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La Chambre éclairée/Conte de Bel-Gazou à sa Poupée

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 21-26).

CONTE DE BEL-GAZOU À SA POUPÉE


Assis-toi dans le grand fauteuil, à cause que c’est Noël, ma fille. Vos mains, mademoiselle ? où vous les avez-t’y fourrées, pour qu’elles soyent aussi sales ? Enfin, passons là-dessus. Pasque c’est Noël, permission de ne pas se laver les mains. Et, en plus, vous aurez une histoire, pasque c’est Noël. Vous aurez pas celle que maman m’a racontée. Mais maman est tellement contente de me raconter des histoires pas très intéressantes… Tenez-vous droite, mademoiselle. Vous en avez de la chance de ne pas avoir une grande personne pour mère ! Mais les enfants ne sont qu’ingraquitude… indraticule… non, indrati… j’ai oublié comment qu’on dit… Tenez, voilà pour vous apprendre à rire de vos parents ! Un mot de plus, vous m’entendez bien ? un mot !… et j’appelle mon mari !

« … Y avait une fois une jolie poule noire, jolie, jolie ! Elle s’appelait Kikine de son petit nom, et son nom de famille c’était Orpington- Pure-Race. On y donnait le pain qui reste d’après le déjeuner, et pis de l’avoine à l’heure du thé. Elle pondait tous les jours, tous les jours ! Mais, quand même, Kikine elle était pas contente pasque ses œufs on les lui prenait tous pour les porter au marché ! Alors la pauv’ Kikine elle avait bien du chagrin. Elle disait :

« — Mon Dieu, que c’est-y malheureux, que je fais tant d’enfants que j’arrive pas à en élever un !

« Alors qu’est-ce qu’elle fait, ma Kikine ? Le jour de Noël, elle attend que le petit Jésus vient, et elle lui dit :

« — Bonjour, mon cher seigneur Petit Jésus.

« — Bonjour, Kikine, qu’il lui dit. Qu’est-ce que y a donc qui ne va pas, Kikine ?

« — Y a comme ça, qu’elle lui dit, que je fais des œufs tout le temps, et que j’arrive pas à en élever un, pasqu’on me les prend !

« — Et qui donc qui vous les prend, Kikine ?

« — Mais c’est cette Pauline de la basse-cour, toujours cette Pauline !

« — Et pourquoi qu’elle vous les prend, Kikine ?

« — Pour les vende, donc. Pasque, vous savez bien, Petit Jésus, que les œufs cet hiver i’z’ont renchéri à un point qu’on les vend tois francs douze sous la douzaine au marché de Brive, pasque c’est la guerre ! Que c’en est t’honteux !

« Alors le Petit Jésus il se gratte la tête, et il dit :

« — Bouge pas, ma Kikine, moi je vas arranger tout ça. Quand que tu auras pondu une douzaine d’œufs, tu les cacheras dans le foin, et pis moi, à ce moment-là, je mettrai tois francs douze sous dans ton nid, à la place. Quand que Pauline é’ viendra, eh ben, elle aura ses tois francs douze sous. C’est tout ce qu’é veut, cette Pauline, pas ? Et comme ça tu pourras élever tes œufs.

« Kikine elle dit : « Merci » bien poliment, et elle s’en va ponde ses œufs, jusqu’à tant qu’elle en aye douze. Un, deux, tois, quate, six, sept, neuf, huit, onze, douze !… Et pis é’ les met dans le foin, cachés. Et pis, le lannemain, voilà cette Pauline qui vient chercher les œufs, et, quoi qu’é trouve ? Tois francs douze sous ! E’ les prend, et pis é regarde ma Kikine qu’était là bien gentille, qui regardait si cette Pauline elle était contente. Cette Pauline, elle dit comme ça : « Ben, c’est sttrordinaire ! »

« — Mais non, Pauline, c’est pas sttrordinaire. J’ai pondu tois francs douze sous, alors t’auras pas la peine d’aller au marché !

« — Tois francs douze sous ! qu’elle fait comme ça, Pauline. Depuis la semaine dernière, c’est pus tois francs douze sous, c’est quate francs quate sous la douzaine, ça a raugmenté pasque c’est la guerre ! Et la semaine d’après ça raugmentera encore !

« Alors, la voilà qui se met à chercher dans le foin tout partout, et en criant en colère, — vous savez comment qu’elle est, cette Pauline, — et qu’elle trouve les œufs de ma pauvre Kikine et qu’elle les emporte !… Pensez !…

« Alors, ma pauvre Kikine s’en va toute désolée, et en s’en allant elle rencontre le Petit Jésus qui se promenait du côté de la remise :

« — Eh là ! mon Dieu, ma pauvre Kikine, quoi donc que vous avez ? qu’i dit.

« — Eh là, mon Dieu ! qu’elle répond, cette Pauline m’a encore emporté mes œufs, pasqu’il y avait que tois francs douze sous dans le nid !

« — Eh ben ! qu’i fait, le Petit Jésus, c’était-y pas bien le compte ?

« — Mon Dieu, non ! qu’elle dit, ma Kikine, v’là les œufs qu’ont raugmenté et qui sont à quate francs quate sous au marché de Brive, pasque c’est la guerre, et qui raugmenteront encore la semaine prochaine, pasque c’est la guerre !

« — Ah ! c’est comme ça ! qu’i fait, le Petit Jésus. Ben, on va voir ! À partir d’à présent, c’est pus la guerre ! Allez, ça y est ! une, deux, trois : c’est pus la guerre !

« Et qui c’est qu’a été bien attrapé ? C’est cette Pauline ! Elle en faisait une figure, pasque c’était pus la guerre ! Ah ! là là ! Et Kikine était bien contente, personne voulait pus de ses œufs et elle a élevé autant de petits enfants que ça lui a plu.

« … Seulement, vous savez comment qu’elle est, cette Pauline : elle s’est revengée sur la vache Sicandoise, elle lui a pris son lait pour le vende au marché pour pas que la vache élève son petit veau. La prochaine fois que ça sera Noël, ça sera la vache Sicandoise qu’ira trouver le petit Jésus ».