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La Chambre éclairée/Confidences sans Signature

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 71-75).

CONFIDENCES SANS SIGNATURE


J’ai reçu, en réponse à ma « Réponse », quelques lettres, lettres de femmes, s’entend. Que ne puis-je les publier ici ! Protégées par l’anonymat, mes correspondantes m’ont versé le flot, amer et sans digues, de leurs confidences. Pour une, jeune fille encore en Janvier, qui m’écrit : « J’aurais mieux fait, Madame, de laisser celui qui est mon mari à l’une de vos veuves à succès », quatre ou cinq autres lettres me viennent de femmes jeunes encore, à qui la guerre enleva leur amour ou leur très chère habitude, et qui veulent vivre, qui refusent d’être « ce monstre, une femme seule ! ». Ou bien le hasard m’a comblée, ou bien le féminisme le plus mal entendu perd du terrain…

Mais mon attention s’attache surtout à six feuilles couvertes d’une écriture précipitée, qui s’étale ici, se serre plus loin, se couche puis se redresse, — une lettre expressive comme un dessin, un croquis d’après le nu… La femme qui me l’a écrite ne montre pas, j’en suis sûre, cette écriture-là à ses intimes, pas même à un journal secret. Point de grossièreté, pourtant. Une sincérité terrible, un besoin de revendiquer le seul bien qui donne à la femme « l’air riche ! » Je cite ce mot, que je trouve beau. J’en vais citer d’autres, avec le regret de ne pas vous confier toute cette lettre, qui rend le son soyeux et brutal d’une robe déchirée violemment sur un corps qui étouffe :

« …Oui, je suis une de ces veuves, Madame, à qui vous reprochez, vous, ou plutôt les jeunes filles à marier, de vouloir exister encore. La guerre m’a pris mon mari il y a deux ans. Faut-il que j’en meure ? C’est trop tard : j’aurais dû, dans ce cas, en mourir tout de suite. Il n’y a guère de femmes de quarante-cinq ans qui se suicident. Ce sont toujours les mêmes, comme on dit, qui se suicident : des femmes de quinze à trente ans. Et depuis la guerre elles ont. Dieu merci, autre chose à faire. Moi aussi. Je suis une de ces harpies que vos jeunes filles signalent à la sévérité publique, une de ces veuves abominables qui veulent se remarier, qui se remarient, qui se disent, la quarantaine passée : « J’ai encore un amour à vivre ! » Elles peuvent me honnir, vos jeunes filles, et détourner de moi leurs yeux dont j’envie tant les belles paupières fraîches, et demander, avec cette sévérité des êtres qui n’ont encore rien mérité ni perdu : « Elle n’a pas assez de son mort glorieux, celle-là ? »

» Non, je n’ai pas assez. En échange du beau mort magnifique que j’ai donné, je réclame un vivant bien humble, et encore pas tout entier, un de ceux que la guerre nous rend, mal recousus de rubans rouges, verts et jaunes, mal pansés de médailles et de croix. « Eh ! vous n’êtes pas difficile ! » s’écriera votre jeune fille-aux-soucis, « pourquoi donc à vous, plutôt qu’à moi, cette récompense ? » Parce que, mademoiselle, vous êtes peut-être bien capable de l’accepter, ce cadeau-là, mais pas de le conserver. Ce n’est pas de votre faute, s’il y a tant de romanesque, tant d’illusion, tant de littérature, dans votre souhait d’être la femme d’un mutilé…

» Ce n’est pas de votre faute si l’on ne vous a appris à ne voir, dans votre condition future de femme de héros, que la promenade, par exemple, où le mari s’appuie d’un côté sur votre bras, de l’autre sur sa béquille ; ou bien le repas, pendant lequel votre petite main légère remplace une main absente, verse le vin, coupe la viande ; ou encore la lecture de l’après-midi, quand vos yeux liront pour des yeux éteints à jamais… Jeune fille, il y a d’autres heures, il y a toutes les heures de la vie… Vous avez une belle imagination, et parce que vous avez vu au cinéma la récolte du coton ou les jardins de Tokio, vous pouvez espérer que l’autre côté de la terre n’a plus de secrets pour vous. Mais la vie conjugale est plus secrète, et la solitude à deux plus terrible et plus inconnue que la jungle. Nous, nous savons. Vétéranes de toutes les misères amoureuses, nous pouvons tenir.

» Plus d’une, entre nous, ne fera que travailler pour vous ? Sans doute. L’avenir est de votre ressort, et l’on vous a appris, monstrueusement, à croire qu’on engage sa vie en échangeant un regard, à offrir une existence dans une petite main tendue. L’avenir est à vous, vous vous entendez de reste à le gaspiller. Moi, je n’ai pas besoin de songer à l’avenir pour organiser le présent, de comparer pour savourer. Ce n’est pas du don que dépend ma gratitude, et j’ai payé le prix qu’il faut pour savoir qu’il n’est pas nécessaire de croire au bonheur pour trouver la vie précieuse… »