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La Chambre éclairée/Convalescence

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 177-183).

CONVALESCENCE


Vers Tunis… Tunis, c’est là-bas, plus loin que l’horizon visible, plus loin que cette claire brume lilas qui repose sur la mer et la fait, par contraste, plus sombre. Tunis… c’est tout blanc, n’est-ce pas ? d’un blanc de sucre au soleil, et l’ombre des murs y est bleue, du même bleu que la mer, là-bas à l’horizon ?… Tunis, c’est l’Afrique, c’est… comment dire ? C’est l’éblouissante ville que je ne connais pas, la ville qui est de l’autre côté de la mer !

Je voudrais ne jamais y arriver. Toute ma journée, je la passerai ici, à l’avant du bateau sur cette chaise-longue de rotin, déteinte et comme poncée par la vague et l’embrun. Je me refuse à secouer ma paresse de convalescente, même quand sonnera l’assourdissant gong des repas. Apportez-moi le riz créole, et les oranges, et les dattes, là, sur la couverture qui m’emmaillote jusqu’aux aisselles. Apportez-moi aussi le café brûlant, et laissez-moi tranquille, maintenant, toute seule sur le pont. Je ne veux plus voir personne…

Le bateau roule très fort. Le mât, devant moi, s’incline avec lui, à gauche, puis à droite, et parcourt le ciel, comme une longue aiguille hésitante. Ma tête oscille doucement et je vois tantôt à ma gauche, tantôt à ma droite, la mer se soulever et venir à ma rencontre, gaufrée de profonds sillons à crêtes blanches, et si lourde et d’un bleu si dense qu’elle donne confiance : ne marcherais-je pas sur ces eaux épaisses, comme sur un asphalte fouetté en train de se figer ?

Seule… et sur la mer sans bornes. Enfin ! Le vent et le roulis ont balayé ce pont. On bavarde au salon, on bridge au fumoir, on geint dans les cabines. Seule, et déjà tout énivrée de balancement, de faiblesse convalescente, de demi-sommeil, de demi-fièvre… Je regarde, étonnée, ma forme sous la couverture serrée, et mes pieds pointus, et mes mains inertes sous les gants épais. C’est moi, ce corps immobile ? Et n’est-ce pas ainsi qu’on attache, les bras aux flancs et les genoux joints, ceux qui ont cessé pour jamais de se mouvoir, et qu’on verse à la mer, par-dessus ce parapet ?

Quelle douceur de songer à cela, ici, sereinement ! Je ne souffre plus. Chaque effort du bateau me guérit davantage. La tête libre, et le corps si léger, et les yeux perdus… J’égale presque celle que je serai — plus tard, demain, dans un an, dans une heure ? — quand mon libre esprit voguera sur la mer, délesté du poids qui dort sur cette chaise-longue…

Hier encore, je souffrais. J’appelais, avec l’énergie des malades, la cessation de ma souffrance. J’espérais ma guérison, j’exigeais le changement — la vie. Aujourd’hui, je me repose, insensible comme ceux qui viennent de mourir. Mon souffle n’ouvre pas mes lèvres humides et froides d’une vapeur salée ; le bateau seul respire, d’une longue, d’une lente et puissante haleine qui le couche à droite, qui le couche à gauche, qui enfonce son avant au profond de la vague, puis le relève ruisselant. Un sourd frémissement rythmé l’anime aussi comme les pulsations d’un cœur essoufflé.

Qu’il est vivant, le bateau où s’éteint mon mal ! Beau nageur blanc, comme tu emportes vite ma dépouille ! Ma dépouille : j’appelle ainsi ce corps privé soudain de ce qui le tordait si passionnément sur un lit moite, ce corps si expressif dans sa souffrance, si révolté, qui luttait contre son mal, inconscient et vigoureux comme un serpent coupé !… Tu m’emportes guérie — comme si j’étais morte. Pas de souhait, pas de tourment, plus rien… Le vide, la sérénité vaincue de ceux qui ont fini d’espérer, fini de pâtir.

Une nuée rousse, surgie du Nord invisible, derrière moi, traverse lentement le ciel. Sa couleur m’annonce la fin prochaine du jour, la fin du voyage, la fin de ma solitude… Quelque chose, en même temps, se lève sur ma pensée pure et stagnante : une nuée dont je ne puis dire si elle a forme de souvenir, de souci ou de regret ; elle se dissipe avant de projeter sur un miroir étincelant et désert l’ombre d’un triste visage penché, ou d’une chimère cabrée, ou d’un combat amoureux…

Le nuage roux se hâte et nous devance vers la rive qu’on ne voit pas… Le soleil descend, berçant sur mon visage aux yeux mi-clos l’ombre du mât. Le vent grandit par instants, puis retombe, et ses assauts irréguliers agitent, hors de mon bonnet de laine, un petit drapeau palpitant de cheveux. Cela est irritant comme la caresse taquine d’un doigt sur la joue, quand on dort… Je résiste, je ne veux pas de réveil. Ne peut-on chasser même ces oiseaux tournoyants, noirs sur le ciel d’un bleu frais de lavande ? Leur vol fend l’azur autour de moi, si vif et si soudain que je tressaille, comme si la plume humide et pointue de leur aile m’avait atteinte. Ainsi tressaillais-je autrefois, au passage, dans l’air, de ce parfum… Quel parfum ? Je l’ai oublié…

J’ai oublié. Il y a, entre celle que je fus et celle qui est ici, couchée, vivante et refroidie comme une terre encore en fleurs d’où la chaleur se retire, il y a l’enchantement funèbre d’un long mal, il y a les insomnies, les féeries du délire, les heures noires des sommeils fiévreux… Ces pieds joints et paisibles ont usé de leurs ongles le drap qui les recouvrait, et ces narines, ces lèvres fermées ont imploré, ouvertes, tendues, le suc d’un fruit calmant, ou la bouffée du parfum oublié. La douleur et la joie, la musique, la couleur et l’odeur — autant de rayons affilés qui se brisaient sur moi, et comme j’en retentissais toute !…

Le soleil descend, et je me trouble à découvrir que la mer est maintenant plus pâle que le ciel, la mer tout à l’heure chargée de noir et de bleu, et de savonneuse écume.. Une lumière verte, claire et dorée, monte des sables mystérieux, et la vague se tait aux flancs du bateau blanc… Là-bas ! qu’est-ce, là-bas ? Un long nuage ondulé, où brillent des oiseaux de neige ?

Non, c’est la terre ! Pouvais-je m’y tromper ? Ne suis-je pas déjà debout, penchée toute vers le rivage qui vient lentement à nous, perçant les vapeurs où naissent peu à peu des villages blancs, des collines de jeune blé plus vertes que la mer ?

Je tremble, comme si une main irrésistible m’eût tirée d’un sommeil sans rêves. Je tremble sous le choc reconnu de la lumière, de l’émotion, de la joie, du parfum et du son, et je tends vers la chaude terre inconnue, comme si j’allais retrouver là-bas, là-bas, mais avec un visage ému, des yeux changeants pleins de souci et d’espoir, avec sa fièvre, avec son mal fécond en songes, celle qui gisait tout à l’heure, triste et guérie !…