empire avaient été pour elle une révélation. Ses généraux s’étaient rendu compte que la cavalerie française, bien qu’inférieure, au début, en nombre et en instruction, devait à cette concentration à outrance, à l’audace qu’elle y puisait, ses plus beaux succès. Après la campagne, en une consultation demeurée célèbre, Blücher réunit leurs avis. Tous s’accordèrent à représenter la dissémination des forces de la cavalerie prussienne comme la principale cause de ses revers[30]. Mais à cette réaction féconde il n’y eut qu’une sanction : Waterloo. Les théories élaborées au lendemain du grand drame militaire s’évanouirent avec son souvenir même. En 1870, il n’en fut plus question. Vaincus, nous eûmes l’humiliation suprême de voir la cavalerie allemande faire elle-même son procès et convenir que, si elle n’eût pas commis de fautes, elle nous eût battus plus complètement encore : « Nulle part, écrit un de ses historiens les plus compétens, on ne mit immédiatement à profit le résultat tactique, parce que la cavalerie se trouvait sur des points où elle n’avait que faire, parce qu’elle s’y cramponnait obstinément malgré les différentes péripéties du combat, ou encore parce qu’elle arrivait trop tard sur le champ de bataille[31]. » Et un peu plus loin il s’écrie. : « Où la cavalerie allemande a-t-elle été employée en divisions comme corps de combat ? A-t-il été fait autre chose que des charges partielles qui, en raison de la situation générale et des dispositions particulières, devaient échouer et auraient échoué à n’importe quelle époque ? Sans doute, quand on confie la conduite si difficile de cette arme et la solution délicate des problèmes tactiques à des hommes au-dessous des exigences de leur position, comme c’était le cas pour tous les commandans de divisions en 1870-1871, il ne faut pas s’étonner du fiasco. On pourrait, au contraire, bien plutôt s’étonner si, dans de pareilles circonstances, il avait été fait davantage[32]. »

Où trouver un plus dur aveu et en même temps un plus précieux enseignement ? Toute cavalerie qui arrive trop tard renonce, par avance, à jouer un rôle décisif. Elle ne poursuit plus un but d’ensemble, mais l’accomplissement d’une mission abstraite, restreinte et la plupart du temps désespérée. Ce peut être de l’héroïsme ; ce n’est plus de la tactique.


… Cependant la bataille bat son plein. Les cadavres s’accumulent et l’instant est proche où cette masse d’hommes, énervée, haletante, affolée, sera bien obligée de quitter son immobilité sanglante pour se précipiter en avant ou en arrière, suivant que l’emporteront l’enthousiasme ou la terreur. Du sens de cette impulsion dépend la victoire.

Tous les grands généraux ont eu la perception nette de ce point culminant et décisif. Le premier homme de guerre du siècle, Napoléon, l’a exposé en termes d’une simplicité héroïque : « Il faut, disait-il au maréchal de Saint-Cyr, aborder l’ennemi avec le plus de moyens possibles. Après avoir engagé les corps les plus à proximité, on doit les laisser faire sans trop s’inquiéter de leurs bonnes ou de leurs mauvaises chances ; seulement il faut avoir bien soin de ne pas céder trop facilement aux demandes de secours de leurs chefs. » « Il ajoutait, écrit encore le maréchal, que ce n’est que vers la fin de la journée, quand il s’apercevait que l’ennemi avait mis en jeu la plus grande partie de ses moyens, qu’il ramassait ce qu’il avait pu conserver en réserve pour lancer sur le champ de bataille une forte masse d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, que, l’ennemi ne l’ayant pas prévu, il faisait ce qu’il appelait un événement, et que, par ce moyen, il avait toujours obtenu la victoire[33]. »

Ainsi, voilà l’éternel tableau résumé de main de maître ; le drame divisé en deux actes distincts et nets ; le premier, long, indéterminé : la lutte d’attente ; le second, bref, précis, formidable, — comme un coup de tonnerre terminal et foudroyant : — l’assaut.

Or, l’événement, Napoléon l’a dit, comporte l’emploi des trois armes. La cavalerie ne saurait y demeurer étrangère. Mieux que l’infanterie, elle peut produire ce quelque chose d’imprévu et de soudain qui frappe d’étonnement et de terreur ; mieux qu’elle encore, elle peut mettre à profit cette minute fugitive d’indécision et de flottement, qui est le signe à peine perceptible et comme le moment psychologique de l’assaut. A Iéna, à Wagram, à la Moskowa, ce maillet d’acier brisa les dernières résistances.

Mais si le principe est resté vrai, l’application exige des procédés nouveaux. Depuis le premier empire, l’armement s’est profondément transformé, imposant à la tactique, — qui en est la fonction, — des modifications appropriées. Là est le point de rupture et en même temps de raccordement avec la tradition napoléonienne.

Dans sa profonde connaissance du cœur humain, le grand capitaine puisa, en effet, quelques lumineux axiomes qui sont comme l’éternelle synthèse de tout l’art utilitaire. Placé entre deux époques essentiellement différentes, au terme de l’une, au seuil de l’autre, il résume le passé et ouvre l’avenir. Tous les ouvrages, toutes les études parus après lui, ne sont que l’analyse ou le commentaire des quelques idées simples et fortes qui se dégagent de ses actes, encore plus que de ses écrits. Même aujourd’hui, on ne saurait trouver une base où s’étayer plus solidement. Mais ce qu’on en doit surtout retenir, c’est le parti-pris de toujours opposer aux formules rigides, aux subtilités dogmatiques, cette initiative intelligente et pratique qu’il résumait d’un mot : « Agir selon les circonstances. » Or les circonstances rejettent, par définition, tout formalisme préconçu ; elles s’adaptent à une situation présente, précise, et non abstraite ou conventionnelle. Cette situation, il faut l’envisager nettement.

La caractéristique des champs de bataille modernes, c’est l’étendue en profondeur de la zone des feux. Naguère il était possible de maintenir la cavalerie en arrière ou dans les intervalles mêmes des corps de combat, à 1,800 mètres de la ligne ennemie. Napoléon avait donc toujours ses escadrons sous la main, à portée de recevoir promptement ses ordres. Au besoin, il pouvait en personne les diriger, leur dicter le choix du moment. Aujourd’hui, la profondeur de la zone interdite à la cavalerie a doublé. La placer à moins de 4,000 mètres de la ligne de combat, dans l’axe des feux, ce serait la vouer inutilement à des pertes sérieuses, à une démoralisation inévitable. Avant d’avoir donné, elle serait matériellement et moralement affaiblie. Or, si l’on veut retirer de son apparition un effet décisif, il faut précieusement lui conserver toute sa cohésion et toute son énergie. On ne doit mettre en jeu un instrument aussi délicat et aussi puissant qu’au moment précis de son emploi. Alors on la jette impitoyablement dans la mêlée, on la précipite en plein danger ; on ne l’a ainsi ménagée que pour mieux, s’en servir ! — Telle était la manière de Napoléon.

Entre son procède et le procédé moderne, une différence a surgi. Écartée de l’axe prolongé des feux, la cavalerie, pour cela, ne changera pas de tactique ; elle changera de place. Comme autrefois, elle prendra part à la bataille, à l’événement, mais non plus par action directe, sur le front, — par action latérale, sur les flancs. Sans abandonner son rôle, elle le jouera d’après une méthode nouvelle et perfectionnée ; elle risquera moins et récoltera plus.

Ce changement en entraîne un autre. L’indépendance de la cavalerie s’est accrue en proportion des dimensions actuelles de son rôle. Elle ne doit plus attendre des ordres ; elle les recevrait trop tard. D’ailleurs, elle ne peut rester à la disposition des commandans d’armée ou de corps d’armée. Disséminée en arrière ou dans les intervalles, des lignes de combat, elle serait virtuellement paralysée, condamnée à succomber sans gloire ou à s’illustrer sans profit. Massée sur les flancs, elle échappe même à l’action du généralissime. Celui-ci, en effet, ne peut du regard embrasser l’étendue du théâtre de la lutte ; non plus le parcourir. Placé en arrière, en une position centrale, il se relie aux principaux acteurs par d’innombrables fils télégraphiques. Il est le point terminal auquel viennent aboutir tous les battemens des artères, d’où partent toutes les pulsations. Ainsi il dirige, joueur invisible, les pièces multiples de cet échiquier démesuré ! Une fois disposées, elles se meuvent d’ailleurs d’une marche lente, progressive et régulière. Il gradue leurs efforts, pousse les unes, retient les autres. Les détails lui échappent.

Mais la cavalerie ne peut subir la règle commune. Puisant sa principale force dans sa mobilité, dans sa vitesse, elle ne saurait s’accrocher en un point fixe ; par suite, attendre ou provoquer des ordres. Du généralissime elle a reçu des instructions générales ; elle recouvre alors son indépendance. D’elle-même, de l’œil vigilant de ses reconnaissances, elle suit pas à pas le développement du drame ; d’elle-même, elle doit saisir le moment propice, puis, d’un essor soudain, se ruer sur sa proie, la prendre à la gorge ! Pour règle unique, elle a cette magnifique maxime, formulée par un de ses généraux les plus autorisés, inscrite depuis dans ses règlemens : « le chef de cavalerie n’oubliera pas que, de toutes les fautes qu’il peut commettre, une seule est infamante : l’inaction[34]. »

Cependant un premier obstacle se dresse et une première lutte s’impose. La cavalerie ennemie, elle aussi, rôde sur les ailes ; elle aussi est ardente à remplir sa tâche. Pour acquérir la liberté d’action, il faut avant tout se débarrasser de cette rivale acharnée. déchirer cette « tunique de Nessus » collée aux flancs ! Encore une fois, le combat des deux cavaleries devient la garantie première de leurs succès ultérieurs. C’est quand elles ont joué cet inévitable prologue, qu’elles peuvent seulement prendre part à l’acte suprême : à l’événement.


… En divers points de la ligne, par lassitude, par recueillement, par épuisement des munitions, la fusillade s’est ralentie. En d’autres, elle redouble d’intensité. Les réserves arrivent en ligne ; la tension des combattans a atteint ses dernières limites. Il est temps d’en finir.

Et voilà que soudain, au centre ou sur une aile, suivant l’inspiration du généralissime, éclate une formidable tempête : canonnades et fusillades mêlées, continues, profondes. C’est l’artillerie qui couvre de feux le point objectif ; ce sont les réserves qui donnent ! Pourtant cela encore ne suffit pas. Malgré cette pluie furieuse de balles, malgré cet ouragan terrible d’obus, l’adversaire reste en place. Il subit cette mort impitoyable, mais elle ne lui apparaît pas assez immédiate ni assez inévitable, pour le décider à fuir. La terreur seulement l’arrachera au sol si l’on marche à lui, si on l’attaque à l’arme blanche. « La force de cette attaque, écrit von der Goltz, force irrésistible encore, réside en ceci : que l’adversaire est bien obligé de croire qu’une troupe assez énergique pour traverser cette grêle meurtrière de projectiles, en cas de besoin, sera assez énergique aussi pour l’aborder et l’exterminer à l’arme blanche, s’il attend sa venue. La crainte de la mort le fait frissonner et le pousse à fuir[35]. »

Le signal est donné. Sur toute la ligne, les tambours et les clairons battent ou sonnent la charge. Une clameur furieuse répond. Cri de peur ou d’ivresse d’une masse en délire qui, suivant l’énergique expression de Souwarof, « fuit en avant ! » Musique en tête, drapeaux déployés, bondissant et hurlant, le torrent humain se précipite !

À ce moment, de part et d’autre, soit pour entraîner ces lignes d’infanterie jusque-là rivées à leurs abris, pour les jeter tout entières, d’une force irrésistible, hors de leurs positions ; soit au contraire, pour briser leur élan, pour permettre à l’assailli de se reconnaître et de se ressaisir, il faut un événement surhumain, saisissant, quelque chose comme l’apparition soudaine et quasi surnaturelle d’un facteur inattendu. Alors la cavalerie a une mission unique et superbe. Jusque-là, elle a assisté, spectatrice impuissante, aux péripéties du drame. Le moment est venu d’y jouer sa partie. Elle doit le faire sans hésitation, avec une impulsion foudroyante et désespérée. Et si l’on admet que l’infanterie, épuisée par une longue lutte, décimée, haletante, est capable de fournir cette suprême course, combien mieux la cavalerie, encore compacte, et qui, pour aller plus vite, a les jambes de ses chevaux[36] ! « Soudain elle surgira d’un nuage de poussière et chargera[37]. » Elle a pour elle la masse, la vitesse, c’est-à-dire, pour le choc, les deux élémens de succès. Elle a encore cette surprise terrifiante que produit toujours une menace imprévue. Elle sera irrésistible, si elle y joint l’impulsion morale.

Après l’assaut, il est superflu de continuer l’enquête. Dans la poursuite ou la retraite, la cavalerie a conservé sa mission entière et indiscutée, mission de triomphe ou de sacrifice, brillante ou sombre, mais toujours glorieuse. Sur ce champ de bataille bouleversé, elle règne en souveraine. Seule elle peut arrêter dans leur élan les bandes victorieuses, opposer à leur poussée formidable une impulsion désespérée ; seule aussi, elle a des ailes pour aller au loin étrangler la ligne de retraite de l’ennemi qui s’écoule, puis, par ses menaces hardies sur les flancs, changer sa retraite en déroute.

Mais avant, pendant ou après la bataille comme dans l’exploration stratégique, l’action d’ensemble, la tactique de masses s’impose si l’on veut obtenir de grands et décisifs résultats. En outre, le combat de cavalerie reste l’objectif principal et incessant. Sans la défaite préalable de sa rivale, la cavalerie ne peut en aucun cas accomplir ses autres missions. Ces deux conditions sont permanentes et absolues.

Dans la guerre moderne, il serait vain de procéder par démonstrations partielles. Sans bénéfices, on ruinerait la cavalerie en détail. Cette vérité, évidente quand il s’agit de la lutte des deux cavaleries, éclate encore dans toutes les manifestations de son rôle. Toutes les fois que la cavalerie charge de l’infanterie, même surprise, celle-ci éprouve une panique inévitable, mais de courte durée si la charge est unique. L’ouragan passé, elle se ressaisit, se reforme, et dès lors peut tirer. Il faut prévenir ce moment de sang-froid succédant à un moment de trouble. La cavalerie ne le pourra qu’à la condition qu’une deuxième charge suive de très près la première, et qu’une autre encore, au besoin, leur succède.

De même, après la bataille, de véritables flots de cavalerie doivent se ruer sur l’adversaire. Cet art d’employer sa cavalerie en masses aux momens critiques, Napoléon avait fini par l’apprendre à ses ennemis, ils l’appliquèrent pour la première fois, mais d’une manière écrasante, à Waterloo. Lui-même, dans cette désastreuse journée, s’était départi de sa règle ordinaire. On eût dit que tout conspirait à sa perte. La cavalerie prussienne inonda le champ de bataille alors que la cavalerie française était tombée dans une lutte héroïque, mais inutile. La défaite devint un irréparable désastre. Si à Kœniggrätz, si à Wœrth, la cavalerie allemande eût employé la même tactique, elle eût produit la même débâcle.


Ainsi, loin d’avoir diminué, le rôle de la cavalerie a grandi. Il s’étend à la stratégie et à la tactique ; il est seul efficace dans l’exploration ; il est capital dans le combat. En une rapide synthèse, résumons les services que doit et peut rendre cette arme. Pendant la concentration, elle couvre et protège le front stratégique des armées ; elle menace et trouble la base d’opérations de l’adversaire ; elle indique au généralissime le point où il doit frapper, elle lui désigne l’objectif. Dans la marche d’approche, elle entoure les colonnes d’un réseau vigilant ; elle déblaie leur route, soulève et déchire le voile tendu devant elles. Sur le champ de bataille, elle surprend et réduit au silence l’artillerie adverse ; elle protège la tête et les flancs de son armée, couvre son déploiement, inquiète ou retarde celui de l’ennemi. Un peu plus tard, elle prépare l’événement, elle prend part à l’assaut ; en quelques secondes elle cueille le fruit d’une longue lutte. Enfin, elle achève la victoire ou conjure le désastre ; elle accomplit la poursuite ou couvre la retraite. En somme, elle intervient dans le prologue, dans l’acte principal, dans le dénoûment. Elle est à la fois l’introductrice et la consécratrice du succès. Dans tous les cas, le combat contre sa propre rivale est son prélude inévitable.

Son champ d’action se mesure aux dimensions des guerres actuelles. L’objectif a grandi, les moyens de l’atteindre doivent croître en proportion. Le temps n’est plus aux efforts restreints. L’amplitude du but exige des procédés élargis. Pour la cavalerie moderne, le nombre n’est pas seulement une force matérielle, c’est aussi un élément de supériorité morale, une condition essentielle d’énergie et de succès. La concentration à outrance, l’action d’ensemble, la tactique de décision, s’imposent. Tout le reste est vain, aléatoire ou funeste. Aussi, en une formule unique, on peut résumer son rôle et son avenir : La guerre de masses impose la tactique de masses. L’organisation et l’instruction de la cavalerie doivent avoir ce précepte pour base.


A. A.


  1. Maréchal de Saxe, Rêveries.
  2. Napoléon, Mémoires.
  3. « Les grandes nations mettent en campagne plus de vingt corps d’armée. Pourquoi ces forces ne se trouveraient-elles pas réunies presque au complet dans les plaines où se décidera le sort des nations ? Ni Gravelotte, ni Kœniggratz, ni Leipzig, qui sont cependant les plus grands champs de bataille du siècle, ne permettent de se figurer ce que sera alors le champ de bataille. Sur des lignes longues de plusieurs myriamètres combattront côte à côte, non plus des corps d’armée, mais bien des armées entières. Cette bataille des nations est encore pour nous une énigme. » — Baron von der Golyz, la Nation armée.)
  4. « Actuellement encore, une bonne cavalerie est le meilleur moyen pour dominer les opérations. » — (Baron von der Goltz, la Nation armée.)
  5. « Quelque système que l’on adopte, il ne paraît pas moins incontestable qu’une nombreuse cavalerie doit avoir une grande influence sur les résultats d’une guerre. » — (Jomini, du Rôle de la cavalerie.)
  6. « Que faut-il pour être vainqueur ? Être le plus fort sur un point donné. — (Napoléon, Mémoires.)
  7. « Le premier but auquel tendent les mouvemens des armées, c’est la principale armée ennemie. » — (Baron von der Goltz, la Nation armée.)
  8. Directives tactiques pour la formation et la conduite de la division de cavalerie ; par l’auteur des brochures : Armement, instruction, organisation et emploi de la cavalerie. — et : La Division de cavalerie dans la bataille. (Berlin, 1884-1885.)
  9. Von Widdern. Sur l’organisation et le fonctionnement des armées.
  10. « Le général von Rheinbaben franchira la Moselle, gagnera les plateaux entre ce fleuve et la Meuse, se portera au nord vers la route de Metz-Verdun, afin d’éclaircir au plus vite la situation, afin de savoir si l’ennemi quitte Metz par cette route. Si la division de cavalerie de la première armée procède d’une façon analogue en aval de Metz, comme on doit le supposer, l’armée française sera, dans trois ou quatre jours, coupée de toutes communications avec la France. » — (Ordre du prince Frédéric-Charles à la Ire division de cavalerie, le 12 août 1870.)
  11. Prince de Hohenlohe, Lettres sur la cavalerie.
  12. Règlement du 23 mars 1887 sur le service des armées en campagne.
  13. Projet d’instruction sur l’emploi de la cavalerie en liaison avec les autres armes, décembre 1879.
  14. Ibid.
  15. Colonel Ardant du Picq, le Combat.
  16. Napoléon, Mémoires.
  17. De Brack.
  18. Maréchal de Saxe, Rêveries.
  19. « Les canons rayés, les fusils de précision, ne changent rien à la tactique de la cavalerie. Ces armes, le mot précision l’indique, n’ont d’effet qu’autant qu’il y a précision dans toutes les conditions du tir… Y a-t-il précision au moment d’une charge ? » — (Colonel Ardant du Picq, le Combat.)
  20. Article 309 du règlement d’infanterie. »
  21. Koehler : Histoire de la Cavalerie prussienne de 1806 à 1876.
  22. Instructions sur les grandes manœuvres
  23. Études et propositions sur la cavalerie.
  24. « Pour un cavalier digne de ce nom, c’est un axiome qu’un bon cheval monté par un cavalier vigoureux est une arme tellement puissante qu’il n’est point d’infanterie ou d’artillerie capable de lui résister. » — (Dernier ordre du jour de Skobclef.)
  25. Projet d’instruction de la cavalerie en liaison avec les autres armes.
  26. « Si, comme cela s’est vu souvent, l’artillerie, dès le début de la lutte, s’avance vivement et témérairement, la cavalerie peut remporter sur cette arme de véritable succès. » — (Prince Hohenlohe, Lettres sur la cavalerie.)
  27. Napoléon, Mémoires.
  28. Ibid.
  29. « A Vionville on dut envoyer chercher la 6° division de cavalerie pour la mettre en ligne. — A Gravelotte on dut faire venir la Ire division de cavalerie dans des conditions impossibles ; cela est une véritable monstruosité tactique.
  30. Colonel Kœhler. Histoire de la cavalerie prussienne de 1806 à 1876.
  31. La Division de cavalerie dans la bataille, par Becker. Berlin. 1884.
  32. Ibid.
  33. Mémoires du maréchal de Saint-Cyr.
  34. Projet d’instruction de la cavalerie en liaison avec les autres armes, décembre 1879.
  35. Von der Goltz, la Nation armée.
  36. « Si l’infanterie peut, en se résignant à des pertes considérables, arriver malgré le feu de l’adversaire jusqu’au corps-à-corps, pourquoi la cavalerie, avec sa rapidité incomparablement plus grande, ne serait-elle pas en état d’en faire autant ? » (Ordre du jour de Skobelef à la division de cavalerie du 4e corps, 15 juin 1882.)
  37. Von der Goltz, la Nation armée.