La Chambre éclairée/Fantômes
FANTÔMES
e la porte-fenêtre du salon, je vois tout
ce que fait Bel-Gazou sur la terrasse.
Elle est en pleine possession de ce monde invisible que nous avons tous, jadis, mérité, créé, puis perdu. Enfant solitaire, elle arche partout accompagnée, comme je fus autrefois, de favoris, de serviteurs et d’adversaires qui sortent quand elle le veut de l’inconnaissable et qu’elle bannit, d’un signe, à la desséchante approche des grandes personnes.
Pour l’instant, elle m’a oubliée. Elle joue avec feu. Sûrement j’assiste à une heure de brillante inspiration, à une débauche imaginative. Elle occupe toute la longue terrasse chaude où ce n’est presque jamais l’hiver. Pas d’autres accessoires qu’une pelle, un râteau, deux fauteuils de rotin, deux tas de sable. Mais le plus beau du décor m’échappe, car Bel-Gazou va, vient, porte dans ses bras, en geignant sous leur poids, des fardeaux qui n’existent pas, ouvre avec peine une porte d’air dont la serrure dit « cric ; crac », gravit un escalier que je ne discerne point, se penche vers des espaces vertigineux et crie des avertissements trilingues, où le français et l’anglais s’agrémentent de patois limousin…
Elle redescend, rouvre la porte d’air (cric, crac), passe devant quelqu’un d’impondérable à qui elle adresse en même temps un raide salut militaire et un « oh ! pardon » très mondain. Puis elle se laisse tomber dans un des fauteuils de rotin, soupire « ouf ! » et s’essuie le front… Goûtera-t-elle un repos bien gagné ? Non, car un souci urgent la remet debout ; elle ouvre un intangible bureau dont le couvercle dit : « Couin ! » comme celui qui est dans la bibliothèque, et elle écrit. Elle écrit, sans papier, sans encre ni plume ; elle écrit, la bouche pincée, avec des pauses, des mordillements hésitants du petit doigt, des ratures, une mimique parfaite d’écrivain, elle qui ne sait pas, ou si peu, écrire… Ah ! qu’écrit-elle ? Et à qui ? Je n’y peux tenir. Je tombe lourdement au milieu de son jeu raffiné :
— À qui écris-tu, Bel-Gazou ?
Par chance, le charme résiste à ma voix. Bel-Gazou ne s’éveille pas à la réalité et répond du fond de son rêve ;
— J’écris à mon frère.
— À ton frère !!! Tu as un frère ?
Petit sourire dédaigneux. Petit haussement d’épaules. D’où est-ce que je sors, pour ignorer qu’elle a un frère ?
— Comment s’appelle-t-il ?
— Il s’appelle Louis Tragomar.
Je n’attendais qu’un prénom, mais le personnage complet, soigné, existe, muni de son état-civil, de son âge…
— Au fait, quel âge a-t-il, Bel-Gazou ?
— Huit ans.
— Où est-il ?
— Il est en Angleterre.
Pas la moindre hésitation. Bel-Gazou est maintenant assise dans le vieux fauteuil, elle balance ses pieds déchaussés (allons, bon, où a-t-elle encore laissé ses sabots ?) et ne me regarde pas. J’ai l’impression de profiter, déloyalement, d’une hypnose passagère…
— Il te ressemble, dis ?
— Il me ressemble en plus blond. Surtout les yeux.
— Comment est-il habillé ?
— Le dimanche, en blanc. Mais pour tous les jours, il a un costume marin, avec une petite cravate rouge. Il ne veut que des cravates rouges.
« Il ne veut que des cravates rouges… »
Très loin, très loin dans mon souvenir, je vois se lever une pâle petite forme, — je ne l’avais donc pas oubliée ? — la créature de mes premières divagations d’enfant, une petite compagne inventée ; je la nommais Marie, et je lui faisais place le soir dans mon lit de fer… (« Mais quelle manie prend cette enfant de coucher sur l’extrême bord de son lit ? », s’écriait ma mère.)
…Elle s’appelait Marie, et ne voulait porter que des tabliers à carreaux. J’ai envie de confier ce détail à Bel-Gazou. Il me semble que cette confidence me hisserait très haut dans son estime. Il me semble qu’elle comprendrait, enfin, que nous sommes parentes, que nous sommes pareilles. Mais j’y renonce vite, par crainte du regard qu’elle a lorsque je lui raconte des histoires de mon enfance, un regard réticent, où la courtoisie apprise tempère l’incrédulité.
— Que fait-il en Angleterre, ton frère, Bel-Gazou ?
— Il fait les minitions, té.
Il n’y a rien à redire à cela, mais je suis choquée. C’est trop d’actualité pour un fantôme enfantin…
— Et que penserais-tu d’avoir une sœur, Bel-Gazou ?
— Meé, j’en ai une, voyons !…
— Ah !… Oui ? Elle s’appelle ?
— La Bellaudière.
— Simplement… Elle est plus grande que toi ?
— Je pense. Y a si longtemps que je l’ai vue !…
— Pourquoi ? Elle habite loin ?
— Hé, elle est faite prisonnière, la pôvre, chez les Boches…
— Encore ! C’est stupide !
J’ai parlé haut, et malgré moi. Bel-Gazou s’éveille, me rend son regard d’où l’étonnement et la gaieté ont chassé le mystère, jette, avec une légèreté d’oiseau parleur, ce mot que tous lui apprennent ici :
— Té, c’est la guerre !
Et s’en va à cloche-pied vers la cuisine. Mais, restât-elle, je ne tenterais pas aujourd’hui d’ouvrir, contiguë au domaine point assez fantastique où Louis Tragomar tourne les obus, une autre patrie de fantômes, une zone de préservation où s’épanouirait, humble, oisive et tutélaire, Marie-au-tablier-à-carreaux…