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La Chambre éclairée/La Barrière

La bibliothèque libre.
(Colette Willy)
Édouard-Joseph (p. 107-111).

LA BARRIÈRE


Je réfléchis au spectacle que Gémier vient de monter au théâtre Antoine. Je contemple et je discute avec moi-même ses réalisations plastiques, ses innovations, et je constate… qu’Abel Hermant a dit excellemment, presque tout ce que j’en pense. Tant pis pour moi, et tant mieux pour Gémier qui aime, autant que la louange, la contradiction : je recommence.

Nous voici donc, au théâtre Antoine, privés de la rampe. L’action théâtrale, crevant ses frontières, déborde dans la salle, y répand ses fureurs, l’allégresse de ses danses, et le deuil, en lent cortège, de ses héros. Qu’en pensons-nous ? Je donne mon avis à Gémier, dans le style du jour : « Pas d’annexions ! » Il n’y a guère d’espoir, pour le théâtre futur, de coloniser utilement des territoires facticement conquis. Hors du plateau, point d’illusion pour le spectateur, point de sécurité ni d’enivrement pour l’acteur.

Quel artiste, engagé pour un « cachet en ville », ne manifeste, avant et après, son appréhension, sa répugnance de l’estrade mondaine, du salon où manque, entre le public et lui, la barrière de feu ?

— Mais la rampe est une invention imbécile, une aurore arbitraire, un piège, souvent, tendu à la beauté…

— Je dis comme vous. Mais elle est la barrière de feu. Les novateurs n’y pourront rien, sinon composer avec elle. Qu’elle jaillisse du sol, qu’elle s’épanche en nappes latérales, ou choie d’une herse, son foyer réside en un plan précis, entre le public et les acteurs, un plan qu’on ne déplacera pas sans aventurer le sort d’une pièce et des interprètes, sans risquer de ruiner tout entier ce mensonge vénérable qu’est le théâtre. Gémier, qui a une âme de prospecteur d’art, supprime la rampe horizontale, et lance ses pionniers par delà le manteau d’Arlequin, dans notre zone froide, où ils diminuent, se découronnent et s’éteignent.

— Mais pourtant le music-hall avait jeté non sans succès, sur certaines salles, une passerelle pour les ébats des danseuses ?

— Oui. La danse est une chose, la tragédie une autre. Et puis vous me citez là un succès un peu… spécial. Être frôlé par la jupe perlée ou le pied pointu de Mistinguett’, évaluer le poids et la consistance d’une belle jambe ou d’une belle gorge de marcheuse… nous voilà assez loin de la mise en scène d’Antoine et Cléopâtre ? J’y reviens, pour réclamer à Gémier, s’il s’obstine à sa « mise en salle », comme c’est son droit, une rénovation complète de l’art du maquillage. Car nous ne voulons pas être informés des moyens qu’on emploie pour souligner, rajeunir ou simuler la beauté du visage humain. Nous n’avons pas mérité, en admirant de loin la sublime et passive figure orientale d’une choriste, de savoir l’instant d’après, quand un défilé dans la salle nous la met sous le nez, que sa beauté hébraïque est surtout le résultat d’un fard savant qui corrige la ligne des paupières et des sourcils, change le caractère de la bouche. Nous ne tenons pas à ce que luise, sur un soldat que nous espérions basané, l’ocre graisseux et proche d’un « fond de teint no 3 », ni que tinte contre nos oreilles le bruit — fer-blanc léger et maille fallacieuse — des cuirasses entrechoquées. Justement parce que j’admire Gémier, je veux que la douleur de Marc-Antoine blessé, vaincu, veuf de ses empires et de sa reine bien-aimée, se torde un peu plus loin des vils mortels que nous sommes, au delà d’une barrière de flammes, dont l’absence, je m’attache à le croire, exige de l’acteur un effort plus grand vers l’incarnation héroïque, et distrait l’auditeur de son erreur bienheureuse.

Et l’on me convaincra difficilement que l’apparition de l’empereur Marc-Antoine, au premier rang du balcon, était urgente, ou même impérieuse. Il y surgit, entre Spinelly et Capus, à seule fin de crier : « Mes navires ! mes légions ! César, je te défie en combat singulier !… » puis s’en va, écrasant un peu Gignoux et s’effaçant devant Séverine…

Plus tard, lorsqu’il s’élance, pourvu d’ailes par l’amour, et s’écriant : « En Égypte ! En Égypte ! » vers la sortie du boulevard Sébastopol, il n’y a pas un de nous qui n’ait envie de lui dire : « Non, non, pas par là ! Par là, c’est le Sébasto, le métro, le bistro, — votre Égypte, à vous, elle est là-bas, derrière cette portière d’étoffe peinte… Si vous retournez sur vos pas, notre foi, notre illusion vous suivent, et vous n’aurez besoin que de jeter dans l’air quelques paroles, quelques gestes, pour nous ouvrir en vérité les jardins, les sables infinis, les terrasses, les palais, — le royaume d’Antoine et de Cléopâtre !… »