La Chambre éclairée/La Nuit Paisible
LA NUIT PAISIBLE
’est-ce pas, nous avions oublié que c’était
si beau, une nuit paisible ? Il ne faut pas
douter que, dans Paris, des cœurs, à
peine rassurés, écoutent et savourent, du soir à
l’aube, le hasard d’une douce nuit. Prompts à
une alarme nouvelle, les voici ramenés au guet
mi-assoupi, à l’obscure gratitude que versait, sur
notre ancêtre des cavernes et des huttes lacustres,
la chute du jour.
À quel âge de cette planète appartenait-elle, la famille auprès de qui je passai la nuit qui suivit le pire raid ? La jeune femme était étendue sur un lit, entre son fils, qui dormait tout vêtu, et sa nourrissonne de dix mois, qui tétait. Elle était là, tranquille et à l’affût, ses cheveux au long du visage, et elle tenait, fixés sur la fenêtre, des yeux de chasseresse. Pour un bruit insolite, elle se souleva puis se recoucha, et l’enfant qui tétait suivit son mouvement, suspendu au sein : ainsi font les louves et les chiennes, traînant leurs jeunes à leurs mamelles, — ainsi faisaient les femelles des hommes au commencement du monde… Celle-ci, enchaînée à ses petits, souriait au silence, à une cloche sonnant au loin les heures, écoutait dans la ville des tressaillements familiers qui annonçaient la venue prochaine de l’aube. Quand je voulus partir, le garçon de cinq ans s’éveilla et demanda : « C’est l’alerte ? — Non, non, dit sa mère. — Ah bon !… Tant mieux… » et il se rendormit.
« C’est l’alerte ? » Quel calme… Tout, dans ce nid sous les toits, était prêt, choses et gens, à la catastrophe suivante : couvertures et pliants, une bouteille de lait, et la petite de dix mois épinglée dans un tricot blanc. Mais, grâce à toi, nuit paisible ! — les heures passaient, noires et pareilles…
Je partis ; la brume, encore épaisse au ras du sol, commençait à se mouvoir lentement, brassée par l’approche invisible de l’aube. Je rencontrai un cheval et un cocher qui s’en allaient, distraits, lents, et comme éloignés de ce monde. Ils m’emmenèrent, puis me laissèrent au Trocadéro, et replongèrent, indifférents, dans l’ombre. J’entendis un moment le grelot du cheval et le petit air gai que sifflait le cocher, tandis que je descendais vers ce silence sylvestre, vers ce parfum humide de jardins et de terre qui révèlent Auteuil et le Bois.
Le silence, le parfum, le murmure d’une brise faible entre les branches nues, tous ces charmes, oblitérés par une longue habitude, la nuit paisible me les rendait, et mes pas accoutumés, mes mains sans défiance, tâtaient les repères d’un chemin connu. Sur le trottoir, le brusque vallon d’une entrée cochère, — plus loin sur ma tête le frôlement d’une basse branche de pin — puis, derrière une grille, des chiens bas-rouges, muets et vigilants, qui m’écoutent passer et soufflent sur mes doigts à travers les barreaux… Le petit pont jeté sur la voie ferrée, l’avenue sans réverbères qui sent l’étable longtemps après le passage des troupeaux de bœufs et de moutons, je les trouvai avec une sécurité d’aveugle.
Que tu étais belle, nuit paisible ! Un ronron de grand fauve bourdonnait là-haut, — quelque avion veillant sur l’énorme sommeil de la ville. À cause d’un fil de lumière qu’elle vit à ma fenêtre ouverte, une chouette se brancha dans un platane, tout près, et bavarda à demi-voix. Chouettes et chevêches sont ici familières et se montrent dès le crépuscule, mais je les avais un peu oubliées, à force de les entendre. Qui donc marcha, à la même heure, dans l’avenue sans lumière, d’un pas nonchalant chaussé de semelles fines ? Un habitué, comme moi, de ce quartier qu’on n’éclaire pas, un passant qui trouvait, comme moi, un goût bien heureux et bien nouveau à la nuit sereine.
Quand vint le sommeil, appelé par la fatigue, un vol bref de songes se leva, tout juste assez distincts pour que je me souvienne qu’ils cherchaient déjà, dans le lendemain proche, la saveur puissante d’aujourd’hui menacé : « Demain… demain le soleil, — quelques heures claires sont à nous, puis… qui sait ? De nouveau la nuit, et quelle nuit ? Il n’importe. Ceux qui peuvent sans moi continuer ma vie respirent au loin. Le matin est là. La lumière du printemps, sur les sureaux précoces… Le taillis d’épines chargé d’oiseaux — passereaux en boule, merles, verdiers au jabot de jade — le soleil à travers une petite aile en éventail… Et puis, plus tard ? Et puis, rien. Personne ne sait davantage. C’est assez, c’est assez… »