Aller au contenu

La Chambre éclairée/Bel-Gazou et le Cinéma

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 27-32).

BEL-GAZOU ET LE CINÉMA


Qu’est-ce qu’on va voir, après les soldats, dis ?

— La Fille de la Forêt.

— C’est un fil américain ?

— Je crois… Ça t’intéresse, Bel-Gazou ?

— Oui. J’aime les fils américains.

— Pourquoi ?

— Pasque quand le monsieur i s’asseoit dans le panier d’œufs, le monde rit. Pourquoi tu n’as pas ri, toi, quand je m’ai assise comme lui dans le panier d’œufs, à la cuisine, et puis quand j’ai ouvert le robinet de la baignoire comme lui ?

— Chut ! pas si haut !

— … Est-ce qu’on verra des enfants ?

— Je ne sais pas, peut-être.

— J’aime bien quand y a des enfants. Pasque quand ils vont par-dessus le mur, dans le poulailler du monsieur qu’est à côté de la maison, et puis qu’ils font battre les poules ensemble, et puis qu’ils les attachent dans des serviettes et qu’ils les emportent, le monde rit. Pourquoi tu n’as pas ri, toi, quand j’ai pris la poule noire et puis que je l’ai…

— Chut donc ! on n’entend que toi.

— Moi et pis la musique. Tu me liras ce qu’il y a d’écrit sur le tableau noir, pas ? Pasque, je sais très bien lire, mais y a des fois des lettres plus grandes que j’ai les yeux, alors elles n’entrent pas.

— Assez, Bel-Gazou, on commence.

— Oui… Ah ! c’est joli, cette petite maison en arbres en travers !

— C’est la maison du trappeur.

— Le trappeur, c’est un monsieur qui trappe des oiseaux ?

— On ne dit pas trapper, on dit attraper.

— Alors le ciné s’est trompé, c’est la maison de l’attrappeur ?

— Mais non… tais-toi. Regarde le beau petit bébé dans son berceau.

— Qu’est-ce qu’on lui fait ? Elle le lève, sa maman ?

— Non, elle l’emporte.

— Où, elle l’emporte ?

— Très loin, avec le monsieur, tu vois, qui l’attend dans la voiture.

— C’est son mari, le monsieur ?

— Non, voyons ; son mari, c’est celui qui a la grande barbe, le trappeur.

— Alors, elle s’en va aller avec l’attrapeur ?

— Non, elle s’en va avec l’autre monsieur dans la voiture.

— Pourquoi ?

— Parce que… Dieu, que tu es fatigante !

— Attends, attends… Elle va pas s’en aller avec le monsieur de la voiture, pasque l’attrapeur il lui reprend son petit bébé. Elle va revenir avec son bébé… Non… elle le laisse… Pourquoi ?

— Parce que… elle dit qu’elle veut vivre sa vie.

Virsavie, ça veut dire laisser son petit bébé ?

— Non… oui… à peu près… Regarde le trappeur, comme il a l’air fâché !

— Qu’est-ce qu’il lui dit, à la dame ?

— Il lui dit qu’elle se conduit comme… Non, il lui dit… qu’on ne promène pas les enfants à cette heure-là… Alors… elle va se promener toute seule.

— Avec un monsieur.

— Chut ! on ne dit pas ces choses-là.

— Ce n’est pas un monsieur ?

— Si… Tu parles trop, je t’assure, tu m’étourdis. Regarde le pauvre trappeur.

— Il est pauvre ?

— Non, il est malheureux. Tu vois, il pleure Il est tout seul.

— Tout seul avec le petit bébé que sa maman l’a virsavi !!… C’est fini, l’histoire ?

— Non, ce n’est que la première partie. Tu vois, on recommence.

— Ah ! oui, voilà la jolie maison. Qu’est-ce que c’est, cette dame ?

— Ce n’est pas une dame, c’est une petite fille. C’est le petit bébé de tout à l’heure qui a grandi. Voilà son papa, le trappeur.

— Il a grandi ?

— Non, voyons, pas lui !

— Ça ne grandit pas, un trappeur ?

— Pas plus que les autres grandes personnes. Bel-Gazou… Oh ! si tu pouvais te taire une minute !…

(Silence. Péripéties sur l’écran. Bel-Gazou explosant :)

— Ça y est ! Ça y est ! il va venir !

— Qui va venir ?

— Le panier d’œufs ! La petite fille a commencé de casser les assiettes et les bouteilles et les chaises… Tiens ! aïe donc ! On va apporter le panier d’œufs ! (Elle applaudit.)

— Mais veux-tu te taire ! Ce n’est pas un film pour rire ! La petite fille casse tout…

— Pourquoi ?

— Pour expliquer qu’elle est sauvage, qu’elle ne veut pas vivre autrement que sauvage, et qu’elle n’ira pas, comme sa maman, dans la grande ville, qu’elle reste fille de trappeur…

— Alors, on va la fouetter ?

— Oh ! non… Les méchantes gens ont voulu l’emmener dans la grande ville, mais elle s’est échappée, tu comprends ? Alors elle leur montre comme elle est forte et sauvage ; elle leur dit :

« je vous défie de me prendre, je suis la fille du trappeur ! Regardez comme je brise ces chaises, ces assiettes, ces bancs, tout ! Voyez comment se comporte une fille de trappeur !

— Et on ne va pas la fouetter ?

— Au contraire !

(Long silence de Bel-Gazou.)

— Bel-Gazou, tu dors ?… Tu t’ennuies ?

— Non, je pense.

— À quoi penses-tu ?

— … Est-ce que c’est difficile de devenir trappeur ?

— Pourquoi ? Tu veux être trappeur ?

— Non… (Rêveusement.) Je demandais ça pour papa…